'De l'enseignement à la science en train de se faire'


au Collège de France (XIX° - XX° siècles)


Pour citer cet article : J-F Picard https://www.histcnrs.fr/CdF5.html (2023)



La date de création du Collège de France demeure imprécise malgré l'abondance d'une solide bibliographie ainsi que d'une importante documentation numérique. On sait qu'au début du seizième siècle dans l'Europe de la Renaissance, son ancêtre le Collège royal nait à l'initiative de maitre Guillaume Budé (1467-1540) lorsque celui-ci suggère à François Ier la réunion de lecteurs chargés de transmettre leur savoir des langues anciennes, en médecine et en mathématiques. L'universalisme du Collège royal - 'docet omnia', Il enseigne tout - le distingue de la Sorbonne créée cinq siècles plus tôt, mais restée soumise à la scolastique des textes bibliques. Ouvert plus d'un siècle avant l'Académie des sciences, le Collège est considéré comme la première institution scientifique du pays. Fort de la liberté intellectuelle dont il dispose, il traverse sans coup férir la Révolution de 1789 et le premier Empire avant de recevoir son appellation actuelle de 'Collège de France' en 1870. Les deux derniers siècles ont vu son développement assuré par l'ampleur des découvertes qui y sont faites, comme par son souci d'indépendance vis-à-vis du pouvoir. Les anciens lecteurs du collège royal sont devenus des professeurs chargés de disciplines aussi éloignées que peuvent l'être la poétique de la physique atomique. A l'opposé des rigidités universitaires, l'institution a vocation à choisir ses professeurs en fonction de leur renomée scientifique et accessoirement de leur aptitude pédagogique, mais il ne délivre aucun diplôme. Les nominations s'opèrent par cooptation, la création d’un enseignement étant proposée par l'assemblée des professeurs sous la houlette d'un administrateur doté d'un pouvoir étendu. Si aucun grade n’est requis pour le candidat présenté au suffrage de ses pairs, l’importance et l’originalité des travaux soumis à l'assemblée permettent au Collège de s’adapter au plus près de l’avancée des connaissances. Dans cette tour d'ivoire scientifique, il peut donc arriver qu'un chimiste succède à un indianiste ou que l'économie remplace la littérature latine. Cette histoire s'appuie donc sur une somme de mérites individuels au cours des deux derniers siècles, tout en offrant une image de 'la science en train de se faire' pour reprendre la devise de la noble institution.



I - Humanités et civilisations


Au Collège de France, l'étude des civilisations s'inscrit dans la quête d'une vérité universelle héritée du siècle des Lumières. L'égyptologie est née des travaux de Jean-François Champollion  (1790–1832)  qui a déchiffré le premier l'écriture cunéiforme sur la Pierre de Rosette.  L'un de ses successeurs, Gaston Maspero (1846-1916), le 'gentleman égyptologue' sera nommé administrateur du Collège sous la IIIème République, un poste où il installe une tradition d'études des civilisations anciennes ou étrangères qui a façonné la réputation de l'institution. Pour la période contemporaine, on peut citer le cas de  la Gaule préromaine avec l'archéologue Christian Goudineau (1939-2018), de la Grèce antique avec les hellénistes Jean-Pierre Vernant (1914-2007) et Jacqueline de Romilly (1913-2010), la première femme à accéder au Collège de France en 1973, Les études byzantines furent le fait d'un autre administrateur, Gilbert Dagron (1932-2015), tandis que l'élection de Gilles Veinstein (né en 1945) provoque une polémique à propos du génocide arménien perpétré par les Turcs au début du XX° siècle. La Rome antique a fait l'objet des travaux de Paul Veyne (1930-2022), l'Amérique précolombienne de ceux de Jacques Soustelle (1912-1990), l'Extrême-orient du sinologue Pierre-Etienne Will (né en 1944)  ou le Japon de Bernard Frank (1927-1996).











'Jésus, un homme incomparable'
                                                         Ernest Renan (wikipedia)

Au XIX° siècle, les  humanités sont marquées par l'essor du positivisme d'Auguste Comte, comme par l'esprit républicain légué par la Grande Révolution. L'opposition au pouvoir impérial de Napoléon III est incarnée par Ernest Renan (1823-1892). Formé au séminaire de Tréguier, les certitudes de la physique et des sciences naturelles lui sont révélées dit-il par son ami le chimiste Marcellin Berthelot (cf infra). Nommé en 1862 professeur de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque du Collège de France, Renan y expose son projet de soumettre la Bible au même examen critique que n'importe quel document historique. Lors de sa leçon inaugurale, il oppose le 'psychisme du désert' des peuples sémites aux sources du monothéiste au 'psychisme de la forêt' des Indo-Européens dont, selon lui, 'le polythéisme apparait modelé par une nature changeante'. Comment parler de civilisation sémitique sans parler de Jésus demande t-il ? "Autant permettre à un botaniste de parler de racine, mais pas de fleur ni de fruit. Je devais donc nommer Jésus. Ne devais-je le faire qu'en usant de formules théologiques impliquant sa divinité ? Je ne le pense pas. Je n'ai pas pris mon sujet en théologien, mais en historien" et il prononce cette phrase célèbre, cause de sa révocation par Victor Duruy le ministre de l'instruction publique du second Emprire : "au milieu de l'énorme fermentation où la nation juive se trouve plongée, l'événement moral le plus extraordinaire dont l'histoire ait gardé le souvenir se passe en Galilée, la survenue d'un homme incomparable". La vie de Jesus forme le premier volume de l''Histoire des origines du christianisme' publiée jusqu'en 1881, lorsqu'il est nommé administrateur du Collège de France. Chantre de l'esprit républicain, dans 'Qu'est-ce qu'une nation?' (1882), Renan distingue les concepts de race et de nation; à la différence des races, les nations se sont formées à partir d’une association volontaire d’individus : "ce qui constitue une nation est d'avoir fait de grandes choses ensemble (et de) vouloir en faire encore". La posterité de Renan se mesure à l'importance d'une influence séculaire, la 'Société Ernest Renan' est fondée en 1920, le 'Cercle Ernest Renan' en 1950 et la 'Société des études renaniennes' est ouverte en octobre 1968 à l'instigation de Jean Pommier (1893-1973) un professeur de littérature comparée au Collège de France.










La Révolution comme un tout
                                                Jules Michelet (wikiquote)

Avec Jules Michelet (1798–1874), l'histoire constitue un autre ferment de l'esprit républicain. En 1831, Michelet entreprend une monumentale 'Histoire de France' qui va l'occuper les trente années suivantes. En 1838, il donne sa première leçon, mais le coup d’État du 2 décembre 1851 met à bas la II° République et a pour effet de le destituer du Collège de France, comme son collègue et ami Edgar Quinet. Dans l''Histoire de la Révolution française' qui constitue un tome de sa grande œuvre, Michelet offre une interprétation quasi théologique de l'histoire, opposant au  bon plaisir d'un roi de droit divin, la religion moderne de la justice instaurée par la volonté du peuple. Le pouvoir retiré à la bourgeoisie autant qu'à la noblesse, scelle l'initiative révolutionnaire, mais l'historien s'interdit de maudire 1793 et la dictature révolutionnaire : "la Révolution s'appartient toute entière, une et indivisible". Lorsqu'il évoque son œuvre, Gabriel Monod (1844-1912) le fondateur de la 'Revue historique', décrit "l'inventeur flamboyant de notre histoire nationale (et) sa vision de l’histoire comme un long combat de la liberté contre la fatalité". Malgré certaines faiblesses dans le traitement des sources, Michelet est considéré comme le premier représentant de l'historicisme, une approche selon laquelle les courants de pensée et les valeurs d'une société sont liés à son contexte historique. Aujourd'hui, 'de la dénégation à la consécration', la collation et le déchiffrement des cours de Michelet du Collège de France fait partie d'un effort de réévaluation de son œuvre.










Intelligence et intuition
                Henri Bergson (philomag.com)

Le début du XX° siècle se manifeste par un renouveau de la spiritualité. La notoriété du philosophe Henri Bergson (1859-1941)  s'explique en réaction contre le scientisme de Renan. En 1900, Bergson qui vient d'être nommé professeur de philosophie moderne du Collège de France veut appliquer la démarche expérimentale aux questions métaphysiques. Dans ‘Matière et Mémoire’, il soutient la conception selon laquelle l'esprit existe par lui-même et n'est pas le produit d'une activité biologique du cerveau. Le philosophe distingue ainsi l'intelligence de l'intuition, ce qu'il illustre par la métaphore quelque peu obscure de l’eau sucrée : « si je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d'enseignements. Car le temps que j'ai à attendre n'est plus ce temps mathématique qui s'appliquerait aussi bien le long de l'histoire entière du monde matériel, lors même qu'elle serait étalée tout d'un coup dans l'espace. Il coïncide avec mon impatience, c'est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n'est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n'est plus du pensé, c'est du vécu».  En 1937, Paul Valéry (1873-1945) est élu au Collège de France à la chaire littérature comparée grâce à son amitié avec Bergson, mais contre le vœu de l'historien Lucien Febvre (cf.infra). Devenu poète officiel à la suite de la publication de la 'Jeune Parque', l'académicien Hector Bianciotti a évoqué la manière dont Valéry avait compris combien l'assemblage de mots peut masquer la banalité du propos; au lieu lieu de dire : 'nous savons maintenant que les civilisations sont mortelles', l'orfèvre de la langue cède la place aux civilisations elles-mêmes : 'Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles'.


L'histoire des religions

Hanté par la question de la conversion, Bergson a profondément marqué les historiens des religions. Elu au Collège en 1932, le philosophe Étienne Gilson (1884-1978) défend un exercice chrétien de la raison en s'appuyant sur l'œuvre de Thomas d'Aquin. Ce thomiste entend démontrer que les problèmes de l'existence de Dieu, de la création du monde, de l'immortalité de l'âme ou du libre arbitre sont entrés dans la philosophie grâce au christianisme. Engagé en politique au 'Mouvement républicain populaire' (MRP), au début des années 1950 les prises de position de Gilson contre l'alliance Atlantique lui valent une vive polémique suivie de son retrait du Collège de France, malgré sa défense par Hubert Beuve-Méry le directeur du journal 'Le Monde'. L'œcuménisme est représenté au Collège par Jean Delumeau (1923-2020), un historien soucieux de rassembler les religions monothéiste au sein d'une intercommunion rapprochant catholiques et protestants. Quant à l'islamologue Louis Massignon (1883-1962) nommé professeur au Collège en 1926, il a contribué à améliorer la connaissance de l’islam en prônant la nécessité de réconciliation des religions abrahamiques. "Pourquoi un seul Dieu? Le Dieu d'Abraham a-t-il voulu trois révélations ? se demande t-il.../ Je reproche à beaucoup de chrétiens leur attitude de mépris à l'égard de Mohammed, un homme qui ne s'est pas "déifié", qui a transmis avec sincérité et authenticité un message de l'au-delà". Pour ses détracteurs, Massignon reste un savant illisible, un chrétien illuminé doublé d'un islamophile invétéré teinté d'antisémitisme.



II - Science pure et recherches appliquées


De la physique à la biologie, le Collège de France a tenu un rôle majeur pour "les sciences en train de se faire" pour reprendre la fameuse devise de l'institution. Il revient à l'autodidacte André-Marie Ampère (1775-1836) élu en 1824 d'avoir été un pionnier de l'électrodynamique. Avec son expérience consistant à faire passer un courant électrique au voisinage d'une boussole, Ampère constate que le déplacement de l'aiguille dépend de la direction du courant électrique dont se déduit la règle du 'bonhomme d'Ampère'. Après sa mort, la mesure internationale de l'intensité des forces électromotrices, l'Ampère, formera l'une des bases de la seconde révolution industrielle qui a vu les développements de l'éclairage et de la force motrice. Autre grande figure, celle du chimiste Marcellin Berthelot (1827 -1907) dont l'effigie orne le square de la rue des Ecoles. Berthelot a fait la connaissance de Renan au lycée Henri-IV. Tous deux s'étant engagés à ne pas faire de grande école, ils ont effectué leurs études, l'un à la Sorbonne, l'autre à la faculté de Pharmacie. A la suite d'une série d'articles sur le glucose, Berthelot entre au Collège en 1851 où il prend la chaire de chimie organique créée à son intention. Mais dans son livre 'Autopsie d'un mythe', le chimiste Jean Jacques rappelait combien Berthelot restait hostile aux nouvelles théories atomistes : "la chimie (étant) une science strictement positive, c’est-à-dire une pratique expérimentale, (elle devait rester) libre de toute hypothèse superflue sur la structure exacte de la matière".  Lors de la guerre de 1870, Berthelot préside le comité du service des poudres, ce qui lui ouvre une carrière politique. Sous la III° République, il devient ministre de l'Instruction publique et des Beaux-arts (1886), puis des Affaires étrangères (1895). Dans 'Science et Morale' (1896), il affirme que l'essor des connaissances dans le domaine des sciences, des humanités, des sciences sociales et de l'art doit rester libre de préoccupations mercantiles. Bien qu'ayant déposé lui-même plus de mille brevets, il refuse les propositions d'achat qui lui sont faites, arguant qu'il avait travaillé pour le bien de l'humanité. Reste qu'à la fin du XIX° siècle, la France est restée en arrière de la mutation industrielle à l'œuvre en Allemagne et aux Etats-Unis.


La théorie de la relativité

La physique nucléaire est à l'origine de profonds changements au Collège de France, jusque-là essentiellement voué à la science pure et désintéressée. Le XX° siècle le voit soutenir les applications de la recherche, voire servir de matrice à l'installation de nouveaux organismes scientifiques. Issu de l'École municipale de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), Paul Langevin (1872 -1946) s'oriente vers la recherche et l’enseignement sur les conseils du physicien Pierre Curie et il intègre l'Ecole normale supérieure (ENS). Nommé professeur au Collège de France à la chaire de physique générale et expérimentale en 1909, Langevin introduit la théorie de la relativité discutée au sein des Congrès Solvay dont il est l'un des organisateurs. Le 6 avril 1922, lors d'une réunion célèbre, il invite Albert Einstein à donner une conférence au cours de laquelle le concept de temps universe illustré par la métaphore de l'eau sucrée de Bergson est remis en cause (cf. supra). Conséquence d'un engagement politique qui remonte à l'affaire Dreyfus, avec son collègue et ami Jean Perrin, il fonde l'Union rationaliste au début des années 1930, une association scientifique appelée à jouer un rôle important dans la genèse du CNRS.












Le cyclotron du Collège de France

                                                             Frédéric Joliot (todayinsi.com)

Eleve de Langevin à l'ESPCI, après un stage dans l'industrie, Frédéric Joliot (1900-1958) est un pionnier de ce que l'on n'appelle pas encore la Recherche-Développement, c'est-à-dire la nécessité de lier les avancées de la recherche scientifique aux progrès de l'industrie.  Recruté à l'Institut du radium, il épouse la fille de la patronne, Irène Curie, avec laquelle il partage le Nobel de 1935 pour la découverte de la radioactivité artificielle. La réussite spectaculaire des deux jeunes héros de la science française voit Irène Curie nommée ministre de la recherche du Front populaire, tandis qu'avec le soutien de Langevin,  Joliot est élu au Collège de France en 1937. Aidé par son administrateur, le médiéviste Edmond Faral (1882-1958) et soutenu par la Fondation Rockefeller, il y installe le premier cyclotron européen.  En 1939, avec ses collaborateurs Hans v. Halban et Lew Kowarski et grâce au soutien de Raoul Dautry, le ministre de l'Armement, Joliot expérimente la fission de l'uranium pour laquelle il dépose une série de brevets. Au moment de la défaite de juin 1940,  ses deux collègues  s'embarquent pour l'Angleterre, alors qu'il décide de rester en France afin de poursuivre la mise au point du cyclotron désormais sous emprise allemande.  Membre du Front national universitaire et rallié au Parti communiste, à la Libération Joliot est nommé à la tête du CNRS par Henri Wallon (1879-1962), professeur de psychologie au Collège de France. Mais dans un CNRS écartelé entre la recherche académique et les développements de la science lourde, il se heurte à ses collègues universitaire soucieux de préserver leurs prérogatives académiques. En 1945 aux côtés de Dautry, il est nommé par le général De Gaulle haut-commissaire du Commissariat à l'énergie atomique. Mais, devenu une personnalité du parti communiste, sa participation aux campagnes contre l'armement atomique lancées par le Mouvement de la paix lui valent sa destitution cinq ans plus tard. Replié sur sa chaire du Collège, le 6 mai 1950 'Le Monde' rend compte des acclamations reçues pour l'accueillir : "couloirs et escaliers étaient remplis ce matin d'une foule inaccoutumée, qui n'avait pu trouver place dans l'amphithéâtre bondé. Pour la première fois depuis que le gouvernement a mis fin à ses fonctions de haut commissaire à l'énergie atomique, M. Joliot-Curie faisait son cours. Lorsque vers 11 heures, le savant, sortant de son laboratoire, se fraya un chemin vers l'amphithéâtre, les applaudissements crépitèrent. Ils se muèrent en Marseillaise lorsqu'il prit place derrière un bureau submergé de fleurs".









Emménager à l'X
Louis Leprince-Ringuet (Pontifical Academy of Sciences)

Polytechnicien, contemporain de Joliot et spécialiste de la physique nucléaire, mais d'un bord philosophique différent, Louis Leprince-Ringuet (1901-2000) a été membre de l'Académie pontificale des sciences. Entré au Collège en 1959 où il manifeste des velléités de réformer l'institution, Leprince-Ringuet se heurte à la difficulté de l'adapter aux contraintes de la science lourde. Lors du déménagement prévu de l'Ecole Polytechnique à Palaiseau, le physicien évoque dans 'Le Monde' (20 juillet 1966) l'éventualité d'installer certains services à l'étroit rue des Ecoles dans les locaux libérés par l'X dans le V° arrondissement parisien : « Il est certain que nous ne pouvons pas vivre actuellement dans les locaux classiques du Collège. Ils sont infiniment trop exigus.  Nous ne pourrons jamais espérer avoir au Collège l'équivalent d'un réacteur à haut flux ou d'un grand accélérateur de particules.  Notre physique nucléaire du Collège, qui avait connu des succès admirables lorsque Joliot la dirigeait, connaît depuis la mort de celui-ci de bons succès grâce à une coopération active avec le Centre européen de physique nucléaire (CERN) …./ Si l'École polytechnique, à laquelle j'appartiens également, quitte la Montagne-Sainte-Geneviève pour Palaiseau dans cinq ou six ans, il me semble que l'occupation de ses locaux par le Collège résoudrait pratiquement tous les graves problèmes de croissance qui se posent à l'institution ". Mais, faisant fi de ces perspectives peu réalistes, les anciens locaux de l'école seront finalement dévolus au ministère de la Recherche.









Un mathématicien réformateur
                                                                    André Lichnerowicz (INA)

Comme les philosophes et les littéraires, les mathématiciens ou des théoriciens comme Claude Cohen-Tannoudji (né en 1933) sont peu concernés par les besoins de la science lourde. Fort de leurs compétences individuelles, ils n'ont besoin que de modestes moyens pour travailler, un tableau noir et une craie dit-on parfois. Ainsi, le Collège peut compter parmi ses professeurs quatre médailles 'Fields', l'équivalente du Nobel, celle de Jean-Pierre Serre (né en 1926) pour la géométrie algébrique, d'Alain Connes (né en 1947) pour l'algèbre d'opérateurs, de Pierre-Louis Lions (né en 1956) pour les équations différentielles et de Jean-Christophe Yoccoz (né en 1957) pour les fractales. Pourtant l'un d'entre eux, André Lichnerowicz (1915-1998), un spécialiste de géométrie différentielle élu en 1952, s'est appuyé sur sa position au Collège pour préconiser le rapprochement de l'enseignement supérieur de la recherche scientifique.  En 1956, il est l'un des organisateurs du colloque de Caen avec Jacques Monod (1910-1976) (cf. infra) et Jean Dausset (1916-2009), une instance où s'exprime le souci de moderniser l'université. Logiquement, trois ans plus tard, il est appelé à siéger au Comité des Sages qui, avec sa 'Délégation générale à la recherche scientifique et technique' (DGRST), cherche à remédier aux insuffisances des relations du CNRS avec l'Enseignement supérieur. Mais si la V° République a pu réaliser d'importantes réformes en matière de recherche, confrontée à l'Education nationale et au monde académique, la DGRST doit renoncer à intervenir dans le monde universitaire. Au lendemain des événements de 1968, André Lichnerowicz qui n'a pu imposer ses vues, abandonne la dernière mission confiée par le ministre Edgar Faure : "aucune solution ne peut être trouvée dans le cadre de l'université maintenue dans des structures centralisées depuis Napoléon. Le système français du recteur-préfet est mort. Il faut le remplacer par un président élu de chaque université, comme l'avait d'ailleurs demandé le colloque de Caen de 1956" (Le Monde, 12 février 1969)


'Les tribulations de la liberté'

L'intervention du Collège de France dans l'enseignement supérieur se solde donc par un échec. Celui-ci était probablement prévisible de la part d'un établissement dédié à la recherche fondamentale et confronté à un monde universitaire engagé dans un irréversible processus de massification. En mars 1968, Jean Lacouture et  Claudine Escoffier-Lambiotte  publient dans 'Le Monde' une enquête sur 'les tribulations de la liberté' où ils dénoncent le manque de moyens attribués à l'institution de la rue des Ecoles depuis l'après-guerre; sur les dix-neuf chaires que compte le Collège en sciences exactes dans les années 1960, dix seulement sont pourvues de laboratoires; le choix d'un titulaire impliquant qu'il soit doté de moyens fournis par d'autres établissements, le CNRS, le CEA, l'Inserm ou d'autres. Quant aux sciences humaines, sur trente-trois chaires, seules quatre disposent d'un modeste cabinet et, faute de salle commune, les entretiens donnés par un professeur doivent se dérouler dans les couloirs. A la suite des événements de 1968, une délégation du personnel se rend  au ministère de l'Education nationale pour évoquer l'opposition endémique entre les chercheurs et techniciens affiliés à d'autres établissements scientifiques et les professeurs titulaires abrités dans leur tour d'ivoire. Si parmi ces derniers certains sont favorables aux revendications de la base, d'autres estiment que la vocation naturelle de l'insitution n'est pas d'abriter de gros laboratoires, mais de mener des recherches de pointe avec des équipes légères.  En novembre 1972, trois cent techniciens et chercheurs manifestent pour demander le maintien d'emplois menacée par la disparition des laboratoires des physiciens Louis Leprince-Ringuet et Francis Perrin (1901-1992) ainsi que du biochimiste Jean Roche (1901-1992). Deux ans plus tard, au lendemain de la crise de l'énergie, la maigre subvention publique destinée au Collège (11,5 MF) est grignotée par l'augmentation des charges salariales 'Le Monde' déplorant : "...le manque d'intérêt  des pouvoirs publics pour une institution  jugée surannée et peu rentable" (16 mars 1976). 



III - Les sciences du vivant


Le Franc-Comtois Georges Cuvier (1769-1832), le  promoteur de la paléontologie, a participé à la fondation du Museum national d'histoire naturelle avant d'être nommé en 1800  professeur d'anatomie comparée au Collège de France. En proposant une taxonomie du règne animal divisée en quatre branches (articulés, vertébrés, mollusques, radiaires), Cuvier se présente en défenseur de la fixité des espèces. Il est hostile aux thèses évolutionnistes de son ainé Jean-Baptiste de Lamarck  et le fixisme se retrouvera bientôt en parfaite contradiction avec les thèses darwiniennes sur l'origine des espèces. Près de deux siècles plus tard,  l'évolutionnisme qui n'est plus contesté scientifiquement est illustré avec les travaux d'Yves Coppens (1934-2022) sur les origines de l'homme, un paléontologue élu au Collège de France en 1983.








Médecine et physiologie
                                 Claude Bernard (Linternaute.com)

Au XIX° siècle, le Collège de France est le siège d'importants progrés en médecine, cependant longtemps ignorés par la Faculté. Lorsqu'il évoque la 'Naissance de la clinique', Michel Foucault (cf. infra) cite l'invention du stéthoscope par René Théophile Laënnec (1781–1826), l'instrument qui a révolutionné l'auscultation du patient. Nommé en 1822 à la chaire de médecine pratique, Laënnec est avec son confrère le vitaliste Xavier Bichat, le pionnier de l'anatomo-pathologie, une discipline qui assurera la renommée de la clinique française pendant plus d'un siècle. Or en 1831, la physiologie est introduite par François Magendie (1783-1855) au Collège de France où son successeur, Claude Bernard (1813-1878), inaugure en 1853 la chaire de 'médecine expérimentale' qui a perduré, le fait mérite d'être signalé, jusqu'à nos jours. Pour Claude Bernard, les seules bases solides de la nouvelle discipline sont l'observation et l'expérience en laboratoire, en l'occurrence effectuées sur des chiens. C'est ce qui lui a permis de découvrir la fonction glycogénique du foie. Dans son 'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale' (1865), il définit : «la médecine expérimentale, comme une science fondée sur le principe que l'explication des phénomènes pathologiques doit être déduite des mêmes lois qui régissent les phénomènes normaux de la vie. D'où il résulte que le vrai problème de la médecine est de découvrir les lois communes à la physiologie et à la pathologie, en même temps qu'elle distingue les phénomènes physiologiques des phénomènes pathologiques». Mais la physiologie heurte un monde médical handicapé par son impuissance thérapeutique. Dans 'Le legs de Claude Bernard', son biographe Mrko Grmek note  "...que l’intéressé était bien trop épris d’esprit scientifique pour cacher ses sentiments à l'égard de la médecine de son temps, cet art de faire croire aux gens qu'on les guérit ". Ainsi, la physiologie restera longtemps cantonnés dans l'institution jusqu'à ce qu'un siècle plus tard, les néo-cliniciens ne l'introduisent à l'hôpital avec l'Association Claude Bernard.










L'Institut de biologie physico-chimique et le CNRS    


André Mayer (DR

L'un des successeurs de Claude Bernard à la chaire de médecine expérimentale, le physiologiste André Mayer (1875-1956), reste relativement méconnu alors qu'il a tenu un rôle majeur dans l'organisation des sciences de la vie en France. On lui doit en effet l'idée d'une recherche pluridisciplinaire à l'origine d'une nouvelle discipline, la biologie moléculaire. Spécialisé dans les problèmes de la nutrition, André Mayer passe son doctorat de médecine en 1900 avant d'entrer dans le laboratoire d'Albert Dastre à l'Ecole pratique des hautes études (EPHE). En 1915, suite à la première attaque aux gaz asphyxiants, il organise l’’Allied Chemical Warfare Service’ où il révèle l'étendue de ses compétences à ses collègues anglo-saxons. Après son élection au Collège de France en 1923, le baron Edmond de Rothschild et le physicien Jean Perrin lui demandent d'installer l''Institut de biologie physico-chimique (IBPC). Cet organisme doit réunir des physiciens, des  chimistes et des biologistes en vue d'étudier les mécanismes de la vie dans un esprit d'interdisciplinarité : "censé rompre dit-il avec les rigidités du dispositif de chaires universitaires, (pour) réaliser cette collaboration des professeurs entre eux, si souvent désirée, mais jamais organisée jusqu’ici à cause de l’organisation de notre université en facultés". Attentif à l'avancée des connaissances qu'apportent le rapprochement de la biologie et de la biochimie, dans les années 1930, André Mayer suit l'essor de la 'molecular biology', une nouvelle discipline qu'il déplore de voir ignorée tant par les naturalistes du Museum que dans les facultés des sciences. Au côté de Jean Perrin, il préside une commission chargée d'organiser le CNRS avec l'idée de permettre un vaste brassage interdisciplinaire, mais la défaite de 1940 le pousse vers l’exil aux Etats-Unis alors qu'il est évincé de la direction de l’IBPC pour cause d'aryanisation. A la Libération, il retrouve sa chaire du Collège, mais le CNRS devenu une caisse des sciences orientée par un comité national modelé sur le dispositif des chaires universitaires a des difficultés à s'adapter aux principes d'interdisciplinarité envisagés à son origine.


'La science des monstres'

Du fait de certaines personnalités, l'embryologie a tenu une place majeure au Collège de France. En 1938, la découverte de la folliculine, l'une des principales hormones sexuelles, permet à Robert Courrier (1895-1986) tout juste quadragénaire d'un installer la morphologie expérimentale et l'endocrinologie. Dans les années 1950, devenu secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, Courrier soutient les expérimentations hasardeuses d'Antoine Prioré pour traiter le cancer en s'opposant à son collègue Antoine Lacassagne (1884-1971), le directeur de l'Institut du radium, lui même devenu titulaire de la chaire de radiobiologie au Collège depuis 1941. L'embryologiste Etienne Wolff (1904-1996), l'auteur de 'La science des monstres' (Gallimard, 1948)  succède à Courrier  en 1955 alors qu'il installe l'Institut d'embryologie et de tératologie expérimentales à Nogent-sur-Marne. Devenu administrateur du Collège en 1965, Wolff y plaide pour le rapprochement avec l'université, mais il ne sera guère entendu. Lui succède alors Nicole Le Douarin (née en 1930), la deuxième femme nommée au Collège en 1988 après Jacqueline de Romilly (cf. supra). Le domaine d'investigations de madame Le Douarin porte sur l'embryologie du développement, la création de chimères cailles-poulets lui permettant d'approfondir la connaissance du  système nerveux.








Les Pasteuriens au Collège de France
                                                          F.Jacob, J. Monod et A. Lwoff (Radio France)

De Charles Nicolle (1866-1939) nobélisé en 1928 pour ses recherches sur le typhus au microbiologiste Philippe Sansonetti reçu en 2008, la renommée scientifique des pasteuriens leur a souvent valu élection au Collège de France. En 1965, le Nobel de physiologie et de médecine est remis à trois d'entre eux, Lwoff, Monod et Jacob, pour leur rôle dans l'essor de la biologie moléculaire. Jacques Monod (1910-1976) a fait carrière à l'Institut Pasteur dont il deviendra directeur en 1971. Il a théorisé le mécanisme fondamental de la génétique moléculaire, l'allostérie ( ἄλλoς : autre et στερεός : solide) qui décrit le mode de régulation de l'activité d'une protéine sur une autre molécule, c'est-à-dire le rôle de l'ARN messager dont la synthèse sera faite par François Gros (1925-2022), son successeur au Collège de France. En 1967, la leçon inaugurale de Monod provoque des réactions dont rend compte 'Le Monde' et suscite la publication de son célèbre livre 'Le Hasard et la Nécessité. "Le fait que de l’information (génétique) ne soit jamais transférée dans le sens inverse, c’est-à-dire d'une protéine à l'ADN, repose sur un ensemble d’observations si complètes et si sûres (avec) ses conséquences en théorie de l’évolution si importantes, qu’on doit la considérer comme l’un des principes fondamentaux de la biologie moderne". François Jacob (1920-2013) avait interrompu ses études de médecine pour s'engager dans la division Leclerc où il fut blessé lors des combats de la Libération. Dans une autobiographie, il raconte comment après la guerre n'ayant pas été recruté à l'Institut national d'hygiène, il rejoint l'équipe d'André Lwoff à l'institut Pasteur. En 1958, Jacob découvre que la lysogénie provoque la synthèse de la lactase chez des bactéries, l'opéron lactose qui permet l'échange de gènes entre bactéries et de synthétiser des protéines, l'un des mécanismes fondamentaux de la génétique moléculaire comme il l'explique dans 'La logique du vivant'. Il est accueilli au Collège de France en 1964 dans la  nouvelle chaire de  'génétique cellulaire', deux ans avant celle de Jacques Monod dans celle de 'biologie moléculaire'. La question se pose de l'absence d'André Lwoff dans l'institution. Il convient probablement d'incriminer ses critiques vis-à-vis du monde médical qui lui ont valu l'ostracisme des praticiens. Il reste que les Pasteuriens sont à la source du génie génétique et des premières génothérapies comme celles menées à l'hôpital Necker par Alain Fischer, élu en 2014 à la chaire de médecine expérimentale créée par Claude Bernard cent cinquante ans plus tôt.








L'essor des neurosciences
                                   Jacques Glowinski (Depardieu, Inserm)

A la confluence des sciences de la vie et de la société, les neurosciences illustrent pleinement les vertus de la pluridisciplinarité. Jean-Pierre Changeux (né en 1936) y est entré en 1972 après avoir fait sa thèse sous la direction de Monod. Avec l’identification du récepteur nicotinique (noradrénaline), il démontre l'existence d'un lien entre le système nerveux et les fonctions cognitives dans un livre écrit avec le mathématicien Alain Connes, 'L'homme neuronal'. Dans les années 1990, avec Stanislas Dehaene (né en 1965), élu au Collège en 2005, Changeux évoque le modèle d’un accès à la conscience fondé sur la mobilisation de réseaux neuronaux dans un espace cognitif global. Partageant ce type d'approche holiste, Jacques Glowinski (1936-2020) a débuté dans le laboratoire d'Alfred Fessard (1900-1982) en  neurophysiologie générale avant de rejoindre le Collège de France pour occuper la chaire de pharmacologie. Rendant compte de sa leçon inaugurale en 1983, Claudine Escoffier-Lambiotte rappelle : "(les) deux façons d'aborder la complexité des mécanismes cérébraux. L'une, réductionniste, consiste en l'étude ponctuelle, approfondie, biochimique ou physique de l'un des systèmes-types d'action ou de transmission nerveuse : un transmetteur comme l'acétylcholine et son récepteur, par exemple. L'autre façon, que les travaux de Jacques Glowinski et de son équipe ont brillamment illustrée, consiste à passer du ponctuel au général, à l'organisation globale qui les coiffe, qui les régule et qui harmonise leurs actions, comme un ordinateur commanderait, par tout un réseau de communication et de transmission le fonctionnement d'une usine ou le flux de la circulation dans une ville" (Le Monde, 31 janv. 1983).  Au début du nouveau siècle, l'importance prise par les neurosciences dans les sciences de la vie et la qualité des chercheurs expliquent leur prise de responsabilités à la tête de l'institution. Nommé administrateur, Glowinski a le souci d'ouvrir l'organisme à l'international et il lance en 2004 un débat 'Science et conscience européennes'. Confronté aux insuffisances des dotations publiques, la Fondation Hugot (créée en 1979) qu'il préside et dont l'objet est de "...promouvoir des rencontres et échanges pluridisciplinaires " soutient le programme de cartographie du génome humain. Le cardiologue Pierre Corvol (né en 1941) lui succède comme administrateur en 2006 et développe des liens avec la Fondation Bettencourt Schueller, laquelle prend en charge la modernisation des locaux de la rue des Ecoles. Enfin le normalien Alain Prochiantz (né en 1948) qui a travaillé avec Glowinski obtient la chaire de 'Processus morphogénétiques' avant de devenir administrateur du Collège de 2015 à 2019. Dans un petit ouvrage, 'La biologie dans le boudoir', Prochiantz opère la distinction entre le développement des individus et l'évolution des espèces. Avec ses collègues Alain Joliot et Michel Volovitch, il a validé l'hypothèse que deux cellules se communiquent une information de position en échangeant une protéine nucléaire qui change sa morphologie.



IV - Economie et Société

La première chaire d’économie confiée à Jean Baptiste Say (1767-1832) est créée en 1820 au Conservatoire des arts et métiers. Industriel du textile, Say a été le témoin de la première révolution industrielle. Dans son traité d'économie politique paru en 1803, figure la célèbre loi des débouchés portant sur la confrontation de l'offre et de la demande. Elu au Collège de France en 1830, il occupe la première chaire d'économie politique. De fait, la discipline s'est davantage développée chez les opérateurs et dans les écoles d'ingénieurs qu'à l'université où l'économie est tenue pour une matière subalterne. Il faut attendre la fin des années 1950 pour que la faculté devienne de droit et de sciences économiques. Pourtant au Collège de France comme ailleurs, peut-être faut il y voir le signe de son dynamisme intellectuel, l'économie se divise en deux approches distinctes, dirigiste et libérale.


Dirigisme et économie sociale

Le dirigisme économique s'est développé en France au lendemain de la seconde Guerre Mondiale. Pour l'Etat-providence le bien être d'une population ne saurait se dissocier de son niveau de vie estime le polytechnicien Alfred Sauvy (1898-1990). Animé par un souci nataliste très présent dans la France de l'époque, Sauvy fonde l'Institut national d'études démographiques au lendemain de la guerre avant de devenir professeur de 'démographie sociale' au Collège en 1959. Dans la tradition colbertiste qui veut que l'État mène une politique dirigiste, François Perroux (1903-1987) fonde en janvier 1944 l’Institut de sciences économiques appliquées où il met au point la comptabilité nationale censée articuler le flux 'des opérations marchandes../ des opérations publiques et des transferts sociaux'. Devenu chroniqueur attitré du 'Monde', Perroux obtient  la chaire d''analyse des faits économiques et sociaux' du Collège de France en décembre 1955. Inscrit dans cette perspective dirigiste, le polytechnicien Roger Guesnerie (né en 1943) a débuté au Commissariat du Plan en tant que spécialiste de l’économie publique, des questions d’assurance sociale et de redistribution. Professeur au Collège de France depuis 2000, s'il considère que le marché représente un mécanisme irremplaçable pour l'économie, mais il pointe ses défaillances : "il est difficile de croire que le marché constitue la clé de tous nos problèmes". Il a ainsi contribué au développement de recherches menées entre économie et sociologie comme celles d'Esther Duflo (née en 1972), détentrice depuis 2009 de la chaire 'savoirs contre pauvreté'.









Econométrie et libéralisme
                                                        Edmond Malinvaud (DR)

Aux antipodes sur le plan méthodologique, l'économétrie naît dans les années 1930 de l'identification statistique et de l'élaboration de tests sur les données économiques. Ainsi, le polytechnicien Edmond Malinvaud (1923-2015) a-t'il marqué la place de l'analyse mathématique dans les sciences économiques. Ancien élève de l'École polytechnique, puis responsable de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), Malinvaud est nommé professeur au Collège de France de 1988 à 1993 à la chaire d'analyse économique. Contestant les politiques dirigistes de l'après-guerre, sa réflexion évoque l'évolution vers l'économie libérale : "la comptabilité nationale n'est pas un cadre suffisant pour la réflexion économique"  estime t-il. Non sans de solides arguments, il considère que le monétarisme serait la meilleure voie vers l'émergence d'une conscience européenne : "l'Euro sera l'un des piliers d'une cohésion nouvelle. C'est un acte de confiance dans l'avenir, un facteur d'espérance et d'optimisme, qui permettra à l'Europe de mieux affirmer sa destinée et d'entrer de plain-pied dans un XXIe siècle fondé sur la paix et la liberté".



V - Le Collège fin de siècle



A la fin du XXème siècle, les sciences exactes et les sciences humaines se partagent à égalité la cinquantaine de chaires du Collège de France. Encore cet équilibre ne donne t-il pas la mesure des avancées réalisées dans l'ensemble des disciplines. Ainsi le développement des sciences lourdes et des recherches collectives trouvent moins de place dans l'institution, à quelques exceptions près comme dans le cas de Jean-Marie Lehn (né en 1939), l'inventeur de la chimie supramoléculaire, nommé au Collège en 1980, puis lauréat du Nobel sept ans plus tard. En revanche, là où la recherche relève souvent de pratiques individuelles, comme les sciences humaines et sociales, l'obtention d'un chaire dans la tour d'ivoire de la rue des Ecoles permet à son titulaire de dispenser un enseignement nourri par ses activités de chercheur.











Existentialisme et phénoménologie
                                                           Maurice Merleau-Ponty (Gallimard)

Au lendemain de la Seconde mondiale, deux courants philosophiques assurent le magistère de l'institution, l'existentialisme et le structuralisme. Inspiré d'Edmund Husserl, l'existentialisme considère que l'être humain forme l'essence de sa vie par ses propres actions, indépendamment de toute doctrine théologique, philosophique ou morale. Chaque individu est un être unique, maître de ses actes, de son destin et de ses valeurs, ce que Jean-Paul Sartre résume dans la formule célèbre, 'l'existence précède l'essence'. Son condisciple et ami à l'ENS, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961)  est élu à la chaire de philosophie du Collège en 1952. Lors de sa leçon inaugurale, le philosophe recommande aux jeunes existentialistes qui ont envahi l'amphithéâtre "d'appréhender la réalité telle qu'elle se donne à travers l’expérience du vécu. Merleau-Ponty  a fait partie du comité directeur de la revue 'Les Temps modernes' depuis sa fondation en 1945 jusqu'en 1952, l'année de sa rupture avec Sartre. A l'époque, ce dernier s'était permis de publier un article ('Les Communistes et la paix') sans le prévenir. " Pourquoi Sartre n'est-il pas entré au Collège? Claude Lévi-Strauss avait insisté pour que Sartre voulût bien accepter une chaire aux conditions qui seraient les siennes...raconte Merleau-Ponty. Par exemple s'il voulait parler trois heures d'affilée.../ Je demandais à Sartre les raisons de son refus : 'Je me souviens de l'enseignement de Bergson, avec les dames du seizième arrondissement aux premiers rangs', argument que je récusais aisément en lui promettant un parterre de sidérurgistes. Alors, plus authentiquement je crois : 'je ne tenais pas à enseigner… ou alors à des petits, à des sixièmes…' " (Les lettres d'une rupture', dans Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux, 1951-1961', Verdier, 2000). Que Sartre ait été plus idéaliste que Merleau semble indiscutable, mais la contradiction inhérente à son individualisme philosophique et à son attirance pour le marxisme trace probablement aujourd'hui les limites de postérité d'une pensée philosophique.










Structuralisme et anthropologie
                                Claude Lévi-Strauss (Radio Pays d'Hérault)

Bien plus que l'existentialisme, le structuralisme a marqué de son influence toute la fin du XXème siècle. Au début des années 1930, l'approche globalisante des sciences humaines est introduite au Collège par l'ethnologue Marcel Mauss (1872-1950). En 1955, la publication de 'Tristes tropiques' par Claude Lévi-Strauss (1908-2009) popularise l'anthropologie structurale, "une méthode, qui revient à postuler une analogie de structure entre divers ordres de faits sociaux et le langage, qui constitue le fait social par excellence", autrement dit, à traiter chaque phénomène collectif comme un tout non réductible à la somme de ses parties.  Nommé professeur du Collège de France en 1960, Lévy-Strauss publie les quatre volumes des 'Mythologiques'. Il confronte des cultures a priori sans contact entre elles, les mythes amérindiens avec ceux du Japon par exemple, pour donner ce que l'on peut qualifier de quintessence de l'universalisme philosophique du Collège : "peu  de  savants se sont aventurés aussi loin que (lui) dans l'exploration des mécanismes cachés de la  culture, écrit Roger-Paul Droit. Par des voies diverses et convergentes, il s'est efforcé de comprendre cette grande machine symbolique qui rassemble tous les plans, de la vie humaine, de la famille aux croyances religieuses, des œuvres d'art aux manières de table. Le paradoxe des très grandes œuvres, celles qui sont vraiment décisives et novatrices, est de pouvoir se caractériser en peu de mots. Ainsi pourrait-on dire qu'il déchiffra le solfège de l'esprit ". Sans conteste, les perspectives ouvertes par Claude Lévi-Strauss ont profondément influencé la recherche en sciences humaines en général. Dans cette veine, élu au Collège de France en 1949 à la chaire des civilisations indo-européennes, Georges Dumézil (1898-1986) découvre le lien de parenté entre les noms latin et sanscrit donnés au prêtre, 'flamen' et 'braman', ce dont l'anthropologue conclut que toute société s'organise autour de la trilogie travail - guerre - sacré. Le structuralisme a aussi gagné le champ littéraire avec Roland Barthes (1915-1980), l'auteur du 'Degré zéro de l'écriture', entré au Collège de France en 1977 pour occuper la chaire de sémiologie littéraire. Selon Barthes tout texte doit céder sa place au lecteur qui en possède sa propre lecture, autrement dit l'auteur ne peut être le seul garant du sens de son œuvre. Le structuralisme a également inspiré des philosophes tel le parangon du maoïsme Louis Althusser (1918-1990) ou le déconstructiviste Jacques Derrida (1930-2004), de même que les historiens de la dernière génération des Annales.







L'école des Annales
Fernand Braudel (cimetière du Père-Lachaise)

En histoire comme ailleurs, le Collège de France a réagi contre l’inertie universitaire. Battu lors de sa candidature à la Sorbonne, dans sa leçon inaugurale donnée en 1933, Lucien Febvre (1878-1956) instruit le procès de l'école méthodique de Charles Seignobos. L'histoire préconisée par Febvre n'est pas la description de quelque chose, mais l'explication de quelque chose. Ce faisant, l'historien légitime la recherche comme une science sociale à part entière : 'l'histoire que j'invoque dit-il, est une histoire neuve, impérialiste et même révolutionnaire, capable pour se renouveler et s'achever de mettre à sac les richesses des autres sciences sociales, ses voisines... Une histoire capable d'extrapoler les détails, de dépasser l'érudition et de saisir le vivant, à ses risques et périls et dans ses plus grandes lignes de vérité". Il fonde avec son collègue Marc Bloch les 'Annales d'histoire économique et sociale'. Mais en 1942, alors qu'il sollicite la reparution de la revue suspendue sous l'occupation, Marc Bloch qui est entré en résistance s'y oppose et sera fusillé en 1944. Malgré les critiques de certains collègues, au lendemain de la guerre Lucien Febvre installe la VIe section de sciences économiques et sociales à l'EPHE avant de passer la main à son protégé  Fernand Braudel l'auteur d'une thèse sur 'La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II' rédigée dans l'oflag où il était prisonnier. Fernand Braudel (1902-1985) est élu en 1949 au Collège de France, "une machine à mettre un savant ou un intellectuel au-dessus de lui-même" dit-il. Chargé de la direction des 'Annales', il expose sa stratégie d'unification des sciences humaines dans un article, 'Histoire et Sciences sociales' dans lequel il évoque la pertinence d'une l'histoire de la longue durée, opposée à l'histoire événementielle, coupable selon lui d'être un facteur de division des sciences humaines. En 1962, grâce au soutien de la Rockefeller, Braudel transforme la VI° section de l'EPHE en Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) qu'il installe à la Maison des sciences de l'homme dans le sixième arrondissement parisien. Chahutée lors des évènements de 1968, l'école des Annales est victime de ses vélléités hégémoniques. Cependant, une nouvelle génération d'élus au Collège de France assure la relève avec le médiéviste Georges Duby (1919-1996), l'historien des mentalités collectives, ou Emmanuel Le Roy-Ladurie un pionnier de la micro-histoire, l'auteur de ‘Montaillou, village occitan’ à l'époque du catharisme.









La sociologie comme sport de combat
                                                                    Pierre Bourdieu (Encycl. Britannica)

En 1960, le normalien Bourdieu devient l'assistant de Raymond Aron (1905-1983) au Centre de sociologie européenne.  Vingt ans plus tôt, en désaccord avec Sartre qui a comparé de Gaulle à Hitler, Raymond Aron avait quitté la rédaction des 'Temps modernes'; l'auteur de 'L'opium des intellectuels' qui n'a cessé de dénoncer leur aveuglement à l'égard des régimes communistes sera élu au Collège de France en 1970. C'est l'époque où Pierre Bourdieu (1930-2002) rompt avec son maître pour fonder le Centre de sociologie de l'éducation et de la culture. Avec le soutien de Braudel, Bourdieu lance la revue Actes de la recherche en sciences sociales et grâce à l'appui d'André Miquel (1929-2022), il est élu au Collège de France en 1970. Bourdieu articule ses recherches autour des concepts de 'champ' et d''habitus', face à la vulgate marxiste il explique que "les conflits entre  dominants et  dominés s’opèrent moins entre les classes sociales qu'au sein de 'champs' caractérisés par leurs hiérarchies professionnelles", quant à l’'habitus', il permet de  théoriser le lien entre socialisation et action individuelle en ouvrant l'étude de la reproduction des hiérarchies. Ce faisant, Bourdieu dote les sciences sociales d'un outillage efficace qui permet à Christophe Charle de mener une prosopographie de l''Homo academicus' ou à Patrice Pinell de cerner l''Homo medicus'. En 1984, le Président Mitterrand lui demande de présider une commission chargée de réfléchir sur l'avenir de l'Enseignement supérieur. A la publication du rapport du Collège de France un an plus tard, Jean-Pierre Chevènement le ministre de la recherche ne désapprouve pas les mesures d'autonomie proposées, mais "...à la à condition qu'elles ne débouchent pas sur une concurrence sauvage", là où le PCF exprime pour sa part "...les plus extrêmes réserves quant à l'avenir d'un service public, voire sur les risques pesant sur la démocratie elle-même". Dans les années 1990, cette déconvenue semble à l'origine de la radicalisation de Bourdieu qui n'hésite pas à présenter la sociologie comme un sport de combat. Selon lui, il s'agit de prévenir "la destruction d'une civilisation et le démantèlement de l'état social ". Ces positions extrêmes sont à l'origine d'une vague de contestation dans le monde intellectuel, parmi ses détracteurs Alain Finkielkraut lui reproche d'exagérer le poids des structures en méconnaissant le rôle des individus et Bruno Latour d'adopter une posture surplombante pour fustiger certains "acteurs sociaux dépourvus de réflexivité". En juillet 1998, 'Le Monde' rend compte d'un édito de la revue 'Esprit' pour laquelle "...Pierre Bourdieu ne serait pas seulement animé par une stratégie de contradiction politique, mais par une volonté de caporalisation de la vie intellectuelle qui ne dédaignerait pas, en outre, les bénéfices narcissiques de la radicalité".








La tentation post-moderniste
                                                Michel Foucault (Libération)

A l'opposé du rigorisme bourdieusien, Michel Foucault (1926 - 1984) définit ce qui pourrait être le post-modernisme d'une société non plus caractérisé par l'omniprésence du pouvoir, mais par la valorisation de la déviance et de l'altérité. Remarqué par Jean Hyppolite (1907-1968) son professeur du Lycée Henri-IV, puis à l'ENS, et auquel il succèdera au Collège de France en 1969, Foucault donne une leçon inaugurale dont rend compte Jean Lacouture : "face à un public déjà complice et qui va se laisser enchanter, ou déjà rétif et prêt à se cabrer, s'avance un personnage glabre, au teint d'ivoire, avec du bouddhiste dans le style, du méphistophélique dans l'œil, et que la gravité de l'instant ne détourne pas d'une irrépressible ironie. Il se plie à la cérémonie initiatique avec l'aisance d'un diacre des temps d'hérésie.../ il  la clôt par un hommage à trois de ses maîtres, Georges Dumézil, Georges Canguilhem et Jean Hyppolite, son prédécesseur et grand électeur en ces lieux. On ne pouvait s'acquitter de cette tâche d'un ton plus chaleureux et, pour le coup, ce quelque chose d'un peu diabolique qui brûle dans son discours scintillant parut se fondre dans une harmonie fugitive". Dans ses cours publiés sous la direction de François Ewald, comme dans la 'généalogie du biopouvoir', Foucault analyse les manières de réguler les grands flux biologiques, natalité, maladies endémiques, vieillesse, mortalité. "Le concept traditionnel de pouvoir est trop massif pour être opérationnel. Le pouvoir ne se réduit ni à la souveraineté étatique, comme le croyait Hobbes, ni à la simple traduction juridique de l'exploitation économique, comme le voulait Marx' dit-il en contestant non seulement la réalité d'un savoir fiable, mais de manière, quelque peu obscure, cette même réalité : "dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement." Reste que l'enseignement de Foucault dresse une ode à la liberté parfaitement inscrite dans l'éthique du Collège de France : "il ne faut pas considérer que la liberté, ça soit un universel qui présenterait à travers le temps un accomplissement progressif ou des variations quantitatives ou des amputations plus ou moins graves, des occultations plus ou moins importantes. Ce n'est pas un universel qui se particulariserait avec le temps et avec la géographie …/ Le libéralisme au sens où je l'entends, ce libéralisme que l'on peut caractériser comme le nouvel art de gouverner formé au XVIIIe siècle implique en son cœur un rapport de production-destruction par rapport à la liberté .../ Il faut, d'une main, produire la liberté, mais ce geste même implique que, de l'autre, on établisse des limitations, des contrôles, des coercitions, des obligations appuyées sur des menaces, etc. .../ Donc la liberté, dans le régime du libéralisme n'est pas une donnée, la liberté n'est pas une région toute faite qu'on aurait à respecter, ou si elle l'est, ce ne l'est que partiellement, régionalement, dans tel ou tel cas, etc. La liberté, c'est quelque chose qui se fabrique à chaque instant".


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© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay