au Collège de France (XIX° - XX° siècles)
Pour citer cet article : J-F Picard https://www.histcnrs.fr/CdF5.html
Au Collège de France, l'étude des civilisations s'inscrit dans la
quête d'une vérité universelle héritée du siècle des Lumières.
L'égyptologie est née des travaux de Jean-François Champollion (1790–1832) qui a déchiffré le premier l'écriture cunéiforme sur la Pierre de Rosette. L'un de ses successeurs, Gaston Maspero (1846-1916),
le 'gentleman égyptologue' sera nommé administrateur du Collège sous la
IIIème République, un poste où il installe une tradition d'études des
civilisations anciennes ou étrangères qui a façonné la réputation de
l'institution. Pour la période contemporaine, on peut citer le cas de la Gaule préromaine avec l'archéologue Christian Goudineau (1939-2018), de la Grèce antique avec les hellénistes Jean-Pierre Vernant (1914-2007) et Jacqueline de Romilly (1913-2010),
la première femme à accéder au Collège de France en 1973, Les études
byzantines furent le fait d'un autre administrateur, Gilbert Dagron (1932-2015), tandis que l'élection de Gilles Veinstein (né en 1945)
provoque une polémique à propos du génocide arménien perpétré par les
Turcs au début du XX° siècle. La Rome antique a fait l'objet des
travaux de Paul Veyne (1930-2022), l'Amérique précolombienne de ceux de Jacques Soustelle (1912-1990), l'Extrême-orient du sinologue Pierre-Etienne Will (né en 1944) ou le Japon de Bernard Frank (1927-1996).
'Jésus, un homme incomparable' Ernest Renan (wikipedia) |
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Au XIX° siècle, les humanités sont marquées par l'essor du positivisme d'Auguste Comte,
comme par l'esprit républicain légué par la Grande Révolution.
L'opposition au pouvoir impérial de Napoléon III est incarnée par Ernest Renan (1823-1892).
Formé au séminaire de Tréguier, les certitudes de la physique et des
sciences naturelles lui sont révélées dit-il par son ami le chimiste Marcellin Berthelot (cf infra). Nommé en 1862 professeur de langues hébraïque,
chaldaïque et syriaque du Collège de France, Renan y expose son projet
de soumettre la Bible au même examen critique que n'importe quel document historique. Lors de sa leçon inaugurale, il oppose le
'psychisme du désert' des peuples sémites aux sources du monothéiste au
'psychisme de la forêt' des Indo-Européens dont, selon lui, 'le polythéisme apparait
modelé par une nature changeante'. Comment parler de
civilisation sémitique sans parler de Jésus demande t-il ? "Autant
permettre à un botaniste de parler de racine, mais pas de fleur ni de
fruit. Je devais donc nommer Jésus. Ne devais-je le faire qu'en usant
de formules théologiques impliquant sa divinité ? Je ne le pense pas.
Je n'ai pas pris mon sujet en théologien, mais en historien"
et il prononce cette phrase célèbre, cause de sa révocation par Victor
Duruy le ministre de l'instruction publique du second Emprire : "au
milieu de l'énorme fermentation où la nation juive se trouve plongée,
l'événement moral le plus extraordinaire dont l'histoire ait gardé le
souvenir se passe en Galilée, la survenue d'un homme
incomparable". La vie de Jesus forme le premier volume de l''Histoire des origines du christianisme' publiée jusqu'en 1881, lorsqu'il est nommé administrateur du Collège de France.
Chantre de l'esprit républicain, dans 'Qu'est-ce qu'une nation?'
(1882), Renan distingue les concepts de race et de nation; à la
différence des races, les nations se sont formées à partir d’une
association volontaire d’individus : "ce qui constitue une nation est d'avoir fait de grandes choses ensemble (et de) vouloir en faire encore". La posterité de Renan se mesure à l'importance d'une influence séculaire, la 'Société Ernest Renan' est fondée en 1920, le 'Cercle Ernest
Renan' en 1950 et la 'Société des études renaniennes' est ouverte en octobre 1968 à
l'instigation de Jean Pommier (1893-1973) un professeur de littérature comparée au Collège de France.
La Révolution comme un tout Jules Michelet (wikiquote) |
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Avec Jules Michelet (1798–1874),
l'histoire constitue un autre ferment de l'esprit républicain. En 1831,
Michelet entreprend une monumentale 'Histoire de France' qui va
l'occuper les trente années suivantes. En 1838, il donne sa première
leçon, mais le coup d’État du 2 décembre 1851 met à bas la II°
République et a pour effet de le destituer du Collège de France, comme
son collègue et ami Edgar Quinet. Dans l''Histoire de la Révolution française'
qui constitue un tome de sa grande œuvre, Michelet offre une
interprétation quasi théologique de l'histoire, opposant
au bon plaisir d'un roi de droit divin, la religion moderne de la
justice instaurée par la volonté du peuple. Le pouvoir retiré à
la bourgeoisie autant qu'à la noblesse, scelle l'initiative
révolutionnaire, mais l'historien s'interdit de maudire 1793 et
la dictature révolutionnaire : "la Révolution s'appartient toute entière,
une et indivisible". Lorsqu'il évoque son œuvre, Gabriel Monod (1844-1912) le fondateur de la 'Revue historique', décrit "l'inventeur
flamboyant de notre histoire nationale (et) sa vision de
l’histoire comme un long combat de la liberté contre la fatalité".
Malgré certaines faiblesses dans le traitement des sources, Michelet
est considéré comme le premier représentant de l'historicisme, une
approche selon laquelle les courants de pensée et les valeurs d'une
société sont liés à son contexte historique. Aujourd'hui, 'de la dénégation à la consécration',
la collation et le déchiffrement des cours de Michelet du Collège de
France fait partie d'un effort de réévaluation de son œuvre.
Intelligence et intuition Henri Bergson (philomag.com) |
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Le début du XX° siècle se manifeste par un renouveau de la spiritualité. La notoriété du philosophe Henri Bergson (1859-1941)
s'explique en réaction contre le scientisme de
Renan. En 1900, Bergson qui vient d'être nommé professeur de
philosophie moderne du Collège de France veut appliquer la démarche
expérimentale aux questions métaphysiques. Dans ‘Matière et Mémoire’,
il soutient la conception selon laquelle l'esprit existe par lui-même
et n'est pas le produit d'une activité biologique du cerveau. Le
philosophe distingue ainsi l'intelligence de l'intuition, ce qu'il illustre par
la métaphore quelque peu obscure de l’eau sucrée : « si
je veux me préparer un verre d'eau sucrée, j'ai beau faire, je dois
attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d'enseignements.
Car le temps que j'ai à attendre n'est plus ce temps mathématique qui
s'appliquerait aussi bien le long de l'histoire entière du monde
matériel, lors même qu'elle serait étalée tout d'un coup dans l'espace.
Il coïncide avec mon impatience, c'est-à-dire avec une certaine portion
de ma durée à moi, qui n'est pas allongeable ni rétrécissable à
volonté. Ce n'est plus du pensé, c'est du vécu». En 1937, Paul Valéry (1873-1945)
est élu au Collège de France à la chaire littérature comparée grâce à
son amitié avec Bergson, mais contre le vœu de l'historien Lucien Febvre (cf.infra). Devenu poète officiel à la
suite de la publication de la 'Jeune Parque', l'académicien Hector
Bianciotti a évoqué la manière dont Valéry
avait compris combien l'assemblage de mots peut masquer la banalité du propos; au lieu lieu de dire : 'nous savons maintenant que les civilisations sont
mortelles', l'orfèvre de la langue cède la place aux civilisations
elles-mêmes : 'Nous autres civilisations, nous savons maintenant que
nous sommes mortelles'.
L'histoire des religions
Hanté par la question de la conversion, Bergson a profondément marqué
les historiens des religions. Elu au Collège en 1932, le philosophe Étienne Gilson (1884-1978)
défend un exercice chrétien de la raison en s'appuyant sur l'œuvre de
Thomas d'Aquin. Ce thomiste entend démontrer que les problèmes de l'existence de
Dieu, de la création du monde, de l'immortalité de l'âme ou du libre
arbitre sont entrés dans la philosophie grâce au christianisme. Engagé
en politique au 'Mouvement républicain populaire' (MRP), au début des
années 1950 les prises de position de Gilson contre l'alliance
Atlantique lui valent une vive polémique suivie de son retrait du Collège de France,
malgré sa défense par Hubert Beuve-Méry le directeur du journal 'Le Monde'. L'œcuménisme est représenté au Collège
par Jean Delumeau (1923-2020),
un historien soucieux de rassembler les religions monothéiste au sein
d'une intercommunion rapprochant catholiques et protestants. Quant
à l'islamologue Louis Massignon (1883-1962)
nommé professeur au Collège en 1926, il a contribué à améliorer la
connaissance de l’islam en prônant la nécessité de réconciliation des
religions abrahamiques. "Pourquoi un
seul Dieu? Le Dieu d'Abraham a-t-il voulu trois révélations ? se demande t-il.../ Je
reproche à beaucoup de chrétiens leur attitude de mépris à l'égard de
Mohammed, un homme qui ne s'est pas "déifié", qui a transmis avec
sincérité et authenticité un message de l'au-delà". Pour
ses détracteurs, Massignon reste un savant illisible, un chrétien
illuminé doublé d'un islamophile invétéré teinté d'antisémitisme.
II - Science pure et recherches appliquées
De la physique à la biologie, le
Collège de France a tenu un rôle majeur pour "les sciences en train de
se faire" pour reprendre la fameuse devise de l'institution. Il revient à l'autodidacte André-Marie Ampère
(1775-1836)
élu en 1824 d'avoir été un pionnier de
l'électrodynamique. Avec son expérience consistant à faire
passer un courant électrique
au voisinage d'une boussole, Ampère constate que le déplacement de l'aiguille dépend de
la direction du courant électrique dont se déduit
la règle du 'bonhomme d'Ampère'. Après sa mort, la mesure internationale de l'intensité des forces
électromotrices, l'Ampère, formera l'une des bases de la seconde
révolution industrielle qui a vu les développements de l'éclairage et de la
force motrice. Autre grande figure, celle du chimiste Marcellin Berthelot (1827 -1907) dont
l'effigie orne le square de la rue des Ecoles. Berthelot a fait la connaissance de Renan au lycée
Henri-IV. Tous deux
s'étant engagés à ne
pas faire de grande école, ils ont effectué leurs études, l'un à
la Sorbonne, l'autre à la faculté de Pharmacie. A la suite d'une série
d'articles sur le glucose, Berthelot entre au Collège en 1851 où
il prend la chaire de chimie
organique créée à
son intention. Mais dans son livre 'Autopsie d'un mythe',
le chimiste Jean Jacques rappelait combien Berthelot restait hostile
aux nouvelles théories atomistes : "la chimie (étant) une science strictement positive, c’est-à-dire une pratique
expérimentale, (elle devait rester) libre de toute hypothèse superflue sur la structure
exacte de la matière".
Lors de la
guerre de 1870, Berthelot
préside le comité du service des poudres, ce qui lui ouvre une carrière politique. Sous la III°
République, il devient ministre de l'Instruction publique et des
Beaux-arts (1886), puis des Affaires
étrangères (1895). Dans 'Science et Morale'
(1896), il affirme que l'essor
des connaissances dans le domaine des sciences, des
humanités, des sciences sociales et de l'art doit rester libre de
préoccupations mercantiles. Bien qu'ayant déposé lui-même plus de mille
brevets, il refuse les propositions d'achat qui lui sont faites, arguant qu'il
avait travaillé pour le bien de l'humanité. Reste
qu'à la fin du XIX° siècle, la France est restée
en arrière de la mutation industrielle à l'œuvre en Allemagne et aux Etats-Unis.
La théorie de la relativité
La physique nucléaire
est à l'origine de profonds changements au
Collège de France, jusque-là essentiellement voué à la science
pure
et désintéressée. Le XX° siècle le voit soutenir les applications de la recherche, voire servir de matrice à
l'installation de nouveaux organismes scientifiques. Issu de l'École municipale de physique et
de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), Paul Langevin (1872 -1946) s'oriente vers la
recherche et l’enseignement sur
les conseils du physicien Pierre Curie et il intègre l'Ecole normale supérieure (ENS). Nommé professeur au Collège de France à la chaire de physique générale et
expérimentale en 1909, Langevin introduit la théorie de la relativité discutée au sein des Congrès Solvay
dont il est l'un des organisateurs. Le 6 avril 1922, lors d'une réunion célèbre, il invite Albert Einstein à donner
une conférence au cours de laquelle le concept de temps universe illustré
par la métaphore de l'eau sucrée de Bergson est remis en cause (cf. supra). Conséquence d'un engagement
politique qui
remonte
à l'affaire Dreyfus, avec son collègue et ami
Jean Perrin, il fonde l'Union rationaliste au
début des années 1930, une association scientifique appelée à jouer un
rôle important dans la genèse du CNRS.
Le cyclotron du Collège de France Frédéric Joliot (todayinsi.com) |
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Eleve de Langevin à l'ESPCI, après un stage dans l'industrie, Frédéric Joliot (1900-1958) est un pionnier de ce que l'on n'appelle pas encore la Recherche-Développement, c'est-à-dire la nécessité de lier les avancées de la recherche scientifique aux progrès de l'industrie. Recruté à l'Institut du radium, il épouse la fille de la patronne, Irène Curie, avec laquelle il partage le Nobel de 1935 pour la découverte de la radioactivité artificielle. La réussite spectaculaire des deux jeunes héros de la science française voit Irène Curie nommée
ministre de la recherche du Front populaire, tandis qu'avec le soutien de Langevin, Joliot est élu au Collège de
France en 1937. Aidé par son administrateur, le médiéviste Edmond Faral (1882-1958) et soutenu par la Fondation Rockefeller,
il y installe le premier
cyclotron européen. En 1939, avec ses
collaborateurs Hans v.
Halban et Lew Kowarski et grâce au soutien de Raoul Dautry,
le ministre de l'Armement, Joliot expérimente la fission de l'uranium
pour laquelle il dépose une série de brevets. Au moment de la défaite
de juin 1940, ses deux collègues s'embarquent pour
l'Angleterre, alors qu'il décide de
rester
en France afin de poursuivre la mise au point du
cyclotron désormais sous emprise
allemande. Membre du Front national universitaire et rallié au
Parti communiste, à la Libération Joliot est nommé à la tête du CNRS
par Henri Wallon (1879-1962), professeur de psychologie au Collège de France. Mais dans un CNRS écartelé entre la recherche académique et les
développements de la science lourde, il se heurte à ses collègues universitaire soucieux de préserver leurs prérogatives académiques. En 1945 aux côtés de Dautry, il est nommé par le
général De Gaulle haut-commissaire du Commissariat à l'énergie atomique. Mais, devenu une personnalité du parti communiste, sa participation aux campagnes contre l'armement atomique lancées par le Mouvement de la paix lui valent sa destitution cinq ans plus tard. Replié sur sa chaire du Collège,
le 6 mai 1950 'Le Monde' rend compte des acclamations reçues pour
l'accueillir : "couloirs et escaliers étaient remplis ce matin d'une foule inaccoutumée,
qui n'avait pu trouver place dans l'amphithéâtre bondé. Pour la
première fois depuis que le gouvernement a mis fin à ses fonctions de
haut commissaire à l'énergie atomique, M. Joliot-Curie faisait son
cours. Lorsque vers 11 heures, le savant, sortant de son laboratoire,
se fraya un chemin vers l'amphithéâtre, les applaudissements
crépitèrent. Ils se muèrent en Marseillaise lorsqu'il prit place
derrière un bureau submergé de fleurs".
Emménager à l'X Louis Leprince-Ringuet (Pontifical Academy of Sciences) |
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Polytechnicien, contemporain de
Joliot et spécialiste de la physique nucléaire, mais d'un bord philosophique différent, Louis Leprince-Ringuet (1901-2000)
a été membre de l'Académie pontificale des sciences. Entré au Collège
en 1959 où il manifeste des velléités de réformer l'institution, Leprince-Ringuet se heurte à
la difficulté de l'adapter aux contraintes de
la science lourde. Lors du déménagement
prévu de l'Ecole Polytechnique à Palaiseau, le physicien évoque dans 'Le Monde' (20 juillet 1966)
l'éventualité d'installer certains services à l'étroit rue des Ecoles dans les
locaux libérés par l'X dans le V° arrondissement parisien : « Il
est certain que nous ne pouvons pas vivre actuellement dans les locaux
classiques du Collège. Ils sont infiniment trop exigus. Nous ne
pourrons jamais espérer avoir au Collège l'équivalent d'un réacteur à
haut flux ou d'un grand accélérateur de particules. Notre
physique nucléaire du Collège, qui avait connu des succès admirables
lorsque Joliot la dirigeait, connaît depuis la mort de celui-ci de bons
succès grâce à une coopération active avec le Centre européen de physique nucléaire (CERN) …./ Si l'École
polytechnique, à laquelle j'appartiens également, quitte la
Montagne-Sainte-Geneviève pour Palaiseau dans cinq ou six ans, il me
semble que l'occupation de ses locaux par le Collège résoudrait
pratiquement tous les graves problèmes de croissance qui se posent à l'institution
".
Mais, faisant fi de ces perspectives peu réalistes, les
anciens locaux de l'école seront finalement dévolus au ministère de la
Recherche.
Un mathématicien réformateur André Lichnerowicz (INA) |
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Comme les philosophes et les littéraires, les
mathématiciens ou des théoriciens comme Claude Cohen-Tannoudji (né en 1933)
sont peu concernés par les besoins de la science lourde. Fort de leurs
compétences individuelles, ils n'ont besoin que de modestes moyens pour travailler, un tableau
noir
et une craie dit-on parfois. Ainsi, le Collège
peut compter parmi ses professeurs quatre médailles 'Fields',
l'équivalente du Nobel, celle de Jean-Pierre Serre (né en 1926) pour la géométrie algébrique, d'Alain Connes (né en 1947) pour l'algèbre d'opérateurs, de Pierre-Louis Lions (né en 1956) pour les équations différentielles et de Jean-Christophe Yoccoz (né en 1957) pour les fractales. Pourtant l'un d'entre eux, André Lichnerowicz (1915-1998),
un spécialiste de
géométrie différentielle élu en 1952, s'est appuyé
sur sa position au Collège pour préconiser le rapprochement de l'enseignement
supérieur de la recherche scientifique. En 1956, il est l'un des organisateurs du colloque de Caen avec Jacques Monod (1910-1976) (cf. infra) et Jean Dausset (1916-2009), une instance où s'exprime le souci de moderniser l'université. Logiquement, trois ans plus tard, il est appelé à siéger au Comité des Sages qui, avec sa 'Délégation générale à la recherche scientifique et technique' (DGRST), cherche à remédier aux insuffisances des relations du CNRS avec
l'Enseignement supérieur.
Mais si la V° République a pu réaliser
d'importantes réformes en matière de recherche,
confrontée à l'Education nationale et au monde académique, la DGRST
doit
renoncer à intervenir dans le monde universitaire. Au lendemain des événements
de
1968, André Lichnerowicz qui n'a pu imposer ses vues, abandonne la
dernière
mission confiée par le ministre Edgar Faure : "aucune solution ne
peut être trouvée dans le cadre de l'université maintenue dans des
structures centralisées depuis Napoléon. Le système français du
recteur-préfet est mort. Il faut le remplacer par un président élu de
chaque université, comme l'avait d'ailleurs demandé le colloque de Caen
de 1956" (Le Monde, 12 février 1969)
'Les tribulations de la liberté'
L'intervention du Collège de France dans l'enseignement
supérieur se solde donc par un échec. Celui-ci était probablement prévisible de
la part d'un établissement dédié à la recherche fondamentale et confronté
à un monde universitaire engagé dans un irréversible processus de massification.
En mars 1968, Jean Lacouture et Claudine Escoffier-Lambiotte publient dans 'Le Monde' une enquête sur 'les tribulations de la liberté' où ils dénoncent le manque de moyens attribués à
l'institution de la rue des Ecoles depuis l'après-guerre; sur les dix-neuf chaires que
compte le Collège en
sciences exactes dans les années 1960, dix seulement sont
pourvues de laboratoires; le choix d'un titulaire impliquant
qu'il soit doté de moyens fournis par d'autres établissements, le CNRS,
le CEA, l'Inserm ou d'autres. Quant aux sciences humaines, sur
trente-trois chaires, seules quatre disposent d'un
modeste cabinet et, faute de salle
commune, les entretiens donnés par un professeur doivent se dérouler dans les couloirs. A la
suite des événements de 1968, une délégation du
personnel se rend
au ministère de l'Education nationale pour évoquer l'opposition
endémique entre les chercheurs et techniciens affiliés à d'autres établissements scientifiques et les professeurs
titulaires abrités dans leur tour d'ivoire. Si parmi ces derniers certains
sont favorables aux
revendications de la base, d'autres estiment que la vocation naturelle de l'insitution
n'est pas d'abriter de gros laboratoires, mais de mener des
recherches de pointe avec des équipes
légères. En novembre 1972, trois cent techniciens
et
chercheurs
manifestent pour demander le maintien d'emplois menacée par la disparition des laboratoires des
physiciens Louis
Leprince-Ringuet et Francis Perrin (1901-1992) ainsi que du biochimiste Jean Roche (1901-1992). Deux ans plus tard, au
lendemain de la crise de l'énergie, la
maigre subvention publique destinée au Collège (11,5 MF) est grignotée par
l'augmentation des charges salariales 'Le Monde' déplorant : "...le manque d'intérêt des pouvoirs publics pour une
institution jugée surannée et peu rentable" (16 mars 1976).
III - Les sciences du vivant
Le Franc-Comtois Georges Cuvier (1769-1832), le promoteur de la
paléontologie, a participé à la fondation du Museum
national
d'histoire naturelle avant d'être nommé en 1800 professeur d'anatomie
comparée au Collège de France. En proposant une taxonomie
du règne animal divisée en quatre branches (articulés,
vertébrés, mollusques, radiaires), Cuvier se présente en défenseur
de la fixité des espèces. Il est hostile
aux thèses évolutionnistes de son ainé Jean-Baptiste de Lamarck et le fixisme se retrouvera bientôt en parfaite contradiction avec les thèses darwiniennes sur l'origine des espèces. Près de deux siècles plus tard, l'évolutionnisme qui n'est plus contesté scientifiquement est illustré avec les travaux d'Yves Coppens (1934-2022) sur les origines de l'homme, un paléontologue élu au Collège de France en 1983.
Médecine et physiologie Claude Bernard (Linternaute.com) |
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Au XIX° siècle, le Collège de France est le siège d'importants progrés
en médecine, cependant longtemps ignorés par la Faculté. Lorsqu'il
évoque la 'Naissance de la clinique', Michel Foucault (cf. infra) cite l'invention du stéthoscope par René Théophile Laënnec (1781–1826), l'instrument qui a révolutionné
l'auscultation du patient. Nommé en 1822
à
la chaire de médecine pratique, Laënnec est avec
son confrère le vitaliste Xavier Bichat,
le pionnier de
l'anatomo-pathologie, une discipline qui assurera la renommée de la
clinique française pendant plus d'un siècle. Or en 1831, la
physiologie est introduite par François Magendie (1783-1855) au Collège de France où son successeur, Claude Bernard (1813-1878),
inaugure en 1853 la chaire de 'médecine expérimentale' qui a perduré,
le fait mérite d'être signalé, jusqu'à nos jours. Pour Claude Bernard,
les seules
bases solides de la nouvelle discipline sont
l'observation et l'expérience en laboratoire, en l'occurrence
effectuées sur des
chiens. C'est ce qui lui a permis de découvrir la fonction glycogénique
du
foie. Dans son 'Introduction à l'étude
de la médecine
expérimentale' (1865), il définit : «la médecine expérimentale,
comme une science fondée sur le principe que l'explication des
phénomènes pathologiques doit être déduite des mêmes lois qui régissent
les phénomènes normaux de la vie. D'où il résulte que le vrai problème
de la médecine est de découvrir les lois communes à la physiologie et à
la pathologie, en même temps qu'elle distingue les phénomènes
physiologiques des phénomènes pathologiques». Mais la physiologie heurte un
monde médical handicapé par son impuissance
thérapeutique. Dans 'Le legs de Claude Bernard', son biographe Mrko Grmek note "...que l’intéressé
était bien trop épris d’esprit scientifique pour cacher ses sentiments
à l'égard de la médecine de son temps, cet art de faire croire aux
gens qu'on les guérit ". Ainsi, la physiologie restera longtemps cantonnés dans l'institution jusqu'à ce qu'un siècle plus tard, les néo-cliniciens ne l'introduisent à l'hôpital avec l'Association Claude Bernard.
L'Institut de biologie physico-chimique et le CNRS |
![]() André Mayer (DR |
L'un des successeurs de Claude Bernard à la chaire de médecine expérimentale, le physiologiste André Mayer (1875-1956),
reste relativement méconnu alors qu'il a tenu un rôle majeur dans
l'organisation des sciences de la vie en France. On lui doit en effet
l'idée
d'une recherche pluridisciplinaire à l'origine d'une nouvelle
discipline, la biologie moléculaire. Spécialisé dans les problèmes de
la nutrition,
André Mayer passe son
doctorat de médecine en
1900 avant d'entrer dans le laboratoire d'Albert Dastre à l'Ecole pratique des
hautes études (EPHE). En 1915, suite à la première
attaque aux gaz asphyxiants, il organise l’’Allied Chemical Warfare
Service’ où il révèle l'étendue de ses compétences à ses collègues anglo-saxons. Après
son élection au Collège de France en 1923, le baron Edmond de
Rothschild et le
physicien Jean Perrin lui demandent d'installer l''Institut
de biologie physico-chimique (IBPC). Cet organisme doit
réunir des physiciens, des chimistes et des biologistes en vue
d'étudier les mécanismes de la vie dans un esprit d'interdisciplinarité : "censé rompre dit-il avec les
rigidités du dispositif de chaires universitaires, (pour)
réaliser cette collaboration des professeurs entre eux, si souvent
désirée, mais jamais organisée jusqu’ici à cause de l’organisation de
notre université en facultés".
Attentif à l'avancée des connaissances qu'apportent le rapprochement de
la biologie et de la
biochimie, dans les années 1930, André Mayer suit l'essor
de la
'molecular biology', une nouvelle discipline
qu'il déplore de voir ignorée tant par les naturalistes du
Museum que dans les facultés des sciences. Au côté de Jean Perrin, il
préside une commission chargée
d'organiser le
CNRS avec l'idée de permettre un vaste brassage interdisciplinaire,
mais la défaite de 1940 le pousse vers l’exil aux Etats-Unis
alors qu'il est évincé de la direction de l’IBPC pour cause
d'aryanisation. A la Libération, il retrouve sa chaire du Collège, mais le CNRS devenu une caisse des sciences orientée par un comité national modelé sur le dispositif des chaires universitaires a des difficultés à s'adapter aux principes d'interdisciplinarité envisagés à son origine.
'La science des monstres'
Du fait de certaines personnalités, l'embryologie a tenu une place majeure au Collège de
France. En 1938, la découverte de
la folliculine, l'une des principales hormones sexuelles, permet à Robert Courrier (1895-1986) tout juste quadragénaire d'un installer la morphologie expérimentale et
l'endocrinologie. Dans les années 1950, devenu secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, Courrier soutient
les expérimentations hasardeuses d'Antoine Prioré pour traiter le cancer en s'opposant à son collègue Antoine Lacassagne (1884-1971),
le directeur de l'Institut du radium, lui même devenu titulaire de la
chaire de radiobiologie au Collège depuis 1941. L'embryologiste Etienne Wolff (1904-1996), l'auteur de 'La science des monstres'
(Gallimard, 1948) succède à Courrier en 1955 alors qu'il installe l'Institut d'embryologie et de
tératologie expérimentales à Nogent-sur-Marne. Devenu
administrateur du Collège en 1965, Wolff y plaide pour le
rapprochement avec l'université, mais il ne sera guère
entendu. Lui succède alors Nicole Le Douarin (née en 1930), la deuxième femme nommée au Collège en 1988 après Jacqueline de Romilly (cf. supra). Le domaine d'investigations de madame Le Douarin porte sur l'embryologie du développement, la création de chimères
cailles-poulets lui permettant d'approfondir la connaissance du système nerveux.
Les Pasteuriens au Collège de France F.Jacob, J. Monod et A. Lwoff (Radio France) |
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De Charles Nicolle (1866-1939) nobélisé en 1928 pour ses recherches sur le typhus au microbiologiste Philippe Sansonetti reçu en 2008, la renommée scientifique des pasteuriens leur a souvent valu élection au Collège de France. En 1965, le Nobel de physiologie et de médecine est remis à trois d'entre eux, Lwoff, Monod et Jacob, pour leur rôle dans l'essor de la biologie moléculaire. Jacques Monod (1910-1976)
a fait carrière à l'Institut Pasteur dont il
deviendra directeur en 1971. Il a théorisé le mécanisme fondamental de
la génétique moléculaire, l'allostérie (
ἄλλoς : autre et στερεός :
solide) qui décrit le mode de régulation de l'activité d'une protéine
sur une autre molécule, c'est-à-dire le rôle de l'ARN messager dont la
synthèse sera faite par François Gros (1925-2022), son successeur au Collège de France. En 1967, la leçon
inaugurale de Monod provoque des réactions dont rend compte 'Le Monde' et suscite la publication de son célèbre livre 'Le Hasard et la Nécessité. "Le fait que de l’information (génétique) ne soit jamais transférée dans le sens inverse,
c’est-à-dire d'une protéine à l'ADN, repose sur un ensemble
d’observations si complètes et si sûres (avec) ses
conséquences en théorie de l’évolution si importantes,
qu’on doit la considérer comme l’un des principes fondamentaux de la
biologie moderne". François Jacob (1920-2013) avait interrompu ses études de médecine
pour s'engager dans la division Leclerc où il fut blessé lors des combats de la
Libération. Dans une autobiographie, il raconte comment après la guerre n'ayant pas été recruté à l'Institut
national d'hygiène, il rejoint l'équipe d'André Lwoff à
l'institut Pasteur. En 1958, Jacob découvre que la lysogénie provoque la
synthèse de la lactase chez des bactéries, l'opéron lactose qui permet
l'échange de gènes
entre bactéries et de synthétiser des
protéines, l'un des mécanismes fondamentaux de la génétique moléculaire comme il l'explique dans 'La logique du vivant'. Il est accueilli au Collège de France en 1964 dans la
nouvelle chaire de 'génétique
cellulaire', deux ans avant celle de Jacques Monod dans celle de 'biologie
moléculaire'. La question se pose de l'absence d'André Lwoff dans l'institution. Il convient probablement d'incriminer ses
critiques vis-à-vis du monde médical qui lui ont valu l'ostracisme des
praticiens. Il reste que les Pasteuriens sont à la source du génie
génétique et des premières génothérapies comme celles menées à
l'hôpital Necker par Alain Fischer, élu en 2014 à la chaire de médecine expérimentale créée par Claude Bernard cent cinquante ans plus tôt.
L'essor des neurosciences Jacques Glowinski (Depardieu, Inserm) |
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A la confluence des sciences de la vie et de la société, les neurosciences
illustrent pleinement les vertus de la pluridisciplinarité. Jean-Pierre Changeux (né en 1936)
y est entré en 1972 après avoir fait sa thèse sous la
direction de Monod. Avec l’identification du
récepteur nicotinique (noradrénaline), il démontre l'existence d'un lien entre le
système nerveux et les fonctions cognitives dans un livre écrit avec le
mathématicien Alain Connes, 'L'homme neuronal'. Dans les années 1990, avec
Stanislas Dehaene (né en 1965), élu au Collège en 2005, Changeux évoque le modèle d’un accès à la conscience fondé sur la mobilisation
de réseaux neuronaux dans un espace cognitif global. Partageant ce type d'approche holiste, Jacques Glowinski (1936-2020) a débuté dans le laboratoire d'Alfred Fessard (1900-1982) en neurophysiologie générale
avant de rejoindre le Collège de France pour occuper la chaire de
pharmacologie. Rendant compte de sa leçon inaugurale en 1983, Claudine Escoffier-Lambiotte rappelle : "(les) deux façons d'aborder la complexité des mécanismes
cérébraux. L'une, réductionniste, consiste en l'étude ponctuelle,
approfondie, biochimique ou physique de l'un des systèmes-types
d'action ou de transmission nerveuse : un transmetteur comme
l'acétylcholine et son récepteur, par exemple. L'autre façon, que les
travaux de Jacques Glowinski et de son équipe ont brillamment
illustrée, consiste à passer du ponctuel au général, à l'organisation
globale qui les coiffe, qui les régule et qui harmonise leurs actions,
comme un ordinateur commanderait, par tout un réseau de communication
et de transmission le fonctionnement d'une usine ou le flux de la
circulation dans une ville"
(Le Monde, 31 janv. 1983). Au
début du nouveau siècle, l'importance prise par les neurosciences dans les sciences de la vie et la qualité
des chercheurs expliquent leur prise de
responsabilités à la tête de l'institution. Nommé administrateur,
Glowinski a le souci d'ouvrir l'organisme à l'international et il lance en 2004 un débat 'Science et conscience européennes'. Confronté aux insuffisances des dotations publiques, la Fondation Hugot
(créée en 1979) qu'il préside et dont l'objet est de "...promouvoir des rencontres et échanges pluridisciplinaires
" soutient le programme de cartographie du génome humain. Le cardiologue Pierre Corvol (né en 1941) lui succède comme administrateur en 2006 et développe des liens avec
la Fondation Bettencourt Schueller, laquelle prend en charge la modernisation des locaux de la rue des Ecoles. Enfin le normalien Alain Prochiantz (né en 1948) qui a travaillé avec Glowinski obtient la chaire de
'Processus morphogénétiques' avant de devenir administrateur du Collège de
2015 à 2019. Dans un petit ouvrage, 'La biologie dans le boudoir', Prochiantz opère la distinction entre le développement des individus et
l'évolution des espèces. Avec ses collègues Alain Joliot et Michel
Volovitch, il a validé l'hypothèse que deux cellules
se communiquent une information de position en échangeant
une protéine nucléaire qui change sa morphologie.
IV - Economie et Société
La première chaire d’économie confiée à Jean Baptiste Say (1767-1832) est créée en 1820 au Conservatoire des arts et métiers. Industriel du textile, Say a été le témoin de la
première révolution industrielle. Dans son traité d'économie
politique paru en 1803, figure la célèbre loi des débouchés portant sur la confrontation de l'offre et de la demande.
Elu au
Collège de France en 1830, il occupe la première chaire d'économie
politique. De fait, la discipline s'est davantage développée chez les opérateurs et dans les
écoles d'ingénieurs qu'à l'université où l'économie est tenue pour une matière
subalterne. Il faut attendre la fin des années 1950 pour que la faculté devienne de droit et de sciences économiques. Pourtant
au Collège de France comme ailleurs, peut-être faut il y voir le signe
de son dynamisme intellectuel, l'économie se divise en deux
approches distinctes, dirigiste et libérale.
Dirigisme et économie sociale
Le dirigisme économique s'est développé en France au
lendemain de la seconde Guerre Mondiale. Pour l'Etat-providence le bien
être d'une population ne saurait se dissocier de son niveau de vie
estime le polytechnicien Alfred Sauvy (1898-1990). Animé par un souci nataliste très présent dans la France de l'époque, Sauvy fonde l'Institut national d'études
démographiques
au lendemain de la guerre avant de devenir professeur de 'démographie
sociale' au Collège en 1959. Dans la tradition colbertiste qui veut que
l'État mène une politique dirigiste, François Perroux (1903-1987) fonde en janvier
1944 l’Institut de sciences économiques appliquées où il met au point la comptabilité
nationale censée articuler le flux 'des opérations marchandes../ des opérations
publiques et des transferts sociaux'. Devenu chroniqueur attitré du 'Monde', Perroux obtient la chaire d''analyse des faits
économiques et sociaux' du Collège de France en décembre 1955. Inscrit dans cette perspective dirigiste, le polytechnicien Roger Guesnerie (né en 1943)
a débuté au Commissariat du Plan en tant que
spécialiste de l’économie publique, des questions d’assurance sociale
et de redistribution. Professeur au Collège de France depuis 2000, s'il
considère que le marché représente un mécanisme irremplaçable pour
l'économie, mais il pointe ses défaillances : "il
est difficile de croire que le marché constitue la clé de tous nos
problèmes". Il a ainsi contribué au développement de recherches menées entre économie
et sociologie comme celles d'Esther Duflo (née en 1972), détentrice depuis 2009 de la chaire 'savoirs contre pauvreté'.
Econométrie et libéralisme Edmond Malinvaud (DR) |
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Aux antipodes sur le plan méthodologique,
l'économétrie naît dans les années 1930 de l'identification statistique
et de l'élaboration de tests sur les données économiques. Ainsi, le
polytechnicien Edmond Malinvaud (1923-2015)
a-t'il marqué la place de l'analyse mathématique dans les sciences
économiques. Ancien élève de l'École polytechnique, puis responsable de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE),
Malinvaud est nommé professeur au Collège de France de
1988 à 1993 à la chaire d'analyse
économique. Contestant les politiques dirigistes de l'après-guerre, sa
réflexion évoque l'évolution vers l'économie libérale : "la
comptabilité
nationale n'est pas un cadre suffisant pour la réflexion économique"
estime t-il. Non sans de solides arguments, il considère que le
monétarisme serait la meilleure voie vers l'émergence d'une conscience
européenne : "l'Euro
sera l'un des piliers d'une cohésion nouvelle. C'est un acte de
confiance dans l'avenir, un facteur d'espérance et d'optimisme, qui
permettra à l'Europe de mieux affirmer sa destinée et d'entrer de
plain-pied dans un XXIe siècle fondé sur la paix et la liberté".
V - Le Collège fin de siècle
A la fin du XXème siècle, les sciences exactes et les
sciences humaines se partagent à égalité la cinquantaine de chaires du
Collège de France. Encore cet équilibre ne donne t-il pas la mesure des
avancées réalisées dans l'ensemble des disciplines. Ainsi le développement
des sciences lourdes et des recherches collectives trouvent moins de
place dans l'institution, à quelques exceptions près comme
dans le cas de Jean-Marie Lehn (né en 1939),
l'inventeur de la chimie supramoléculaire, nommé au Collège en 1980,
puis
lauréat du Nobel sept ans plus tard. En revanche, là où la recherche
relève souvent de pratiques individuelles, comme les sciences humaines
et sociales, l'obtention d'un chaire dans la tour d'ivoire de la rue
des Ecoles permet à son titulaire de dispenser un enseignement nourri
par ses activités de chercheur.
Existentialisme et phénoménologie Maurice Merleau-Ponty (Gallimard) |
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Au lendemain de la Seconde mondiale, deux courants
philosophiques assurent le magistère de l'institution, l'existentialisme et le structuralisme. Inspiré d'Edmund Husserl, l'existentialisme
considère que l'être humain forme l'essence de
sa vie par ses propres actions, indépendamment de toute doctrine
théologique, philosophique ou morale. Chaque individu est un être
unique, maître de ses actes, de son destin
et de ses valeurs, ce que Jean-Paul Sartre résume dans la formule célèbre, 'l'existence précède l'essence'. Son condisciple et ami à l'ENS, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) est élu à la chaire de philosophie du Collège en 1952. Lors de sa leçon inaugurale, le philosophe recommande aux jeunes existentialistes qui ont envahi l'amphithéâtre "d'appréhender la réalité
telle qu'elle se donne à travers l’expérience du vécu. Merleau-Ponty a fait partie
du
comité directeur de la revue 'Les Temps modernes' depuis sa fondation en 1945
jusqu'en 1952, l'année de sa rupture avec Sartre. A l'époque, ce dernier s'était permis de publier un
article ('Les Communistes et la paix') sans le prévenir. " Pourquoi Sartre n'est-il pas entré au Collège?
«Claude Lévi-Strauss
avait
insisté pour que Sartre voulût bien accepter une chaire aux conditions qui seraient les siennes...raconte Merleau-Ponty/ Par exemple s'il
voulait parler
trois heures d'affilée.../ Je demandais à Sartre les raisons de son
refus : 'Je me souviens de l'enseignement de Bergson, avec les dames du
seizième arrondissement aux premiers rangs', argument que je récusais
aisément en lui promettant un parterre de sidérurgistes. Alors, plus
authentiquement je crois : 'je ne tenais pas à enseigner… ou alors à
des petits, à des sixièmes…' " (Les lettres d'une
rupture', dans Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux, 1951-1961',
Verdier, 2000). Que Sartre
ait été plus idéaliste que Merleau semble indiscutable, mais la
contradiction inhérente à son individualisme philosophique et à son attirance pour le marxisme trace probablement les limites de postérité d'une pensée philosophique.
Structuralisme et anthropologie Claude Lévi-Strauss (Radio Pays d'Hérault) |
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Bien plus que l'existentialisme, le structuralisme
a marqué de son influence toute la fin du XXème siècle. Au début des années
1930, l'approche globalisante des sciences humaines est introduite au Collège par l'ethnologue Marcel Mauss
(1872-1950). En 1955, la publication de 'Tristes tropiques' par Claude Lévi-Strauss (1908-2009) popularise l'anthropologie structurale, "une méthode, qui revient à
postuler une analogie de structure entre divers ordres de faits sociaux
et le langage, qui constitue le fait social par excellence", autrement dit, à traiter chaque phénomène collectif comme un
tout non réductible à la somme de ses parties. Nommé professeur du Collège de France en 1960, Lévy-Strauss publie les quatre volumes des 'Mythologiques'.
Il confronte des cultures a priori sans contact entre elles, les mythes
amérindiens avec ceux du Japon par exemple, pour donner ce que l'on peut qualifier de
quintessence de l'universalisme philosophique du Collège : "peu de savants se sont
aventurés aussi loin que (lui) dans l'exploration des mécanismes cachés
de la culture, écrit Roger-Paul Droit. Par
des voies diverses et convergentes, il s'est efforcé de comprendre
cette grande machine symbolique qui rassemble tous les plans, de la vie
humaine, de la famille aux croyances religieuses, des œuvres d'art aux
manières de table. Le paradoxe des très grandes œuvres, celles qui sont
vraiment décisives et novatrices, est de pouvoir se caractériser en peu
de mots. Ainsi pourrait-on dire qu'il déchiffra le solfège de l'esprit
". Sans conteste, les perspectives ouvertes par Claude Lévi-Strauss ont profondément influencé la recherche en sciences
humaines en général. Dans cette veine, élu au Collège de France en 1949 à la chaire des
civilisations indo-européennes, Georges Dumézil (1898-1986) découvre le
lien de parenté entre les noms latin
et sanscrit donnés au prêtre, 'flamen' et 'braman', ce dont l'anthropologue conclut que toute société s'organise autour de la trilogie travail - guerre - sacré. Le structuralisme a aussi gagné le champ littéraire avec Roland Barthes (1915-1980), l'auteur du 'Degré zéro de l'écriture', entré au Collège de
France en
1977 pour occuper la chaire de sémiologie littéraire.
Selon Barthes tout texte doit céder sa place au lecteur qui en possède
sa propre lecture, autrement dit l'auteur ne peut être le seul garant du
sens de son œuvre. Le structuralisme a également
inspiré des philosophes tel le parangon du maoïsme Louis Althusser (1918-1990) ou le déconstructiviste Jacques Derrida (1930-2004), de même que les historiens de la dernière génération des Annales.
L'école des Annales Fernand Braudel (cimetière du Père-Lachaise) |
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La sociologie comme sport de combat Pierre Bourdieu (Encycl. Britannica) |
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La tentation post-moderniste Michel Foucault (Libération) |
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