Républiques atomiques
L'énergie nucléaire en France des origines à nos jours
Pour citer cet article : J-F Picard,
histcnrs.fr/www/RepAtom.html (2024)
A Michel
De la III° à la V° République, l'énergie atomique est au
cœur de
l'histoire de la France contemporaine. Des débuts du vingtième
siècle jusqu'à nos jours, entre des usages civils et militaires étroitement intriqués, en France le nucléaire n'a
cessé de justifier le souci d'indépendance
nationale, cause de relations parfois houleuses avec l'Allemagne, sa
voisine. Au début on trouve quelques uns des premiers prix Nobel, en 1903 celui
d'
Henri Becquerel pour la
découverte de la
radioactivité et des
époux Curie qui ont
extrait le radium de quelques tonnes de pechblende, puis de Marie Curie en
1911, la fondatrice de l’
Institut
éponyme consacré aux
applications thérapeutiques. C'est le rôle tenu par
quelques protagonistes de cette aventure atomique que l'on voudrait évoquer ici, parmi lesquels celui
de Frédéric Joliot, le
promoteur d'un programme de recherches atomiques lancé à la fin de
la Troisième République, de Pierre Guillaumat le patron du CEA qui a fabriqué la bombe atomique sous la Quatrième et de
Marcel Boiteux qui a fait basculer EDF
dans le tout électrique - tout nucléaire sous la Cinquième.
I - Radioactivité et fission
Né avec le vingtième siècle,
Frédéric Joliot est le plus jeune d'une fratrie de
six enfants, fils d'un ancien communard et d'une mère d'origine alsacienne. Eleve au lycée Lakanal de Sceaux, il intègre l’École
municipale de physique et de chimie industrielles où il a comme
professeur en mentor le physicien
Paul Langevin. Passionné par la recherche, à l'issue d'un stage aux aciéries Arbed au Luxembourg, sur les
recommandations de Langevin, il entre en 1925 à l'
Institut du radium
comme
préparateur de Marie Curie. Dans cette Mecque de la
radiobiologie, il épouse Irène,
la fille de la patronne. En vacances avec les Curie,
les Langevin, les Perrin à l'Arcouest sur la côte bretonne,
l'ingénieur ne se départit pas d'une forme de complexe d'infériorité
vis-à-vis du monde normalien qui l'accueille. Mais des qualités d'expérimentateur
hors pair lui permettent de découvrir avec son épouse le phénomène de la
radioactivité artificielle récompensée par
le Nobel de chimie 1935, partagé avec le physicien
James Chadwick de l'Université de
Cambridge qui a identifié le neutron.
Dans son discours de récipiendaire, Joliot évoque
l'importance d'une découverte qui permet de disposer
de radiosources
d'usages thérapeutiques, mais ouvre par ailleurs des perspectives d'une autre ampleur, comme celle de "
...domestiquer la fantastique énergie de la matière, voire d’imaginer des
effets beaucoup plus destructeurs.../ En brisant les éléments à
volonté, on pourra réaliser des transmutations à caractère explosif,
véritables réactions chimiques (en) chaines" annonce t-il.
Accélérateur de particules et réaction en chaine
A la fin des années 1930, la France reprend le premier rang dans le grand mouvement de la
physique moderne dit
Jean Perrin le Nobel qui est en train d'organiser la
'Caisse nationale de la recherche scientifique', le futur CNRS. Le couple Joliot qui partage l'engagement
progressiste de ses ainés est devenu une étoile montante de la communauté scientifique et Frédéric Joliot
est élu au
Collège France
en 1936. Convaincu de
l'intrication nécessaire entre la recherche fondamentale et ses
applications industrielles, sa conviction reste assez peu partagée dans les milieux scientifiques. Mais grâce au soutien de la
fondation Rockefeller, Il
quitte l'ambiance un peu artisanale de l’Institut Curie pour installer un
cyclotron au Collège de France. En 1937, cet accélérateur de particules est le premier de son type en Europe, mais sa mise
au
point laborieuse requiert l'aide d'un
technicien envoyé par l'inventeur du cyclotron, l'Américain
Ernest Lawrence.
Joliot dispose aussi d'un
accélérateur Van de Graaff au Laboratoire de synthèse atomique (LSA)
installé par le CNRS à Ivry. C'est là qu'il réalise avec
Lew Kowarski et
Hans Halban un autre pas
décisif dans la domestication de l'atome, le contrôle de la fission d'un noyau
d'uranium qui libére l'énergie de la matière selon la célèbre formule d'Albert Einstein au début du siècle,
E = mc2. En décembre 1938, la réalité du processus de fission est obtenue dans le
laboratoire d'
Otto Hahn
à la ''Max Planck Gesellschaft' en Allemagne. Au 'LSA', Joliot et son équipe réalisent une expérience qui prouve
que deux ou trois neutrons
secondaires sont émis par la fission du noyau d'uranium (1). Autrement dit, ils entrevoient la possibilité de
construire une bombe ou une pile
atomiques. C'est ainsi qu'au mois de mai 1939, le CNRS dépose
trois brevets, les deux premiers concernent la
production d'énergie nucléaire dans une pile, le troisième
intitulé 'perfectionnement aux charges explosives' la possibilité d'une explosion
provoquée par la
projection de deux masses de matière fissile l'une contre l'autre. Préoccupé par les menaces de guerre, le physicien
Leo Szilard
les met en garde quant au risque de publier ces
travaux alors que la question
atomique semble devenir un fort enjeu politique. Joliot et les siens prendront encore deux
autres brevets en avril 1940, dont l'un pour signaler que l'uranium
enrichi en isotope 235 s'avère plus fissile que l'uranium naturel.
Mobilisation scientifique
En 1939, le CNRS débloque cinq millions de francs au profit de la recherche nucléaire, soit 2% de l'ensemble
des crédits dévolus à la recherche scientifique en France. En matière de
publications, l''historien Spencer Weart estime que les atomistes français se placent alors au deuxième rang dans
le
monde, derrière les Etats-Unis (2). Pour se procurer les tonnes d'uranium indispensables aux
expériences, le CNRS passe un accord avec l'Union minière du
Haut-Katanga. La recherche atomique entre dans sa phase
industrielle. En octobre 1939, lorsque la
mobilisation du CNRS est organisée par le physicien Henri Longchambon,
le groupe 'GR 1' est dirigé par Joliot
et regroupe le cyclotron du Collège de France, le 'LSA' du CNRS et
l'Institut du radium. Le ministère de l'Armement est confié à
Raoul Dautry, un
polytechnicien ancien patron des chemins de fer de l'Etat qui rencontre Joliot en novembre. Une convention
passée avec le CNRS suscite la constitution d'une
‘Société anonyme pour l'exploitation de l'énergie atomique’ (SPEDEN),
modeste ancêtre du futur CEA (3). Pendant la drôle de guerre, le physicien
Francis Perrin,
le
fils de Jean Perrin, calcule la masse
critique d'uranium nécessaire pour amorcer une réaction en chaine et il
se charge de trouver un polygone d'essai au Sahara dans l'éventualité
où une expérience incontrôlée provoquerait une explosion atomique (4).
Un modérateur du flux neutronique est
nécessaire pour réaliser une 'machine à uranium' (une pile atomique) et
Dautry
dépêche son attaché de cabinet,
Jacques Allier, pour récupérer un stock d'eau
lourde produit par la 'Norsk-Hydro' en Norvège. Au
printemps 1940, la guerre cesse d'être statique. L'offensive allemande contraint les atomistes à gagner
Clermont-Ferrand ou
Longchambon envisage de réaliser une expérience "E.N."
sur un terrain
mis à la disposition du CNRS. Mais la défaite balaye ce projet. Le
stock d'uranium est expédié à Toulouse, tandis qu'Halban et Kowarski
s'embarquent pour l'Angleterre avec l'eau
lourde. L'expérience de réaction en chaine sera
réalisée, mais
en décembre 1940 par le '
MAUD Committee' à Cambridge.
Un savant occupé
Pourquoi Joliot n’est-il pas parti avec ses collaborateurs comme
Dautry le lui avait ordonné? Les historiens
comme les témoins en sont réduits aux hypothèses.
Dans sa biographie
très documentée, Michel Pinault souligne sa ferme volonté de rester en
France : "
en choisissant la complexité d'un
chemin obscur et en s'engageant dans une nouvelle évolution intellectuelle
qui modifie considérablement le personnage" (5). Un proche du couple Joliot-Curie, le
physicien Jean Teillac rappelle la psychologie compliquée du personnage : "
Joliot avait un caractère très tourmenté. Ses
contradictions le rendaient malheureux. Discuter avec lui, c'était
souvent un dialogue pendant dix minutes suivies d'un monologue pendant une heure. Il était volubile, il passait d'une chose à
l'autre. On voyait qu'il subissait toutes sortes d'influences. Son
mariage avec Irène Curie a été un problème, c'était la fille de la
patronne. Lui, il était le modeste étudiant embauché comme préparateur
par Marie Curie. Certains lui ont reproché d'avoir épousé Irène pour sa
propre carrière. En juin 1940, il n'est pas parti parce qu'il fallait
bien que quelqu'un reste, c'était son argument essentiel. D'autres ont
dit qu'il était resté car il avait ainsi plus d'autonomie pour faire un
certain nombre de choses. D'autres disent encore qu'il voulait partir
mais qu'il ne l'a pas pu à cause d'un concours de circonstances, qu'il
n'a pas pu embarquer sur le bateau (avec Halban et Kowarski), que la santé de sa femme, etc." Reste qu'il reprend ses responsabilités dans le Paris
de l'occupation et notamment la direction de son laboratoire au Collège
de France. Le cyclotron intéresse beaucoup les Allemands qui ne
disposent d'aucun appareil de ce type. A l'été 1940, il
reçoit la visite du physicien
Walther Bothe qui
a participé à la découverte du neutron et qui est accompagné de
Wolfgang Gentner
un
ancien collègue de Joliot qui participe à la mise en service de
l'instrument. A la fin de l'hiver 1941-42, le cyclotron produit un
faisceau de
particules de 7-MeV destiné à irradier des échantillons d'uranium pour
le laboratoire d'Otto Hahn à la 'Max Planck Gesellschaft'. Joliot est en contacts avec
Jean Bichelonne,
l'ex-directeur de cabinet de Dautry, devenu le ministre de la production
industrielle de Vichy (6). En relation avec
Raoul de Vitry, le
patron de Péchiney, il crée la 'SEDARS', un organisme destiné à la fabrication
de radio-isotopes à usage médical. Ses travaux sur la thyroxine marquée à
l'iode 131 par le cyclotron
sont présentés à l'Académie de médecine et il est élu à l'Académie des sciences en 1943.
Le camarade Joliot...
Le physicien
Jean Wyart évoque l'ambiguïté de son comportement. Sa fille,
Hélène Langevin raconte l'évolution politique de son père : "
la raison de son engagement est la résistance
universitaire où il a rencontré en
majorité des militants communistes. L'élément
dominant fut sa rencontre avec Pierre Villon
(dont) on connait le rôle dans la Résistance. C'est Villon qui lui a
demandé de prendre la présidence du Front National Universitaiire et
finalement
qui l'a conduit à devenir communiste".
Gabrielle Mineur, à l'époque secrétaire générale du CNRS, donne probablement le fin mot de l'histoire : "
pour Joliot, adhérer au Parti communiste a pu être une contrepartie, une sorte
de caution susceptible de jouer auprès des français de
Londres. Il a pu rechercher auprès des communistes la caution que
lui refusaient les français de l'étranger...". En effet, à la Libération, sa situation suscite d'autant plus d'inquiétude que les
Américains sont engagés dans le projet Manhattan qui aboutira à la bombe atomique. Une mission scientifique (
Alsos) est dépêchée
en Europe pour investiguer l'état d'avancement des recherches
allemandes. En aout
1944 à Paris, Joliot est interrogé par le
physicien
Samuel Goudsmit. Invité à Londres, il est confronté à
Francis Perrin et Bertrand Goldschmidt tous deux membres de la
France libre, ce dont il ressort que les Nazis semblent n'avoir donné
aucune priorité à la recherche atomique (7).
Poursuivies en Allemagne
en 1945 après la capitulation du Reich, les investigations menées par
les Américains confirment ce retard alors que les physiciens allemands
commençaient à peine
la construction d'une pile expérimentale. Internés dans un
manoir anglais sonorisé (
opération Epsilon), les conversations enregistrées entre Werner
Heisenberg, Otto Hahn et leurs collègues, trahissent leur incrédulité à
l'annonce de l'explosion d'Hiroshima, mais révèlent aussi leur connaissance de
l'engagement communiste de Joliot sous l'occupation (8).
...à la direction du CNRS
Le 20 aout 1944, le psychologue
Henri Wallon
le commissaire du gouvernement chargé de
l'Education nationale nomme Frédéric Joliot à la tête
du CNRS. Devant le comité directeur qu'il vient d'instituer,
l'intéressé ne cache pas son intention de privilégier les relations de la recherche et de l'industrie : "
si le mot recherche
dirigée choque certains, disons s'ils préfèrent recherche organisée"
prévient-il en créant des commissions
interdisciplinaires sur la thermodynamique, les maths appliqués,
la chirurgie réparatrice, la chimie des hautes températures et des
matériaux
réfractaires, l'énergie thermique des mers, l'électrotechnique, les
fluides
compressibles et les vitesses supersoniques, les moteurs à réaction,
la microscopie électronique, la spectrographie de masse,
les antibiotiques et la transfusion sanguine, etc. Il confie aux
biologistes
Louis Rapkine et
André Lwoff ainsi qu'au physicien André
Berthelot le soin de mener une
mission de récupération du
matériel scientifique en Allemagne, voire de regrouper des physiciens nucléaires
à Mayence dans la zone française d'occupation. Mais ses
préoccupations qui relèvent de ce que l'on qualifiera quelques années plus tard de
'recherche - développement' se heurtent
aux réticences du corps universitaire. Lorsque Joliot
propose de rattacher le CNRS à la présidence du conseil, Wallon lui oppose
l'inefficacité d'une telle mesure. Quant à l'éventualité d'inviter
Maurice Ponte, le patron de la CSF, au
comité directeur du CNRS, elle est bloquée par Paul Langevin qui estime
: "
qu'il est temps de mettre fin aux
abus des patrons qui se sont déchargés du cout de la recherche sur les
organismes publics". Un an à peine après sa nomination, Joliot quitte donc le CNRS pour
participer à la création du Commissariat à l'énergie atomique (9).
II - Le Général et le CEA
Le 11 juillet 1944, un mois après la constitution
du Gouvernement provisoire de la République française à
Alger, quatre semaines après le débardement en
Normandie, trois scientifiques de la France libre exilés
outre-Atlantique,
Pierre Auger,
Jules Guéron et
Bertrand Goldschmidt, ont informé le général de Gaulle de l'état d'avancement du
'
Projet Manhattan'. "
A l'origine du CEA témoigne Auger,
je dois mentionner que
j'avais eu un premier rapport avec le général de Gaulle à New-York puis
à Montréal. Il voulait savoir où la recherche atomique en
était. On lui a expliqué la situation et il nous a dit qu'il tiendrait compte de
nos informations lorsque il reviendrait en France". Installé à Paris au début de septembre 1944, le Gouvernement d'unité
nationale qu'il dirige décide d'organiser un
Commissariat à
l'énergie atomique (CEA).
La genèse du Commissariat
Grace à l'excellente documentation réunie par
Michel Pinault pour sa biographie de Joliot, il est possible de préciser son rôle comme celui de
Pierre Auger dans la genèse du nouvel organisme (10)
. De la même génération que Joliot, le normalien Auger,
le découvreur des
grandes gerbes de rayons cosmiques
avait participé à la mise en place du CNRS avant d'émigrer
au Canada. En septembre 1944, il reprend
contact avec
Joliot pour réintroduire la France dans la
recherche
atomique. A la question de savoir si la collaboration avec les
Américains ou les Anglais ne pouvait aboutir, Joliot aurait suggèré un
rapprochement avec l'URSS, une éventualité dont on sait qu'elle
n'aurait pas contrarié
le chef de l'Etat dont les relations furent parfois houleuses avec
les Alliés. En décembre, Frédéric Joliot rencontre Jacques Allier resté
en contact avec
Raoul Dautry,
le ministre de l'armement qui avait cohabité avec De Gaulle dans le
dernier gouvernement de la IIIème République. Dautry vient d'être nommé
ministre de
la reconstruction. En mars 1945, il transmets une note au Général
pour lui proposer ses services
: "...afin que la France se réintroduise dans
le circuit des recherches en formant une équipe de travailleurs qui
serait placée à la disposition et sous l'autorité de Frédéric Joliot, celui-ci étant sans aucun doute le seul savant à
pouvoir maîtriser le problème" (11), désormais précise Dautry, l'énergie nucléaire représente un enjeu tel
qu'elle ne
saurait rester dans les attributions du CNRS. En mai 1945, Auger
et Joliot obtiennent une entrevue avec le Général : "
il
nous a dit, il faut fonder un institut français,
un institut national, et on lui donnera le titre que vous voudrez.
Prenez Dautry avec vous, c'est un grand administrateur. Il vous aidera
à mettre sur pieds cette nouvelle administration... En
réalité souligne Auger, le CEA était un organisme parfaitement adapté à la
vocation de Joliot. Il serait plus chez lui au CEA qu'au CNRS, un organisme qui
couvre toutes les sciences, y compris les sciences humaines, pour
lesquelles il n'avait aucune affinité". Sur ce, surviennent les
explosions d'Hiroshima et de Nagasaki en aout 1945 lesquelles, au dire de Pinault, le plongent dans une sorte de sidération.
L'ordonnance fondatrice
Au mois de septembre, les première séance de travail pour
élaborer le statut du CEA donnent leu à des négociations avec le
conseiller d’Etat Jean Toutée, un proche de Dautry, ex-conseiller juridique des chemins de fer de
l’Etat. Dautry revendique
l'égalité avec Joliot dans la direction du nouvel organisme, d'où l’idée d’un établissement bicéphale directement
attaché à la tête du Gouvernement. Dans son article premier,
l'ordonnance du 18 octobre 1945 institue le Commissariat a
l'énergie atomique
. "Il est apparu que cet organisme devait être à la fois très près
du
gouvernement, et pour ainsi dire mêlé à lui et cependant doté d'une
grande liberté d'action /.../ La
tâche du nouveau Commissariat /.../ est définie de
la façon suivante : il poursuivra les recherches scientifiques et
techniques en vue de l'utilisation de l'énergie atomique dans les
divers domaines de la science, de l'industrie et de la Défense
nationale". Le Général de Gaulle donne une conférence de presse au
cours de laquelle il évoque la naissance du CEA : «
vous le savez, il m'est arrivé de faire des prophéties dans des
matières stratégiques /.../ Pour ce qui est de la
bombe atomique, on pourrait faire des hypothèses à perte de vue, et
j'ai trop à faire. Vous me demandez si nous avons une position quant au
fait que la bombe atomique a été élaborée et est gardée en commun par
les Américains, les Anglais, les Canadiens. Je vous rappelle qu'elle a
été, à l'origine, élaborée un peu par des Français. Vous savez qu'au
moment où le conflit a éclaté, nos savants, M. Joliot-Curie et
d'autres, avaient déblayé le problème…/ Puis des circonstances tragiques
les ont empêchés de poursuivre leurs travaux. Néanmoins, ce qu'ils ont
pu faire et ce que le gouvernement français auquel j'avais l'honneur
d'appartenir en 1940 a pu faire pour procurer aux Alliés les moyens
qu'ils avaient en mains a été fait. Cela n'a pas été inutile dans les
recherches de nos Alliés…./ Finalement cette bombe a été fabriquée par
nos Alliés, et il est vrai qu'en tant que gouvernement, en tant que
France, nous n'y étions pas. Que voulez-vous? Il y a beaucoup de choses
qui ont été réglées pendant que nous n'étions pas là. Ce ne sont pas
toujours les choses les plus heureusement réglées…./ Quant à la bombe
atomique, nous avons le temps. Je ne suis pas convaincu que l'on ait à
employer les bombes atomiques à très bref délai dans ce monde. En tout
cas, le Gouvernement français ne perd pas de vue cette question, qui
est très grave pour le monde entier et dont les conséquences sont
évidemment immenses. Cette bombe a abrégé la guerre. Pour nous-mêmes ou
nos descendants verrons si l'on doit dans l'avenir continuer à lui
rendre justice » (12).
Un bicéphalisme hasardeux
En janvier 1946, un décrêt nomme Frédéric Joliot-Curie Haut-commissaire du CEA. Irène
Joliot-Curie, Pierre Auger et
Francis Perrin deviennent membres du comité de l'énergie atomique,
Raoul Dautry devenant Administrateur général, délégué du
gouvernement. Au cabinet du haut-commissaire,
Etienne Bauer témoigne de
l'ambiguïté de ces dispositions : "
Joliot semblait déchiré. Il ne m'a
jamais donné l'impression d'un homme entièrement libre. En fait, le
Parti
communiste le tenait par les
cheveux. De
plus, il ne travaillait pas assez. Après la guerre, il faisait trop de
trucs à coté, notamment de la politique, il était devenu une sorte de
'Perrin des steppes', un Aragon de la science'…/ On avait à notre tête
Raoul Dautry qui avait demandé au conseiller d'Etat Pierre Toutée de
lui tailler des statuts extraordinaires, pas de
contrôleur des dépenses engagées, une liberté totale d'embauche, toutes
facilités pour acquérir des immeubles, etc.../ Il y avait deux bureaux
directoriaux au siège (rue de Varenne),
l'un au rez-de-chaussée, un autre peu moins beau à l'étage. Ca avait
été une terrible discussion
entre le l'Administrateur et le Haut commissaire pour
choisir l'un ou l'autre. Je me souviens que Kowarski avait accroché sur
la glace de son bureau une coupure de presse où il était question d'une
tortue anormale à deux têtes. L'animal était mort parce que les deux
têtes s'étaient entre dévorées. En réalité, au CEA le pouvoir moral
c'était Joliot, mais le pouvoir réel c'était Dautry…./ Or ce dernier
ne faisait pas de cinéma. On n'a jamais dit assez de bien de lui. En
fait, c'est Dautry qui a fait du Commissariat
cette machine exaltante, extraordinaire"
Premières réalisations
En mars 1946, le CEA est doté d'un plan pluriannuel pour développer
l'énergie atomique. La première étape consiste à construire une pile.
De retour du Canada où il a participé à l'installation de la pile
ZEEP,
Lew Kowarski dispose du stock d'uranium constitué
avant-guerre et Dautry passe une accord avec la Norvège pour obtenir
l'eau
lourde nécessaire pour la modérer. La construction de ZOE (zéro énergie, oxyde
d'uranium, eau lourde) débute au mois de juillet 1947 dans le fort de
Chatillon
mis à la disposition du CEA par les Armées. Sept ans après
la pile de Fermi à Chicago et deux ans après
celle de l'Institut Kourtchatov en URSS,
la divergence de ZOE le 15 décembre 1948 est
saluée comme un symbole du redressement national. L'année suivante ZOE commence à produire
des
radio-isotopes à usage biologique (phosphore 32,
yttrium 90) destinés à Irène Joliot et Antoine Lacassagne. Sur une
initiative de Dautry, l'acquisition de cent cinquante hectares en banlieue
parisienne permet de commencer la construction du
Centre d'études nucléaires de Saclay dont le plan masse est confié à l'architecte
Auguste Perret. Le CEA envisage d'y installer deux piles expérimentales dont l'une à graphite pour des
applications biologiques et une autre plus puissante (EL1) pour évaluer sa capacité de production
électrique. Ces développements requièrent un important effort
de prospection minière, entrepris à la fois en métropole au gisement
de La Crouzille découvert par le géologue
Jean Orcel,
et aux colonies, notamment à Madagascar. Sous la direction
Bertrand Goldschmidt devenu le responsable de la chimie au CEA, le traitement du minerai est assuré à la
poudrerie nationale
du Bouchet qui conditionne l'oxyde d'uranium. Cet ensemble d'activités a nécessité le
recrutement de 260
scientifiques et techniciens et de 500 mineurs, dont 400
outre-mer. Soucieux de soutenir la recherche
fondamentale, Joliot propose la création d'un 'Service de physique
nucléaire' confié à l'un des ses anciens assistants, André
Berthelot. En l'occurrence, il bénéficie du soutien de Francis Perrin qui désavoue les
priorités accordées à la construction des piles. Le bilan
du CEA n'est certes pas négligeable au tournant des années cinquante, mais peu avant son départ,
Dautry note dans son rapport d'activité les difficultés rencontrées dans la gestion du
personnel : "
sollicité par un engagement politique de plus en
plus affiché à la direction du Parti communiste, le Haut commissaire a laissé
une large initiative à un comité scientifique chargé d'organiser le
Commissariat… / Or, il apparait qu'il n'y a pas encore I'esprit d'équipe et ou de service public,
sans lesquels j'estime qu'on ne peut remplir pleinement de grandes
tâches. Du moins, avons-nous réussi à éviter les conflits
intérieurs et à ajuster à temps les salaires et traitements et
à réaliser des promotions s'harmonisant à travers des services aussi
divers sans établir des disparités critiquables, soit entre les
services, soit avec l'industrie privée et les administrations
publiques".
III - La République et la bombe
Dans son livre '
Le Mal français',
Alain Peyrefitte un ancien
ministre de la V° République rapporte le propos qu'aurait tenu Joliot au
général
de Gaulle en 1945, lui promettant de construire 'sa' bombe atomique.
Mais au mois de
novembre, arguant du double aspect à la fois belliqueux et pacifique de
l'énergie atomique, le président Truman transmet à l'ONU la décision
de mettre sa technologie sous embargo :
"l'exploitation militaire de l'énergie atomique
dépend en grande partie des mêmes méthodes et procédés que ceux
employés pour son exploitation industrielle. Nous ne sommes pas
convaincus que la diffusion des renseignements concernant l'application
pratique de l'énergie atomique, avant qu'il soit possible d'élaborer
des mesures de sauvegarde efficaces, réciproques et applicables,
acceptables pour toutes les nations, contribuerait à une solution
constructive du problème de la bombe atomique" (13). En 1946, en accord avec cette déclaration,
Alexandre Parodi le
représentant
français au Conseil de sécurité des Nations unies déclare que le CEA
n'a d'autres objectifs que pacifiques. Mais tandis que
l'URSS fait exploser sa première bombe atomique en 1949, dans l'appel
de Stockholm Joliot en demande l'interdiction. Provocation délibérée ou
conviction idéologique, son discours au
congrès du PCF à Gennevilliers en avril 1950,
"
jamais des
hommes de science progressistes ou communistes, ne donneront une
parcelle de leur savoir pour faire la
guerre contre l'URSS", conduit le Gouvernement Bidault à le démettre de
ses fonctions.
Un nouvel état-major
Malgré l'instabilité
politique de la IVème République et les menaces de la guerre froide, l
e CEA est doté d'un nouvel état-major qui l'engage
dans une voie qui aboutira à la bombe
atomique.
Pour assurer la succession du Haut-commissaire, deux physiciens sont en
lice,
Francis Perrin qui a participé aux travaux de Joliot avant la guerre et le physicien
Yves Rocard,
un universitaire responsable des laboratoires de la CSF. En dépit d'une
déclaration péremptoire selon laquelle celui "
qui accepterait de succéder à
Joliot serait un
salaud", Francis Perrin va assurer cette fonction jusqu'en 1970, tout en
maintenant ses convictions pacifistes. "
La
direction du CEA est consciente que même
si la fabrication d'armes atomiques ne se heurtait pas à une
impossibilité par manque du
tonnage d'uranium nécessaire, elle ne pourrait aboutir que dans un
délai
très long, au moins dix ans et seulement à une production très
petite par rapport à celle des Etats Unis, mais aussi sans doute
de l'URSS, alors qu'elle risquerait pour la France d'être plus
dangereuse qu'utile à
sa défense". Quant à Yves Rocard entré au CEA en 1947 comme
conseiller scientifique, il assurera la responsabilité scientifique du
programme militaire. En fait, la réalité du pouvoir revient à l'Administrateur général. La succession de
Dautry est assurée
Pierre Guillaumat,
un X-Ponts qui a dirigé le service des mines
en Tunisie ou il fut l'agent du 'Bureau central de renseignements
et d'action' de la France libre. Nommé directeur des carburants
au ministère
de Industrie et de l'Énergie à la Libération, Guillaumat devient Haut-commissaire en 1951 : "
Joliot avait promis à sa fidèle armée le
monopole de l'énergie atomique. Tout serait fait à l'intérieur du CEA,
y compris les centrales électriques. L'ordonnance de 1945 qui l'avait créé
le permettait. Cela, c'était la position de Joliot à une époque où il
ne voyait pas très bien vers quoi ça menait, je ne le lui reproche pas,
mais l'embêtant, c'est que j'en ai hérité. Personnellement, j'ai
toujours vu le CEA comme chargé de mettre de l'énergie atomique
partout, mais pas de la faire. Il fallait que la Marine fasse de
l'énergie atomique, comme EDF, la médecine, etc. Finalement, quand
j'étais au Commissariat, le seul point que nous avons fait, et non pas
fomenté, c'est la construction de l'arme-bombe parce que nous n'avons
pas trouvé dans l'Armée de Terre et la fabrication des armements
terrestres, l'assiette, le personne, l'équipe, l'établissement qui
puissent la réaliser" (14). Côté politique, le soutien du CEA repose sur un ancien inspecteur
des finances, le radical
Felix Gaillard, l'ancien directeur de cabinet du commissaire au Plan
Jean
Monnet. Exemplaire d'une nouvelle génération de ministres technocrates, Felix Gaillard dispose d'une stabilité
exceptionnelle dont va bénéficier le programme nucléaire de la IVème République. En juillet 1952 alors qu'il
est secrétaire d'État dans le gouvernement Pleven, lors des débats à
l'Assemblée nationale, il est le premier
à noter combien "
...il est curieux que la France s'interdise par principe de se doter
d'armes de destruction massive" (15).
Défense nationale v/ OTAN?
L'éventualité de disposer un jour de l'arme atomique met la
France en porte à faux avec des traités qui confient la responsabilité
de la défense
européenne aux Etats-Unis. Au début des années 1950, une première
alerte est liée au projet de
Communauté européenne de défense (CED). Proposé à la France, à la République
fédérale d'Allemagne (RFA), à la Belgique, au
Luxembourg et aux Pays-Bas, le président
Pierre Mendès France le soumet au vote d'un parlement réticent face à la perspective du
réarmement allemand. La CED est rejetée par la France en aout
1954 et conforte l'adhésion
de la République fédérale à
l'
OTAN. Une autre de ses conséquences est la réunion organisée par le président Mendès
France au ministère des Affaires étrangères où est décidée la fabrication de la
bombe atomique.
Francis
Perrin pour le CEA et
Henri Longchambon le secrétaire d'Etat à la
Recherche y expriment leurs réserves : "
en décembre 1954 se souvient ce dernier,
le
gouvernement dont je faisais partie a
délibérément orienté les travaux de nos ingénieurs et de nos chercheurs
vers la réalisation, par des moyens français, de la bombe atomique,
réalisation qui paraissait devoir aboutir vers la fin des années
cinquante. Il l'a fait silencieusement, son désir étant que la
situation internationale évolue vers la suppression de cette arme et
rende inutiles nos propres efforts en ce sens. Mais son devoir était
aussi de ne pas laisser notre pays indéfiniment désarmé dans cette
compétition où se complaisaient alors trois autres pays". Nouveau dilemme en 1957,
le traité de l'Euratom
est préparé en complément du
traité de Rome qui
fonde la Communauté économique européenne (CEE). L'Euratom doit coordonner les programmes atomiques de six
pays d'Europe de l'Ouest, ce qui implique
l'égalité des droits entre l'Allemagne et la France qui se verrait ainsi contrainte
de renoncer à l'arme atomique. A ses débuts, le gouvernement du socialiste
Guy
Mollet y est favorable, mais la crise de Suez et les contraintes de la guerre d'Algérie, ainsi que les pressions
exercées par Felix Gaillard et Pierre
Guillaumat, l'amènent à réviser sa position et à en exclure la composante
militaire (16).
La marche à la bombe
En réalité, la réunion de décembre 1954 a amorcé un processus
irréversible. Dès l'année suivante, Pierre Guillaumat lance la création à
Marcoule
d'un centre
production de plutonium à usage militaire. Cet élément artificiel produit par la fission de l'uranium avait été isolé à
l'université de Berkeley par
Glenn
Seaborg. Hautement
fissile, le plutonium permet la réalisation d'armes nucléaires en
raison de
sa facilité de mise en œuvre. Il a constitué l'explosif de la première
bombe atomique américaine testée à Alamagordo en 1945, comme celui de la bombe russe en 1949 et le sera de la première
bombe française.
Bertrand Goldschmidt dirige
la construction de deux piles, G1 et G2, et de l'usine
d'extraction du plutonium (UP1) où la filière les piles à uranium naturel graphite-gaz (UNGG) est mise au
point. Lorsqu'il reçoit la visite quasi clandestine du général de
Gaulle en 1957, le centre de Marcoule a produit la
cinquantaine de kilos de plutonium nécessaire à la
fabrication de six à huit
bombes atomiques. Entre temps, Edgar Faure le successeur de Mendès
a laissé le
programme du CEA se développer en toute discrétion. Au juste, le président du Conseil a confié au gaulliste
Gaston
Palewski, un ancien de la France libre, le portefeuille des affaires atomiques qui installe au CEA le
'Bureau d'études
générales', l'ancêtre de la
Direction des applications militaires (DAM), qui permet d'entreprendre des études de détonique au
fort de Vaujours et de neutronique à celui de Valduc, tandis qu'en 1957
Yves Rocard se préoccupe d'aménager un
polygone d'essai au Sahara. Comme l'autre matériau fissible pour fabriquer une bombe
atomique est l'Uranium 235, un isotope de l'uranium naturel dont
la production requiert de gros moyens industriels, en avril 1958 quelques mois avant la disparition de la IV° République,
Felix Gaillard décide la construction de l'
usine de Pierrelatte dont l'uranium hautement enrichi sera disponible une demi-douzaine d'années plus tard. L'explosion de la première
bombe atomique à Reggane,
'Gerboise bleue' en 1960,
suscite le 'hourra pour la
France' du général de Gaulle; revenu aux affaires deux ans plus
tôt, il avait déclaré qu'en matière atomique "l'ère de la clandestinité
(était) close" (17).
Le principe de la dissuasion
"Toute ma vie, je me suis fait une
certaine idée de la France" on connait l'exergue du premier tome de ses
Mémoires de guerre
. Pour lui, comme pour ses successeurs, l’arme
nucléaire est l'instrument incontournable de la souveraineté nationale.
Echaudé
par les contradictions de la
III° République entre la stratégie défensive de la ligne Maginot
et un système d'alliances orientales, consterné par une
IV° République oscillant entre la volonté d'autonomie et une politique
de défense reposant sur l'Alliance atlantique, de Gaulle conçoit l'arme
nucléaire comme le moyen d'asseoir l'indépendance
nationale. Un théoricien de la dissuasion, le général
Pierre Gallois
le rappelle : "une puissance moyenne comme la
France ne saurait étendre sa garantie nucléaire aux pays voisins et
alliés sans entamer la crédibilité de une stratégie de dissuasion du
faible au fort " (18).
Ainsi, dès le mois de juillet 1958, de Gaulle rencontre le secrétaire
d'Etat américain Foster Dulles pour lui déclarer que "la France voulait
bien participer à la défense de l'Europe, mais à la
condition qu'elle retrouve la maitrise de ses armes, ce qui inclut la
force de frappe nucléaire dont elle disposera bientôt"
et demander la création
d'un directorat
tripartite de l'OTAN, ce que les Américains ne sont évidemment prêts à
accepter. En 1962, la crise de
Cuba, au cours de laquelle il n'a pas ménagé sa solidarité avec les
Etats-Unis, a exacerbé le conscience du risque de guerre
nucléaire avec l'URSS. En 1963, il
suscite la ratification du
traité de Moscou qui interdit les essais nucléaires. Mais
l'indétermination quant à l'emploi d'armes atomiques en cas de
conflit en
Europe empêche sa ratification par la France et le
Général annonce son retrait du commandement intégré de
l'OTAN en 1963 (19). Dix ans plus tard, les négociations entre les Etats-Unis
et l'URSS sur la limitation des armes stratégiques,
'Strategic
Arms Limitation Talks' (SALT), reviennent sur la sellette lors de
la
crise des euromissiles, mais les
Britanniques comme les Français refusent que leurs forces
nucléaires soient incluses dans la discussion et François Mitterrand déclarera à Bruxelles en 1983: « Je suis, moi
aussi, contre les euromissiles. Seulement, je constate des choses tout
à fait simple, dans le débat actuel, le pacifisme et tout ce qu’il
recouvre est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est»
(20). En
définitive, du général de Gaulle à Emmanuel Macron, la dissuasion nucléaire est restée au fil des décennies la
prérogative intangible du Chef de l'Etat.
La bombe H change la donne
La
bombe à hydrogène est en partie à l'origine de la décision
française de se doter d'une force de frappe. Dès les années quarante, le
physicien
Edward Teller avait envisagé la possibilité d'utiliser la f
usion nucléaire d'atomes
légers comme l'hydrogène pour provoquer une explosion de puissance
illimitée. Avec le bombe à fusion on passe en effet d'un facteur du
kilotonne (Kt) de la bombe atomique au facteur mégatonnique (Mt : un million
de tonnes
d'équivalent TNT) de la bombe H. La première bombe H américaine de plus de 10 Mt explose sur l'atoll d'Eniwetok en novembre
1952. En 1960 en URSS, Nikita
Krouchtchev évoque la réalisation d'une 'Tsar
bomba' de 50 Mt dont quatre exemplaires suffiraient pour vitrifier
l'ensemble du territoire national. Au lendemain de la
crise de Cuba, la conscience par les deux blocs d'une destruction
mutuelle assurée en cas
de conflit, le fait qu'aucun enjeu politique
ne peut valoir la mort de 180 millions de
soviétiques, de 120 millions d'américains, conduit le secrétaire à la défense américain Robert
MacNamara
à préconiser une modification stratégique qualifiée de riposte graduée.
Mais celle-ci
ne concerne que les deux grands et conforte
la France dans le besoin de disposer de l'arme à son tour. La Direction des
applications militaires
(CEA-DAM) est chargée de mettre au point la bombe H, mais sans collaboration extérieure la
réalisation du processus complexe de fission-fusion ne progresse que lentement. L'engin est
finalement conçu par l'ingénieur de
l'armement
Michel Carayol et la première bombe à hydrogène française (5 Mt) est testée en aout 1968 au Centre d'expérimentation du Pacifique (
opération
Canopus).
La force de frappe
En 1960,
Pierre
Messmer le nouveau ministre de la Défense, a lancé une loi
programme où le déploiement des forces nucléaires est confié à l'Armée
de l'air. Les Mirages IV capables peuvent emporter une bombe A de 60
kilotonnes (celle
dHiroshima ne faisait que 14 Kt) deviennent opérationnel en 1964 au
sein
des forces aériennes stratégiques (FAS). Avec la mise au point
de missiles SSBS (sol-sol balistiques
stratégiques), les FAS disposent à partir de 1971 des silos de
lancement installés sur le plateau d'Albion en
Provence. Mais dès l'origine, il apparait que le dispositif de
dissuasion la plus efficace relève de la Marine. Outre
un corps d'ingénieurs de très haut niveau, elle dispose de
capacité de recherche-développement plus développées que les autres
armes, ce qui lui permet de développer la propulsion nucléaire et de
disposer des
plates-formes de tir les moins vulnérables. En 1954, la décision du
gouvernement Mendès-France inclut la construction d'un prototype
de sous-marin atomique. Mis sur cale à l'arsenal de Cherbourg en 1954,
le
'Q -244' devait recevoir un réacteur à
uranium naturel, mais le poids excessif de l'installation (>20
tonnes)
aboutit à sa transformation en simple
banc d'essai pour le tir de missiles. A la même époque, l'amiral
Hyman Rickover met en service le 'Nautilus' dans l'US Navy, un sous-marin doté d'un
'Pressurized Water Reactor' (PWR) à uranium enrichi développé par la firme
Westinghouse. Certes, les
Américains seraient prêts à céder les plans aux Français, mais
la V° République a
décidé de faire cavalier seul et au CEA
Jacques Chevallier
un ingénieur du Génie maritime est chargé de développer ce type de
réacteur. Les essais du
'prototype à terre' (PAT) installé à Cadarache confirment la réussite du système de propulsion des futurs
sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE). Pour éviter les errements du 'Q-244', en 1962 le 'projet Cœlacanthe' est chargé de coordonner
l'activité des différents opérateurs, la
Direction des construction
navale (DCAN), la Direction des applications militaires (CEA-DAM) et la
SEREB (Société d'étude et
de réalisation d'engins balistiques). C'est ainsi que le
premier SNLE français, Le 'Redoutable', est lancé à Cherbourg en 1967 en présence du général de
Gaulle.
A partir du milieu des années 1970,
les quatre SNLE des
'Forces océaniques stratégiques' (FOST) assurent
une veille à la mer de la
force de dissuasion. Cette politique de défense a impliqué
un effort budgétaire considérable, près de 1% du PIB français en
1967 dont la moitié absorbée par le programme Cœlacanthe, mais il s'est inscrit dans une période de forte croissance
économique (21). Le démantèlement de l'URSS a contribué à le réduire, non sans provoquer des tensions
au sein de la Marine entre des sous-mariniers qui prônent le maintien d'une
flottille de quatre SNLE et des 'surfaciers' promoteurs d'un porte-avion
atomique. Reste que l'effort de
recherche-développement assuré à cette occasion a eu
d'importantes retombées en particulier à l'exportation, non
seulement en matière de défense, mais aussi dans le secteur civil avec le nucléaire, l'aérospatial ou les systèmes
de communications.
IV- EDF et l'énergie nucléaire
En avril 1946, la nationalisation de l'électricité
s'est opérée quelques semaines après la naissance du CEA. A sa création, EDF dotée de
grandes directions, notamment de l'une d'elle chargée des études et recherche qui s'intéresse d'amblée à l'énergie nucléaire.
Reste qu'en France comme
à l'étranger, la perspective de l'utiliser pour
produire de l'électricité parait irréaliste. Lorsqu'il
met en service la pile ZOE en 1948,
Lew Kowarski ne cache pas son
scepticisme : "
parviendra-t-on
à exploiter
l'énergie nucléaire d'une manière rentable? Nier ses possibilités
serait vain, mais
compter sur elle pour bientôt serait s'illusionner. Il ne faut guère
attendre chez nous de première réalisation avant les années soixante" (21)
Etudes & recherches
Pierre Ailleret,
X. - Supelec est l’un des
quatre directeurs d'EDF affecté en 1946 à la Direction des Etudes et Recherches (DER). "
Aussitôt après les explosions nucléaires
de l'été 1945, tout le monde s'est dit, il y a la une source d'énergie
possible explique t-il.
C'est une affaire qu'il faut surveiller et nous avons cherché
à nous tenir au courant. J'avais suivi les cours de Jean Perrin à la
Sorbonne et par conséquent j'avais déjà une base de connaissances en
physique nucléaire. J'ai créé ici des cours de génie atomique donnés
par des gens du CEA ou de l'université afin de former un petit
noyau
d'ingénieurs EDF. Puis j'ai suivi le nucléaire de beaucoup plus près
quand je suis entré au comité scientifique du CEA. Quand il a
décidé de créer G1 à Marcoule, je n'ai rien fait tant que cela n'était
pas suffisamment avancé de crainte de lui compliquer la tâche. Mais
dès
que cela l'a été, nous avons envisagé de prendre
l'air
chaud de refroidissemet pour faire une petite centrale. Cela a donné
l'occasion à ma petite équipe de se mêler un peu des travaux
du Commissariat" (22). Cette installation de récupération d'énergie (IRE) est confiée à
Claude Bienvenu
un X-SupAéro. Mis en service à l'automne 1956, l''IRE' a un rendement
négatif, 6 MW de soufflantes pour une production de 5 MW électriques,
mais la DER obtient le résultat souhaité,
la preuve que
l'on peut fabriquer de l'électricité à partir de la fission atomique.
En 1959 à Marcoule, la pile G3 est la première à produire plus d'électricité
(50 MW) qu'elle n'en consomme. "
A la fin des années 1950, on voit que
techniquement c'est bien parti, mais au point de vue économique qu'est
ce que ça allait donner?"
se demande Ailleret.
L'accord Gaspard - Guillaumat
Un accord est passé en 1956 entre
Roger Gaspard le patron d'EDF et
Pierre Guillaumat, celui
du CEA. Pour ce dernier, il apparait vain de se battre à coups
de monopoles, celui d'EDF pour la production électrique, celui du CEA
pour l'énergie nucléaire. "
Autant nous sommes capables d'aller trouver
les
constructeurs pour les piles de Marcoule, autant nous savons
bien qu'à un moment, il faudra qu'EDF prenne ses commandes en main dit
Guillaumat.
Malgré une grande rancœur les gens du Commissariat n'ont pas trop osé
s'exprimer quand j'étais le patron. Je leur ai dit ce n'est pas la
peine de se battre à coup de monopoles, l'un issu d'une ordonnance
l'autre d'une loi. Jamais je n'aurais permis que le CEA se paye sa
petite centrale électrique comme il y avait eu des centrales
sidérurgiques, charbonnières, SNCF. (Pour nous) i
l y avait bien
d'autres choses à
faire, trouver de l'uranium, le transformer, savoir ce qu'on fait
des sous-produits, comment gainer le combustible, etc." Au CEA, les
réformes menées par Guillaumat ont abouti à
séparer les équipes chargées des applications militaires de celles
des applications civiles où se retrouvent les survivants
épurés de l'équipe Joliot. Mais l'accord Gaspard-Guillaumat suscite de vives
critiques, notamment de la part de
Jules Horowitz, le directeur des piles au Commissariat. "
Dès
le début, il était évident
que le nucléaire allait servir à faire de la chaleur donc de
l'électricité. Quand les gens de l'équipe Joliot qui étaient à
l'étranger Kowarski, Goldschmidt sont revenus du Canada dans l'hiver
1945-1946, on s'est dit par quoi va t-on commencer? On a fait un
réacteur de
puissant nulle, ZOE. Ensuite, on a voulu faire quelque chose de plus
puissant à Saclay et on a adopté un système de refroidissement au gaz
avec l'idée qu'on aurait des températures plus élevées, donc une amorce
technique permettant la production d'électricité, ça a été EL2. Puis
sont apparus des intérêts multiples, d'abord de faire du plutonium à
des fins militaires ou pour réaliser une deuxième génération de
réacteurs. Comme nous n'avions pas d'uranium enrichi, notre idée était
de passer directement de l'uranium naturel au surgénérateur et on a
fait GI, G2 et G3 à Marcoule dans le but de promouvoir l'énergie atomique".
Afin de borner la frontière entre le réacteur et le turbo alternateur,
Horowitz estime donc que le CEA pourrait être un producteur de vapeur
pour EDF (23).
Uranium naturel, graphite, gaz
De son coté, le directeur général d'EDF, souhaite avancer avec prudence, "
le nucléaire il fallait en faire un peu, mais
pas trop pour ne pas se ruiner".
X-Ponts Supélec, Roger Gaspard est l'ancien directeur de
cabinet de Paul Ramadier et il a été membre du Comité
d'organisation de l'énergie électrique pendant la guerre et il fut
emprisonné pour faits de résistance. A EDF, une réorganisation interne transfère le dossier nucléaire des Etutes et recherches à
la Direction de l'équipement. Claude Bienvenu y est accueilli par le
directeur, Jean Cabanius, ".
..et si vous nous parliez du joujou
d'Ailleret. Le joujou en question c'était le nucléaire!"
(24).
En absence d'uranium enrichi et des demandes du CEA en plutonium,
notamment à usage militaire, il s'agit de construire à Chinon trois
réacteurs alimentés en uranium naturel,
modérés au graphite et utilisant du gaz carbonique comme fluide caloporteur (UNGG).
Convaincus que la rentabilité du
nucléaire ne viendrait que par effet de taille, EDF pousse à une
croissance rapide de leur puissance unitaire. EDFI mis en service en
1962 développe 160 mégawatts, EDF2 en 1964 220
MW et EDF3 en 1966 500 MW. Pour cela, EDF a adopté une politique
industrielle vivement contestée par le CEA qui préconisait de confier
la soint de la recherche-développement à l'industrie. En fait, avec les
Chinon l'entreprise publique veut se faire la main en s'assurant la
maitrise de techniques nouvelles et elle se réserve l'assemblage d'éléments commandés aux constructeurs. EDF
revendique la supériorité du secteur public sur le privé,
Jean Cabanius
rappelle ces principes inscrits dans l'esprit des nationalisations : "
l'idée était de découper une centrale en rondelles de
saucisson. EDF 1 a pu donner lieu à un millier de marchés, mais nous
ne connaissions pas bien les éléments d'une centrale nucléaire, donc
son prix et il y avait chez pas mal de nos gens l'idée que
la pure et blanche EDF société nationalisée acquerrait le know-how nécessaire en
laissant aux constructeurs la a tâche banale de simple fournisseurs"(24).
Les aléas de l'UNGG
Cependant, outre un rendement thermique
médiocre, la mise au point des centrales UNGG se trouve pénalisée par une
série d'incidents accompagnés des critiques vis-à-vis de sa politique industrielle. En
1963, le nouveau directeur d'EDF,
Pierre Massé,doit
proposer au Général
de Gaulle d'inaugurer l'usine marémotrice de la Rance plutôt qu'EDF3
victime d'une nouvelle panne. X-Ponts,
ingénieur économiste, Pierre Massé qui a travaillé sur la
programmation
dynamique des investissements n'avait pas inclus le nucléaire dans ses
abaques de 1956, impossible à évaluer par rapport aux autres modes de
production électrique, hydrauliques ou thermiques. Par ailleurs, au
cours des années soixante une
'
Commission pour la production
d'électricité d'origine nucléaire' (PEON)
où sont représentés les pouvoirs publics et les industriels, préconise
un changement de
filière justifié par des considérations économiques. A puissance
équivalente estime
un rapport Cabanius-Horowitz, il apparait
que l'exploitation d'une centrale à uranium enrichi serait 20% moins
onéreuse que sa concurrente à uranium naturel. Mais en 1967, arguant du soutien du Président de la République, le
ministre
de l'industrie
Maurice Schumann,
l'ancien porte parole de la France-libre, se pose en
défenseur intransigeant de la filière UNGG. Il
s'oppose à
Ambroise Roux, le patron de la 'Compagnie Générale d'Electricité' (CGE) pour lequel ".
..si on
veut conduire l’industrie française à la faillite, il n’y a qu’à
continuer avec le graphite gaz" (25).
Les déceptions de la surgénération
Une autre technique permettrait de compenser de l'absence
de
capacités d'enrichissement de l'uranium à usage civil; elle concerne
les
réacteurs à neutrons
rapides aptes à utiliser du plutonium. 'Rapsodie' est une
machine expérimentale conçue à la fin des années cinquante par
Jules Horowitz le responsable du département des piles au CEA.
Installé au centre de
Cadarache, sa divergence en
1967 révèle certaines difficultés de mise au point. Sur ce type de
réacteur, l'absence de
modérateur permet de fissionner l'ensemble des noyaux lourds du
combustible
et non les seuls matériaux fissiles, d'où une amélioration
spectaculaire de rendement qui n'est pas son seul avantage puisque
l'émission de neutrons rapides permet de régénérer des matériaux
fertiles
disposés à la périphérie du cœur. Autrement dit, un surgénérateur est
capable de produire plus
d'isotopes fissiles qu'il n'en consomme. En revanche son point faible
concerne le fluide
caloporteur, en l'occurrence du sodium qui permet aux
neutrons de garder leur
énergie thermique, mais qui s'oxyde
rapidement
au contact de l'air et réagit violemment avec l'eau. A la suite d'une
association entre le CEA (80%) et EDF (20%), le réacteur Phénix est mis
en service à Marcoule en 1973. Son nom provient du mythique
oiseau qui renaît de ses
cendres, puisque le plutonium utilisé provient du combustible usé des
centrales UNGG. Mais son fonctionnement est émaillé de pannes dues à
des feux
de sodium particulièrement difficiles à éteindre. Il n'empêche. Au
début des années 1970, alors que la filière
graphite-gaz est remise en question, le CEA cherche à répondre à une
double contrainte, l'anticipation d'une
croissance des besoins énergétiques et les éventuelles limites
d'extraction du minerai d'uranium. Construit
à
Creys-Malville en bordure du Rhône
Superphenix est conçu pour
développer une puissance comparable à celle d'une tranche de
centrale nucléaire classique (1 240 MW ). Son combustible est soit du
plutonium, soit du
MOX,
un mélange de 8,5 % de plutonium et de 91,5 % d'uranium recyclé. Fruit
d'une
collaboration européenne entre EDF (51 %), l''Ente nazionale per
l'energia elettrica' (33 %) et
l'Allemand 'Schneller Brüter Kernkraftwerksgesellschaft' (16 %),
l'installation est victime de nombreuses pannes dues à des fuites de
sodium.
Au milieu des années 1970, Creys-Malville devient le centre de gravité
de la contestation anti-nucléaire (cf. infra) alors que la France
apparait de plus en plus isolée
dans une filière abandonnée à l'étranger suite à la détente du
prix de l'uranium. Superphenix sera
finalement arrêté en
1998.
Un économiste à la barre
En 1967 la nomination de l'économiste Marcel Boiteux à
la tête d'EDF sur la recommandation de Pierre Massé est une mutation
importante dans l'entreprise publique,
jusque là fief de polytechniciens du corps des Ponts et Chaussées. Normalien,
élève du Nobel Maurice Allais sur la recommandation duquel il est entré
à EDF en 1949, Marcel Boiteux a théorisé et
mis en œuvre la tarification de l’électricité au coût
marginal, c'est-à-dire en fonction de son mode de production, hydraulique, thermique ou nucléaire. Au début
des années 1970, partant du principe que le but d'une entreprise
publique
n'est pas de maximiser son profit et du constat que la consommation
électrique double tous les dix ans, avec le soutien du président
Paul Delouvrier, il
organise
son tournant
commercial, un profond changement dans la gestion d'un
établissement public. Au sommet de l'Etat, les présidents Pompidou puis
Giscard d'Estaing sont persuadés qu'il faut préparer le remplacement des
combustibles fossiles. Le sixième Plan (1971-1976)
prévoit de son côté
qu'à l'avenir la moitié des engagements thermiques d'EDF devra recourir au
nucléaire. "
Pourquoi trouver naturel qu'EDF développe (alors) son marché? demande Boiteux, parce
que les gouvernements de l'époque avaient conscience qu'il fallait
préparer le relais des combustibles fossiles, en l'occurrence par le
nucléaire. Mais dès lors que l'on veut remplacer le pétrole ou le
charbon par l'énergie nucléaire, cela implique qu'il faut développer le
marché de l'électricité car la rentabilité d'une centrale nucléaire
s'accroit avec les quantités produites". A
l'hiver 1973, la guerre du Kippour provoque la
première crise de l'énergie et
la multiplication par six du prix du baril de brut. Le prix du kWh
nucléaire tombe à la moitié de son équivalent
pétrole. En mars 1974,
le plan Messmer arrêté en
conseil des ministres évoque la grande chance que constitue l'énergie
électrique d'origine nucléaire dont le pays s'est forgé l'expérience
depuis des décennies. Pour Marcel Boiteux, le choix du nucléaire s'inscrit dans une logique économique dès lors qu'"
il s'agit de gravir un mur, là on l’on nous demandait d’amorcer une
pente" (26).
La filière 'PWR'
L'entreprise publique n'est pas prise au dépourvu,
puisqu'un
changement de filière avait été décidé quelques années
auparavant. En 1969, lors de l'inauguration de la centrale UNGG de
Saint-Laurent des
Eaux, Marcel Boiteux avait expliqué les raisons pour lesquelles elle
serait la dernière du type : "
si nous avons dominé le
problème technique, la réussite économique nous échappe et il n’est pas
exclu que ces réacteurs n’aient pas de suite...(En réalité)
l’abandon
du graphite
gaz était un fait notoire chez tous les fonctionnaires, seulement il
n’avait jamais été annoncé à l’opinion publique. Le Général avant son
départ avait autant que je m’en souvienne ‘viré sa cuti’. (Surtout) on
venait de prouver que Pierrelatte marchait, ce qui nous donnait
l’assurance qu’à terme la France disposerait de la maitrise de
fourniture de combustible de ses centrales à uranium enrichi".
Ainsi à
l'hiver 1974, la question porte sur l'adoption d'un type de réacteurs.
Le CEA tente de monter une offensive d’arrière garde consistant à
'civiliser' le PAT, le prototype de moteur de sous marin (cf. supra).
Cette proposition est brocardée par le directeur d'EDF : "
en
multipliant la taille du PAT, on fabrique un mille pattes. Nous
considérions que quand on a manqué le train, ce n’est pas la peine de
courir derrière pour essayer de le rattraper. Il vaut mieux préparer le
train suivant et en attendant monter dans un wagon ordinaire".
EDF propose donc de recourir à la technologie américaine où deux
compétiteurs sont
en lice, Westinghouse pour des réacteurs à eau pressurisée (PWR),
'General Electric' pour ceux à eau bouillante (BWR) avec une
licence accordée à la 'Compagnie générale d'électricité' (CGE). En
fait, la balance penche rapidement en faveur du PWR, une technologie
dont EDF a déjà l'expérience. En 1957,
André Decelle
le directeur d'EDF avait choisi de la développer cette filière à bas
bruit pour s'émanciper de la tutelle du CEA. A l'occasion d'une visite
d'ingénieurs de l'Equipement à la
centrale de Shippingport, ceux-ci
s'étaient heurtés aux sarcasmes de l'amiral Rickover : "...
eh bien je vous plains! Si c’est avec ce bazar là que vous comptez
concurrencer le pétrole, c’est que vous êtes bien bas vous autres Européens". En fait, les Américains ne croyaient guère à l’avenir du nucléaire civil. Il n'empêche, en 1958
Schneider passe un accord
avec
Westinghouse pour créer Framatome, la firme chargée de construire avec les Belges une centrale à
Chooz dans les
Ardennes. En 1971, EDF lance la construction d'une centrale PWR à
Fessenheim
en Alsace et quatre ans plus tard Framatome est
retenu pour réaliser le programme d'équipement prévu au Plan Messmer. Pour en
assurer le financement, les pouvoirs
publics décident d'utiliser la réputation d'EDF sur le marché
international (AAA chez
'Standard and Poor') et emprunte les 20 MdF nécessaires à sa réalisation.
Les nucléocrates en action
A la tête de ce programme d'équipement d'EDF,
Michel Hug
un
X-Ponts nommé directeur de l’Equipement en 1972. Ce
prince des nucléocrates au caractère bien trempé installe un
'Service d'études et de
projets thermiques et nucléaires' (SEPTEN) à l'origine d'une véritable
industrie nucléaire en France. A la fois le
maître d’ouvrage, architecte industriel et exploitant, EDF pilote
l'activité de 200.000 travailleurs au sein de
trois
milles entreprises. "
L'avantage d’avoir l’équipe d’ingénieurs chez le
producteur, en non
chez le constructeur, permet d’avoir une standardisation poussée et un
degrè de qualité à un niveau inconnu jusqu’alors dans l’industrie
française explique Michel Hug.
Il faut
savoir qu’en 1975,
Rateau ne savait pas fabriquer en qualité nucléaire une vanne qui ne
fuie pas…".
Le plan de 1975 aboutit en dix
ans à la réalisation d'un ensemble impressionnant de centrales équipées
chacune
de quatre tranches de 900 MW, Bugey, Tricastin,
Gravelines, Dampierre, Saint-Laurent et Chinon convertis à
l'uranium enrichi, Cruas et Blayais. En 1984, Framatome
libéré de la licence
Westinghouse construit une série de réacteurs à eau pressurisée de 1300 MW
dont la première
unité est installée à
Paluel. S'y s'ajoutent dans le cadre d'un nouveau programme d'équipement
mené jusqu'en 1990, les centrales de Flamanville,
Saint-Alban, Belleville, Cattenom, Nogent
s/Seine, Penly,
Golfech, Chooz-B et Civaux. En une vingtaine d'années, la France est le
seul
pays au monde où 80% de la production électrique
est d'origine nucléaire, une réussite obtenue
sans problème
technique ou industriel majeurs dont EDF peut légitimement
s'enorgueillir.
Le cycle du combustible
Le cycle
du combustible est confié à la
Cogema (Compagnie
générale des matières nucléaires) fondée
en 1976 par un l'ancien directeur des carburants au ministère de l'industrie,
André Giraud,
un X-Mines, ancien condisciple de Marcel Boiteux au lycée de
Bordeaux. Faisant suite aux activité minières lancées par le CEA dans
l'après-guerre, en 1976 il a l'idée de créer un cartel
minier, une sorte de 'Shell de l’atome' réunissant les principaux
producteurs d'uranium, l'Australie, le Canada, l'Afrique du sud et 'Rio
Tinto Zinc' : "
en
arrivant dans le nucléaire (en 1976), il m’a semblé que l’on ne
portait pas
suffisamment d’attention aux problèmes d’approvisionnement en
combustible. Cela tenait sans doute à l’existence, à l’époque, d’une
surabondance. Mais en se référent à l’expérience pétrolière il ne
fallait pas être un grand devin pour penser qu’il n’en serait pas ainsi
en permanence. Le pétrole comme l’uranium est soit toujours soit en
excédent, soit en pénurie. Pour faire face à de telles
alternances, il convient d’être présent de l’amont à l’aval. Ce sont
ces observations qui ont conduit à imaginer la Cogema qui est devenue
la première société mondiale du cycle du combustible". André Giraud a
également établi
Eurodif
sur le site de Tricastin où le CEA réalise l'enrichissement de
l'uranium à usage civil, d'abord par diffusion gazeuse, puis par
ultracentrifugation.
L’usine de la Hague
exploitée depuis 1976 par la Cogema récupère le plutonium utilisé à la
fabrication du MOX, le combustible des centrales de nouvelle
génération. En
2001, Framatome fusionne avec la Cogema
et 'CEA Industrie' pour former
Areva (aujourd'hui Orano) et ramener la gestion du combustible et la construction des centrales en une seule main.
V - Ecologie et nucléaire
Alors que le
programme d'équipement nucléaire d'EDF est en plein essor, dans les années 1970 la
contestation anti-nucléaire devient le principal argument du mouvement
écologique. En
1971, la
première manifestation anti-nucléaire réunit plus d'un millier de
manifestants
à Fessenheim en Alsace. Dans le même esprit, les manifestations de
Plogoff aboutiront quelques années plus tard à l'abandon de projets de
centrales en Bretagne. La société de consommation vilipendée par le mouvement écologique a pris EDF pour cible.
Contestation anti-nucléaire
A la tête de l'association '
Les Amis de
la Terre',
Brice Lalonde s'affirme
d'abord comme un militant anti-nucléaire. En 1978, les Amis de la terre
participent à un
rassemblement organisé à Creys-Malville où près de cinquante mille
personnes protestent contre
Superphenix. A la suite
d'affrontements avec les
forces de l'ordre, on déplore la mort d'un manifestant. La même année
à Paris, Marcel Boiteux, échappe à un attentat
revendiqué par un 'Comité d'action contre les
crapules atomiques'. Si l'écologie bénéficie de la sympathie du public,
les sondages montrent que la population reste plutôt favorable à
l'énergie nucléaire (27). Quant au monde syndical, il se divise entre
les
pro-nucléaires de la
CGT qui avait participé à la création d'EDF à la Libération et une CFDT
d'implantation plus récente dont l'essor s'appuie en partie sur les
revendications écologiques (28). Au tournant
des années 1980, plusieurs accidents contribuent à détériorer son
image. Aux Etats-Unis en 1979, celle de Three Mile Island est magnifié
par les média
et par le
cinéma hollywoodien lorsque le scenario du film
le syndrome chinois évoque l'invraisemblable enfoncement du cœur d'un réacteur au travers de la Terre. En 1986,
la catastrophe de Tchernobyl en
Ukraine a évidemment
des conséquences
d'une autre ampleur. L'explosion d'un réacteur de conception soviétique
à la suite d'une fausse manœuvre libère dans l'atmosphère un nuage
radioactif à l'origine du
décès d'une cinquantaine d'opérateurs et de nombreux cas de
leucémies dans la population
locale. La dispersion du nuage radioactif suscite une vive
appréhension en Europe du nord. Sa dispersion provoque une polémique en
France lorsque
Pierre Pellerin le responsable du 'Service central de protection contre les
rayonnements ionisants' (
SCPRI) avance qu'il n'aura aucune conséquence sanitaire. Outre la
réorganisation des services de
radioprotection en France, la catastrophe de Tchernobyl est à l'origine
d'une vague d'arrêt des projets de centrales, d'abord en Italie (1986),
puis en
Suisse (1990), aux Pays bas (1994) et en Belgique (1999). Deux
décennies plus tard plus tard, à la suite d'un raz-de-marée
qui a détruit
la centrale de Fukushima au Japon, la chancelière Angela Merkel décide d'abandonner le nucléaire en Allemagne.
Divergences franco-allemandes
Au début du XXI° siècle l'énergie nucléaire n'a plus la
côte,
EDF est devenue le bouc émissaire de la contestation écologique.
Aux élections
présidentielles de 2012 la coalition socialiste écologie qui soutient
François Hollande suscite sa mise en sommeil en
réduisant de 75 % à 50 % sa de production électrique à
l’horizon 2025. A l'époque,
l'excédent d'électricité et le développement des énergies
renouvelables, éoliennes, photovoltaïque, met l'entreprise publique en
difficulté; la
dérégulation du secteur énergétique décidée par l'Union européenne aboutit
à sa transformation en société anonyme, une part de son
capital étant coté en bourse. Un autre problème concerne
la mise au point d'une nouvelle génération de réacteurs de grande puissance (1600 MW), les
'EPR' (European Pressurized Reactor), conçus en commun par Framatome et l'allemand
Siemens-KWU. Ils sont censés
améliorer le rendement des réacteurs de la génération précédente, tout en
consommant la
même quantité de combustible (MOX) et en réduisant le volume de
déchets. En 2003, la construction du premier 'EPR' est lancée à
Olkiluoto
à la
demande des Finlandais. Simultanément EDF envisage
l'implantation d'une tête de série à Flamanville en Normandie. Mais le
développement de cette filière se heurte à de nombreuses difficultés, des
défauts de
fabrications liés à une perte de compétences industrielles et le renforcement des normes de
sécurité drastiques imposées aux installations nucléaires, d'où une augmentation des couts et
un
allongement important des délais de mise en service. La construction de
quelques 'EPR' est cependant réalisée à Taishan en
Chine et prévue à Hinkley Point en Grande-Bretagne. Mais en 2009,
l'Allemagne
se retire de la coopération avec la France suite à sa
décision de sortie du nucléaire. Le
déclenchement de la guerre en Ukraine et l'embargo mis
sur les importations de gaz russe illustrent alors la
divergence des
choix énergétiques entre les deux pays. Là
où l'Allemagne fortement engagée dans la voie des énergies renouvelables
doit
compenser son
manque de production électrique en rétablissant l'exploitation des
gisements de
lignite,
la France choisit de relancer le nucléaire, une énergie
décarbonée capable de répondre au défi climatique comme le reconnait
le
Groupe d'experts intergouvernemetal sur l'évolution du climat (GIEC). Un an avant sa réelection à la présidence de la République,
Emmanuel Macron avait annoncé la
prolongation de la durée de vie des centrales existantes et
la construction de six nouveaux EPR. Une fois réélu en 2022, il procède
à la renationalisation d'EDF pour lui donner les coudées franches dans ce nouveau programme d'équipement.
NOTES
(1) Halban, Joliot et Kowarski, «
Number of Neutrons Liberated in the
Nuclear Fission of Uranium », Nature,
vol. 143, no 3625, 22 avril
1939
(2) Weart S., 'Scientists in Power', Harvard U. P., 1979
(3) Archives du CNRS, AN 80284, liasse 37
(4) Goldschmidt, B., 'L'aventure atomique : ses aspects politiques et techniques', Fayard, 1962
(5) Pinault, M., 'Frédéric Joliot-Curie', Odile Jacob, 2000
(6) Bendjebbar, A., 'Histoire secrète de la bombe atomique française', Le Cherche midi, 2022
(7) Goudsmit, S., 'L'Allemagne et le secret atomique. La mission Alsos', Fayard, 1948 `
(8) Frank C.,
'Opération Epsilon. Les transcriptions de Farm Hall', Flammarion, 1993
(9) Picard, J-F, 'La République des savants', Flammarion, 1990
(10) Pinault, M, Op. cit.
(11) 'Une déclaration de M. Dautry sur l'importance de l'eau lourde', Le Monde, 15 aout 1944
(12) Conférence de presse du général de Gaulle, Le Monde, 15 oct. 1944
(13) 'Etats-Unis, Grande-Bretagne et Canada conservent provisoirement le secret de la bombe atomique', Le Monde, 17 nov. 1945
(14) Picard J.-F., Betran A., Bungener M, 'Histoire(s) de l'EDF', Dunod, 1985, p. 188
(15) Mongin, D., 'Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale', Inalco, Archidoc, 2021
(16) Branca, E., 'L'ami américain', coll. Tempus, Perrin, 2023
(17) Mongin, D., Ibid
(18) 'L'aventure de la bombe. De Gaulle et la dissuasion
nucléaire, 1958-1969', U. de Franche-Comté, I. Charles de Gaulle, Plon,
1985
(19) Allocution du gal. de Gaulle
à l'Ecole
militaire, Le Monde, 15 fév. 1963
(20) Brigoulex, B., M. Mitterrand exhorte les Occidentaux à rester résolus sur les euromissiles, Le Monde, 14 octobre 1983
(21) Kowarski au conseil scientifique du CEA, 22 mars 1949, Arch. CEA Fontenay
(22) Picard J.-F., 'Recherche et industrie. Témoignages sur quarante
ans d'études et de recherches à Electricité de France', Eyrolles, 1987
(23) Picard J.-F., Betran A., Bungener M, 'Histoire(s) de l'EDF', Dunod, 1985, p. 186
(24) Ibid, p. 190
(25) Ibid, p. 194 et sq.
(26) Ibid, p. 208 et sq.
(27) Fourgous J.-M, Picard J-F, Raguenel C., 'Les Français et l'énergie',
CNRS EDF-DER, 1981
(28) Nicolon A., Carrieu M.-J., 'Les partis et syndicats face au
programme électro-nucléaire et à la contestation', ATP CNRS 1975
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