Républiques  atomiques


L'énergie nucléaire en France des origines à nos jours



Pour citer cet article : J-F Picard, histcnrs.fr/www/RepAtom.html (2024)


                                                                                                                                                                                                 A Michel

De la Troisième à la Cinquième République, l'énergie atomique est au cœur de l'histoire de la France contemporaine. Des débuts du vingtième siècle jusqu'à nos jours, entre des usages civils et militaires étroitement imbriqués, le nucléaire n'a cessé de justifier son souci de souveraineté nationale comme d'expliquer son essor industriel, mais aussi la cause de relations parfois houleuses avec l'Allemagne sa voisine. Au début de cette histoire, on trouve plusieurs prix Nobel, en 1903 celui d'Henri Becquerel pour la découverte de la radioactivité et des époux Curie qui ont extrait le radium de quelques tonnes de pechblende, puis de Marie Curie en 1911, la fondatrice de l’Institut éponyme. C'est le rôle tenu par quelques uns des protagonistes de cette aventure atomique que l'on voudrait évoquer ici. Parmi eux, celui de Frédéric Joliot nobélisé en 1935 avec Irène Curie, le promoteur du premier programme de recherches lancé à la fin de la III° République avec Raoul Dautry, celui de Pierre Guillaumat le patron du 'Commissariat à l'énergie atomique' le promoteur de la bombe atomique sous la IV°, enfin de Marcel Boiteux son directeur qui a fait basculer 'Electricité de France' dans la logique du tout électrique - tout nucléaire sous la V° République.




I - Radioactivité et fission atomique

   

Né avec le vingtième siècle, Frédéric Joliot est le plus jeune d'une fratrie de six enfants, fils d'un ancien communard et d'une mère d'origine alsacienne. Eleve au lycée Lakanal de Sceaux, il intègre l’École municipale de physique et de chimie industrielles où il a comme professeur en mentor le physicien Paul Langevin. Passionné par la recherche, à l'issue d'un stage aux aciéries Arbed au Luxembourg, sur les recommandations de Langevin, il entre en 1925  à l'Institut du radium comme préparateur de Marie Curie. Dans cette Mecque de la radiobiologie, il épouse Irène, la fille de la patronne. En vacances avec les Curie, les Langevin, les Perrin à l'Arcouest sur la côte bretonne, l'ingénieur ne se départit pas d'une forme de complexe d'infériorité vis-à-vis du monde normalien qui l'accueille. Mais des qualités d'expérimentateur hors pair lui permettent de découvrir avec son épouse le phénomène de la radioactivité artificielle récompensée par le Nobel de chimie 1935, partagé avec le physicien James Chadwick de l'Université de Cambridge qui a identifié le neutron. Dans son discours de récipiendaire, Joliot évoque l'importance d'une découverte qui permet de disposer de radiosources d'usages thérapeutiques, mais ouvre par ailleurs des perspectives d'une toute autre ampleur, comme de "...domestiquer la fantastique énergie de la matière, voire d’imaginer des effets beaucoup plus destructeurs.../ En brisant les éléments à volonté, on pourra réaliser des transmutations à caractère explosif, véritables réactions chimiques (en) chaines".


Accélérateur de particules et réaction en chaine

A la fin des années 1930, la France reprend le premier rang dans le grand mouvement de la physique moderne dit Jean Perrin  le Nobel qui est en train d'organiser la 'Caisse nationale de la recherche scientifique', le futur CNRS. Le couple Joliot qui partage l'engagement progressiste de ses ainés est devenu une étoile montante de la communauté scientifique et Frédéric Joliot est  élu au Collège France en 1936. Convaincu de l'intrication nécessaire entre la recherche fondamentale et ses applications industrielles, sa conviction reste assez peu partagée dans les milieux scientifiques. Mais grâce au soutien de la fondation Rockefeller, Il quitte l'ambiance un peu artisanale de l’Institut Curie pour installer un cyclotron au Collège de France. En 1937, cet accélérateur de particules est le premier de son type en Europe, mais sa mise au point laborieuse requiert l'aide d'un technicien envoyé par l'inventeur du cyclotron, l'Américain Ernest Lawrence. Joliot dispose aussi d'un accélérateur Van de Graaff au Laboratoire de synthèse atomique (LSA) installé par le CNRS à Ivry. C'est là qu'il réalise avec Lew Kowarski et Hans Halban un autre pas décisif dans la domestication de l'atome, le contrôle de la fission d'un noyau d'uranium qui libére l'énergie de la matière selon la célèbre formule d'Albert Einstein au début du siècle, E = mc2. En décembre 1938, la réalité du processus de fission est obtenue dans le laboratoire d'Otto Hahn à la ''Max Planck Gesellschaft' en Allemagne.  Au 'LSA', Joliot et son équipe réalisent une expérience qui prouve que deux ou trois neutrons secondaires sont émis par la fission du noyau d'uranium (1). Autrement dit, ils mettent en évidence les perspectives de l'énergie nucléaire, entrevoyant la possibilité de construire une bombe et une pile atomiques. C'est ainsi qu'au mois de mai 1939, le CNRS dépose trois brevets, les deux premiers concernent la production d'énergie nucléaire dans une pile, le troisième intitulé 'perfectionnement aux charges explosives' la possibilité d'une explosion provoquée par la projection de deux masses de matière fissile l'une contre l'autre. Préoccupé par les menaces de guerre, le physicien Leo Szilard les met en garde quant au risque de publier ces travaux alors que la question atomique semble devenir un fort enjeu politique. Joliot et les siens prendront encore deux autres brevets en avril 1940, dont l'un pour signaler que l'uranium enrichi en isotope 235 s'avère plus fissile que l'uranium naturel.


Mobilisation scientifique

En 1939, le CNRS débloque cinq millions de francs au profit de la recherche nucléaire, soit 2% de l'ensemble des crédits dévolus à la recherche scientifique. En matière de publications, l''historien Spencer Weart estime que les atomistes français se placent alors au deuxième rang dans le monde, derrière les Etats-Unis (2). Pour se procurer les tonnes d'uranium indispensables aux expériences, le CNRS passe un accord avec l'Union minière du Haut-Katanga. La recherche atomique entre dans sa phase industrielle. En octobre 1939, lorsque la mobilisation du CNRS est organisée par le physicien Henri Longchambon, le groupe 'GR 1' est dirigé par Joliot et regroupe le cyclotron du Collège de France, le 'LSA' du CNRS et l'Institut du radium. Le ministère de l'Armement est confié à Raoul Dautry, un polytechnicien ancien patron des chemins de fer de l'Etat qui rencontre Joliot en novembre. Une convention passée avec le CNRS suscite la constitution d'une ‘Société anonyme pour l'exploitation de l'énergie atomique’ (SPEDEN), modeste ancêtre du futur CEA (3). Pendant la drôle de guerre, le physicien Francis Perrin, le fils de Jean Perrin, calcule la masse critique d'uranium nécessaire pour amorcer une réaction en chaine et il se charge de trouver un polygone d'essai au Sahara dans l'éventualité où une expérience incontrôlée provoquerait une explosion atomique (4). Un modérateur du flux neutronique est nécessaire pour réaliser une 'machine à uranium' (une pile atomique) et Dautry dépêche son attaché de cabinet, Jacques Allier, pour récupérer un stock d'eau lourde produit par la 'Norsk-Hydro' en Norvège. Au printemps 1940, la guerre cesse d'être statique. L'offensive allemande contraint les atomistes à gagner Clermont-Ferrand ou Longchambon envisage de réaliser une expérience "E.N." sur un terrain mis à la disposition du CNRS. Mais la défaite balaye ce projet. Le stock d'uranium est expédié à Toulouse, tandis qu'Halban et Kowarski s'embarquent pour l'Angleterre avec l'eau lourde. L'expérience de réaction en chaine sera réalisée, mais en décembre 1940 par le 'MAUD Committee' à Cambridge.


Un savant occupé

Pourquoi Joliot n’est-il pas parti avec ses collaborateurs comme Dautry le lui avait demandé? Les historiens comme les témoins en sont réduits aux hypothèses. Dans sa biographie très documentée, Michel Pinault souligne sa ferme volonté de rester en France : "en choisissant la complexité d'un chemin obscur et en s'engageant dans une nouvelle évolution intellectuelle qui modifie considérablement le personnage" (5). Un proche du couple Joliot-Curie, le physicien Jean Teillac rappelle la psychologie compliquée du personnage : "Joliot avait un caractère très tourmenté. Ses contradictions le rendaient malheureux. Discuter avec lui, c'était souvent un dialogue pendant dix minutes suivies d'un monologue pendant une heure. Il était volubile, il passait d'une chose à l'autre. On voyait qu'il subissait toutes sortes d'influences. Son mariage avec Irène Curie a été un problème, c'était la fille de la patronne. Lui, il était le modeste étudiant embauché comme préparateur par Marie Curie. Certains lui ont reproché d'avoir épousé Irène pour sa propre carrière. En juin 1940, il n'est pas parti parce qu'il fallait bien que quelqu'un reste, c'était son argument essentiel. D'autres ont dit qu'il était resté car il avait ainsi plus d'autonomie pour faire un certain nombre de choses. D'autres disent encore qu'il voulait partir mais qu'il ne l'a pas pu à cause d'un concours de circonstances, qu'il n'a pas pu embarquer sur le bateau (avec Halban et Kowarski), que la santé de sa femme, etc."  Reste qu'il reprend ses responsabilités dans le Paris de l'occupation et notamment la direction de son laboratoire au Collège de France. Le cyclotron intéresse beaucoup les Allemands qui ne disposent d'aucun appareil de ce type. A l'été 1940, il reçoit la visite du physicien Walther Bothe qui a participé à la découverte du neutron et qui est accompagné de Wolfgang Gentner un ancien collègue de Joliot qui participe à la mise en service de l'instrument. A la fin de l'hiver 1941-42, le cyclotron produit un faisceau de particules de 7-MeV destiné à irradier des échantillons d'uranium pour le laboratoire d'Otto Hahn à la 'Max Planck Gesellschaft'. Joliot est en contacts avec Jean Bichelonne, l'ex-directeur de cabinet de Dautry, devenu le ministre de la production industrielle de Vichy (6). En relation avec Raoul de Vitry, le patron de Péchiney, il crée la 'SEDARS', un organisme destiné à la fabrication de radio-isotopes à usage médical. Ses travaux sur la thyroxine marquée à l'iode 131 par le cyclotron sont présentés à l'Académie de médecine et il est élu à l'Académie des sciences en 1943.


Le camarade Joliot
...

Le physicien Jean Wyart évoque l'ambiguïté de son comportement. Sa fille, Hélène Langevin raconte l'évolution politique de son père : "la raison de son engagement est la résistance universitaire où il a rencontré en majorité des militants communistes. L'élément dominant fut sa rencontre avec Pierre Villon (dont) on connait le rôle dans la Résistance. C'est Villon qui lui a demandé de prendre la présidence du Front National Universitaiire et finalement qui l'a conduit à devenir communiste". Gabrielle Mineur, à l'époque secrétaire générale du CNRS, donne probablement le fin mot de l'histoire : "pour Joliot, adhérer au Parti communiste a pu être une contrepartie, une sorte de caution susceptible de jouer auprès des français de Londres. Il a pu rechercher auprès des communistes la caution que lui refusaient les français de l'étranger...". En effet, à la Libération, sa situation suscite d'autant plus d'inquiétude que les Américains sont engagés dans le projet Manhattan qui aboutira à la bombe atomique. Une mission scientifique (Alsos) est dépêchée en Europe pour investiguer l'état d'avancement des recherches allemandes. En aout 1944 à Paris, Joliot est interrogé par le physicien Samuel Goudsmit. Invité à Londres, il est confronté à Francis Perrin et Bertrand Goldschmidt tous deux membres de la France libre, ce dont il ressort que les Nazis semblent n'avoir donné aucune priorité à la recherche atomique (7). Poursuivies en Allemagne en 1945 après la capitulation du Reich, les investigations menées par les Américains confirment ce retard alors que les physiciens allemands commençaient à peine la construction d'une pile expérimentale. Internés dans un manoir anglais sonorisé (opération Epsilon), les conversations enregistrées entre Werner Heisenberg, Otto Hahn et leurs collègues, trahissent leur incrédulité à l'annonce de l'explosion d'Hiroshima, mais révèlent aussi leur connaissance de l'engagement politique de Joliot sous l'occupation (8).


...à la direction du  CNRS

Le 20 aout 1944, le psychologue Henri Wallon le commissaire du gouvernement chargé de l'Education nationale nomme Frédéric Joliot à la tête du CNRS. Devant le comité directeur qu'il vient d'instituer, l'intéressé ne cache pas son intention de privilégier les relations de la recherche et de l'industrie : "si le mot recherche dirigée choque certains, disons s'ils préfèrent recherche organisée" prévient-il en créant des commissions interdisciplinaires sur la thermodynamique, les maths appliqués, la chirurgie réparatrice, la chimie des hautes températures et des matériaux réfractaires, l'énergie thermique des mers, l'électrotechnique, les fluides compressibles et les vitesses supersoniques, les moteurs à réaction, la microscopie électronique, la spectrographie de masse, les antibiotiques et la transfusion sanguine, etc. Il confie aux biologistes Louis Rapkine et André Lwoff ainsi qu'au physicien André Berthelot le soin de mener une mission de récupération du matériel scientifique en Allemagne, voire de regrouper des physiciens nucléaires à Mayence dans la zone française d'occupation. Mais ses préoccupations qui relèvent de ce que l'on qualifiera quelques années plus tard de 'recherche - développement' se heurtent aux réticences du corps universitaire. Lorsque Joliot propose de rattacher le CNRS à la présidence du conseil, Wallon lui oppose l'inefficacité d'une telle mesure. Quant à l'éventualité d'inviter Maurice Ponte, le patron de la CSF, au comité directeur du CNRS, elle est bloquée par Paul Langevin qui estime : "qu'il est temps de mettre fin aux abus des patrons qui se sont déchargés du cout de la recherche sur les organismes publics". Un an à peine après sa nomination, Joliot quitte donc le CNRS pour participer à la création du Commissariat à l'énergie atomique (9).





II - Le Général et le CEA



Le 11 juillet 1944, un mois après la constitution du Gouvernement provisoire de la République française à Alger, quatre semaines après le débardement en Normandie, trois scientifiques de la France libre exilés outre-Atlantique, Pierre Auger, Jules Guéron et Bertrand Goldschmidt, ont informé le général de Gaulle de l'état d'avancement du ' Projet Manhattan'. "A l'origine du CEA témoigne Auger, je dois mentionner que j'avais eu un premier rapport avec le général de Gaulle à New-York puis à Montréal. Il voulait savoir où la recherche atomique en était. On lui a expliqué la situation et il nous a dit qu'il tiendrait compte de nos informations lorsque il reviendrait en France". Installé à Paris au début de septembre 1944 à la tête du gouvernement provisoire, l'une des premières décisions du Général  consiste à  organiser la recherche atomique en s'appuyant sur les ressources disponibles.


La genèse  du Commissariat

Grace à la documentation réunie par Michel Pinault pour sa biographie de Joliot, il est possible de préciser son rôle comme celui de Pierre Auger dans la genèse du Commissariat à l'énergie atomique (10). De la même génération que Joliot, le normalien Auger, le découvreur des grandes gerbes de rayons cosmiques avait participé à la mise en place du CNRS avant d'émigrer au Canada. En septembre 1944, il reprend contact avec Joliot pour réintroduire la France dans la recherche atomique. A la question de savoir si la collaboration avec les Américains ou les Anglais ne pouvait aboutir, Joliot aurait suggèré un rapprochement avec l'URSS, une éventualité dont on sait qu'elle n'aurait pas contrarié le chef de l'Etat dont les relations furent souvent houleuses avec les Alliés. En décembre, Frédéric Joliot rencontre Jacques Allier resté en contact avec Raoul Dautry, le ministre de l'armement qui avait cohabité avec De Gaulle dans le dernier gouvernement de la IIIème République. il vient d'être nommé ministre de la reconstruction. En mars 1945, il transmets une note au Général pour lui proposer ses services : "...afin que la France se réintroduise dans le circuit des recherches en formant une équipe de travailleurs qui serait placée à la disposition et sous l'autorité de Frédéric Joliot, celui-ci étant sans aucun doute le seul savant à pouvoir maîtriser le problème" (11), désormais précise Dautry, l'énergie nucléaire représente un enjeu tel qu'elle ne saurait rester dans les attributions du CNRS. En mai 1945,  Auger et Joliot obtiennent une entrevue avec le Général : " il nous a dit, il faut fonder un institut français, un institut national, et on lui donnera le titre que vous voudrez. Prenez Dautry avec vous, c'est un grand administrateur. Il vous aidera à mettre sur pieds cette nouvelle administration... En réalité souligne Auger, le CEA était un organisme parfaitement adapté à la vocation de Joliot. Il serait plus chez lui au CEA qu'au CNRS, un organisme qui couvre toutes les sciences, y compris les sciences humaines, pour lesquelles il n'avait aucune affinité". Sur ce, surviennent les explosions d'Hiroshima et de Nagasaki en aout 1945 lesquelles, au dire de Pinault son biographe, plongent le savant atomiste dans une forme de sidération.


L'ordonnance fondatrice

Au mois de septembre, les première séance de travail pour élaborer le statut du CEA donnent leu à des négociations avec le conseiller d’Etat Jean Toutée, un proche de Dautry, ex-conseiller juridique des chemins de fer de l’Etat. Dautry revendique l'égalité avec Joliot dans la direction du nouvel organisme, d'où l’idée d’un établissement bicéphale directement attaché à la tête du Gouvernement. Dans son article premier, l'ordonnance du 18 octobre 1945 institue le Commissariat a l'énergie atomique. "Il est apparu que cet organisme devait être à la fois très près du gouvernement, et pour ainsi dire mêlé à lui et cependant doté d'une grande liberté d'action /.../ La tâche du nouveau Commissariat /.../ est définie de la façon suivante : il poursuivra les recherches scientifiques et techniques en vue de l'utilisation de l'énergie atomique dans les divers domaines de la science, de l'industrie et de la Défense nationale".  Simultanément, le Général de Gaulle donne une conférence de presse au cours de laquelle il explique la naissance du CEA : « vous le savez, il m'est arrivé de faire des prophéties dans des matières stratégiques /.../ Pour ce qui est de la bombe atomique, on pourrait faire des hypothèses à perte de vue, et j'ai trop à faire. Vous me demandez si nous avons une position quant au fait que la bombe atomique a été élaborée et est gardée en commun par les Américains, les Anglais, les Canadiens. Je vous rappelle qu'elle a été, à l'origine, élaborée un peu par des Français. Vous savez qu'au moment où le conflit a éclaté, nos savants, M. Joliot-Curie et d'autres, avaient déblayé le problème…/ Puis des circonstances tragiques les ont empêchés de poursuivre leurs travaux. Néanmoins, ce qu'ils ont pu faire et ce que le gouvernement français auquel j'avais l'honneur d'appartenir en 1940 a pu faire pour procurer aux Alliés les moyens qu'ils avaient en mains a été fait. Cela n'a pas été inutile dans les recherches de nos Alliés…./ Finalement cette bombe a été fabriquée par nos Alliés, et il est vrai qu'en tant que gouvernement, en tant que France, nous n'y étions pas. Que voulez-vous? Il y a beaucoup de choses qui ont été réglées pendant que nous n'étions pas là. Ce ne sont pas toujours les choses les plus heureusement réglées…./ Quant à la bombe atomique, nous avons le temps. Je ne suis pas convaincu que l'on ait à employer les bombes atomiques à très bref délai dans ce monde. En tout cas, le Gouvernement français ne perd pas de vue cette question, qui est très grave pour le monde entier et dont les conséquences sont évidemment immenses. Cette bombe a abrégé la guerre. Pour nous-mêmes ou nos descendants verrons si l'on doit dans l'avenir continuer à lui rendre justice » (12).


Un bicéphalisme hasardeux

En janvier 1946, un décrêt nomme Frédéric Joliot-Curie Haut-commissaire du CEA. Irène Joliot-Curie, Pierre Auger et Francis Perrin deviennent membres du comité de l'énergie atomique, Raoul Dautry devenant Administrateur général, délégué du gouvernement. Au cabinet du haut-commissaire, Etienne Bauer témoigne de l'ambiguïté de ces dispositions : "Joliot semblait déchiré. Il ne m'a jamais donné l'impression d'un homme entièrement libre. En fait, le Parti communiste le tenait par les cheveux. De plus, il ne travaillait pas assez. Après la guerre, il faisait trop de trucs à coté, notamment de la politique, il était devenu une sorte de 'Perrin des steppes', un Aragon de la science'…/ On avait à notre tête Raoul Dautry qui avait demandé au conseiller d'Etat Pierre Toutée de lui tailler des statuts extraordinaires, pas de contrôleur des dépenses engagées, une liberté totale d'embauche, toutes facilités pour acquérir des immeubles, etc.../ Il y avait deux bureaux directoriaux au siège (rue de Varenne), l'un au rez-de-chaussée, un autre peu moins beau à l'étage. Ca avait été une terrible discussion entre le l'Administrateur et le Haut commissaire pour choisir l'un ou l'autre. Je me souviens que Kowarski avait accroché sur la glace de son bureau une coupure de presse où il était question d'une tortue anormale à deux têtes. L'animal était mort parce que les deux têtes s'étaient entre dévorées. En réalité, au CEA le pouvoir moral c'était Joliot, mais le pouvoir réel c'était Dautry…./ Or ce dernier ne faisait pas de cinéma. On n'a jamais dit assez de bien de lui. En fait, c'est Dautry qui a fait du Commissariat cette machine exaltante, extraordinaire"


Premières réalisations

En mars 1946 alors que De Gaulle vient de quitter le pouvoir, la IVème République naissante dote le CEA d'un plan pluriannuel pour développer l'énergie atomique. La première étape consiste à construire une pile. De retour du Canada où il a participé à l'installation de la pile ZEEP, Lew Kowarski dispose du stock d'uranium constitué avant-guerre et Dautry passe une accord avec la Norvège pour obtenir l'eau lourde nécessaire pour la modérer. La construction de ZOE (zéro énergie, oxyde d'uranium, eau lourde) débute au mois de juillet 1947 dans le fort de Chatillon mis à la disposition du CEA par les  Armées. Sept ans après la pile de Fermi à Chicago et deux ans après celle de l'Institut Kourtchatov en URSS,  la divergence de ZOE le 15 décembre 1948 est saluée comme un symbole du redressement national. L'année suivante ZOE commence à produire des radio-isotopes à usage biologique (phosphore 32, yttrium 90) destinés à Irène Joliot et Antoine Lacassagne. Sur une initiative de Dautry, l'acquisition de cent cinquante hectares en banlieue parisienne permet de commencer la construction du Centre d'études nucléaires de Saclay dont le plan masse est confié à l'architecte Auguste Perret. Le CEA envisage d'y installer deux piles expérimentales dont l'une à graphite pour des applications biologiques et une autre plus puissante (EL1) pour évaluer sa capacité de production électrique. Ces développements requièrent un important effort de prospection minière, entrepris à la fois en métropole au gisement de La Crouzille découvert par le géologue Jean Orcel, et aux colonies, notamment à Madagascar. Sous la direction Bertrand Goldschmidt devenu le responsable de la chimie au CEA, le traitement du minerai est assuré à la poudrerie nationale du Bouchet qui conditionne l'oxyde d'uranium. Cet ensemble d'activités a nécessité le recrutement de 260 scientifiques et techniciens et de 500 mineurs, dont 400 outre-mer. Soucieux de soutenir la recherche fondamentale, Joliot propose la création d'un 'Service de physique nucléaire' confié à l'un des ses anciens assistants, André Berthelot. En l'occurrence, il bénéficie du soutien de Francis Perrin qui désavoue les priorités accordées à la construction des piles. Le bilan du CEA n'est certes pas négligeable au tournant des années cinquante, mais peu avant son départ, Dautry note dans son rapport d'activité les difficultés rencontrées dans la gestion du personnel : "sollicité par un engagement politique de plus en plus affiché à la direction du Parti communiste, le Haut commissaire a laissé une large initiative à un comité scientifique chargé d'organiser le Commissariat… / Or, il apparait qu'il n'y a pas encore I'esprit d'équipe et ou de service public, sans lesquels j'estime qu'on ne peut remplir pleinement de grandes tâches.  Du moins, avons-nous réussi à éviter les conflits intérieurs et à ajuster à temps les salaires et traitements et à réaliser des promotions s'harmonisant à travers des services aussi divers sans établir des disparités critiquables, soit entre les services, soit avec l'industrie privée et les administrations publiques".





III - La République et la bombe



Dans son livre 'Le Mal français', Alain Peyrefitte un ancien ministre de la V° République rapporte le propos qu'aurait tenu Joliot au général de Gaulle en 1945, lui promettant de construire 'sa' bombe atomique. Mais au mois de novembre, arguant du double aspect à la fois belliqueux et pacifique de l'énergie atomique, le président Truman transmet à l'ONU la décision de mettre sa technologie sous embargo : "l'exploitation militaire de l'énergie atomique dépend en grande partie des mêmes méthodes et procédés que ceux employés pour son exploitation industrielle. Nous ne sommes pas convaincus que la diffusion des renseignements concernant l'application pratique de l'énergie atomique, avant qu'il soit possible d'élaborer des mesures de sauvegarde efficaces, réciproques et applicables, acceptables pour toutes les nations, contribuerait à une solution constructive du problème de la bombe atomique" (13).  En 1946, en accord avec cette déclaration, Alexandre Parodi le représentant français au Conseil de sécurité des Nations unies déclare que le CEA n'a d'autres objectifs que pacifiques. Mais tandis que l'URSS fait exploser sa première bombe atomique en 1949, dans l'appel de Stockholm Joliot en demande l'interdiction. Provocation délibérée ou conviction idéologique, son discours au congrès du PCF à Gennevilliers en avril 1950, "jamais des hommes de science progressistes ou communistes, ne donneront une parcelle de leur savoir pour faire la guerre contre l'URSS", conduit le Gouvernement Bidault à le démettre de ses fonctions.


Un nouvel état-major

Malgré l'instabilité politique de la IVème République et l'incertitude sur ses alliances, le CEA est doté d'un nouvel état-major qui l'engage dans une voie qui aboutira à la bombe atomique. Pour assurer la succession du Haut-commissaire, deux physiciens sont en lice, Francis Perrin qui a participé aux travaux de Joliot avant la guerre et le physicien Yves Rocard, un universitaire responsable des laboratoires de la CSF. En dépit d'une déclaration péremptoire selon laquelle celui "qui accepterait de succéder à Joliot serait un salaud", Francis Perrin va assurer cette fonction jusqu'en 1970, tout en maintenant ses convictions pacifistes. "La direction du CEA est consciente que même si la fabrication d'armes atomiques ne se heurtait pas à une impossibilité par manque du tonnage d'uranium nécessaire, elle ne pourrait aboutir que dans un délai très long, au moins dix ans et seulement à une production très petite par rapport à celle des Etats Unis, mais aussi sans doute  de l'URSS, alors qu'elle risquerait pour la France d'être plus dangereuse qu'utile à sa défense". Quant à Yves Rocard entré au CEA en 1947 comme conseiller scientifique, il assurera la responsabilité scientifique du programme militaire. En fait, la réalité du pouvoir revient à l'Administrateur général. La succession de Dautry est assurée Pierre Guillaumat, un X-Ponts qui a dirigé le service des mines en Tunisie ou il fut l'agent du 'Bureau central de renseignements et d'action' de la France libre. Nommé directeur des carburants au ministère de Industrie et de l'Énergie à la Libération, Guillaumat devient Haut-commissaire en 1951 : "Joliot avait promis à sa fidèle armée le monopole de l'énergie atomique. Tout serait fait à l'intérieur du CEA, y compris les centrales électriques. L'ordonnance de 1945 qui l'avait créé le permettait. Cela, c'était la position de Joliot à une époque où il ne voyait pas très bien vers quoi ça menait, je ne le lui reproche pas, mais l'embêtant, c'est que j'en ai hérité. Personnellement, j'ai toujours vu le CEA comme chargé de mettre de l'énergie atomique partout, mais pas de la faire. Il fallait que la Marine fasse de l'énergie atomique, comme EDF, la médecine, etc. Finalement, quand j'étais au Commissariat, le seul point que nous avons fait, et non pas fomenté, c'est la construction de l'arme-bombe parce que nous n'avons pas trouvé dans l'Armée de Terre et la fabrication des armements terrestres, l'assiette, le personne, l'équipe, l'établissement qui puissent la réaliser" (14). Côté politique, le soutien du  CEA repose sur un  ancien inspecteur des finances, le radical Felix Gaillard, l'ancien directeur de cabinet du commissaire au Plan Jean Monnet. Exemplaire d'une nouvelle génération de ministres technocrates, Gaillard dispose d'une stabilité exceptionnelle dont va bénéficier le programme nucléaire de la IVème République. En juillet 1952 alors qu'il est secrétaire d'État dans le gouvernement Pleven, lors des débats à l'Assemblée nationale, il est le premier à noter combien "...il est curieux que la France s'interdise par principe de se doter d'armes de destruction massive" (15).


Défense nationale versus OTAN?

L'éventualité de disposer un jour de l'arme atomique met la France en porte à faux avec des traités qui confient la responsabilité de la défense européenne aux Etats-Unis. Au début des années 1950, une première alerte est liée au projet de Communauté européenne de défense (CED). Proposé à la France, à la République fédérale d'Allemagne (RFA), à la Belgique, au Luxembourg et aux Pays-Bas, le président Pierre Mendès France le soumet au vote d'un parlement réticent face à la perspective du réarmement allemand. La CED est rejetée par la France en aout 1954 et conforte l'adhésion de la République fédérale à l'OTAN.  Une autre de ses conséquences est la réunion organisée par le président Mendès France au ministère des Affaires étrangères où est décidée la fabrication de la bombe atomique. Francis Perrin pour le CEA et Henri Longchambon le secrétaire d'Etat à la Recherche y expriment leurs réserves : "en décembre 1954 se souvient ce dernier, le gouvernement dont je faisais partie a délibérément orienté les travaux de nos ingénieurs et de nos chercheurs vers la réalisation, par des moyens français, de la bombe atomique, réalisation qui paraissait devoir aboutir vers la fin des années cinquante. Il l'a fait silencieusement, son désir étant que la situation internationale évolue vers la suppression de cette arme et rende inutiles nos propres efforts en ce sens. Mais son devoir était aussi de ne pas laisser notre pays indéfiniment désarmé dans cette compétition où se complaisaient alors trois autres pays". Nouveau dilemme en 1957, le traité de l'Euratom  est préparé en complément du traité de Rome qui fonde la Communauté économique européenne (CEE). L'Euratom doit coordonner les programmes atomiques de six pays d'Europe de l'Ouest, ce qui implique l'égalité des droits entre l'Allemagne et la France qui se verrait ainsi contrainte de renoncer à l'arme atomique. A ses débuts, le gouvernement du socialiste Guy Mollet y est favorable, mais la crise de Suez et les contraintes de la guerre d'Algérie, ainsi que les pressions exercées par Felix Gaillard et Pierre Guillaumat, l'amènent à réviser sa position et à en exclure la composante militaire (16).


La marche à la bombe

En réalité, la réunion de décembre 1954 a amorcé un processus irréversible. Dès l'année suivante, Pierre Guillaumat lance la création à Marcoule d'un centre production de plutonium à usage militaire. Cet élément  artificiel produit par la fission de l'uranium avait été isolé à l'université de Berkeley par Glenn Seaborg. Hautement fissile, le plutonium permet la réalisation d'armes nucléaires en raison de sa facilité de mise en œuvre. Il a constitué l'explosif de la première bombe atomique américaine testée à Alamagordo en 1945, comme celui de la bombe russe en 1949 et le sera de la première bombe française. Bertrand Goldschmidt dirige la construction  de deux piles, G1 et G2, et de l'usine d'extraction du plutonium (UP1) où la filière les piles à uranium naturel graphite-gaz (UNGG) est mise au point. Lorsqu'il reçoit la visite discrète du général de Gaulle en 1957, le centre de Marcoule a produit la cinquantaine de kilos de plutonium nécessaire à la fabrication de six à huit bombes atomiques. Entre temps, Edgar Faure le successeur de Mendès a laissé le programme du CEA se développer en toute discrétion. Au juste, le président du Conseil a confié au gaulliste Gaston Palewski, un ancien de la France libre, le portefeuille des affaires atomiques qui installe au CEA le 'Bureau d'études générales', l'ancêtre de la Direction des applications militaires (DAM), qui permet d'entreprendre des études de détonique au fort de Vaujours et de neutronique à celui de Valduc, tandis qu'en 1957 Yves Rocard se préoccupe d'aménager un polygone d'essai au Sahara. Comme l'autre matériau fissible pour fabriquer une bombe atomique est l'Uranium 235, un isotope de l'uranium naturel dont la production requiert de gros moyens industriels, en avril 1958 quelques mois avant la disparition de la IV° République, devenu président du Conseil Felix Gaillard décide la construction de l'usine de Pierrelatte dont l'uranium hautement enrichi sera disponible une demi-douzaine d'années plus tard. L'explosion de la première bombe atomique à Reggane, 'Gerboise bleue' en 1960, suscite le 'hourra pour la France' du général de Gaulle;  revenu aux affaires deux ans plus tôt, il avait déclaré qu'en matière atomique "l'ère de la clandestinité (était) close" (17).


Le principe de la dissuasion

"Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France" on connait l'exergue du premier tome des Mémoires de guerre. Pour le premier président de la V° République, comme pour ses successeurs, l’arme nucléaire est l'instrument incontournable de la souveraineté nationale. Echaudé par les contradictions de la III° République entre la stratégie défensive de la ligne Maginot et un système d'alliances orientales, consterné par une IV° République oscillant entre la volonté d'autonomie et une politique de défense reposant sur l'Alliance atlantique, de Gaulle conçoit l'arme nucléaire comme le moyen d'asseoir l'indépendance du pays entre les deux blocs. Un théoricien de la dissuasion, le général Pierre Gallois le rappelle : "une puissance moyenne comme la France ne saurait étendre sa garantie nucléaire aux pays voisins et alliés sans entamer la crédibilité de une stratégie de dissuasion du faible au fort " (18). Ainsi, dès le mois de juillet 1958, le Général rencontre le secrétaire d'Etat américain Foster Dulles pour lui déclarer que "la France voulait bien  participer à la défense de l'Europe, mais à la condition qu'elle retrouve la maitrise de ses armes, ce qui inclut la force de frappe nucléaire dont elle disposera bientôt" et demander la création d'un directorat tripartite de l'OTAN, ce que les Américains ne sont évidemment prêts à accepter. En 1962, la crise de Cuba, au cours de laquelle il n'a pas ménagé sa solidarité avec les Etats-Unis, a exacerbé le conscience du risque de guerre nucléaire avec l'URSS. En 1963, il suscite la ratification du traité de Moscou qui interdit les essais nucléaires. Mais l'indétermination quant à l'emploi d'armes atomiques en cas de conflit en Europe empêche sa ratification par la France et il annonce son retrait du commandement intégré de l'OTAN en 1963 (19).  Dix ans plus tard, les négociations entre les Etats-Unis et l'URSS sur la limitation des armes stratégiques, 'Strategic Arms Limitation Talks' (SALT), reviennent sur la sellette lors de la crise des euromissiles, mais les Britanniques comme les Français refusent que leurs forces nucléaires soient incluses dans la discussion et François Mitterrand déclarera à Bruxelles en 1983: « Je suis, moi aussi, contre les euromissiles. Seulement, je constate des choses tout à fait simple, dans le débat actuel, le pacifisme et tout ce qu’il recouvre est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est» (20). En définitive, depuis le général de Gaulle jusqu'à Emmanuel Macron, la dissuasion nucléaire est restée la prérogative intangible du Chef de l'Etat.


 La bombe H change la donne

La bombe à hydrogène est en partie à l'origine de la décision française de se doter d'une force de frappe. Dès les années quarante, le physicien Edward Teller avait envisagé la possibilité d'utiliser la fusion nucléaire d'atomes légers comme l'hydrogène pour provoquer une explosion de puissance illimitée.  Avec  le bombe à fusion on passe en effet d'un facteur du kilotonne (Kt) de la bombe atomique à un facteur mégatonnique (Mt : un million de tonnes d'équivalent TNT). La première bombe H américaine de plus de 10 Mt explose sur l'atoll d'Eniwetok en novembre 1952. En 1960 en URSS, Nikita Krouchtchev évoque la réalisation d'une 'Tsar bomba' de 50 Mt dont quatre exemplaires suffiraient pour vitrifier l'ensemble du territoire national. Au lendemain de la crise de Cuba, la conscience par les deux blocs d'une destruction mutuelle assurée en cas de conflit, le fait qu'aucun enjeu politique ne peut valoir la mort de 180 millions de soviétiques, de 120 millions d'américains, conduit le secrétaire à la défense américain Robert MacNamara à préconiser une modification stratégique qualifiée de riposte graduée. Mais celle-ci ne concerne que les deux grands et  conforte la France dans le besoin de disposer de l'arme. La  Direction des applications militaires (CEA-DAM) est chargée de mettre au point la bombe H, mais sans collaboration extérieure la réalisation du processus complexe de fission-fusion ne progresse que lentement. L'engin est finalement conçu par l'ingénieur de l'armement Michel Carayol et la première bombe à hydrogène française (5 Mt) est testée en aout 1968 au Centre d'expérimentation du Pacifique (opération Canopus).


La force de frappe

En 1960, Pierre Messmer le nouveau ministre de la Défense, a lancé une loi programme où le déploiement des forces nucléaires est confié à l'Armée de l'air. Les Mirages IV peuvent emporter une bombe A de 60 kilotonnes (celle dHiroshima ne faisait que 14 Kt) deviennent opérationnel en 1964 au sein des forces aériennes stratégiques (FAS). Avec la mise au point de missiles SSBS (sol-sol balistiques stratégiques),  les 'FAS' disposent à partir de 1971 des silos de lancement installés sur le plateau d'Albion en Provence.  Mais dès l'origine, il apparait que le dispositif de dissuasion la plus efficace relève de la Marine. Outre un corps d'ingénieurs de très haut niveau, elle dispose de capacité de recherche-développement plus développées que les autres armes, ce qui lui permet de développer la propulsion nucléaire et de disposer des plates-formes de tir les moins vulnérables. En 1954, la décision du gouvernement Mendès-France inclut la construction d'un prototype de sous-marin atomique. Mis sur cale à l'arsenal de Cherbourg en 1954, le 'Q -244' devait recevoir un réacteur à uranium naturel, mais le poids excessif de l'installation (>20 tonnes) aboutit à sa transformation en simple banc d'essai pour le tir de missiles. A la même époque, l'amiral Hyman Rickover met en service le 'Nautilus', un sous-marin doté d'un 'Pressurized Water Reactor' (PWR) à uranium enrichi de la firme Westinghouse dont on évoquera plus loin les développements à usage civil. Certes, les Américains seraient prêts à céder les plans aux Français, mais  la V° République a décidé de faire cavalier seul et au CEA Jacques Chevallier un ingénieur du Génie maritime est chargé de développer ce type de réacteur. Les essais du 'prototype à terre' (PAT) installé à Cadarache confirment la réussite du système de propulsion des futurs sous-marins nucléaires lanceurs d'engins (SNLE). Pour éviter les errements du 'Q-244', en 1962 le 'projet Cœlacanthe' est chargé de coordonner l'activité des différents opérateurs, la Direction des construction navale (DCAN), la Direction des applications militaires (CEA-DAM) et la 'Société d'étude et de réalisation d'engins balistiques'. C'est ainsi que le premier SNLE français, Le 'Redoutable', est lancé à Cherbourg en 1967 en présence du général de Gaulle. A partir du milieu des années 1970, les quatre SNLE des 'Forces océaniques stratégiques' (FOST) assurent une veille à la mer de la force de dissuasion. Cette politique de défense a impliqué un effort budgétaire considérable, près de 1% du PIB français en 1967 dont la moitié absorbée par le programme Cœlacanthe, mais il s'est inscrit dans une période de forte croissance économique (21). Le démantèlement de l'URSS a contribué à le réduire, non sans provoquer des tensions au sein de la Marine entre des sous-mariniers qui prônent le maintien d'une flottille de quatre SNLE et des 'surfaciers' promoteurs d'un porte-avion atomique. Reste que l'effort de recherche-développement assuré à cette occasion a eu d'importantes retombées en particulier à l'exportation, non seulement en matière de défense, mais aussi dans le domaine de l'énergie nucléaire, voire dans l'aérospatiale ou dans les télécommunications.





IV- EDF et l'énergie nucléaire



En avril 1946, la nationalisation de l'électricité s'est opérée quelques semaines après la naissance du CEA. A sa création, 'Electricité de France' est dotée de grandes directions, notamment de l'une d'elle chargée de la recherche qui s'intéresse à l'énergie nucléaire. Reste qu'en France comme à l'étranger, la perspective de l'utiliser pour produire de l'électricité parait irréaliste. Lorsqu'il met en service la pile ZOE en 1948, Lew Kowarski ne cache pas son scepticisme : "parviendra-t-on à exploiter l'énergie nucléaire d'une manière rentable? Nier ses possibilités serait vain, mais compter sur elle pour bientôt serait s'illusionner. Il ne faut guère attendre chez nous de première réalisation avant les années soixante" (21)


Etudes & recherches

 Pierre Ailleret, X. - Supelec est l’un des quatre directeurs d'EDF affecté en 1946 à la Direction des Etudes et Recherches (DER). "Aussitôt après les explosions nucléaires de l'été 1945, tout le monde s'est dit, il y a la une source d'énergie possible explique t-il. C'est une affaire qu'il faut surveiller et nous avons cherché à nous tenir au courant. J'avais suivi les cours de Jean Perrin à la Sorbonne et par conséquent j'avais déjà une base de connaissances en physique nucléaire. J'ai créé ici des cours de génie atomique donnés par des gens du CEA ou de l'université afin de former un petit noyau d'ingénieurs EDF. Puis j'ai suivi le nucléaire de beaucoup plus près quand je suis entré au comité scientifique du CEA. Quand il a décidé de créer G1 à Marcoule, je n'ai rien fait tant que cela n'était pas suffisamment avancé de crainte de lui compliquer la tâche. Mais dès que cela l'a été, nous avons envisagé de prendre l'air chaud de refroidissemet pour faire une petite centrale. Cela a donné l'occasion à ma petite équipe de se mêler un peu des travaux du Commissariat" (22). Cette installation de récupération d'énergie (IRE) est confiée à Claude Bienvenu un X-Sup'Aéro fraichement recruté par EDF. Mis en service à l'automne 1956, l''IRE' a un rendement négatif, 6 MW de soufflantes pour une production de 5 MW électriques, mais la DER obtient le résultat souhaité, la preuve que l'on peut fabriquer de l'électricité à partir de la fission atomique. En 1959 à Marcoule, la pile G3 est la première à produire 50 méga-watts, plus d'électricité qu'elle n'en consomme. "A la fin des années 1950, on voit que techniquement c'est bien parti, mais au point de vue économique qu'est ce que ça allait donner?" se demande Ailleret.


L'accord Gaspard - Guillaumat


Un accord est passé en 1956 entre Roger Gaspard le patron d'EDF et Pierre Guillaumat, celui du CEA.  Pour ce dernier, il apparait vain de se battre à coups de monopoles, celui d'EDF pour la production électrique, celui du CEA pour l'énergie nucléaire. "Autant nous sommes capables d'aller trouver les constructeurs pour les piles de Marcoule, autant nous savons bien qu'à un moment, il faudra qu'EDF prenne ses commandes en main dit Guillaumat. Malgré une grande rancœur les gens du Commissariat n'ont pas trop osé s'exprimer quand j'étais le patron. Je leur ai dit ce n'est pas la peine de se battre à coup de monopoles, l'un issu d'une ordonnance l'autre d'une loi. Jamais je n'aurais permis que le CEA se paye sa petite centrale électrique comme il y avait eu des centrales sidérurgiques, charbonnières, SNCF. (Pour nous) il y avait bien d'autres choses à faire, trouver de l'uranium, le transformer, savoir ce qu'on fait des sous-produits, comment gainer le combustible, etc." Au CEA, les réformes menées par Guillaumat ont abouti à séparer les équipes chargées des applications militaires de celles des applications civiles où se retrouvent les survivants épurés de l'équipe Joliot. Mais l'accord Gaspard-Guillaumat suscite de vives critiques, notamment de la part de Jules Horowitz, le directeur des piles au Commissariat. "Dès le début, il était évident que le nucléaire allait servir à faire de la chaleur donc de l'électricité. Quand les gens de l'équipe Joliot qui étaient à l'étranger Kowarski, Goldschmidt sont revenus du Canada dans l'hiver 1945-1946, on s'est dit par quoi va t-on commencer? On a fait un réacteur de puissant nulle, ZOE. Ensuite, on a voulu faire quelque chose de plus puissant à Saclay et on a adopté un système de refroidissement au gaz avec l'idée qu'on aurait des températures plus élevées, donc une amorce technique permettant la production d'électricité, ça a été EL2. Puis sont apparus des intérêts multiples, d'abord de faire du plutonium à des fins militaires ou pour réaliser une deuxième génération de réacteurs. Comme nous n'avions pas d'uranium enrichi, notre idée était de passer directement de l'uranium naturel au surgénérateur et on a fait GI, G2 et G3 à Marcoule dans le but de promouvoir l'énergie atomique". Afin de borner la frontière entre le réacteur et le turbo-alternateur, Horowitz estime donc que le CEA pourrait être un producteur de vapeur pour EDF (23).


Uranium naturel-graphite-gaz

De son coté, le directeur général d'EDF, souhaite avancer avec prudence, "le nucléaire il fallait en faire un peu, mais pas trop pour ne pas se ruiner". X-Ponts Supélec, Roger Gaspard est l'ancien directeur de cabinet de Paul Ramadier et il a été membre du Comité d'organisation de l'énergie électrique pendant la guerre où il fut emprisonné pour faits de résistance. A EDF, une réorganisation interne transfère le dossier nucléaire des Etutes et recherches à la Direction de l'équipement. Claude Bienvenu y est accueilli par le directeur, Jean Cabanius, "...et si vous nous parliez du joujou d'Ailleret. Le joujou en question c'était le nucléaire!" (24). En absence d'uranium enrichi et des demandes du CEA en plutonium, notamment à usage militaire, il s'agit de construire à Chinon trois réacteurs alimentés en uranium naturel, modérés au graphite et utilisant du gaz carbonique comme fluide caloporteur (UNGG). Convaincus que la rentabilité du nucléaire ne viendrait que par effet de taille, EDF pousse à une croissance rapide de leur puissance unitaire. EDFI mis en service en 1962 développe 160 mégawatts,  EDF2 en 1964  220 MW et EDF3 en 1966  500 MW. Pour cela, EDF a adopté une politique industrielle vivement contestée par le CEA qui préconisait de confier la soint de la recherche-développement à l'industrie. En fait, avec les Chinon l'entreprise publique veut se faire la main en s'assurant la maitrise de techniques nouvelles et elle se réserve l'assemblage d'éléments commandés aux constructeurs. EDF revendique la supériorité du secteur public sur le privé, Jean Cabanius rappelle ces principes inscrits dans l'esprit des nationalisations : "l'idée était de découper une centrale en rondelles de saucisson. EDF 1 a pu donner lieu à un millier de marchés, mais nous ne connaissions pas bien les éléments d'une centrale nucléaire, donc son prix et il y avait chez pas mal de nos gens l'idée que la pure et blanche EDF société nationalisée acquerrait le know-how nécessaire en laissant aux constructeurs la a tâche banale de simple fournisseurs"(24).


Les aléas de l'UNGG

Cependant, outre un rendement thermique médiocre, la mise au point des centrales UNGG est pénalisée par une série d'incidents accompagnés des critiques vis-à-vis de la politique industrielle d'EDF. En 1963, son nouveau directeur, Pierre Massé,doit proposer au Général de Gaulle d'inaugurer l'usine marémotrice de la Rance plutôt qu'EDF3 victime d'une nouvelle panne. X-Ponts, ingénieur économiste, Massé qui a travaillé sur la programmation dynamique des investissements n'avait pas inclus le nucléaire dans ses abaques de 1956, impossible à évaluer par rapport aux autres modes de production électrique, hydrauliques ou thermiques. Par ailleurs, au cours des années soixante une 'Commission pour la production d'électricité d'origine nucléaire' (PEON) où sont représentés les pouvoirs publics et les industriels, préconise un changement de filière  justifié par des considérations économiques. A puissance équivalente estime un rapport Cabanius-Horowitz de 1964, il apparait que l'exploitation d'une centrale à uranium enrichi serait 20% moins onéreuse que sa concurrente à uranium naturel. Mais en 1967, arguant du soutien du Président de la République, le ministre de l'industrie Maurice Schumann, l'ancien porte parole de la France-libre se pose en défenseur intransigeant de la filière UNGG. Il s'oppose à Ambroise Roux, le patron de la 'Compagnie Générale d'Electricité' (CGE) pour lequel "...si on veut conduire l’industrie française à la faillite, il n’y a qu’à continuer avec le graphite gaz" (25).


Les déceptions de la surgénération

Une autre technique permettrait de compenser de l'absence de capacités d'enrichissement de l'uranium à usage civil et concerne les réacteurs à neutrons rapides aptes à utiliser du plutonium.  'Rapsodie'  est une machine  expérimentale conçue à la fin des années cinquante par Jules Horowitz le responsable du département des piles au CEA.  Installé au centre de Cadarache, sa divergence en 1967 révèle certaines difficultés de mise au point. Sur ce type de réacteur, l'absence de modérateur permet de fissionner l'ensemble des noyaux lourds du combustible et non les seuls matériaux fissiles, d'où une amélioration spectaculaire de rendement qui n'est pas son seul avantage puisque l'émission de neutrons rapides permet de régénérer des matériaux fertiles disposés à la périphérie du cœur. Autrement dit, un surgénérateur est capable de produire plus d'isotopes fissiles qu'il n'en consomme. En revanche son point faible concerne le fluide caloporteur, en l'occurrence du sodium qui permet aux neutrons de garder leur énergie thermique, mais qui s'oxyde rapidement au contact de l'air et surtout qui réagit violemment avec l'eau. A la suite d'une association entre le CEA (80%) et EDF (20%), le réacteur Phénix est mis en service à Marcoule en 1973. Son nom provient du mythique oiseau qui renaît de ses cendres, puisque le plutonium utilisé provient du combustible usé des centrales UNGG. Mais son fonctionnement est émaillé de pannes dues à des feux de sodium particulièrement difficiles à éteindre. Il n'empêche. Au début des années 1970, alors que la filière graphite-gaz est remise en question, le CEA cherche à répondre à une double contrainte, l'anticipation d'une croissance des besoins énergétiques et les éventuelles limites d'extraction du minerai d'uranium. Construit à Creys-Malville en bordure du Rhône Superphenix est conçu pour développer une puissance comparable à celle d'une tranche de centrale classique (1 240 MW ). Son combustible est soit du plutonium, soit du MOX, un mélange de 8,5 % de plutonium et de 91,5 % d'uranium recyclé. Fruit d'une collaboration européenne entre EDF (51 %), l''Ente nazionale per l'energia elettrica' (33 %) et l'Allemand 'Schneller Brüter Kernkraftwerksgesellschaft' (16 %), l'installation est victime de nombreuses pannes dues à des fuites de sodium. Au milieu des années 1970, Creys-Malville devient le centre de gravité de la  contestation anti-nucléaire (cf. infra) alors que la France apparait de plus en plus isolée dans une filière abandonnée à l'étranger suite à la détente du prix de l'uranium. Superphenix sera finalement arrêté en 1998.


Un économiste à la barre

En 1967 la nomination de l'économiste Marcel Boiteux à la tête d'EDF sur la recommandation de Pierre Massé est une mutation importante dans l'entreprise publique, jusque là fief de polytechniciens du corps des Ponts et Chaussées. Normalien, élève de l'économiste Maurice Allais sur la recommandation duquel il est entré à EDF en 1949, spécialiste de recherche opérationelle Marcel Boiteux a théorisé et mis en œuvre la tarification de l’électricité au coût marginal, c'est-à-dire en fonction de son mode de production, hydraulique, thermique ou nucléaire. Au début des années 1970, partant du principe que le but d'une entreprise publique n'est pas de maximiser son profit et du constat que la consommation électrique double tous les dix ans, avec le soutien du président Paul Delouvrier, il organise son tournant commercial, un profond changement dans la gestion d'un établissement public. Au sommet de l'Etat, les présidents Pompidou puis Giscard d'Estaing sont persuadés qu'il faut préparer le remplacement des combustibles fossiles. Le sixième Plan (1971-1976) prévoit de son côté qu'à l'avenir la moitié des engagements thermiques d'EDF devra recourir au nucléaire. "Pourquoi trouver naturel qu'EDF développe (alors) son marché? demande Boiteux, parce que les gouvernements de l'époque avaient conscience qu'il fallait préparer le relais des combustibles fossiles, en l'occurrence par le nucléaire. Mais dès lors que l'on veut remplacer le pétrole ou le charbon par l'énergie nucléaire, cela implique qu'il faut développer le marché de l'électricité car la rentabilité d'une centrale nucléaire s'accroit avec les quantités produites". A l'hiver 1973, la guerre du Kippour provoque la première crise de l'énergie et la multiplication par six du prix du baril de brut. Le prix du kWh nucléaire tombe à la moitié de son équivalent pétrole. En mars 1974, le plan Messmer arrêté en conseil des ministres évoque la grande chance que constitue l'énergie électrique d'origine nucléaire dont le pays s'est forgé l'expérience depuis des décennies. Pour Marcel Boiteux, le choix du nucléaire s'inscrit dans une logique économique dès lors qu'"il s'agit de gravir un mur, là on l’on nous demandait d’amorcer une pente" (26).


La filière 'PWR'

L'entreprise publique n'a pas été prise au dépourvu dès lors que le changement de filière avait été décidé quelques années auparavant. En 1969, lors de l'inauguration de la centrale UNGG de Saint-Laurent des Eaux, Marcel Boiteux avait expliqué les raisons pour lesquelles elle serait la dernière du type : "si nous avons dominé le problème technique, la réussite économique nous échappe et il n’est pas exclu que ces réacteurs n’aient pas de suite...(En réalité) l’abandon du graphite gaz était un fait notoire chez tous les fonctionnaires, seulement il n’avait jamais été annoncé à l’opinion publique. Le Général avant son départ avait autant que je m’en souvienne ‘viré sa cuti’. (Surtout) on venait de prouver que Pierrelatte marchait, ce qui nous donnait l’assurance qu’à terme la France disposerait de la maitrise de fourniture de combustible de ses centrales à uranium enrichi".  Ainsi à l'hiver 1974, la question porte sur l'adoption d'un type de réacteurs. Le CEA tente de monter une offensive d’arrière garde consistant à 'civiliser' le PAT, le prototype de moteur de sous marin (cf. supra). Cette proposition est brocardée par le directeur d'EDF : "en multipliant la taille du PAT, on fabrique un mille pattes. Nous considérions que quand on a manqué le train, ce n’est pas la peine de courir derrière pour essayer de le rattraper. Il vaut mieux préparer le train suivant et en attendant monter dans un wagon ordinaire". EDF propose donc de recourir à la technologie américaine où deux compétiteurs sont en lice, Westinghouse pour des réacteurs à eau pressurisée (PWR), 'General Electric' pour ceux à eau bouillante (BWR) avec une licence accordée à la 'Compagnie générale d'électricité' (CGE). En fait, la balance penche rapidement en faveur du PWR, une technologie dont EDF a déjà l'expérience. En 1957, André Decelle le directeur d'EDF avait choisi de la développer cette filière à bas bruit pour s'émanciper de la tutelle du CEA. A l'occasion d'une visite d'ingénieurs de l'Equipement à la centrale de Shippingport, ceux-ci s'étaient heurtés aux sarcasmes de l'amiral Rickover : "...eh bien je vous plains! Si c’est avec ce bazar là que vous comptez concurrencer le pétrole, c’est que vous êtes bien bas vous autres Européens". En fait, les Américains ne croient guère à l’avenir du nucléaire civil. Il n'empêche, en 1958 Schneider passe un accord avec Westinghouse pour créer Framatome, la firme chargée de construire avec les Belges une centrale à Chooz dans les Ardennes. En 1971, EDF lance la construction d'une centrale PWR à Fessenheim en Alsace et quatre ans plus tard Framatome est retenu pour réaliser le programme d'équipement prévu au Plan Messmer. Pour en assurer le financement, les pouvoirs publics décident d'utiliser la réputation d'EDF sur le marché international (AAA chez 'Standard and Poor') et emprunte les 20 MdF nécessaires à sa réalisation.


Les nucléocrates en action

A la tête de ce programme d'équipement d'EDF, Michel Hug un X-Ponts nommé directeur de l’Equipement en 1972. Ce prince des nucléocrates au caractère bien trempé  installe un 'Service d'études et de projets thermiques et nucléaires' (SEPTEN) à l'origine d'une véritable industrie nucléaire en France. A la fois le maître d’ouvrage, architecte industriel et exploitant, EDF pilote l'activité de 200.000 travailleurs dans trois milles entreprises. "L'avantage d’avoir l’équipe d’ingénieurs chez le producteur, en non chez le constructeur, permet d’avoir une standardisation poussée et un degrè de qualité à un niveau inconnu jusqu’alors dans l’industrie française explique Michel Hug. Il faut savoir qu’en 1975, Rateau ne savait pas fabriquer en qualité nucléaire une vanne qui ne fuie pas…".  Le plan de 1975 aboutit en dix ans à la réalisation d'un ensemble impressionnant de centrales équipées chacune de quatre tranches de 900 MW, Bugey, Tricastin, Gravelines,  Dampierre, Saint-Laurent et  Chinon convertis à l'uranium enrichi,  Cruas et Blayais. En 1984, Framatome  libéré de la licence Westinghouse construit une série de réacteurs à eau pressurisée de 1300 MW dont la première unité est installée à Paluel.  S'y s'ajoutent dans le cadre d'un nouveau programme d'équipement mené jusqu'en 1990, les centrales de Flamanville, Saint-Alban, Belleville, Cattenom, Nogent s/Seine, Penly, Golfech, Chooz-B et Civaux. En une vingtaine d'années, la France est le seul pays au monde où 80% de la production électrique est d'origine nucléaire, une réussite obtenue sans problème technique ou industriel majeurs, dont EDF peut très légitimement s'enorgueillir.


Le cycle du combustible

Le cycle du combustible est confié à la Cogema (Compagnie générale des matières nucléaires) fondée en 1976 par un l'ancien directeur des carburants au ministère de l'industrie, André Giraud, un X-Mines, ancien condisciple de Marcel Boiteux au lycée de Bordeaux. Faisant suite aux activité minières lancées par le CEA dans l'après-guerre, en 1976 il a l'idée de créer un cartel minier, une sorte de 'Shell de l’atome' réunissant les principaux producteurs d'uranium, l'Australie, le Canada, l'Afrique du sud et 'Rio Tinto Zinc' :  "en arrivant dans le nucléaire (en 1976), il m’a semblé que l’on ne portait pas suffisamment d’attention aux problèmes d’approvisionnement en combustible. Cela tenait sans doute à l’existence, à l’époque, d’une surabondance. Mais en se référent à l’expérience pétrolière il ne fallait pas être un grand devin pour penser qu’il n’en serait pas ainsi en permanence. Le pétrole comme l’uranium est soit toujours soit en excédent, soit en pénurie. Pour faire face à de telles alternances, il convient d’être présent de l’amont à l’aval. Ce sont ces observations qui ont conduit à imaginer la Cogema qui est devenue la première société mondiale du cycle du combustible". André Giraud a également établi Eurodif sur le site de Tricastin où le CEA réalise l'enrichissement de l'uranium à usage civil, d'abord par diffusion gazeuse, puis par ultracentrifugation. L’usine de la Hague exploitée depuis 1976 par la Cogema récupère le plutonium utilisé à la fabrication du 'MOX', le combustible recyclé des centrales de nouvelle génération. En 2001 à l'instigation de sa présidente Anne Lauvergeon, Framatome fusionne avec la Cogema et 'CEA Industrie' pour former Areva (aujourd'hui Orano) et ramener la gestion du combustible et la construction des centrales en une seule main.




V - Ecologie et nucléaire



Dans les années 1970, alors que le programme d'équipement électro-nucléaire est une réponse à la crise de l'énergie, la contestation anti-nucléaire devient le principal argument d'un mouvement écologique qui fustige une société de consommation énergivore. Mais, par un singulier revirement, un demi-siècle plus tard l'énergie nucléaire devient l'un des outils de dépollution nécessité par l'usage extensif des énergies fossiles, le charbon et les hydrocarbures.


Contestation anti-nucléaire

En 1971, la première manifestation organisée sur le site d'une centrale réunit plus d'un millier de manifestants à Fessenheim en Alsace. Dans le même esprit, les manifestations de Plogoff aboutiront quelques années plus tard à l'abandon de projets de centrales en Bretagne.  A la tête de l'association 'Les Amis de la Terre', Brice Lalonde s'affirme d'abord comme un militant anti-nucléaire. En 1978, les Amis de la terre participent à un rassemblement organisé à Creys-Malville où près de cinquante mille personnes protestent contre Superphenix. A la suite d'affrontements avec les forces de l'ordre, on déplore la mort d'un manifestant. La même année à Paris, Marcel Boiteux, échappe à un attentat revendiqué par un 'Comité d'action contre les crapules atomiques'. Si l'écologie bénéficie de la sympathie du public, les sondages montrent que la population reste plutôt favorable à l'énergie nucléaire (27). Quant au monde syndical, il se divise entre les pro-nucléaires de la CGT qui avait participé à la création d'EDF et une CFDT d'implantation plus récente dont l'essor s'appuie pour partie sur les nouvelles revendications écologiques (28).  Au tournant des années 1980, plusieurs accidents contribuent à détériorer encore cette image. Aux Etats-Unis en 1979, celui de Three Mile Island est magnifié par les média et par le cinéma hollywoodien lorsque le scenario du film Le syndrome chinois évoque l'invraisemblable enfoncement du cœur d'un réacteur à travers toute la Terre. En 1986, la catastrophe de Tchernobyl en Ukraine a évidemment des conséquences d'une toute autre ampleur. L'explosion d'un réacteur de conception soviétique à la suite d'une fausse manœuvre libère dans l'atmosphère un nuage radioactif à l'origine du décès d'une cinquantaine d'opérateurs et de nombreux cas de leucémies dans la population locale. La dispersion du nuage radioactif suscite une vive appréhension en Europe du nord. Sa dispersion provoque une polémique en France lorsque Pierre Pellerin le responsable du 'Service central de protection contre les rayonnements ionisants' (SCPRI) avance qu'il n'aura aucune conséquence sanitaire. Outre la réorganisation des services de radioprotection français, la catastrophe de Tchernobyl est à l'origine d'une vague d'arrêt des programmes nucléaires, d'abord en Italie (1986), puis en Suisse (1990), aux Pays bas (1994) et en Belgique (1999). Deux décennies plus tard plus tard, à la suite d'un raz-de-marée qui a détruit la centrale de Fukushima au Japon, la chancelière Angela Merkel décide à son tour d'abandonner le nucléaire en Allemagne. Au début du XXI° siècle l'énergie nucléaire n'a plus la côte, EDF est devenue le bouc émissaire de la contestation écologique. Aux élections présidentielles de 2012 la coalition socialo-écologique qui soutient le président François Hollande suscite  sa mise en sommeil en réduisant de 75 % à 50 %  sa production électrique à l’horizon 2025.  A l'époque, l'excédent d'électricité et le développement des énergies renouvelables, éoliennes, photovoltaïque, met l'entreprise en difficulté; la dérégulation du secteur énergétique décidée par l'Union européenne aboutit à sa transformation en société anonyme, une part de son capital étant désormais cotée en bourse. 


Le nucléaire et l'Europe

Aujourd'hui, l'intrication des applications civiles et militaire du nucléaire explique certaines difficultés de l'intégration européenne. Alors que le France continue de s'appuyer sur le rôle stabilisateur de sa force de dissuasion dit le politologue Bruno Tertrais, les Allemands comme la majorité des pays de la Communauté européenne misent sur la protection du parapluie atomique de  l'OTAN. Quant au nucléaire civil, il se heurte au partage d'une Europe de l'Ouest désormais électro-nucléophobe et de l'Est plutot nucléophile. La mise au point d'une nouvelle génération de réacteurs révèle ce clivage. Les 'EPR' (European Pressurized Reactor) conçus en coopération par Framatome et l'allemand Siemens-KWU sont des réacteurs de 1600 MW destinés à améliorer le rendement des installations précédentes, en consommant la même quantité de combustible (MOX) et en réduisant le volume des déchets. En 2003, la construction d'un premier EPR est lancée à Olkiluoto à la demande d'un opérateur Finlandais. Simultanément EDF envisage l'implantation d'une tête de série à Flamanville en Normandie. Mais le développement de la filière se heurte à des problèmes de fabrications liés à des pertes de compétences industrielles, mais aussi au renforcement  des normes de sécurité drastiques imposées à ces installations. D'où une augmentation des couts et un allongement des délais de mise en service, moyennant quoi en 2009 l'Allemagne se retire de l'entreprise après sa décision de sortie du nucléaire (cf. supra). Quelques années plus tard, le déclenchement de la guerre en Ukraine et l'embargo sur les importations de gaz russe renforcent la divergence des choix énergétiques entre les deux pays, là où l'Allemagne fortement engagée dans la voie des énergies renouvelables doit compenser son manque de production électrique en rétablissant son exploitation de lignite, la France choisit de relancer le nucléaire, une énergie décarbonée capable de répondre à certaines préoccupations écologiques comme le reconnait le Groupe d'experts intergouvernemetal sur l'évolution du climat (GIEC). Ainsi, un an avant sa réelection à la présidence de la République, Emmanuel Macron a annoncé la prolongation de la durée de vie des centrales existantes et la construction de six EPR. Une fois réélu en 2022, il procède à la renationalisation d'EDF afin de lui donner les coudées franches dans ce nouveau programme d'équipement, tandis que l'entreprise publique redevient exportatrice d'énergie électrique, en particulier outre-Rhin. Quant à la dissuasion nucléaire comme élément de souveraineté nationale, les événements internationaux des premières décennies du nouveau siècle ne semblent pas lui avoir fait perdre de son acuité, à défaut de lever l'ambiguité sur l'étendue de son éventuelle utilisation.




NOTES

(1) Halban, Joliot et Kowarski, « Number of Neutrons Liberated in the Nuclear Fission of Uranium », Nature, vol. 143, no 3625,‎ 22 avril 1939
(2) Weart S., 'Scientists in Power', Harvard U. P., 1979
(3) Archives du CNRS, AN 80284, liasse 37
(4) Goldschmidt, B., 'L'aventure atomique : ses aspects politiques et techniques',  Fayard, 1962
(5) Pinault, M., 'Frédéric Joliot-Curie', Odile Jacob, 2000
(6) Bendjebbar, A., 'Histoire secrète de la bombe atomique française', Le Cherche midi, 2022
(7) Goudsmit, S., 'L'Allemagne et le secret atomique. La mission Alsos', Fayard, 1948 `
(8) Frank C., 'Opération Epsilon. Les transcriptions de Farm Hall', Flammarion, 1993
(9) Picard, J-F, 'La République des savants', Flammarion, 1990
(10) Pinault, M, Op. cit.
(11) 'Une déclaration de M. Dautry sur l'importance de l'eau lourde', Le Monde, 15 aout 1944
(12)  Conférence de presse du général de Gaulle, Le Monde, 15 oct. 1944. Sur les relations de de Gaulle avec les Anglo-saxons, voir Kersaudy F., 'De Gaulle et Churchill, la mésentente cordiale', Perrin, 2001
(13) 'Etats-Unis, Grande-Bretagne et Canada conservent provisoirement le secret de la bombe atomique', Le Monde, 17 nov. 1945
(14) Picard J.-F., Betran A., Bungener M, 'Histoire(s) de l'EDF', Dunod, 1985, p. 188
(15) Mongin, D., 'Histoire de la dissuasion nucléaire depuis la Seconde Guerre mondiale', Inalco, Archidoc, 2021
(16) Branca, E., 'L'ami américain', coll. Tempus, Perrin, 2023
(17) Mongin, D., Ibid
(18) 'L'aventure de la bombe. De Gaulle et la dissuasion nucléaire, 1958-1969', U. de Franche-Comté, I. Charles de Gaulle, Plon, 1985
(19) Allocution du gal. de Gaulle à l'Ecole militaire, Le Monde, 15 fév. 1963
(20) Brigoulex, B., 'M. Mitterrand exhorte les Occidentaux à rester résolus sur les euromissiles', Le Monde, 14 octobre 1983
(21) Kowarski au conseil scientifique du CEA, 22 mars 1949, Arch. CEA Fontenay
(22) Picard J.-F., 'Recherche et industrie. Témoignages sur quarante ans d'études et de recherches à Electricité de France', Eyrolles, 1987
(23) Picard J.-F., Betran A., Bungener M, 'Histoire(s) de l'EDF', Dunod, 1985, p. 186
(24) Ibid, p. 190
(25) Ibid, p. 194 et sq.
(26) Ibid, p. 208 et sq.
(27) Fourgous J.-M, Picard J-F, Raguenel C., 'Les Français et l'énergie', CNRS EDF-DER, 1981
(28) Nicolon A., Carrieu M.-J., 'Les partis et syndicats face au programme électro-nucléaire et à la contestation', ATP  CNRS 1975




RETOUR AU SOMMAIRE