Quels sont vos souvenirs des débuts du CNRS, monsieur Auger ?
Le CNRS a été mis en place par Jean Perrin, mon
patron. J'étais dans son laboratoire où je travaillais sur
les rayons cosmiques et je n'étais pas très
impliqué dans les affaires administratives. Dans les
années 1930, lors de la transformation de la Caisse de la
recherche, en Centre national de la recherche scientifique, des
commissions ont été créées (Conseil
supérieur de la recherche scientifique). Parmi celles-ci, l'une
était prévue pour les chercheurs de moins de quarante ans.
J'ai fait parti de cette commission pendant un certain temps. On
estimait que j'étais un peu à la limite puisque si je
n'avais pas encore quarante ans (je suis né en 1899), je n'en
étais plus très loin.
Dans les années 1930, quelle était la place de la France dans l'étude des rayons cosmiques ?
Il y avait deux laboratoires qui travaillaient dessus. Le mien
et plus tard, celui de Louis Leprince-Ringuet à l'École
Polytechnique. La découverte des grandes gerbes a
été faite dans mon laboratoire, avec mes collaborateurs.
Les choses se sont passées ainsi, nous étions logés
dans les bâtiments Perrin, c'est à dire à
l'Institut de la rue Pierre Curie. Je dépendais du CNRS pour
certains crédits, mais aussi d'une autre fondation dont Georges
Champetier s'est longtemps occupé. Les sommes n'étaient
pas très élevées, mais suffisantes. Roland Maze,
mon collaborateur, avait mis au point un dispositif avec une
sélection de temps pour réaliser les coïncidences
entre compteurs (Geiger Muller). Jusque là, ces appareils
pouvaient être déclenchés à moins d'un
millième de seconde l'un par rapport à l'autre. Mais ceci
ne suffisait pas car il y avait un bruit de fond du à la
radioactivité du laboratoire Curie. Les compteurs
grésillaient sans arrêt, les chocs en coïncidence
étaient très fréquemment dus au hasard. Il fallait
restreindre la durée de vie du choc au compteur. Ce que Maze a
réalisé par des procédés
électroniques, passant du millième au millionième
de seconde. Désormais ce qu'on observait, c'étaient des
coïncidences vraies, c'est à dire de véritables
rayons arrivant ensemble. Nous avons observé des
coïncidences à un mètre de distance. On n'en avait
jamais vu auparavant a plus de quelque dizaines de centimètres.
Mais il fallait aller plus loin, faire un grand coup. J'ai mis un de mes
compteurs à l'Institut de physique du globe, à l'autre
bout de la rue Pierre Curie à 200 mètres de distance. Il
y avait un câble entre les deux et naturellement, un dispositif
de retardement pour tenir compte du temps d'arrivée du signal.
C'est ainsi que nous avons confirmé l'existence des grandes
gerbes de rayons cosmiques.
Les gerbes du rayons cosmiques ont donc été
découvertes sur la montagne Sainte-Geneviève...
Pas exactement, mais pas loin du Panthéon. J'ai
également fait des expériences sur la terrasse de
l'École normale, quand j'y étais professeur. Enfin en
1939, nous sommes allés au Jungfraujoch en Suisse à 3.500
mètres d'altitude.
Pourquoi la Suisse ?
J'aurais pu aller au Puy-de-Dôme où il y avait une
petite installation, mais il s'agissait d'une sorte de tanière de
trois fois rien. Effectivement au pic du Midi c'était bien, mais
à Jungfraujoch nous avons pu monter un dispositif de trois cents
mètres de distance où les gerbes couvraient une
superficie de l'ordre du kilomètre carré. J'ai pu y
mesurer la densité et y déceler des particules primaires
d'un million de milliards d'électronvolts. C'était quelque
chose d'absolument inouï à l'époque. On n'a
d'ailleurs pas atteint de telles énergies dans nos meilleurs
accélérateurs qui ne dépassent pas 10 puissance 12
actuellement. 10 puissance 15, on n'y est pas encore ! Voilà la
découverte des grandes gerbes. Et je suis allé aux
États-Unis en 1939 pour raconter ça dans une
réunion internationale qui s'est tenue à Chicago en
même temps que l'Exposition universelle.
Le rôle du CNRS dans l'affaire ?
Mon collaborateur principal, Maze, était chargé de recherches au CNRS, Fréon également. Moi-même
j'étais payé en tant que professeur à la fac de
sciences et à l'ENS. Mais il y avait aussi les techniciens. On
ne peut pas faire un travail comme celui-la sans avoir un certain nombre
d'agents qui préparent les dispositifs électroniques, le
câblage, etc. Plusieurs étaient payés par le
CNRS, comme aide technique. Je ne suis devenu membre du CNRS qu'en
prenant ma retraite de l'ESRO (Européen Space Research Org.)
où comme dans tout organisme international, on quitte ses
fonctions à 60 ans. On m'a alors donné la direction du
Centre des faibles radioactivités, un laboratoire du CNRS. En
1945 j'ai été nommé directeur de l'Enseignement
supérieur jusqu'à 1948, date de mon entrée
à l'Unesco. Quand j'étais à l'Unesco,
j'étais resté membre de la commission.
Vous avez également dirigé le Service
d'aéronomie du CNRS...
J'ai dirigé le laboratoire d'aéronomie
après Jacques Blamont. Il était installé à
Verrière-le-Buisson. Dans le fort de Verrière j'avais
installé un laboratoire avec Maze et quelques autres. Nous avons
travaillé sur les rayons cosmiques pendant trente ans,
jusqu'à la disparition de cette installation. On avait pas mal de
place et on pouvait faire des travaux assez importants.
Quels sont vos souvenirs de l'activité des commissions
CNRS ?
L'évolution principale, à mon avis, a
été l'introduction du vote électronique. Avant,
pour la promotion de chaque chercheur, il fallait voter et comme il y en
avait des dizaines et des dizaines on n'en finissait plus. Le vote
électronique a beaucoup simplifié les choses. J'avais
beaucoup d'amis dans cette commission, Jean Teillac en particulier qui a
été ensuite le directeur du CEA et Hélène
Joliot. J'ai eu Hélène comme voisine pendant très
longtemps dans ces commissions. Hélène Langevin née
Joliot-Curie, elle associe trois noms célèbres.
Dans quelle situation était la recherche à
l'université dans la France d'avant-guerre ?
Elle était considérée comme un luxe. Je me
rappelle, lorsque j'ai été nommé à la
Sorbonne avant la guerre, être allé visiter les
laboratoires. J'avais rencontré un garçon de labo : "Oh,
avec monsieur le professeur Untel, c'est tellement bien, tous les
parquets sont cirés". On ne travaillait pas du tout, mais
c'était en bon état, tout était propre. Quand
venait un visiteur, on lui montrait les instruments bien rangés
dans les armoires. Au laboratoire Perrin au contraire, on avait un
contact direct avec la recherche. Perrin était un grand
chercheur, il dirigeait le labo de chi mie-physique qui avait
été construit pour lui. C'était un laboratoire
appartenant à la faculté, mais grâce à la
fondation Edmond de Rothschild, il avait obtenu un superbe
bâtiment rue Pierre Curie, dont tous les chercheurs étaient
du CNRS. La fondation Rothschild ne payait pas les salaires. En fait
sans le CNRS, l'institut de Biologie Physico-chimique ne pouvait pas
marcher.
Comment expliquer cette incapacité de
l'université à faire de la recherche ?
En partie par des raisons de personnes. En
général, les professeurs de la Sorbonne n'étaient
pas de grands chercheurs. Ils avaient un petit laboratoire à eux,
mais ne voyaient pas grand. Vous savez, dans un laboratoire, on se
salit les mains. Ce n'est pas très noble.
N'y avait il pas l'idée que la recherche était
une activité indigne d'un professeur ?
C'est vrai. Donc, lorsque après l'Agrégation je
suis entré au laboratoire de Jean Perrin pour faire ma
thèse (1922-23), il était encore à la Sorbonne sous
les combles de la rue Cujas. C'était un luxe, les professeurs
n'étaient pas supposés faire de la recherche. Ils en
faisaient parce qu'ils aimaient ça, mais on ne leur donnait pas
beaucoup de moyens. La vieille Sorbonne n'avait pas grand-chose comme
laboratoire. Mon père qui y était professeur avait un
laboratoire, mais il se plaignait beaucoup de l'insuffisance des moyens
de travail. Heureusement, on a construit après le laboratoire de
madame Curie, puis celui de Jean Perrin, mais ces institutions
n'existaient pas avant 1920.
C'est alors qu'on a créé le CNRS...
Grâce à Jean Perrin, à Henri Laugier et
à quelques autres. C'est Jean Perrin qui a présidé
à la transformation de la Caisse de Recherche, en Centre National
de la Recherche Scientifique. L'idée que la recherche devait
avoir un centre national, c'est une idée des scientifiques et en
particulier de Perrin.
Quel genre d'homme était Perrin ?
C'est quelqu'un qui éclatait de
générosité. Un grand séducteur à tous
points de vue, il séduisait tout le monde, pas seulement les
femmes, les hommes aussi. Il savait parler aux gens, aux
députés, aux ministres... Au laboratoire de chimie-physique, on recevait tout le temps des étrangers. Jean
Perrin avait une réputation internationale. C'est chez lui que
j'ai rencontré une quantité de savants
célèbres de la génération
précédente.
Il est parti aux États-Unis. Il a quitté la
France pendant la guerre
Il est allé à New-York. Il avait quitté la
France pour échapper aux Allemands, Gestapo et Cie. Il
était trop âgé pour être un résistant
clandestin. Mais il était lié à la
résistance. Il est mort là bas à 72 ans, d'un
ulcère du foie je crois.
Politiquement, il était engagé ?
Certes. Il était proche des socialistes. Il était
lié avec Léon Blum. Il a profité du Front populaire
pour lancer le CNRS.
Pour des jeunes chercheurs comme vous, était-il
d'abord un politique et ensuite un scientifique, ou l'inverse ?
Il était d'abord un grand scientifique, prix Nobel, et
ensuite un personnage social. Il avait le conviction qu'il fallait faire
connaître la science. C'est comme cela qu'il a
présidé à la construction du Palais de la
découverte. Il fallait que le public comprenne ce qu'était
la recherche. Et il n'a pas voulu qu'on l'appelle le "musée des
sciences". Il disait : "Ce n'est pas un musée, il faut qu'on
voie la science en marche, comment elle fonctionne." Et c'est lui qui a
choisi ce nom de Palais de la découverte.
Vous avez participé au Palais de la Découverte ?
Oui. A l'exposition de 1937, il y avait une section des sciences
qui est devenue le Palais de la Découverte. J'avais
été chargé d'y présenter les recherches sur
les rayons cosmiques et on avait installé des compteurs
Geiger-Muller. Puis la section des sciences est restée sous forme
de Palais de la Découverte et je suis devenu membre de son
Comité d'organisation. J'y suis resté de nombreuses
années avec Georges Champetier, Francis Perrin,...
Ces professeurs du Collège de France étaient
convaincus du rôle social de la science
Les cours de Paul Langevin au Collège de France
étaient si populaires qu'on ne pouvait pas entrer dans la salle
tellement il y avait d'affluence. Langevin était un homme qui
avait un pouvoir de séduction extraordinaire. Il suffisait de
l'entendre parler, il entraînait la conviction par sa voix de
violoncelle.
Et Frédéric Joliot-Curie ?
Certes, Joliot était charmant, mais l'assistance à
son cours du Collège était très réduite.
Pour plusieurs raisons : d'abord, d'abord il ne parlait pas au public de
la même manière que Langevin, ensuite c'était un
homme de parti...
Plus que Paul Langevin ?
Paul Langevin n'avait rien d'un esprit partisan. Langevin est
entré au Parti communiste, après la mort de Jacques
Solomon qui a été fusillé par les Allemands pendant
la guerre, en disant :"je prends la suite".
Vous êtes voisin de la Cité universitaire.
Voilà encore une belle réalisation à
laquelle j'ai pris part de loin. J'ai fait partie de la Maison
Internationale pendant longtemps. La Cité a été
construite au début des années trente. Le premier
bâtiment, je crois, a été le pavillon canadien. Le
début a été une fondation Deutsche de la Meurthe.
Après celui du Canada, d'autres pavillons sont venus qui ont
transformé les fortifications et la zone. Quand cet immeuble-ci a
été construit, la zone commençait juste en bas,
là où vous voyez les terrains de tennis. C'étaient
des petites baraques en ferraille, ça gueulait là dedans !
C'était assez mal famé. Je suis donc ici depuis 1934, date
de la construction du bâtiment. Savez vous que l'appartement que
j'habite, était destiné à Marie Curie ? Elle n'y a
jamais habité et j'ai pris sa succession, si je puis dire. C'est
la maison des professeurs. Dans cet immeuble, il n'y a que des
universitaires. Il appartient à la Régie
immobilière de la ville de Paris. Madame Curie, c'est aussi un
personnage extraordinaire. Mais elle n'avait pas le rayonnement
scientifique de Langevin ou de Perrin. Elle a d'abord eu avec Pierre
Curie un Nobel, puis un second. Malheureusement elle est tombée
malade.
A cause de ses travaux sur le radium ?
Indirectement. Elle est morte d'une sorte de tuberculose et
finalement d'une maladie du sang due aux rayons reçus pendant la
première guerre. Elle allait au front pour examiner les
blessés avec les rayons X. Elle s'est fait terriblement irradier,
Irène aussi. Toutes deux s'exposaient de façon
déraisonnable. C'est de ça que Marie Curie est morte. Sa
fille Irène était très jeune à
l'époque, elle était avec sa mère dans la camion de
radiographie. Elle avait juste 18-19 ans. Irène était de
1898, un peu plus âgée que son mari. Fred, Francis Perrin
et moi, sommes pratiquement du même âge. Moi je suis de
1899, Francis de 1901, Fred de 1900. Nous sommes nés avec le
siècle. Et Irène était un peu plus
âgée. Pierre Curie, son père, était mort en
1906.
Dans un accident de la circulation
...Écrasé par un camion à chevaux. Mais il
était déjà malade, diabétique et ça
ne lui facilitait pas la marche. Il n'a pas du traverser en faisant attention. La mort de Pierre Curie a été une perte
terrible, c'était un génie, un très grand bonhomme.
En 1939, vous avez commencé à vous occuper de
documentation scientifique au CNRS
J'y ai créé le Centre de documentation. L'affaire
a commencé au moment de la déclaration de guerre en 1939.
Jai reçu un jour un coup de téléphone.
C'était un de mes amis, plus âgé que moi, chimiste,
qui était mêlé aux recherches pour la guerre. Il ne
pensait pas au CNRS, mais il m'a dit : "Il faudrait créer un
organisme de documentation pour aider les laboratoires qui travaillent
pour la Défense Nationale, (et qui) leur donnerait des
indications bibliographiques leur permettant de rester au courant des
travaux scientifiques réalisés ailleurs". A ce
moment-là, j'étais responsable des 'Tables annuelles de
constantes', un dispositif international qui faisait partie de l'Union
de Chimie pure et appliquée dont le responsable était
Charles Marie, un professeur à l'École de chimie de Paris.
C'est lui qui m'avait embauché. Ceci a du se passer en 1937 et
pendant deux ans j'avais organisé ces 'Tables'. Il s'agissait de
la publication en français de liste de grandeurs physiques et
chimiques utiles pour les laboratoires, des constantes physiques et
chimiques, par exemple des vitesses de réactions.
Rien de bibliographique ?
Non, juste des données dont on indiquait à chaque
fois la provenance. Il ne fallait surtout pas allonger, elles devaient
être suffisamment résumées pour être
utilisables. Pour ces 'Tables', je disposais d'un petit
secrétariat rue Pierre Curie, en face de la grille
d'entrée du laboratoire, dans l'appartement d'une maison
particulière. J'ai donc reçu un coup de
téléphone de cet ami dont le nom ne me revient pas. Il
était naturellement membre de l'Institut et professeur au
Collège de France. Je lui ai répondu que je pouvais tenter
quelque chose en me servant de mon secrétariat des 'Tables'.
J'ai alors imaginé un dispositif que j'ai baptisé `Centre
de documentation pour les laboratoires travaillants pour la guerre'. A
ce moment-là je ne pensais même pas au CNRS, mon
idée était de continuer à assurer la circulation
de l'information scientifique, malgré les restrictions de la
guerre. Un certain nombre de personnes feraient des analyses, un peu
comme faisait à l'époque la Revue de chimie. Mon
père travaillait pour (cette dernière), il publiait de
petits extraits bibliographiques d'une dizaine de lignes ou d'une demi
page. Mon idée était de faire quelque chose de plus
restreint, de façon à pouvoir publier rapidement des
indications bibliographiques. Je pensais à une livraison
mensuelle qui indique, chaque fois, les publications les plus
intéressantes avec le titre, la date, l'auteur, etc. et une
analyse que j'appelais 'signalétique'. Mais il fallait tout de
même l'installer au sein d'un organisme fonctionnel et
naturellement j'ai pensé que le CNRS était tout
indiqué. J'en ai parlé aux responsables du Centre. Mais
il y a une personne qui s'y est opposé avec violence,
c'était le directeur de la Maison de la chimie.
Ne s'agissait-il pas de Jean Gérard ?
Si. Il avait l'impression qu'on lui chipait son sujet. Il
voulait le faire lui-même, mais pas dans les mêmes
conditions. Je me suis défendu comme j'ai pu. Au CNRS j'ai
trouvé une oreille attentive auprès de Henri Laugier et
surtout de Gabrielle Mineur qui jouait à ce moment-là un
rôle très important au Secrétariat du CNRS.
C'était quelqu'un de très agissant que je connaissais
parce que j'étais un camarade de son mari à l'École
Normale, l'astronome Henri Mineur. On m'a désigné comme
directeur d'un nouveau 'Service de documentation', situé à
l'endroit où j'avais les 'Tables annuelles de constantes', i.e.
rue Pierre Curie. Ça a fonctionné comme cela pendant
presque un an, jusqu'à la débâcle de mai 1940. J'ai
publié la série des deux premiers volumes (vol. 39 et 40)
de ce 'Bulletin signalétique', malgré des
difficultés pour trouver du papier, ... Je vous passe les
détails, mais ce n'était pas facile. Après la
défaite, j'ai recommencé la publication avec des
difficultés de papier encore pires, parce que les Allemands nous
occupaient. On ne pouvait plus rien faire sans passer par la
'Kommandantur'. J'ai du y aller et me mettre en rapport avec les
officiers qui tenaient les disponibilités. J'ai obtenu sans trop
de difficulté l'autorisation de continuer le travail ainsi que du
papier. J'ai trouvé chez les Allemands quelques officiers, un
lieutenant notamment, qui étaient des scientifiques et
comprenaient parfaitement de quoi il s'agissait. (C'est ainsi que) j'ai
pu continuer jusqu'à mon départ pour les
États-Unis.
Pourquoi avez vous quitté la France ?
Je commençais à être mêlé à des affaires de Résistance
et la Gestapo était venue ici, chez moi, à plusieurs reprises. J'avais
emmené ma femme et mes filles de l'autre coté de la ligne de
démarcation, grâce à un directeur (ou un grand chef de bureau) de
l'Enseignement supérieur qui m'avait donné la possibilité de passer
avec ma famille, "pour aller travailler au pic du Midi". J'étais censé
aller étudier les rayons cosmiques. Avant guerre, Laugier avait créé au
quai d'Orsay un service des oeuvres qui s'occupait des relations
scientifiques avec l'étranger. J'avais eu des rapports avec lui. Il
était dirigé par un homme très gentil qui m'a facilité les choses. Il
était en contact avec les américains. L'Amérique n'était pas encore en
guerre. Ce service des oeuvres fonctionnait aussi à Vichy. J'ai franchi
la ligne de démarcation, j'avais un ausweiss régulier obtenu par la
direction de l'enseignement supérieur où il y avait des gens très
chics. Je suis donc arrivé à Vichy et j'ai vu un fonctionnaire des
affaires étrangères à l'hôtel du Parc. Il s'agissait de Varin qui
faisait de la résistance. Il m'a obtenu un peu d'argent pour partir et
m'a dit qu'il fallait que je quitte Vichy dans des conditions normales,
donc que j'aille faire visite au directeur du service des relations
scientifiques et techniques. J'y vais et je rencontre un personnage
derrière un grand bureau. "Ah ! Vous venez de zone occupée ! Qu'est-ce
qu'on pense du Général de Gaulle à Paris ?" Ça faisait un drôle d'effet
dans l'hôtel du parc à Vichy ! "Parlez librement, je suis au
courant..." Et je lui ai raconté ce qui ce passait à Paris. Ce
personnage était de la famille du général de Lattre de Tassigny, un
frère ou un cousin... Varin, lui aussi racontait de drôles d'histoires.
Un jour, on lui dit qu'un visiteur étranger le demande au
rez-de-chaussée, dans la salle des pas perdus de l'Hôtel du Parc. "Il a
un accent terrible, on est un peu inquiet..." C'était un pilote anglais
qui avait été descendu dans le Nord. Varin l'a fait passer en Suisse.
Et vous avez passé la main au Service de documentation
En partant, je m'étais dit qu'il me fallait un successeur
à la documentation. J'avais parlé de la question avec Jean
Wyart qui avait accepté de me remplacer. Il s'est très
bien tiré d'affaire et a immédiatement repris et
développé le Service dont Il a même...
épousé la secrétaire. Celle-ci m'avait aidé
pour dactylographier mon premier livre (Des rayons cosmiques) que
j'avais écrit en 1940 et publié aux Presses
universitaires. Wyart ayant pris ma succession, j'étais
tranquille, les choses étaient en bonnes mains. Effectivement
quand je l'ai rencontré à Londres en 1944, il m'a
raconté comment l'affaire s'était
développée.
Vous fréquentiez alors les groupes de recherche
opérationnelle installés en Angleterre
En 1944, je faisais des voyages entre Londres et Paris, puisque
j'étais chargé de recherches auprès de la mission
Rapkine. Il y avait un institut spécialisé pour la
recherche opérationnelle à coté de Londres. Je me
souviens d'un jour, en pleine offensive des V1, partant par le
métro, un poinçonneur me dit : "prenez garde,il y a une
volée de V1 qui nous arrive, il va peut être en tomber
là où vous allez -Bah ! on verra bien". Mais quand je suis
sorti du métro dans la banlieue de Londres, il y eu une
explosion violente, un V1 était tombé devant la porte de
la maison où se donnaient les conférences. Toutes les
vitres étaient détruites. Ces V1 n'étaient pas
très puissants, mais ils démolissaient les vitres.
C'était votre première rencontre avec une
fusée ?
Le V1 n'était pas tout à fait une fusée,
mais un avion sans pilote. Les V2, elles, étaient des
fusées.
A Paris, le CNRS avait continué de fonctionner
Quand je suis rentré en France, j'ai repris contact avec
le CNRS dont le géologue Charles Jacob était devenu
directeur. Quand j'ai été nommé directeur de
l'enseignement supérieur, à la Libération, Jacob
m'a dit que je pourrais peut être prendre aussi le CNRS. Je lui ai
répondu que je ne pouvais puisque c'est Laugier qui s'en
occuperait en rentrant. Mais quand Laugier est rentré, il a
trouvé Joliot installé.
Que s'était-il passé ?
Entre temps, Fred Joliot avait pris la direction du CNRS.
Mais Laugier, le directeur de 1939, n'avait il pas
été rétabli dans ses fonctions ?
Laugier était passé à Alger. Il
espérait rentrer à Paris et reprendre la place qui avait
été la sienne jusqu'en 1940. Mais Fred Joliot était
là et il n'était pas question de le faire partir. Laugier
a donc été nommé Recteur de l'Université
d'Alger et ensuite, quand il est rentré en France, il est
retourné au quai d'Orsay.
En fait, Joliot avait été nommé
directeur du CNRS par Henri Wallon
Exactement. Wallon était un camarade communiste de Fred.
En France, les communistes à ce moment-là avaient une
position complètement différente d'aujourd'hui.
C'était un grand parti, quasi gouvernemental, qui
représentait 30 % de la population française. Fred
Joliot était un militant tout à fait sérieux. Donc
Joliot a été nommé directeur du CNRS, puis en 1945,
nous avons fondé le CEA (Commissariat à l'énergie
atomique).
Est-ce que la deuxième guerre mondiale n'a pas
été une chance pour la science française ? Des
hommes comme vous, comme Perrin, comme les collègues de Joliot
(Halban, Kowarski) obligés de s'expatrier, ont découvert
le dynamisme de la recherche de guerre chez les anglo-saxons, ils
créent de nouveaux organismes comme le CEA
Oui, d'une certaine manière. Malheureusement,
c'était très orienté vers les recherches
liées à la guerre. J'ai regretté par exemple, que
Francis Perrin, n'aille pas travailler avec Niels Bohr à
Copenhague. Son père était hostile à cette
idée. Jean Perrin recevait plutôt de l'étranger que
lui-même n'y allait. En fait, il ne voyageait pas beaucoup. Il est
allé chercher son Nobel à Stockholm, mais c'est la seule
fois où il soit allé en Suède.
Mais vous même vous aviez évolué, vous
aviez travaillé avec les Alliés pendant la guerre ?
Vous voulez parler de mon `internationalisme' ? Oui, je l'ai
acquis en allant aux États-Unis d'abord, puis au Canada. J'y ai
rencontré une foule d'étrangers de toutes natures et j'y
ai pris goût aux affaires internationales. C'est pourquoi en
prenant la direction des Etudes supérieures, j'ai voulu
créer ces chaires pour étrangers, je suis aussi
entré à l'Unesco à ce moment-là.
Revenons à la France, à la direction des
enseignements supérieurs (1945-1948), vous avez modernisé
l'université
J'ai créé le troisième cycle et le
comité consultatif des universités. J'en suis très
fier parce que c'était la première fois que l'on groupait
toutes les universités françaises ensemble, chaque
année, afin qu'elles établissent le tableau. Je crois que
c'était nécessaire. Les universités provinciales ne
se connaissaient pas entre elles. Autre chose que j'ai
créée à ce moment-là et qui me paraissait
utile, le ministère m'a donné trois chaires pour des
étrangers. Et j'ai pu nommer trois professeurs non en visiteurs,
mais comme membres de l'université. Enfin, j'ai pu créer
de nouveaux enseignements. Le ministre de l'Éducation
était René Capitant. C'est lui qui m'avait fait venir
comme directeur de l'enseignement supérieur. Capitant
était un camarade d'autrefois, il m'avait dit de créer
quelques chaires pour remplacer celles qui avaient étés
supprimées par le gouvernement Laval avant la guerre (1934). Mon
idée était de profiter de l'occasion pour introduire de
nouveaux enseignements, Capitant était d'accord, mais la Sorbonne
ne l'entendait pas de cette oreille : "Non, pas de ça. Il faut
rétablir les chaires détruites par Laval". Or il
s'agissait de la botanique, d'une discipline classique un peu anciennes.
Je suis passé outre et j'ai créé une chaire de
génétique. Réaction de la Sorbonne : "La
génétique ?? mais ça n'existe pas ! d'ailleurs vous
verrez, il n'y aura pas d'étudiants !" Ensuite j'ai
créé une chaire d'électronique. Même chose :
"L'électronique, ça n'existe pas ! il y a
l'électricité, l'optique, la mécanique, mais pas
l'électronique. Il n'y aura personne !" J'ai aussi
institué une chaire de biophysique que j'ai proposé
à René Wurmser. J'ai eu d'ailleurs la fierté de
voir tous ceux que j'avais nommés entrer à l'Institut.
Wurmser m'y a précédé, tout comme Georges Rizet. Quant
à Boris Ephrussi, l'homme qui avait inauguré la chaire et
introduit la génétique en France, il est mort juste au
moment où il a été élu, le pauvre. Enfin,
j'avais créé une chaire de physique de
l'atmosphère, rattachée à l'Institut de physique du
globe. Cet organisme était un peu ancien, il fallait le
renouveler. D'accord avec Jean Coulomb, j'ai pensais qu'il fallait
créer des chaires pour les nouvelles directions de
l'astrophysique et de la physique de l'atmosphère.
Grâce aux physiciens, comme vous, la biologie devenait
la nouvelle 'science conquérante'
La physique restait pleine de vie, mais la biologie devait
connaître un développement plus rapide. Et puis il y a
aussi l'astrophysique grâce aux nouvelles méthodes
d'observations dans l'infrarouge, dans l'ultraviolet, dans les rayons X,
dans les rayons gammas maintenant. Mais aussi grâce aux
satellites, grâce à l'espace. On envoie un observatoire
voir Uranus. C'est quelque chose d'extraordinaire.
Vous avez aussi créé les écoles
d'ingénieurs
C'est une autre création dont je suis très fier,
mais qu'on ne rattache d'ailleurs pas à mon nom, et qui concerne
les Écoles nationales supérieures d'ingénieurs
(ENSI). J'ai créé les ENSI avec le directeur de
l'enseignement technique, un ami très cher. Elles sont toute
situées dans une ville universitaire, et le Doyen de la fac de
sciences est membre leur conseil d'administration de façon
à ce qu'il y ait un lien avec l'Université. J'étais
très attaché à l'idée que la science et les
ingénieurs soient liés. L'École de physique et
chimie de la ville de Paris est devenue une ENSI. Mais ça,
c'est une réaction organique avec la faculté. On en a
créé trois ou quatre pour commencer. La première
était à Nancy. Nous avons aussi transformé des
organismes qui existaient auparavant comme la petite École
polytechnique de Nantes qui est devenu une ENSI.
Dans la modernisation de l'université, les
événements de 1968 semblent avoir été un
tournant important
J'ai vécu 68, mais de façon tout à fait
secondaire, parce qu'à l'époque j'étais encore
à l'ESRO, mêlé aux affaires européennes. Mai
68 est d'ailleurs quelque chose que j'ai mal compris. Ça a
flambé et puis ça s'est éteint assez vite.
Ça a eu des répercussions, avec la politique d'Edgar Faure
en particulier, mais dont certaines sont regrettables, notamment cette
décentralisation un peu débridée qu'on a connue
par la suite. Vous allez dire que je juge ainsi parce que je vieillis,
c'est possible. Mais tout de même à quoi cela rimait-il de
vouloir installer des campus universitaires avec toutes les disciplines
à Reims ou à Poitiers ? Je crois que cette
décentralisation n'a pas eu que des effets positifs..
Revenons à la période de la libération.
Dans quelles circonstances avez vous participé à la
création du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) ?
A l'origine du CEA, je dois rappeler que j'avais eu un premier
rapport avec le général de Gaulle à New-York puis
à Montréal en 1944. Il voulait savoir où la
recherche atomique en était. Je l'ai rencontré avec Jules
Guéron et Bertrand Goldschmidt et on lui a expliqué la
situation. Il nous a dit qu'il tiendrait compte de nos informations
lorsque il reviendrait en France. En 1945, je suis donc retourné
voir le Général avec Fred Joliot, pour lui demander :
"qu'est-ce qu'on va faire pour l'énergie atomique ?" Il nous a
répondu : "Il faut fonder un institut français, un
institut national et on lui donnera le titre que vous voudrez". On a
donc choisi le titre de Commissariat à l'énergie atomique.
De Gaulle avait ajouté : "Prenez Dautry avec vous, c'est un grand
administrateur, il vous aidera à mettre sur pieds cette nouvelle
administration". Effectivement Raoul Dautry était un homme
formidable. Il nous a aidé énormément Joliot et moi
avec Irène et Francis Perrin. Vous voyez la petite photo qui est
(sur mon mur), ce sont les fondateurs du CEA. Je suis là en-bas
à gauche, il y a Fred Joliot, Francis Perrin et Irène.
Nous sommes les quatre fondateurs. En réalité Fred et moi
sommes les vrais fondateurs parce que c'est nous qui avons reçu
carte blanche directement du Général.
Vous pensiez que le CNRS ne pouvait pas prendre en charge les
affaires atomiques ?
Le CNRS avait participé à l'aventure atomique
juste avant et pendant la guerre, des brevets avaient été
pris. Mais je vous rappelle qu'à l'époque, il y avait deux
CNRS : celui de la recherche fondamentale et le CNRS "Appliqué"
(CNRSA). Il y avait deux directeurs, Laugier pour le premier et Longchambon pour l'autre. C'était une situation un peu
gênante. Bref, le CNRS ne nous avait pas paru une institution
suffisamment puissante pour pouvoir y installer ce que nous voulions
faire, c'est à dire un grand institut national pour la recherche
atomique. De plus, Fred Joliot et moi avions l'intention de créer
un organisme dans lequel il n'y aurait pas de contrôleur des
dépenses engagées. Or au CNRS il y en avait un et on ne
pouvait pas le faire partir. Si on s'était installé dans
la CNRS, on aurait eu celui-ci sur le dos et je le connaissais, je
savais quelle gêne cela aurait été pour une
création nouvelle. Un administrateur qui n'y connaît rien,
qui aurait dit :"ça ne figure dans le programme, ..." Bien sur,
pour le CEA, nous nous sommes dits qu'il fallait tout de même que
l'État soit représenté. J'ai donc proposé
un représentant de l'État, mais pas comme
contrôleur des dépenses engagées. Ce
représentant de l'Etat veillait simplement à ce que le
budget soit équilibré. Le contrôle était a
posteriori. Quelques années plus tard, quand j'ai
créé le Cnes (Centre national d'études spatiales)
j'ai eu le même problème. En créant le Cnes, j'ai
voulu un organisme sur le modèle du CEA, c'est à dire
sans le contrôleur de dépenses engagées, mais avec
un représentant de l'État. Le conseil d'administration du
Cnes que je présidais, comportait un certain nombre de
personnalités dont une qui était le représentant
de l'État. Sa signature était nécessaire pour tous
les actes essentiels, mais c'était sous la forme d'un
délégué contrôlant a posteriori. Surtout pas
de plan comptable, sinon on est perdu. Il n'y avait pas de plan
comptable au CEA, pas plus qu'au Cnes.
Est-ce que la création du CEA n'a pas porté
ombrage au CNRS ?
D'une certaine manière, oui. Mais il faut bien dire que
le CNRS n'est pas un organisme avec des laboratoires à lui. Il
n'avait pas de bâtiments... Le CNRS était essentiellement
une administration. Tandis que le Commissariat ne pouvait manquer
d'avoir tout de suite son organisation, ses bâtiments, sa pile,
etc. Au CNRS, vous pouvez le faire sous forme de laboratoire
associé. Mais c'était trop petit (pour nos besoins).
On imagine que Joliot a quitté sans regret la
direction du CNRS pour s'occuper du CEA
Effectivement, le CEA était un organisme parfaitement
adapté a la vocation de Joliot. Celui-ci a eu son Nobel pour des
recherches nucléaires, il était plus chez lui au CEA qu'au
CNRS, un organisme qui couvre toutes les sciences, y compris les
sciences humaines, pour lesquelles il n'avait aucune affinité.
Il ne s'intéressait pas aux sciences humaines ?
Il était membre du Parti communiste et les sciences
humaines, vous savez... si elles ne sont pas marxistes...
Quelques années plus tard, vous participez à la
création du Centre européen de recherches
nucléaires (CERN)
Pour le Cern, j'ai été beaucoup aidé par
des amis, dont un en particulier, François De Rose. Il
était ambassadeur, puis il avait été nommé
à un poste important au quai d'Orsay. De Rose me disait : "J'ai
compris ce qu'était la valeur de la science quand j'ai vu que les
scientifiques du monde entier formaient un club". Et il avait raison.
J'ai beaucoup voyagé à travers le monde et chaque fois
que j'allais dans un endroit, je savais qu'en m'adressant à un
scientifique, surtout un physicien, je rencontrais un ami. "C'est un
club, c'est aussi une tour de Babel disais-je à F. De Rose. Mais
alors que dieu avait changé les langues de façon à
ce que les hommes ne puissent pas travailler ensemble, la science est
une tour de Babel réussie, car tout le monde y parle le
même langage". Et je ne pensais pas seulement à l'anglais,
mais aux formules, aux raisonnements qui sont les mêmes. La
physique est la même en Australie, à Montevideo, en France
ou ailleurs.
Pourquoi avoir implanté le CERN en Suisse ?
On avait avancé une proposition française. Mais il
y avait en même temps des propositions hollandaises, danoises et
anglaises et les hollandais ont failli emporter le morceau.
Malheureusement, ils avaient choisi un endroit impossible, Arnhem. J'y
suis allé avec ceux qui créaient le Cern, on a
visité, c'était loin de toute gare, de tout
aéroport, c'était en pleine foret... Les français
avaient offert quelque chose d'un peu plus convenable, quant à la
proposition danoise, elle n'était pas très bonne, une
petite île. Finalement la proposition suisse pour Genève a
été retenue. J'ai choisi le terrain avec le conseiller
d'État Picot. On était en autobus, on visitait . Lui, il
voulait Dardani. C'était un paysage superbe mais des collines.
Difficile de mettre des grands accélérateurs là
dedans. Et en revenant à Genève par la route de Meyrins,
à côté de la frontière, j'ai vu une plaine
magnifique. Le conseiller Picot était réticent, il
s'agissait de terrains agricoles. Je lui ai demandé d'essayer
quand même. Huit jours plus tard il me téléphonait
à Paris, il avait réussi. Ensuite, il a fallu obtenir
l'autorisation de l'État de Genève. Il fallait voter. Donc
campagne électorale. Deux organismes étaient contre le
projet dont le Comité International de la Croix-Rouge. Le nucléaire ? Pensez donc ! Qu'est-ce que vous allez
faire là-dedans, une bombe atomique ? J'ai essayé de leur
expliquer que ce n'était pas ça, qu'il n'y aurait
même pas d'uranium, simplement des accélérateurs.
Mais pour eux, le nucléaire c'était le diable. On a donc
fait campagne. On a obtenu une votation favorable à 95 %. Et on a
pu installer le Cern dans le terrain de Franchevaud, ce terrain qui est
à la frontière devait permettre dans mon idée, de
mettre les installations en partie en France.
Peut être n'auriez vous pas du mettre nucléaire dans le titre de l'organisme
Oui, mais le S.P.S. est un synchrotron à proton.
D'ailleurs hydrogène et anti-hydrogène, matière,
anti-matière, c'est tout de même de la physique
nucléaire. Aujourd'hui, le mot physique nucléaire veut
dire physique des particules. On aurait pu appeler le CERN, "Centre
européen de recherche des particules". En revanche, on aurait
beaucoup moins obtenu des gouvernements membres qui pensaient toujours
un petit peu aux applications de nucléaire.
N'auriez vous pas pu devenir directeur du CNRS ?
En 1959, on m'a proposé la direction de l'organisme au
départ de Gaston Dupouy. Dupouy était un de mes amis, nous
avions travaillé ensemble sur les rayons cosmiques, il m'a donc
proposé de prendre le CNRS. J'ai fait toute une série de
visites. Finalement, je n'ai pas voulu y aller... Il aurait fallu faire
une réforme profonde; Un de mes amis, Maurice Escande, me disait : "Vous êtes un créateur, mais
vous ne suivez pas vos créations". Et c'est vrai, même le
Centre de documentation du CNRS, je l'ai mis sur pied, mais les
circonstances ont fait que je n'ai pas pu continuer. J'ai
présidé à la création du CERN, mais je n'en
ai pas pris la direction. Pareil pour le CNES (Centre national d'études spatiales), je l'ai quitté au
bout de deux ans pour faire l'European spatial research organisation (ESRO). Certes, j'y suis resté un peu plus
longtemps, cinq ans. Mais, en plus, dans les affaires internationales,
on ne peut pas rester trop longtemps. J'ai quitté l'Unesco
à soixante ans (en 1959) parce que c'était la limite
d'âge. C'est tôt, mais c'est comme ça.
Et c'est le géophysicien Jean Coulomb qui a pris le
poste
Coulomb c'est un peu moqué de moi : "Je prends toujours
les que tu ne veux pas ou que tu a quittés".
La circonstance s'était déjà produite ?
Au CNRS une première fois et ensuite au CNES où il
m'a succédé et il a aussi repris
ma secrétaire, Marthe Rantère.
Et dans les années 1960, vous passez aux affaires
spatiales
J'ai commencé à m'occuper d'affaires spatiales
lorsque j'ai quitté l'Unesco, i.e. après 1959. Les
circonstances sont curieuses. Ça a commencé au
ministère des Affaires étrangères. Un de mes
très bons amis, Roger Seydoux y était chargé des
services scientifiques et techniques. Le Cnes. a été
créé indépendamment du CNRS et avec l'aide du quai
d'Orsay. Roger Seydoux planifiait des projets pour l'espace dans une
commission ad hoc. Pendant un certain nombre de mois, j'ai
présidé à cette commission et on a établi un
programme. Mais sans rien, sans local, je n'avais même pas de
bureau. J'avais dit à des amis qu'il faudrait peut être que
j'ai un endroit pour travailler. Pierre Pigagnol qui était
délégué à la DGRST m'avait dit : "Tu
viens dans mon bureau car je n'y suis pas tout le temps". J'avais une
série de tiroirs et un petit coin de la pièce. Plus tard,
la DGRST m'a fourni un bureau, qui était en
réalité celui d'un de mes confrères qui ne venait
jamais. Il y avait ses papiers dans les tiroirs, religieusement je n'y
touchais pas. Voilà le commencement du CNES. Plus tard,
grâce au Général de Gaulle, nous avons pu nous
installer dans un bâtiment situé dans l'ex ambassade
d'Allemagne, rue de Lille. Par la suite, on a été plus
gâté, mais on avait commencé très petitement.
Puis vous avez fait l'ESRO
Et puis on a fait l'ESRO. Vous voyez que je suis devenu
"international" très tôt. J'avais été
à l'Unesco pendant onze ans. "International" ? Peut être que
chez moi, c'est une seconde nature. J'étais "international" en
créant le CNES pour la France, car j'avais en même temps
un organisme européen en vue. J'avais pu créer le Cern
(Centre européen de recherche nucléaire) avec le
succès que vous connaissez, dans les locaux de l'Unesco. Le Cern
avait été essentiellement lancé par une
résolution de l'Unesco Donc comme "international", je voulais un
organisme de recherche spatiale européenne. Et j'ai
profité d'une réunion du Cospar, la commission
spécialisée pour les recherches spatiales du conseil
international des unions scientifiques, dont je faisais partie. Ce
conseil comprend des commissions spéciales, il y en avait une
pour l'espace. Elle s'est réunie à Nice dans les locaux du
Centre universitaire méditerranéen, un superbe
bâtiment. Là, j'ai groupé les représentants
d'un certain nombre de pays européens, un suisse, un hollandais,
un anglais, un français (moi) et un Allemand et nous avons
décidé de faire quelque chose pour l'Europe. Ils m'ont
chargé d'essayer de lancer l'opération. J'ai donc fait
l'ESRO, l'organisme européen de recherche spatiale. Je souhaitais
qu'il soit situé à Paris et j'ai du obtenir de tous les
gouvernements qu'ils ratifient une convention. Tous les États
ont ratifié, sauf la France. Je ne comprenais pas pourquoi. Je
me suis renseigné, je suis allé à la chambre
où on m'a dit qu'il fallait que la conférence des
présidents mette l'affaire à l'ordre du jour. Pas d'ordre
du jour, pas de vote. "Pourquoi ne la met-elle pas ?" demandais-je. On me
répond que les présidents de commissions hésitaient
! Pendant des mois, rien ne se passe. Il faut atteindre
l'Élysée et j'ai fait informer le Général.
j'étais en rapport avec un garçon qui était
conseiller scientifique du Général . Il est allé le
voir et m'a fait donner une petite note : "Il faut ratifier". Retour
à la chambre.
Une autre affaire internationale qui n'a pas bien
fonctionné, c'est l'Euratom
L'Euratom a été créé au même
moment que l'ESRO, mais à l'inverse de celui-ci, il n'a pas
réussi. Je crois que la raison est qu'ils se sont
embarqués dans des affaires industrielles, avec des
intérêts privés dans différents pays.
On a retrouvé la même difficulté dans un autre
organisme -parallèle à l'ESRO et créé en
même temps l'Eldo (European launcher development org.) qui devait
construire les lanceurs (alors que l'ESRO construit des satellites et
gère des organismes scientifiques). Quand l'Eldo a
été créé, Pierre Guillaumat -il était
alors ministre des Affaires spatiales m'a demandé lequel des
deux organismes je prenais : "l'ELDO (European launcher development org.) ou l'ESRO ?
- Je prends l'ESRO.
- Pourquoi ?
- Parce que l'ELDO est mal parti. Ce n'est pas
un vrai organisme international". Chaque pays dans ELDO gardait sa propre construction, son propre
organisme. Le premier étage (du lanceur) était construit
par les anglais en Angleterre, le second par les français en
France, le troisième par les allemands en Allemagne. Et on
pensait qu'on allait emboîter le tout sans problème.
N'y avait-il pas aussi un handicap lié à des
enjeux nationaux ?
Il y avait d'abord des implications industrielles, militaires
aussi évidemment.
Le Général de Gaulle était soucieux de
disposer d'une force de frappe nationale
Le Général était pour l'ESRO, parce que
l'ESRO était à Paris et que j'en étais le directeur
général français ! Ça restait une affaire
assez profondément française, ensuite européenne.
Tandis que l'Eldo était moins intéressant. Par exemple,
il n'y avait de budget international ou de centralisation des
dépense . Le budget de l'ESRO lui était international par
nature. C'était l'ESRO qui choisissait les firmes qui devaient
construire les différentes parties des satellites. Quand il
s'est agi de créer les organismes techniques, la Hollande s'est
proposée et on y a choisi un site, mais ça appartenait
à l'ESRO. De même l'informatique a été
faite en Allemagne, les allemands ayant offert un très beau
bâtiment. Mais, c'est à l'ESRO. Quant au siège, il
est à Paris.
Le Général était européen pour
autant que l'Europe soit derrière la France
Il voulait que la France ait une position de premier rang. Elle
pouvait l'avoir en Europe. C'était plus difficile dans le Monde.
Effectivement, la France a eu tout de suite une position de premier
plan dans l'ESRO puis dans l'Agence spatiale européenne. Quant au
CERN, il est à Genève. Ce n'est pas la France, mais
presque.