Quelles furent les circonstances de vos débuts au CNRS madame Mineur ?
Il me faut parler de questions personnelles, ce que je n'aime pas faire. J'étais mariée à un astronome de grand renom, Henri Mineur,
mais qui avait des problèmes, il buvait. Lasse d'une vie difficile que
j'avais supportée pendant dix ans, je l'avais quitté. Mais j'avais eu
l'occasion de rencontrer du monde (dans le milieu scientifique), les
Joliot, les Langevin, jean Perrin qui m'avait remarquée. Pourquoi moi
?- je l'ignore. Dans la conversation j'étais très timide. En 1936,
quand Léon Blum a constitué son (Cabinet), il souhaitait avoir une
femme, Mme. Brunschwig. Quelqu'un lui a alors fait remarquer qu'il ne
pouvait pas avoir Mme. Brunschwig toute seule, que ce serait mieux
d'avoir trois femmes (au Gouvernement). Il a donc pris Irène
Joliot-Curie et Mme. Lacorre pour les affaires sociales. Mais (pour
lui) Mme. Brunschwig était l'élément essentiel. Vous n'avez pas connu
Mme. Joliot et je vous plains car je n'ai jamais rencontré dans ma vie
de personnalité plus authentique et plus merveilleuse. Madame Joliot
m'avait vue et pourtant dieu sait qu'elle ne remarquait pas grand
monde. Je l'ai donc rencontrée et je lui ai expliqué que j'étais dans
une situation très difficile: "je fais de l'astronomie, mais vous savez
que mon mari a des problèmes très graves et je ne peux plus les
supporter. Ou bien je meurs ou bien je me sauve". Elle m'a répondu
qu'elle allait m'aider dans la mesure du possible, car, avait-elle
ajouté, elle ne disposait que de très peu de crédits. Je lui ai alors
dit que la question argent était tout à fait accessoire, "je veux
simplement travailler". En 1936, je suis donc entrée comme dactylo
-vous voyez que ce n'était pas très brillant- au (Sous Secrétariat
d'Etat à la Recherche). Je savais un peu taper à la machine, je pouvais
me débrouiller.
Irène Joliot-Curie s'était fait un peu forcer la main pour prendre cette fonction ministérielle
Beaucoup. Elle l'a d'ailleurs abandonnée parce que son mari lui a mis
le marché en main : "ou bien tu lâches ce poste ou bien nous
divorçons"... Frédéric Joliot avait un caractère difficile. Il ne
supportait pas d'avoir une femme ministre ! Madame Joliot était un être
d'une pureté extraordinaire, une femme d'une très grande bonté, chose
qu'on ignore en général. On la jugeait indifférente, c'était
complètement faux.
Une personnalité tout de même assez froide...
…très froide, mais aussi très carrée, sans concession. Elle
n'hésitait pas à dire des choses dures si nécessaire. Mais le
lendemain, elle se rattrapait et vous donnait sa confiance.
Dans l'affaire du sous-secrétariat, au fond Joliot n'était-il pas frustré de ne pas avoir été choisi ?
Très frustré, bien sûr. Mais le choix d'Irène par Léon Blum était
justifié par le fait qu'elle était quelqu'un de très grande valeur.
Certes elle avait un comportement très sec parfois vis à vis de ses
collègues du gouvernement qui l'invitaient à déjeuner. Je la vois
encore décliner une invitation sur le téléphone interministériel sans
enrober sa réponse de la moindre formule. J'étais installée juste à
côté d'elle. Tout de suite, elle m'a prise comme collaboratrice
préférée.
Connaissait-elle auparavant Léon Blum ou Jean Zay ?
Je ne sais pas mais cela me parait peu probable car elle ne fréquentait
aucun milieu politique. Juste parfois, accordait-elle sa présence à
quelques réunions socialistes, mais sans aucune participation active.
Ses relations avec Jean Perrin ?
C'est elle qui a demandé à Léon Blum de la remplacer par Perrin. Quand
elle a voulu partir, elle s'est souciée de ne pas démanteler le
Gouvernement et la Recherche (la CNRS) qui venait d'être mise en place.
Elle a dit qu'il n'y avait qu'un homme capable de mener l'affaire à
bien, c'était Jean Perrin. Elle lui a d'ailleurs suggéré de me prendre
en lui disant qu'il ne serait pas déçu.
Quel genre d'homme était Perrin ?
Un homme merveilleux, extrêmement divers, auquel on devrait consacrer
un livre ! Je suis d'ailleurs très peinée de la part si petite que l'on
fait dans l'histoire de cette période à des personnalités comme celle
de Jean Perrin. C'était un homme de valeur exceptionnelle. Il avait ses
défauts qui étaient d'énormes qualités ! Il aimait beaucoup les femmes,
mais ce n'est pas la raison pour laquelle il m'a choisie, il n'y a
jamais eu d'équivoque entre lui et moi. Je suis tout à fait sévère sur
ce sujet, il ne faut pas mêler les deux. Cela dit, c'était un homme
d'une bonté, d'une générosité extraordinaires. Il avait également une
très grande intelligence doublée d'un terrible sectarisme dans le sens
qu'il y avait un univers, des personnalités qu'il aimait et d'autres
qu'il n'aimait pas. Mon travail le plus ingrat (auprès de lui) était de
dépouiller le courrier et de le lui soumettre. Il regardait la
signature et quand il ne la connaissait pas ou que c'était celle de
quelqu'un qu'il n'aimait pas, hop ! déchiré et au panier. Moi je
récupérais le contenu de la corbeille, je lui disais en souriant : "une
de plus à recoller" et je lui repassais le courrier. A l'époque, une
bonne partie de mon activité consistait à essayer de savoir quelle
était la valeur des laboratoires et celle des gens. C'était un grand
souci car je me suis toujours intéressé aux personnalités. Avec Jean
Perrin, je pouvais parler en toute confiance. Voila l'homme qu'il était.
N'avait-il pas de meilleure introduction en politique qu'Irène ?
Il était beaucoup plus introduit dans ces milieux qu'elle. Il était
l'ami de Paul Rivet, il était l'ami de tout le monde et puis à partir
du moment où il a été Ministre vous imaginez , il s'est découvert une
foule d'amis ! Il était toujours entouré de cinq ou six femmes, certes
de valeur, mais qui absorbaient tout son temps. Je vous livre un
souvenir pour vous aider à comprendre sa personnalité. Il arrivait au
bureau vers les onze heures avec une gerbe de fleurs. Ca, c'était pour
moi. Mais avant, il était allé manger des oeufs chez madame ... , la
mère de Lucas, il était allé chez ..., la femme d'un médecin, un amour
de jolie femme, il était encore passé chez Madame Ramart. C'était un
tempérament extraordinaire ! Les fleurs, j'ai eu beaucoup de mal à le
dissuader. Il me disait : "mais c'est le seul hommage que je puisse
vous rendre." Je lui répondais : "cela se peut, mais imaginez quelqu'un
entrant et voyant le Ministre, une brassée de fleurs à la main pour sa
secrétaire. Ce n'est pas correct..". Il a arrêté et il ne m'en a jamais
tenu aucune rigueur. C'était ça notre vie et elle était très belle.
Pourriez vous parler de vos fonctions aux côtés de Jean Perrin ?
Quand je suis arrivée, il y avait la Caisse des sciences qui
appartenait à l'Enseignement supérieur. C'était un chef de bureau du
nom de Lecouturier qui s'en occupait . Il travaillait sous la tutelle
du Directeur de l'Enseignement Supérieur, Monsieur Cavalier, un homme
de très grande valeur dont on n'a jamais vu le nom cité dans le moindre
livre. Or si la Caisse Nationale de la Recherche Scientifique a pu être
créée, c'est grâce à la hauteur de vues de Monsieur Cavalier. Car cette
C(aisse)NRS aurait pu être ressentie comme quelque chose qui allait
entrer directement en conflit avec l'Enseignement Supérieur -c'est
d'ailleurs un problème qui demeure d'actualité aujourd'hui- et Cavalier
a été l'artisan de l'entente CNRS-Université. Je me souviens encore de
son budget, 5 millions de Francs de crédit. On éparpillait, 2 000 F à
tel labo., 3 000 à tel autre... Jean Perrin a fait sauter tout ça. "Ce
système n'est pas digne de la France. Il nous faut un organisme unique
qui s'occupe de la recherche scientifique et qui soit indépendant au
point de vue direction de l'Enseignement supérieur". Et cela a donné le
CNRSA en 1938, puis le CNRS.
Avez vous des souvenirs à propos de l'affaire des médailles ?
Ca a été une grosse bagarre à laquelle je me suis retrouvée mêlée de
près car je connaissais très bien Yves Rocard. Ce dernier était une
nature très personnelle. En face, le camps des partisans de Perrin (et
du système des médailles) comportait Emile Borel dont l'influence a été
considérable, Langevin, Aimé Cotton, ...enfin Cotton était sur les
bords, il ne voulait surtout pas d'histoires. C'était un groupe lié par
des affinités politiques de gauche. Les opposants étaient liés aux
partis de droite et comportait Rocard, Delsarte, ...
Alfred Kastler ?
Non Alfred Kastler a toujours été plutôt de gauche. Rocard n'aimait pas
Kastler. Dans le camps Rocard, il y avait aussi un peu Léon Brillouin,
alors que Louis De Broglie qui était de droite était pour Perrin.
Jean Wyart ?
J'ai été très liée à Jean Wyart, il a été un de mes plus grands amis.
Il n'était pas vraiment anti-médaille, non en fait il déplorait la
division de la communauté scientifique. Wyart était un réaliste. Une
grande personnalité bien qu'elle n'ait pas donné ce qu'elle aurait du.
Indiscutablement, il a loupé sa carrière scientifique. Cela étant, il
faut tenir compte qu'il avait eu une jeunesse très frappée par la
maladie, il avait eu une tuberculose grave. En tout cas il était
soucieux de ne pas se séparer de ses amis. Il était aussi proche de
Rocard qu'il était lié à Langevin et il était aussi apprécié de l'un
que de l'autre. Dans cette affaire des médailles, celui qui menait la
danse -sans aucun doute- c'était Yves Rocard. Moi, j'ai eu entre les mains
la liste (des personnes à médailler) préparée par Jean Perrin. Il
l'avait faite en dépit du bon sens. Il voulait récompenser, faire
plaisir à certaines personnes, c'était son caractère.Il y avait toutes
ses "chères madames", par exemple Nine Choukroun dont personne n'a plus
jamais entendu parler...
Il existe toujours un Prix "Nine Choukroun" au CNRS...
C'était la grande égérie ! Je me suis d'ailleurs bien entendue avec
elle, c'était une personne de qualité. Toujours est-il que face à cette
liste, je me suis dit que je pouvais pas laisser faire ça et je l'ai
détruite. Ca a été une erreur, j'aurai du conserver ce document. Elle
ne comportait que des amis de Perrin. Rocard n'y figurait pas. C'est ça
qui a irrité.
Les raisons de cette antinomie Rocard-Perrin ?
Politiques ! Et puis Rocard n'était pas le caractère facile. Je le
connais très bien. Ma soeur a accepté d'être la compagne de sa vie. Ils
ont tous les deux 80 ans. Nous nous voyons beaucoup. En fait, il aurait
voulu que je divorce pour l'épouser, lui-même étant déjà divorcé. J'ai
refusé, je pense que jamais je n'aurais pu m'entendre avec lui. Ce
qu'il voulait, c'était la place de Jean Perrin. Et puis, il y avait un
très grand mépris de la part de Rocard pour les autres. Il
sous-estimait sciemment les travaux d'un Langevin, d'un Perrin, d'un
Joliot... Voyez par exemple l'article sur le CEA qu'il a publié dans
'La Recherche'. C'était très pernicieux, j'ai réagi tout de suite en
lui téléphonant. Il y a d'ailleurs eu une réponse des enfants de Joliot ainsi que de Francis Perrin dans la revue.
Il ne semble toutefois pas avoir profité de l'échec du Front Populaire pour prendre une revanche
Pas dans le secteur de la recherche, non. Mais du côté de l'énergie
atomique. Rocard a toujours été un homme très souterrain. Il a toujours
fait partie du deuxième Bureau, comme beaucoup de scientifiques
d'ailleurs.
Et pendant la guerre ?
Il a fait de la résistance, du renseignement ce qui l'a amené à Londres.
Pourriez-vous nous parler d'Henri Laugier ?
Mon Directeur ! Vous savez qu'il aurait du reprendre son poste (à la
direction du CNRS) puisqu'il était entendu que les hauts fonctionnaires
qui avaient été éloignés de leurs postes par Vichy, les reprendraient
automatiquement à la libération. Ainsi un matin (de 1944), il me
téléphone : "Allo Gabrielle ? Nous reprenons notre travail..". Je lui
donne mon accord, mais le lendemain , nouvel appel : "J'ai vu De
Gaulle. Il m'a dit : "Laugier, je vous aime bien , vous avez mon
entière confiance, mais si je vous nomme j'aurai des difficultés avec
le Parti Communiste", j'ai donc répondu me dit-il, que je ne voulais
pas être une cause de dissension. Je m'éloigne". Et il a accepté le
poste qu'on lui a alors proposé à l'ONU. Il m'a d'ailleurs demandé de
le suivre. Mais j'étais personnellement très sceptique sur ces
organismes internationaux et j'ai décliné . Mon intention était de
reprendre du travail à la Recherche avec un nouveau directeur.
Ou était située la direction du CNRS en 1939 ?
Quai d'Orsay [NDLR devenu plus tard quai Anatole France]
Vous souvenez vous des raisons qui ont procédées -en 1939 - au choix de Laugier pour la direction du Centre ?
Politiques et aussi des amitiés personnelles, Henri Laugier était lié à
Yvon Delbos qui était son maître à penser politique. Egalement Paul
Rivet et c'est sur le conseil de Sylvain Ménach ( ?) que Laugier a été
choisi. J'ajoute qu'on m'a demandé à moi, petit personnage, quel serait
mon choix et j'avais répondu Laugier.
Pourquoi ?
Ce n'était pas un excellent homme de science, mais il avait le sens de
l'administration. En outre, il était parfaitement capable de discerner
les bons scientifiques. Je me souvenais du précepte de Jean Perrin :
"dans la recherche, il faut jouer. Toutes les dépenses qu'on aura pu
faire pendant des années sur des gens qui ne le méritent pas sont
largement compensées le jour où on tombe sur un Joliot". Laugier était
peut-être le seul dans ce groupe de gens à avoir le sens du jeu. Il
était très psychologue.
Dans
ce CNRS d'avant-guerre, l'Institut d'astrophysique sous la direction de
votre époux est l'un des premiers éléments. Pourriez vous en parler ?
C'est l'une des fautes de ma vie. Je vous ai parlé
tout à l'heure d'Henri Mineur, l'un des meilleurs astronomes français
de cette époque. Il avait toutefois un très grand défaut de
personnalité, il buvait. Il est d'ailleurs mort d'un delirium tremens.
Bien sur j'étais la première à en subir les conséquences, pensez que
pendant neuf ans, toutes les nuits j'ai été battue. Il travaillait
trois heures par jour, il avait une facilité extraordinaire, il
trouvait quelque chose et il partait tout content. Il allait dans un
bistro en sous-sol de la Place Dauphine, 'Chez Paul', rencontrer les
gens les plus médiocres qui soient, un savetier, ..."Ah ! Voila
l'astronome...". Il était fier. Il avait l'hommage de gens auxquels il
ne devait rien. Et il restait jusqu'à deux heures du matin. Inutile de
vous dire dans quel état il rentrait. Pendant dix ans, j'ai essayé de
le sauver, j'ai tenté de le sortir de là, d'en faire ce qu'il aurait du
être : une très grande personnalité. Je me suis associée à son travail,
j'avais une Licence de Sciences, je faisais des maths et je me suis
mise à l'astronomie. Je lui faisais ses calculs statistiques relatifs
aux mouvements des étoiles, à la rotation de la Voie Lactée. Mais je
sentais bien que mes capacités étaient insuffisantes et je lui ait fait
affecter un bureau de calcul. Ce n'était pas encore assez. Il fallait
un Institut pour faire de l'astrophysique. En fait, il avait des vues
très justes sur l'avenir. Mais ce que je n'aurai jamais du faire, c'est
de le faire nommer directeur (de l'Institut), car c'est moi qui l'ait
fait nommer. En plus comme il détestait tout autre endroit que Paris,
il n'allait jamais à Forcalquier où il était prévu de construire un
observatoire. Ce sont Ferenczi et Barbier, ce dernier un ami personnel
de Mineur, qui se sont occupé de l'Observatoire de Haute Provence
(O.H.P.). J'ai beaucoup d'estime pour Barbier qui a été excellent
compagnon de travail, qui a essayé de remettre Mineur sur les rails et
qui a écrit sur lui des choses très émouvantes.
Qui a lancé la construction de l'Observatoire de Hautre Provence ?
C'est un petit groupe qui se réunissait à La Closerie des Lilas, tout
près de l'Observatoire de Paris, tous les lundis après-midi. Il
comportait Barbier, Chalonge, Paul Couder et André Couder dont on avait
besoin pour tailler les miroirs et moi. Wyart venait quelquefois.
Lallemand ?
Non, il n'a jamais fait partie de ce petit groupe. il se tenait à l'écart, il n'avait pas un caractère très communicatif.
Est ce qu'on n'avait pas envisagé d'implanter l'observatoire dans les Pyrénées ?
Non. D'ailleurs la plate forme du Pic du Midi de Bigorre était trop
petite pour espérer y implanter une station à laquelle on prévoyait de
donner un grand développement. Le choix s'est tout de suite fixé sur
les Basses Alpes. Il y d'ailleurs eu là un débat à propos du rôle
d'Ernest Esclangon. Ce dernier était le Directeur de l'Observatoire de
Paris. Notre petit groupe ne tenait pas Esclangon en grande estime. Il
était originaire de Haute Provence, il venait de Mizon où il possédait
un énorme terrain qu'il souhaitait vendre. Il s'est dit "chic, je vais
le vendre pour l'observatoire". Quand j'ai su ça, mon sang n'a fait
qu'un tour. J'ai fait venir tous les dossiers du M.E.N. et j'ai vu
qu'en effet, il y avait une proposition Esclangon. J'ai estimé qu'il
fallait étudier cette proposition d'un peu plus près et on a mis en
place une commission qui comprenait Challonge, Barbier, Mineur et je
crois Dangeon. On est tous parti en Haute Provence le temps nécessaire
pour analyser le ciel. Sa stabilité était excellent. Lors d'une réunion
avec Emile Borel, Jean Perrin et Cavalier, le Directeur de
l'Enseignement Supérieur, on a discuté. J'ai fait passer une note à
Jean Perrin où je disais le terrain Esclangon coûte tant, mais d'après
mes renseignements on peut en trouver à bien meilleur marché. Perrin
est alors intervenu : "Monsieur Esclangon, est ce que vous n'êtes pas
propriétaire ?". Il a été piqué au vif ! J'ai été marquée du doigt.
Personne n'a apprécié, sauf Borel : "Elle a tout à fait raison". Et
croyez moi, j'ai été soulagée. On a envoyé une autre mission et on
s'est aperçu que le prix demandé par Esclangon était environ le double
de ce que l'on pouvait trouver ailleurs.
Esclangon ne représentait-il pas aussi une certaine astronomie traditionnelle face aux novateurs ?
C'était le point crucial. Il était nécessaire de créer un organisme
nouveau pour contrebalancer l'ancien. Il est toujours difficile
d'adapter des structures anciennes. La meilleur moyen dans ce genre de
situation, c'est de détruire pour créer quelque chose de neuf. En
astronomie, c'était le régime de la cooptation. Voyez l'exemple de la
famille Baillaud, toute la famille a défilé. C'est un milieu fermé, il
n'y a pas de sanctions. On pouvait ne rien faire et accéder un jour à
un poste qui équivalait à celui de Professeur au Collège de France.
Moi, j'estimais qu'il fallait mettre de l'ordre dans tout ça, créer une
communauté qui puisse exercer un attrait même à l'étranger. D'autant
qu'on avait dit dès l'avant-guerre, que l'O.H.P. serait l' observatoire
européen. On avait demandé à André Couder quelle dimension de miroir il
pouvait atteindre pour attirer les astronomes du Nord de l'Europe.
C'est lui qui avait proposé une ouverture de 1,93 m. pour le grand
télescope.
Comment se passait le travail dans les services centraux du CNRS avant la guerre ?
J'avais un bureau mitoyen de celui de Laugier. Pour chaque décision, il
me consultait. Une difficulté importante était nos relations avec les
Finances. Il fallait les rendre complices. Pour cela, je me suis mise
bien avec le Contrôleur Financier, Grandseigne, et je lui ai fait
aménager un petit bureau à côté du mien. Ni Laugier, ni moi-même ne
prenions la moindre décision sans lui en parler. Il a été très bien et
a rendu de très grands services à la Recherche.
Le
CNRS dans cet avant-guerre semble avoir vécu largement puisqu'il était
loin d'avoir épuisé ses crédits au moment de la débâcle de 1940...
Ne m'en parlez pas ! C'est une affaire
extraordinaire. Quand nous sommes partis de Paris, Laugier et
Longchambon avaient rejoint Bordeaux -d'où ils ont pris, plus tard,
l'avion pour Londres- et j'ai été chargé de mettre à l'abri l'eau
lourde et les pierres du Muséum. Il m'a échu de m'occuper des affectés
spéciaux du CNRS, nous avions 83 voitures. Direction Bordeaux. J'étais
dans le véhicule de tête. Détail pittoresque et douloureux pour moi,
j'avais emmené sur mes genoux une chatte que j'adorais. Mais devant la
détresse des foules de l'exode, je me suis dit que c'était absurde de
s'occuper d'un chat et en passant à Tours, je l'ai fait piquer. Tous
ces affectés spéciaux, mobilisés pour la recherche scientifique,
étaient en costumes de ville. Mais ils auraient pu être faits
prisonniers par les allemands. Il fallait donc leur permettre de fuir.
Arrivés à Bordeaux, ils venaient me voir. Ils voulaient partir chacun
vers leurs familles, mais comment faire ?- Ils n'avaient pas un sous.
Je suis donc allé voir les services repliés du Ministère des Finances.
Et j'ai demandé à ce qu'on me remette des liquidités permettant de leur
faire une avance. Les services des Finances ont étés très bien. Ils
m'ont dit voici des sacs, "prenez ce qu'il vous faut et usez en sous
votre responsabilité". J'ai répondu qu'il n'y avait pas de problème et
j'ai versé trois mois de traitement à mes affectés après leur avoir
fait signer un reçu. L'opération s'est effectuée toutes portes fermées,
dans une salle du Lycée de Bordeaux. Finalement, il fallait une
certaine audace pour faire ce genre de chose (sourire). Je me souviens
que Jean Perrin était venu me demander 50 000 F. J'avais trouvé ça un
peu exagéré et j'essayais de discuter:
"Mais madame Mineur, je suis ministre !
-Vous êtes ministre, mais un peu déchu, il faudrait modérer vos dépenses....".
Finalement, Laugier, Longchambon,
tout le monde appuyait sa demande et il a eu ses 50 000 F. Enfin, j'ai réussi à caser tout le monde et il ne me restait
plus qu'à m'occuper des voitures que j'ai fait mettre dans un garage.
Après la guerre, j'ai été convoquée par le ministère des Finances.
"Comment avez-vous pu distribuer tant d'argent sans le moindre accord
officiel ?". Je leur ai remis mes récépissés, j'étais parfaitement en
règle. Ils ont examiné le dossier. Un mois plus tard j'étais de nouveau
convoquée. Non seulement, on me donnait quitus de l'opération, mais je
recevais leurs félicitations. J'étais vraiment surprise par
l'intelligence du Ministère des Finances.
Quels souvenirs avez-vous du CNRS sous l'occupation ?
Un drôle de CNRS dans une drôle de période. Son directeur était Charles
Jacob, le type de l'universitaire conformiste. Mais c'était un honnête
homme. Cependant, s'il n'a jamais fait de ses mains des choses graves,
il les a laissées faire comme par exemple les lois anti-juives. Il a
cru en Vichy. Il a cru en Pétain ainsi que dans son ministre, Abel
Bonnard. Ce n'était pas mon cas. Nous étions donc en conflit perpétuel.
(A propos des mesures anti-juives), Il me disait :
"Gabrielle, je vous aime bien, je ne me séparerai jamais de vous. Mais
de grâce, rendez-vous compte de la situation dans laquelle nous sommes
et soyez un peu plus intransigeante.
- Je ne peux pas vous promettre des chose que je ne tiendrais pas. Je
trouve immondes ces lois qui viennent d'être promulguées. Ne comptez
pas sur moi pour les faire exécuter..." Et je ne l'ai pas fait.
J'ai été convoquée deux fois par Bonnard. C'était à propos d'un fonds
d'aide aux épouses de savants décédés qui avait été créé par Jean
Perrin. Celles-ci y étaient inscrites sous le nom de leurs maris.
Bonnard voulait des indications sur l'une d'entre elles dont le nom de
jeune fille était d'origine juive. Elle avait été dénoncée. Il voulait
la rayer du bénéfice de le pension. Rien à faire, je ne signe pas. Il
en a référé à Vichy. En est-ce la conséquence ? Un jour Jacob me fait
appeler pour me dire : "Gabrielle, je suis très ennuyé mais je crois
que vous n'allez pas pouvoir rester à votre poste. Vous allez être
radiée du CNRS." Quelque temps après, Leprince-Ringuet vient me voir :
"Gabrielle, je voudrais vous dire un mot. Si vous êtes toujours ici,
c'est à Louis De Broglie que vous le devez. C'est un ami de Pétain.
L'autre jour en rendant visite au Maréchal, il a trouvé sur le bureau
de celui-ci un arrêté vous révoquant . Il lui a dit que c'était une
injustice et a obtenu que ce papier soit suspendu". Jacob lui avait
déjà prévu de me trouver un point de chute chez son ami Blondel qu'il
connaissait par le Comité des métaux non ferreux. Mais les quelques
contacts que j'y avais eue ne m'avaient guère enthousiasmée.
Les relations avec les Allemands ?
Principalement
des interventions en faveur de savants français arrêtés.
Je connaissais un astronome allemand qui s'appelait Kiepenheuer. Nous
l'avions rencontré dans des congrès (avant la guerre). Il aimait
beaucoup Mineur. Il m'avait dit : "Gabrielle, si jamais un astronome
français est enlevé, faites le moi savoir immédiatement". Il était dans
les services de le Luftwaffe, chargé de l'étude de l'ionosphère en
relation avec le développement des V1 et des V2. Le premier cas à
s'être présenté, c'est celui de Mineur lui-même lorsqu'il a été arrêté.
J'ai donc prévenu Kiepenheuer. Un jour, il me rend visite au CNRS. On
me prévient qu'un officier allemand vient me rendre
visite. Il veut me parler de toute urgence. Il n'était pas question que
je reçoive un allemand en uniforme dans mon bureau. Je lui fait
demander de se mettre en civil et je lui donne rendez-vous dans un café
de la rue de Solferino. Là je l'informe de l'arrestation de Mineur.
"Vous le connaissez, lui dis-je, il ne se cache de rien, il dit la
vérité :"oui, je fais de la résistance, je suis contre les
Allemands..", sa situation est très mauvaise, pouvez-vous le sortir de
là ?". Et dès le lendemain matin, j'apprenais - à l'époque je m'étais
séparée de lui - que Mineur était libéré. Kiepenheuer a effectué par la
suite une démarche semblable pour un astronome hollandais, notamment.
Avez vous des souvenirs de l'arrestation de Fernand Holweck ?
Je n'ai jamais su pourquoi la Gestapo l'avait arrêté. Un jour j'ai reçu
un appel téléphonique de la Gestapo. On me passe Holweck : "Gabrielle,
il faudrait que vous témoigniez que je suis bien chercheur au CNRS". Ce
que j'ai fait bien sur, en insistant sur le fait qu'il était un de nos
meilleurs chercheurs. Mais cela ne l'a pas empêché d'être torturé et de
mourir sous les coups. J'ai eu quelques autres contacts
de ce type, notamment un jour où un policier français est venu me
demander si je pouvais lui montrer mes fichiers. "Mes fiches ?- Mais je
n'ai pas de fiches".. Il a insisté, j'avais beau lui dire que je
n'avais pas d'information à lui fournir il m'a dit qu'il reviendrait.
En fait, ...il n'est jamais revenu.
Il y eut également l'arrestation de Jacques Solomon, le gendre de Paul Langevin
Il avait été arrêté parmi d'autres et je crois à la suite d'un attentat
commis à Paris. Il a été fusillé comme
otage. C'était un être très brillant, très sympathique. Nous n'avons
rien pu faire pour lui.
N'est ce pas la mort de Holweck puis celle de Solomon qui a poussé Joliot vers le PCF ?
Non je ne le crois pas. Mais je m'en voudrais de vous livrer mon interprétation à ce sujet. Les enfants Joliot
sont vivants et pour rien au monde, je ne voudrais que mes paroles
soient mal interprétées... Joliot n'a jamais rien fait contre la
France. Il n'a rien fait de douteux. Mais il était dans une situation
très difficile car il avait accepté de continuer ses recherches
sous les yeux des Allemands. Certes, il les trompait, mais il avait été
amené à les ménager - si on peut dire - ce qui était vraisemblablement
plus habile que de les traiter en ennemis. Il était très surveillé par
les services de renseignement anglo-saxons. Ceux ci ont d'ailleurs été
très moches avec lui. En fait, sa situation pouvait paraître ambigue. Pour lui, adhérer au Parti communiste a pu être une
contrepartie, une sorte de caution susceptible de jouer par exemple
auprès des français de Londres. Joliot a pu rechercher auprès des
communistes la caution que lui refusaient les français de l'étranger...
Le P.C. était alors très fort, c'est lui qui a pu s'opposer à la
nomination de Laugier (à la tête du CNRS) et imposer Joliot.
Ainsi que Georges Teissier
Joliot a également participé à la proposition concernant Teissier. Ce
dernier était ce que j'appellerais un communiste traditionaliste, ce
n'était pas un combattant. Mais enfin il l'était et il me regardait
toujours d'un drôle d'oeil. Il devait se demander dans quelle 'classe'
me mettre. Cela dit, il a toujours été très correct avec moi.
On a l'impression que dans ce CNRS de la Libération, c'était un atout d'être de gauche...
Oui et ça l'est resté un bon moment.
Selon vous y avait-il là matière à interférences avec les activités du CNRS ?
Sûrement. Je dirais même, qu'il y en avait automatiquement. On ne
confiait aucun poste important à des gens très marqués à droite. Aucun
doute, un certain ostracisme a prévalu pendant cette période.
Vous souvenez vous de cas exemplaires ?
Il faudrait que je replonge dans mes souvenirs.... On pourrait parler
du cas des Brillouin. Ils n'ont jamais réussi à entrer dans le "cirque
infernal". Rocard ?- Il vous dira qu'il a été brimé. Mais là, ce n'est
pas vrai. Il me disait encore il y six mois qu'il n'oublierait jamais
que j'étais celle qui lui avait fait avoir son premier crédit de
recherche. C'était avant la guerre et j'avais obtenu que Jean Perrin
lui accorde ces crédits. Il n'y avait donc aucun barrage de la part de
Perrin.
Dans l'après-guerre donc pas d'épuration au CNRS ?
Non. Leprince-Ringuet n'a pas été épuré. Il n'avait d'ailleurs pas lieu
de l'être. Louis De Broglie non plus, quoique il ait été un ami de
Pétain, il est resté administrateur du CNRS. Jean Coulomb
était demeuré
très neutre. Il a d'ailleurs un tempérament à fuir toute situation
compromettante. Mais c'est l'époque où j'ai quitté la
France. Quant à l'évolution du CNRS après... Si j'étais restée
, j'aurais probablement essayé de faire évoluer le "petit CNRS
enthousiaste" des débuts vers une organisation moins centralisée, avec
moins de pouvoir pour ces comités spécialisés. Et puis il aurait
fallu éviter l'invasion de la politique, mieux contrôler les
syndicats. Mais Je suis partie au Brésil en septembre 1944. J'ai été
nommée attachée culturelle à l'Ambassade en janvier 1945. Cette partie
de
ma vie a été bien moins riche que celle que j'avais passée à la
Recherche. La vie diplomatique est très factice, médiocre. A mon
retour, j'aurais aimé reprendre mon activité dans la recherche. Mais
cela n'a pu se faire...