En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
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Entretien virtuel avec Jean-François Picard

(source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Hubert Curien
De g. à dr., H. Curien, F. Kourilsky et J.-F. Picard au colloque 50 ans du CNRS (oct. 1989)

Comment devient-on historien ?

En ce qui me concerne, je dirais par goût personnel, mais évidemment au fil de quelques méandres et après avoir pu saisir certaines opportunités. Tout cela pour dire qu'il ne s'agit pas d'une vocation comme celle de certains adolescents qui décident de devenir explorateurs ou poêtes. J'appartiens à cette génération de 'baby boomers' nés à l'issue de la guerre, c'est-à-dire dans un maelström qui semble avoir eu une certaine importance dans l’inconscient d’une génération de jeunes Français. Elevé comme d’autres dans des familles partagées entre des destins croisés de résistants côté maternel, de collabos économiques côté paternel, mes premières années de lectures sérieuses ont nourri ma curiosité sur ces temps troublés. Lycéen, je me souviens d’avoir dévoré l''Histoire de Vichy' de Robert Aron un pavé de plus de 700 pages publié dans les années 1950 dans la célèbre collection jaune Arthème Fayard. Sorti de l'Ecole de la rue Saint-Guillaume au lendemain des évènements de 1968, je suis embauché comme grouillot dans le cabinet de marchand de biens de mon beau-père. Mais la fiscalité des fonds de commerce en limonade ne correspondait guère à mes attentes et grâce à la bienveillance de mon beau-père de patron, tout en assurant l'inventaire des bistros en changement de bail et le cadastrage d'hôtels de passes du XIème arrondissement parisien, j'ai repris des études universitaires en m'inscrivant au DEA de l'Institut français de Presse (U. Paris 2).


Une thèse en histoire de la presse


Sous les auspices de Pierre Albert, historien de la presse sous la III° République, j'ai préparé une thèse sur le quotidien 'L'époque', un journal fondé par Henri de Kerillis, député de la droite républicaine à Neuilly-sur-Seine, antimunichois en rupture avec la droite maurassienne et fascisante de la fin des années 1930. Le président du jury était le doyen Pierre Renouvin, éminent spécialiste de l'histoire diplomatique au vingtième siècle. Octogénaire, cet ancien combattant de la Grande Guerre où il avait perdu un bras effectuait alors une recherche originale sur l'opinion publique en 1917. Placé auprès de lui comme 'aide individuelle', il m'avait confié  l'investigation des archives de conseils de guerre au Service historique des armées à Vincennes et
je me souviens d'avoir documenté le procès de l'institutrice pacifiste Hélène Brion. L'historien néophyte que j'étais a ainsi bénéficié de la formation d'un maître exceptionnel, mais évidemment contesté par les tenants de l'école des Annales. Il m'avait mis en garde sur le fait qu'une carrière d'historien impliquait de passer l'agrégation. Il n'avait pas tort, mais la perspective de devenir enseignant ne m'enchantait guère et j'ai opté pour la facilité en entrant au CNRS comme simple vacataire, autrement dit par la porte de service.


Recruté au CNRS comme 'bibliographe adjoint stagiaire qualifié'

En 1972 je suis donc devenu tâcheron à la recherche scientifique. Afin d'arrondir mes fins de mois, Pierre Albert alors maitre-assistant à Paris-II (Assas) m'avait proposé des vacations pour participer à la confection des 'Tables du Temps'. Il était responsable d'un service chargé d'indexer le contenu du journal 'Le Temps', le quotidien officieux de la III° République jusqu'à sa disparition en 1942 pour ressurgir à la Libération en devenant 'Le Monde'. Promu 'bibliographe adjoint stagiaire qualifié' à la suite de ma soutenance, je me suis retrouvé dans ce service hébergé au Centre de documentation des sciences humaines (CDSH) du CNRS, magnifiquement installé à la 'Maison des Sciences de l'Homme' dans le VIème arrondissement parisien. Penchés sur les volumes reliés de la collection du journal prêtés par la Bibliothèque nationale, le job était confié à trois rédacteurs, Christian, Alexandre et ma pomme, chacun chargé de dépouiller une année du journal. Nous remplissions des petites fiches cartonnées où l'on indiquait la date de l’article répertorié pour l'inscrire dans un cadre de classement intangible, un thésaurus labyrinthique dont Albert son concepteur était très fier. Mais cette activité industrieuse et répétitive ne tardait pas à disperser l’intérêt des extracteurs qui s'attachaient à certaines rubriques au détriment des autres. Christian, fin connaisseur de l’opéra classique entreprenait la confection d'une véritable encyclopédie. Moi-même, je me souviens d'être resté exagérément attentif aux péripéties de la mission Voulet-Chanoine au crépuscule du XIX° siècle, deux officiers de la Coloniale en train de se tailler par le fer et par le feu un empire personnel en Afrique noire. Aventurier en chambre, j'étais fasciné par ce type d'épopées sanglantes en terra incognita romancées par Joseph Conrad dans 'Au Cœur des ténèbres' ou dans 'Apocalypse now', le film de Francis F. Coppola.


Un documentaliste démotivé


En réalité, la confection de ces 'Tables' représentait un travail de bénédictin, guère valorisé de surcroit sur le plan professionnel, d’où une baisse de motivation des soutiers de la documentation que nous étions. De plus, en cet période post-soixante-huitarde, j'avais une vie personnelle un peu agitée, Albert a donc fini par s’inquiéter de mon assiduité défaillante. Quand il essayait de me joindre au téléphone à 11h, mes collègues lui répondaient que je n'étais pas encore arrivé et lorsqu'il rappelait à 14h30, c'était pour s'entendre dire que j'étais déjà parti.  Un beau jour, il me convoque dans le bureau du directeur du CDSH, le géographe Roger Brunet. Averti de l'imminence de la semonce, j'avais pris mes précautions en pondant une note dans laquelle j'expliquais que le temps était venu d'informatiser les 'Tables'. Autrement dit, envisager de remplacer un processus d’indexation manuelle assez laborieux et dépassé dans un CNRS en train de développer des systèmes de documentation numérique. Au plus bas de la grille indiciaire, je me souviens d'avoir ajouté que "...le jour où je serais payé normalement, je travaillerai normalement". Cette déclaration ne semble pas avoir outre mesure
ému mon directeur syndicaliste, ce qui m'a permis de réorienter mes activités. Pour mémoire, j'ajoute que la publication des 'Tables' n'a pas dépassé l’année 1900, mais qu'aujourd'hui la collection intégrale du quotidien est accessible sur le serveur 'Gallica' de la Bibliothèque nationale de France, malheureusement dépourvue d'un moteur de recherche efficace, contrairement aux archives du journal 'Le Monde' qui offrent à l'historien, comme à ses lecteurs, un outil documentaire précieux sur la période contemporaine.


L'opinion publique et le nucléaire

J'avais donc commencé par l'histoire de la presse. Or, celle-ci représente une source documentaire de premier ordre pour les sciences sociales. En 1976, mon épouse la sociologue Michèle Ferrand m’avait mis en contact avec ses collègues qui travaillaient au CEA ou à l'EDF à propos des "implications psycho-sociologiques de l’énergie nucléaire".  Sous les auspices du pr. Maurice Tubiana un spécialiste de la physique médicale, il ne s'agissait pas encore de faire de la recherche historique, mais ce sujet m'ouvrait la perspective d'entrer dans le vaste espace ouvert aux sciences humaines et sociales par l'essor du mouvement écologique. Avec un collègue du CNRS devenu plus tard député des Yvelines, Jean-Michel Fourgous, nous nous sommes embarqués dans l'étude de la contestation naissante du programme électronucléaire d'Electricité de France (EDF). Ce que l'on qualifiait alors de 'demande sociale de recherche' avait suscité le développement de contrats publics (CORDES) ainsi qu'une floraison d'officine plus ou moins folkloriques. Je me souviens en particulier d'un programme proposé par une association 'Clotaire Rapaille' portant sur des corrélations lexicales :  "centrales nucléaires - caca', 'atome - mort', 'électricité - eau', 'EDF - fachos', etc..."  Forts de notre appartenance au CNRS, Jean-Michel et moi avons publié dans la 'Revue générale nucléaire' une étude de presse censée évaluer l'impact dans l'opinion de l'accident de la centrale américaine de 'Three Miles Island' en 1979, un article qui n'a guère bouleversé le landerneau scientifique, mais qui nous avait amené à mette en évidence l'importance de la charge idéologique dans la contestation antinucléaire.


Les débuts de la recherche contractuelle en SHS


En 1980, une heureuse opportunité m'a alors permis de me rapprocher de la recherche historique. J'étais en contact avec Régine du Rivau, une condisciple de la rue Saint-Guillaume responsable de la communication à la direction générale d'EDF.  Alors que nous discutions d'un soi-disant âge d'or des grands barrages dans la mémoire collective des électriciens, I.e. avant l'essor du mouvement écologique, je me souviens d'avoir proposé de tirer l'affaire au clair en réalisant une histoire de l'entreprise publique. Le directeur de la communication ayant dit banco, après avoir sollicité la liberté de manœuvre auprès du Département des sciences humaines et sociales (SHS) au CNRS (Edmond Lisle), j'ai inauguré une pratique de recherche contractuelle devenue monnaie courante aujourd'hui, mais considérée comme quelque peu sulfureuse à l'époque. Heureux temps où l'histoire d'une grande entreprise pouvait donner lieu à l'émission d'un simple bon de commande contre signé par la direction du CNRS ! Evidemment, je ne pouvais me lancer seul dans cette entreprise. Par l'entremise de la secrétaire du conseil d'administration d'EDF, j'ai rencontré Alain Beltran en train de terminer une thèse sur la distribution d'électricité à Paris chez François Caron (U. Paris IV), puis j'ai sollicité la participation d'une amie devenue ma compagne, Martine Bungener, chercheuse en économie publique au CNRS.


L'histoire de l'EDF

Notre projet était de couvrir les différents aspects historiques de l'entreprise publique, politiques et sociaux avec la nationalisation de 1946, mais aussi économique avec son grand virage managérial des années 1960 et technique enfin avec le passage de l'hydro-électricité à l'électronucléaire dans la décennie suivante. Ce dernier n'était pas le moindre à mes yeux. J'ai toujours été attiré par l'histoire des techniques (comprendre 'comment ça marche?), indispensable me semble t-il pour expliquer les raisons de choix scientifiques et technologiques et parfois de leurs impasses. D'emblée nous nous sommes trouvés confrontés à un problème de sources. Non par manque de publications, celles ci-étant importantes, mais à propos des archives de l'entreprise elle-même. La secrétaire du conseil d'administration voyait d'un mauvais œil les historiens fourgonner dans ses procès-verbaux. D'où l'idée de recueillir le témoignage des grands acteurs de l'histoire d'EDF, à l'époque parfois encore en fonction, un privilège appréciable pour des historiens hyper-contemporanéistes, mais qui faisait tiquer des collègues adeptes de méthodes d'investigations plus classiques. En fait, nous avions été inspirés par la publication du livre récent de François Fourquet  fondé sur un récit à plusieurs voix qui avait permis à l'auteur de "créer un dialogue virtuel entre les témoins" ('Les comptes de la puissance, une histoire orale de la comptabilité nationale'). C'est ainsi que nous avons effectué une analyse historique fondée sur la mémoire discursive des grands acteurs en recoupant leurs témoignages avec les autres sources disponibles, comme cela n'a d'ailleurs pas manqué de s'imposer, par exemple à propos de la genèse du programme électro-nucléaire. EDF, en tout cas son département de communication s'est libéralement prêté au jeu et nous avons pu rencontrer le ministre syndicaliste fondateur Marcel Paul, Roger Gaspard l'un des premiers directeurs d'EDF, l'un de ses successeurs Marcel Boiteux auteur du tournant commercial des années 1970, Claude Bienvenu l'un des promoteurs du programme nucléaire,  etc. Certains comme Pierre Massé, un ancien président d'EDF devenu commissaire au Plan au début de la Vème République, ayant poussé le jeu jusqu'à entreprendre la rédaction de ses mémoires à la suite des rencontres quasi hebdomadaires qu'il nous accordait dans son appartement d'Auteuil. Cela étant, si ce recueil de témoignages nous a permis, une fois transcrits et validés, de constituer un fonds documentaire original versé aux archives de l'EDF, cette méthode n'était évidemment pas exclusive d'autres formes d'investigations largement utilisées comme les archives privées, les analyses de presse, les publications, etc.


Des retombées positives


Cela étant, nous étions alors décidés à réaliser une publication éloignée des critères académiques classiques, I. e. un texte faisant une bonne place au langage parlé, allégé d'un appareil critique trop volumineux. Ceci a donné lieu à l'élaboration d'un gros manuscrit dont la publication pouvait être envisagée. Auparavant, il fallait obtenir l'autorisation du sponsor, c'est-à-dire de la direction d'EDF, ce qui a d'ailleurs donné lieu à une négociation serrée car elle estimait que nous avions fait la part trop belle au rôle de la fédération de l'énergie CGT à la manœuvre en 1946 lors de la nationalisation. Cet obstacle franchi, Martine nous a suggéré de soumettre le manuscrit aux éditions Dunod qui venaient de publier certains travaux collectifs d'un laboratoire d'économie (LEGOS) à l'université de Dauphine. Là, nous avons eu la chance de tomber sur un responsable des collections en sociologie managériale intéressé par notre bébé, Laurent Dumesnil du Buisson, qui a imaginé la parenthèse malicieuse ayant assuré la notoriété de l'ouvrage, 'Histoire(s) de l'E.D.F. : comment se  sont prises les décisions de 1946 à nos jours' (Dunod, 1984). Celui-ci s'était fait fort de négocier avec le commanditaire un tirage de 100 000 exemplaires (performance jamais atteinte depuis par les auteurs!) en prévision d'une diffusion partielle en interne. En fait, je crois que nous avons été pionniers, au moins en France, à adopter une démarche critique pour aborder l'histoire vivante d'une grande entreprise publique, emblématique des trente glorieuses dans la France du vingtième siècle. Individuellement, les retombées de cette recherche n'ont pas été négligeables non plus. Alain a alors débuté une belle carrière d'historien de l'énergie comme chercheur au CNRS où je le retrouverai plus tard, quant à Martine, elle a participé à l'essor d'une socio-économie publique pour accéder, in fine, à la direction d'un important laboratoire (CERMES).


Retour à la documentation


Pour ma part, j'ai été rappelé à mes activités d'origine, mais au bénéfice d'une promotion. Olivier Lernout, le secrétaire général du CDSH, un copain, m'ayant mis le marché en main, prendre la responsabilité des réseaux de documentation économique en contrepartie de son soutien pour accéder au grade d'ingénieur de recherche dans le corps des 'ITA' (ingénieurs-techniciens-administratifs). A mon entrée au CNRS, j'avais participé aux activités du CDSH, un laboratoire de service, selon la terminologie de l'époque, chargé d'un ambitieux projet destiné de modernisation du 'Bulletin signalétique', l'index de publications scientifiques créé à la veille de la Seconde Guerre mondiale. L'affaire consistait à indexer la documentation en sciences humaines et sociales pour l'incrémenter dans une base de données informatisée (FRANCIS).  Cette 'BDD' était alimentée entre autres par quatre réseaux sur l’économie générale, l’économie de la santé, celle de l’énergie et des sciences de l’éducation, gérés par de charmantes documentalistes, Anne, Elisabeth, Evelyne et Marie-Noelle qui en savaient évidemment bien plus que moi en matière de techniques documentaires comme en manipulation d'ordinateurs. Donc tant bien que mal, plutôt mal que bien d'ailleurs, j'ai essayé de m'intéresser au fonctionnement de ce système documentaire, lequel présentait par ailleurs certaines faiblesses. En particulier celle de s'adresser aux publications francophones dans un domaine soumis à la concurrence de bases de données américaines utilisées par les chercheurs. En fait, à la fin des années 1980, la disparition du CDSH était inscrite dans le projet du premier ministre de l'époque (Laurent Fabius) de délocaliser la documentation du CNRS à Nancy en transformant les sidérurgistes lorrains victîmes de l'extinction de leurs hauts-fourneaux en documentalistes. Si les agents parisiens envisageaient avec inquiétude ces perspectives, elles ne me préoccupait guère plus qu'une collègue au caractère bien trempé, Elisabeth Pradoura, laquelle avait réussi à anticiper la fermeture de son réseau documentaire 'Economie de l'énergie'. C'est à ce moment que nous avons envisagé de participer à un programme de recherche consacré à la commémoration du cinquantenaire du CNRS.


Le cinquantenaire du CNRS

A l'origine, le projet d'une histoire du CNRS relevait d'une préoccupation commémorative. Avec l'élection de François Mitterrand en 1981, la vague socialiste avait provoqué le changement de direction à la tête des établissements de recherche.  Le nouveau directeur du CNRS, Pierre Papon, avait décidé de confier l'histoire de ce fleuron du Front populaire créé à la fin des années 1930, à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP) alors dirigé par François Bedarida.  En 1986, j'ai donc demandé mon affectation à l'IHTP et j'ai pris contact avec le chercheur chargé du programme en question, le sociologue Michael Pollak. Mais celui-ci était désormais engagé dans une recherche sur l'épidémie de sida et il souhaitait se dégager de l'affaire. Il m'a donc conseillé de rencontrer le directeur du labo qui voulait bien m'accueillir, certes, mais à la condition que je me cantonne à une spécialisation en histoire orale et rien d'autre. Or, il me semblait que si le recueil de témoignages représente une source documentaire précieuse pour le contemporanéiste comme nous l'avions éprouvé pour l'histoire d'EDF, elle n'en rend pas moins indispensables les investigations dans les archives, le recours aux publications ou aux media les plus divers. Peu soucieux de me laisser enfermer dans cette soi-disant spécialité méthodologique, j'ai donc repris ma demande d'affectation à l'IHTP. Son directeur atrabilaire a alors retourné le budget alloué à l'opération par le Département SHS en l'accompagnant d'un commentaire exprimant ses doutes quant aux capacités d'un 'ingénieur de recherche' (I.e. moi) à mener l'entreprise (j'ai retrouvé cette missive dans les archives). Au Département SHS, le responsable du secteur histoire, Antoine Prost embarrassé par ces atermoiements m'a alors proposé de l'aider à reprendre le flambeau. Professeur à l'U. Paris I, Prost est un historien de l'enseignement que j'avais rencontré quelques années auparavant rue Saint-Guillaume. Fort d'une enviable réputation internationale, attentif à soutenir ses doctorants, en historien soucieux de plonger lui-même dans les archives dès qu'il le pouvait, je ne perdais évidemment pas au change avec un tel patron.


Une expérience intéressante


Pour moi, ce fut le début d'une expérience passionnante de recherche collective. Antoine Prost avait décidé de consacrer son séminaire de recherche de Paris I pour réunir les chercheurs susceptibles de s'intéresser à l'histoire du CNRS. Simultanément, le nouveau responsable du département SHS, le sociologue Jacques Lautman l'organisateur du colloque de Caen en 1956 ou de qui voyait cette entreprise avec sympathie me confiait la gestion du budget lié à l'opération en m'installant dans les locaux anciennement dédiés aux 'animaux de laboratoires' sur le campus CNRS de Gif s/Yvette. En réunissant des chercheurs issus de différentes disciplines, le séminaire de Paris I s'est révélé un forum de discussions efficace, tout en permettant de recueillir des témoignages précieux, en particulier celui de Jean-Louis Crémieux Brilhac ou de Pierre Piganiol, le premier délégué général à la recherche scientifique. Eprouvée lors de l'histoire de l'EDF, le recours à la méthode biographique, particulièrement pertinente dans l'histoire d'une communauté scientifique, a permis aux chercheurs de receuillir et de publier les témoignages d'un ancien ministre de la recherche, Hubert Curien, ou d'anciens directeurs du CNRS, Jean Coulomb ou Pierre Jacquinot. Ce programme a donc suscité des investigations en profondeur dans les archives du CNRS et dans celles du ministère de la Recherche, mais aussi la collecte du témoignage de quelques-uns des principaux témoins. En ce qui concerne les archives, je me souviens d'avoir bénéficié de la collection des procès verbaux du Directoire du CNRS constituée par mademoiselle Peyroutet, l'ancienne secrétaire du directeur général qui évoquait le temps de l'occupation où elle pouvait voir le docteur Goebbels, le ministre de la propagande du Reich, prendre le thé dans les jardins de l'ambassade d'Allemagne mitoyenne. Le programme du cinquantenaire a ainsi permis à Odile Welfélé, une conservatrice détachée par son administration centrale d'installer le service d'archives de l'établissement. Le département SHS avait également lancé une publication les 'Cahiers pour l'histoire du CNRS' où sont réunies les contributions de chercheurs ayant participé à ce programme de recherche, comme le 'bourdieusien' Christophe Charle, Jean Gayon, un philosophe universitaire de grande classe trop tôt disparu, l'historien de la biomédecine Jean-Paul Gaudillière,  celui de l'Institut Pasteur Michel Morange, de la physique Dominique Pestre, le postmoderne Harry Paul de l'université de Floride ou son compatriote, mon ami Bill Schneider (U. Indiana), un pionnier de l'histoire des politiques sanitaires dans le monde. En matière de fonctionnement, je dois mentionner le bouleversement lié à  l'essor de la micro-informatique qui a permis de mener ce programme au sein d'une sorte de laboratoire sans murs selon l'expression de l'époque, leur ordinateur individuel donnant aux chercheurs la capacité de fabriquer des textes de manière fluide et permettant à l'éditeur CNRS d'optimiser le processus de publication. L'aboutissement de ce programme fut l'organisation en 1989 d'un colloque international sous le patronage d'Hubert Curien, le ministre de la Recherche et du directeur du CNRS.


Peut-on se prémunir du biais d'analyse inhérent à son appartenance à l'institution dont on dépend, le CNRS en l'occurrence?

Question pertinente qui renvoie au bilan de ce type de recherche. Sur le fond, on peut avancer que mes collègues comme moi n'avons pas failli à la rigueur requise par la recherche historique, comme cela a d'ailleurs été reconnu par la communauté scientifique. Il semble que nos travaux aient assez bien rapporté le rôle d'un établissement scientifique fondé à la veille de la guerre dans un contexte de mobilisation afin de suppléer aux carences de la recherche universitaire, même s'il devait rencontrer ensuite bien des vicissitudes à s'inscrire dans une politique scientifique nationale, semble t-il, victime d'un corporatisme dont on pouvait d'ailleurs percevoir les prémisses avant son cinquantenaire.  Si j'avais eu quelques doutes à ce sujet, j'aurais pu le vérifier par la défection de l'IHTP illustrant les difficultés de la direction du CNRS à programmer la recherche. Quant à la forme, ce programme a suscité quelques difficultés institutionnelles. A son terme, j'avais préparé un livre en collaboration avec mes deux collègues ITA, Elisabeth Pradoura et Gérard Darmon, mais le manuscrit déposé aux éditions du CNRS fut repoussé par le directeur du Département d'information scientifique (G. Delacôte) au prétexte qu’il estimait son service insuffisamment représenté dans l'opération. Moyennant quoi, préfacé par  Antoine Prost ce texte fut accepté par Louis Audubert chez Flammarion pour donner 'La République des savants, le CNRS et la recherche française'. De le même manière, j'ai subi quelques désagréments liés à mon statut. Au lancement du programme du cinquantenaire, j'avais été rattaché au Centre de recherches historiques. A la tête de ce laboratoire, Patrice Bourdelais un directeur cumulant à l'EHESS qui avait été maintenu en dehors de l'opération du cinquantenaire pour cause de rivalités universitaires. Ulcéré qu'un ingénieur de recherche puisse outrepasser ses fonctions de petite main et persuadé à tort que j'étais responsable de l'ostracisme dont il s'estimait victime, il me convoque un jour pour me demander : "...si je pensais pouvoir continuer longtemps à diriger des recherches, à publier, etc." De fait, je n'ai pas tardé à mesurer la vigueur de son acrimonie lorsque, incité par le directeur des SHS, Jacques Lautman, à mettre ce statut en conformité avec mes activités réelles, c'est-à-dire à déposer un dossier de passage ITA-chercheur devant la section concernée du Comité national, Bourdelais enterrait mon dossier sous l'argument :  "ce candidat a t-il bien assuré ses tâches d'ITA?"


Le CNRS ...comme espace de liberté


En réalité, je serais mal venu de me plaindre. Paradoxalement, le CNRS représentait alors un extraordinaire champ de manœuvre pour qui privilégiait sa liberté intellectuelle, pour peu que l'on se préoccupe moins d'un souci de reconnaissance institutionnelle que de satisfaire sa curiosité d'historien,
pour "réaliser un joli coup" devait me dire un jour Antoine Prost dans la cour de la Sorbonne. De manière provocatrice je le reconnais, à la fin du programme du cinquantenaire je m'amusais à me poser en cobaye de l'expérience à laquelle j'avais participé ou, pour l'exprimer de manière moins provocatrice, qu'en tant qu'agent CNRS j'avais dàjà conscience qu'il fallait choisir entre un déroulement de carrière et les incertitudes de la recherche. Aujourd'hui, je dirais donc que l'historien de l'hyper contemporain doit être perçu comme un débroussailleur de friches avec toutes les conséquences que cela implique. A ce propos, j'ai un souvenir significatif. Au terme du programme du cinquantenaire, la direction du CNRS avait lancé un audit sur le fonctionnement de son Comité national, l'instance chargée d'évaluer le travail des chercheurs. En 1991, son nouveau directeur général, François Kourilsky, m'ayant demandé de participer à l'opération, j'avais répondu en lui demandant si, à cette occasion, je pouvais solliciter une promotion. Sa réponse fut aussi directe que décisive : "Qu'en avais-je à faire d'une promotion? Si j'avais besoin d'un contrat, je n'avais qu'à le demander". C'est ainsi qu'à l'étonnement de la délégation régionale dont je dépendais (Paris A, Ivry), j'ai obtenu un contrat de recherche passé en bonne et due forme entre le CNRS et l'un de ses agents afin d'étudier l'histoire de son Comité national dont l'on peut tirer certaines considérations qui avaient été effleurées lors du colloque du cinquantenaire. Rappelons que le CNRS créé en 1939 pour soutenir la recherche académique, notamment universitaire, s'est retrouvé du fait des circonstances chargé chargé de gérer la mobilisation scientifique qu pays. Autrement dit pour reprendre un jagon technocratique d'aujourd'hui, de marier les fonctions d'agence de moyens, celle d'une caisse omni-sciences destinée à soutenir la recherche universitaire, et celle d'opérateur de recherche, spécifique d'un institut dédié au développement de certains secteurs scientifiques et de leurs applications. L'histoire du Comité national révélait ainsi l'antinomie caractéristique dans notre pays entre deux corporations devenues rivales,  les universitaires d'un côté, les chercheurs de l'autre.


Pourquoi s'intéresser à l'histoire des sciences de la vie?


Cela s'inscrit évidemment à la suite du programme consacré au cinquanteraire du CNRS, un organisme où les sciences de la vie ont tenu une place éminente, tant il est clair que la biologie, probablement autant sinon plus que la physique, a été le théâtre du bouleversement scientifique majeur du vingtième siècle. A l'occasion du cinquantenaire de l'organisme, j'avais rencontré Piotr Slonimski le patron du 'Centre de génétique moléculaire' qui souhaitait publier ses mémoires. Le problème était que ses 'ghost writers', Elizabeth Kulakowski et moi qui après avoir accepté de nous lancer dans l'entreprise, s'étaient plus attachés à ses tribulations au sein de la résistance polonaise et sa fusillade en 1944 durant l'insurrection de Varsovie, à son émigration rocambolesque dans la France de l'après-guerre,  qu'au métabolisme de la levure et aux méandres d'une génétique mitochondriale, cette 'unclear genetics' disait notre généticien, dont nous avions quelque difficulté à à suivre les développements qu'il nous présentait. L'affaire s'est soldée par un flop éditorial dont je partage la responsabilité. Alors qu'un projet de manuscrit intitulé 'Le mutant résistant' était présenté à l'éditeur Odile Jacob, notre généticien déclarait qu'il aurait voulu que nous préparions un texte de la veine de 'La Barque de Delphes', la remarquable histoire du programme génome due à la plume alerte de son collègue Antoine Danchin, ce qui n'était évidemment pas dans nos compétences sur le plan scientifique. Mais j'étais loin d'en avoir fini avec la génétique moléculaire puisque cette biographie avortée a eu pour conséquence de me faire travailler avec direction du Département des sciences de la vie.
Pierre Tambourin avait lancé le projet de recueillir les témoignages de ses prédécesseurs ce qui m'a donné l'occasion de vérifier l'opposition au sein de la communauté scientifique entre des chercheurs comme Slonimski, tenants d'une recherche fondamentale libre détachée de toute préoccupation programmatique et d'autres, tel Tambourin, conscients de la profonde mutation des sciences de la vie vers les applications tous azimuts (OGM, programmes génomes, recherche médicale, etc.) et de ce fait soucieux d'un pilotage de la recherche, une dichotomie caractéristique de l'histoire du CNRS jusqu'à nos jours.


La fondation Rockefeller et la biologie moléculaire


A la fin des années 1990, j'ai été amené à répondre à une commande de François Gèze, l'éditeur de 'La Découverte', pour une histoire de la fondation Rockefeller. Le rôle de cette fondation dans le développement des sciences de la vie et de la recherche médicale au vingtième siècle n'avait évidemment pas échappé aux historiens des sciences, notamment à Robert E. Kohler qui venait de publier son remarquable 'Partners in Science'. Le sujet était d'autant plus attirant que l'histoire de la recherche médicale au vingtième siècle s'avérait bien plus développée outre-Atlantique qu'elle ne l'avait été ici. Avec l'aide de mes collègues de l'IHTP à Paris, Jean Astruc, Jacques Lemaguer et Maryvonne Le Puloch, et en collaboration avec mon ami Bill Schneider, j'ai pu travailler aux archives Rockefeller à North Tarrytown près de New-York et utiliser les vastes ressources des universités américaines, notamment celle d'Indiana (IUPUI) où j'ai pu effectuer de fructueuses investigations. Nous avions décidé de publier ensemble, lui en anglais, moi en français, sur le rôle de la Rockefeller dans la formation d'une élite scientifique internationale dans l'entre-deux-guerres. A l'époque, cette fondation inventait une nouvelle discipline à la frontière de la biologie et de la chimie, 'molecular biology', non d'ailleurs sans provoquer outre-Atlantique quelques tensions entre biologistes et médecins, comme cela se produirait en France quelques décennies plus tard.  Reste que les mobiles des philanthropes nord-américains que j'avais tenté de décrire ne collaient pas avec les idées progressistes de 'La Découverte'. J'ai en particulier le souvenir d'un séminaire de Paris I où mes tentatives pour présenter les motivations du vieux John D. Rockefeller quettant le salut de son âme en soutenant la recherche scientifique se heurtaient à un jeune public pétri de la thèse bourdieusienne d'une manifestation récurrente de l'impérialisme nord-américain. J'étais frappé par l'importance de l'esprit de système si développé dans les sciences sociales qu'il débouche me semble t-il sur un dogmatisme idéologique préjudiciable à l'objectivité scientifique. En définitive, 'La fondation Rockefeller et la recherche médicale' fut publiée aux Presses universitaires de France dans la collection de Dominique Lecourt.


Quelle est la place de l'histoire au CNRS?

Compte-tenu de la place majeure qu'elle a tenu de l'Alma mater jusqu'à l'Ecole des Annales, je dirais qu'elle est restée latérale au sein du CNRS. A la fin du programme du cinquantenaire, je fus affecté à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP) à l'instigation de mon collègue de l'histoire d'EDF, Alain Beltran. Celui-ci venait d'obtenir une convention avec l'Association pour l'histoire des chemins de fer (AHICF) qui, grâce à l'aide de Marie-Noëlle Polino sa dynamique secrétaire scientifique, nous a permis d'étudier la genèse du TGV. Mais l'histoire des techniques était considérée avec condescendance dans ce laboratoire resté rivé à la période 1939-1945 et si l'on pouvait à la rigueur s'y intéresser à la SNCF, cela ne dépassait pas la période de l'occupation où elle avait fonctionné sous la botte allemande pour organiser les trains de la déportation. Créé dans les années 1950 sous forme d'un 'Comité d'histoire de la Seconde Guerre mondiale', l'IHTP avait vu sa vocation évoluer de la mémoire de la Résistance vers celle de la 'shoah' avec pour conséquence une diabolisation systématique du régime de Vichy
. De fait, même si ce régime avait présenté d'incontestables aspects infâmes, on ne pouvait que le créditer de quelques réalisations suffisamment solides pour avoir survécues jusqu'aujourd'hui. A la suite d'un programme de recherche soutenu par la sociologue Claudine Herzlich (CERMES), évoquer la création de l'Institut national d'hygiène, l'ancêtre direct de l'Inserm, sous l'occupation ne manquait pas de provoquer des remontées d'acidité chez le directeur de l'IHTP, Henry Rousso, un historien "...hanté par un passé qui ne passait pas". A la suite de quelques courriers incendiaires échangés avec l'administration du CNRS consécutifs d'une mission aux Etats-Unis mal réglée, en 2001 la responsable des ressources humaines du département SHS, Françoise Pierre, m'a proposé de m'installer à mon compte en confiant à la Délégation régionale du CNRS à Ivry le soin de m'affecter un code labo personnel accompagné des moyens afférents. Grâce à l'efficacité de mes collègues d'Ivry, notamment Yveline Lebrun et Jean-Guy Gay au CNRS ainsi qu'aux compétences de Matthieu Lapadu-Hargues, un jeune ingénieur frais émoulu de l'INSA, j'ai pu développer un site internet consacré à l'histoire du CNRS (https://www.histcnrs.fr/), puis un autre toujours avec son aide aux archives ferroviaires. En ces temps héroïques, un simple ordinateur de bureau doté d'un système 'Unix' faisait office de serveur en le reliant au routeur hébergé dans l'immeuble du CNRS rue de l'amiral Mouchez à Paris.


L'histoire de la recherche médicale et en santé publique
 
Cette recherche s'inscrit évidemment dans le sillage des investigations effectuées dans les sciences de la vie. Cette fois, il s'agissait de comprendre la mutation qui avait vu l'empirisme médical le céder à une médecine de la preuve d'inspiration anglo-saxonne, fondée sur les avancées de la physique et de la biologie moléculaire. Devenu directeur des SHS, l'américaniste André Kaspi (U. Paris I) qui avait apprécié mon histoire de la Rockefeller à laquelle il avait fait décerner un prix, s'intéressait maintenant à l'histoire du CNRS et pour m'inciter à réorienter mon champ d'investigations, il m'a proposé de m'introduire auprès du directeur de l'Inserm, Claude Griscelli.  Celui-ci, pionnier de la génomique clinique à l'hôpital Necker, m'a suggéré de travailler en binôme avec Suzy Mouchet qui venait de quitter le département d'information scientifique et de la communication (DISC) de l'Inserm. Suzy se focalisant sur l'histoire de l'institut et moi-même plus largement sur celle de la recherche médicale dans la France du vingtième siècle. Grâce à son carnet d'adresse bien fourni, à partir du début des années 2000 nous avons pu recueillir plus d'une centaine de témoignage des principaux témoins, médecins et chercheurs pour les publier sur les deux sites, l'un à l'Inserm https://histoire.inserm.fr/ (aujourd'hui fermé) l'autre toujours actif au CNRS https://www.histrecmed.fr/. Cette recherche a donné lieu à d'importantes investigations dans les archives. A ce propos, je pense que l'historien doit payer de sa personne. C'est ainsi qu'au cours de l'hiver 2006-07, j'ai aidé Hélène Chambefort la responsable des archives de l'Inserm à trier l'importante masse de papiers stockée au Vésinet où étaient stockées celles de l'Inserm. J'ai aussi eu le privilège de participer au cataloguage avant versement des papiers personnels du Pr. André Chevallier, le directeur fondateur de l'Institut national d'hygiène, grâce à la bienveillance de sa petite fille, Marie-Françoise Chevallier Le Guyader. Mais ces investigations mettent parfois l'historien en situation délicate, par exemple lorsqu'il s'agit de corréler le témoignage d'une personnalité avec la documentation à laquelle il a accès. Quelques années auparavant à l'occasion de l'affaire du sang contaminé, Philippe Lazar le directeur de l'Inserm dans les années 1980 m'avait ouvert les archives de la direction générale en vue de lui préparer un mémo à usage interne. Or celles-ci révélaient les atermoiements de l'institut confronté à l'épidémie de sida, ce qui m'avait amené à des conclusions qui l'avaient vivement contrarié. J'ajoute que la poursuite de mes investigations dans les archives de l'établissement public devait m'amener à identifier d'autres difficultés rencontrées par l'organisme à s'adapter aux évolutions de la conjoncture scientifique. D'où une intervention de l'ancien directeur de l'Inserm vingt-cinq ans plus tard dans une conférence du comité pour l'histoire de l'Inserm où il brocardait les compétences "...méthodologiques de certains historiens professionnels" (!)


Fallait-il se sentir visé?

La remarque de l'ancien directeur de l'Inserm était d'autant plus surprenante que nos travaux avaient donné lieu à la publication d'un livre, 'La métamorphose de la médecine' (PUF-Inserm, 2009) préfacé par Jean-Paul Lévy, l'ancien conseiller de son comité de direction et co-signé par son ancienne collaboratrice Suzy Mouchet. Nous y avions décrit l'évolution de la clinique et son rapprochement avec une recherche médicale et en santé publique impliquée dans les plus récentes avancées de la génétique moléculaire. Il semble donc que les remarques de l'ancien directeur trahissent une forme de confusion entre ce que l'on pourrait qualifier d'histoire commémorative - celle-ci étant souvent associée à une opération de communication à vocation hagiographique, financée par l'institution qui accepte, pas toujours) d'ouvrir ses archives - et
une analyse critique des avancées, mais aussi des mécomptes rencontrés par toute institution, aussi honorable dans ses agissements soit-elle par ailleurs.  Cette ambiguité a d'ailleurs caractérisé avec plus ou moins de vigueur différents chantiers auxquels j'ai participé, que ce soit l'histoire de l'EDF ou du CNRS. Paradoxalement, il me semble que ce type de remontrances doive être considéré comme une forme de satisfecit naturel rendu au travail de l'historien. De la même manière, je prendrais un exemple illustrant le souci de ne pas se laisser suborner par des principes d'autorité académique ou autres. En 2014, la commande par les services de communication du CEA d'une histoire de son département des sciences du vivant (DSV) a donné lieu à la confection d'un beau livre co-signé avec Pascal Griset (U. Paris Sorbonne). L'ouvrage est certes richement illustré et sa partie rédactionnelle semble avoir donné satisfaction au commanditaire, mais elle s'apparentait davantage, selon moi, au panégyrique in memoriam d'un organisme appelé à s'effacer qu'à l'analyse critique de son rôle dans la réorganisation des sciences de la vie. Ce constat m'a alors conduit à publier dans la revue 'Médecine/Sciences' l'article exposant ce point de vue.


En quoi l'informatique a-t-elle contribué au travail de l'historien?

On le sait, l'ordinateur et le World-Wide-Web sont devenus les auxiliaires incontournables des chercheurs en sciences humaines et sociales. Pour autant vont-ils se substituer aux circuits de publications classiques comme cela est parfois évoqué?
Ce serait dommage. Mais si je reste personnellement attaché à la lecture d'un livre sur papier, je n'en suis pas moins étonné par certains contempteurs du monde informatisé dans lequel nous vivons. J'ai rappelé comment la liberté de manœuvre obtenue à la suite de mon départ de l'IHTP fut la circonstance à l'orgine de deux sites internet consacrés, l'un à l'histoire du CNRS, l'autre à celle de la recherche médicale. En l'occurrence, il ne s'agissait pas de céder aux facilités d'un nouveau mode de communication, mais au souci d'élargir l'audience de ces recherches et de facilité l'accès à leurs annexes. A ce propos, deux points méritent de retenir l'attention. Installés grâce aux compétences de Karine Gay, ces sites internet hégergés sur un serveur CNRS ont servi de support de publications aux témoignages ayant servis à la confection des archives orales de la recherche, comme à l'importante documentation utilisée à cette occasion. A ce propos, on ne saurait négliger l'incroyable volume de ressources disponibles sur la toile, notamment dans l'espace anglo-saxon, parfois plus riche que son homologue francophone en notices biographiques. Un autre point intéressant concerne l'utilisation d'internet comme support de publications, soit pour rééditer des textes libres de droits de reproductions, soit pour y déposer des textes originaux dotés de liens hypertextes renvoyant à d'autres ressources documentaires. Au fil de quelques décennies d'une carrière au CNRS grâce auquel -  malgré ses lourdeurs administratives, on ne saurait nier le rôle crucial lorsqu'il s'agit de soutenir quelques compétences - j'ai eu le privilège de voir les outils de la recherche évoluer de la fabrication manuelle des 'Tables du Temps' à l'essor de l'édition électronique au bénéfice de la recherche historique.
 

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© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay