HISTCNRS
 

Colloque sur l'Histoire du CNRS des 23 et 24 octobre 1989

 

A l'occasion du cinquantenaire de sa création, le Département des Sciences Humaines et Sociales du CNRS (Jacques Lautman, Antoine Prost) a réuni un colloque international sous le haut patronage de Pierre Aigrain, Hubert Curien, Paul Germain et Pierre Jacquinot, membres de l'Institut, et de Pierre Papon qui fut son directeur général. Il s'agissait de poser les jalons d'une histoire de la politique française de la recherche et d'identifier les domaines de la science où cet organisme a particulièrement contribué à l'avancée des connaissances. On trouvera ci dessous les actes de ce colloque repris des 'Cahiers pour l'histoire du CNRS', 6-1989, Paris, Editions du CNRS.

 

Aux origines du CNRS

Pierre Papon, Président
Charles Gillispie, Rapporteur



Pierre Papon (ancien directeur général du CNRS, directeur général de l'IFREMER): Nous allons poursuivre les manifestations organisées à l'occasion du cinquantenaire du CNRS en donnant pendant deux journées, la parole à l'histoire, et notamment à celle du CNRS. Ce programme de recherche remonte à une décision prise au début des années quatre vingt, dans la perspective du cinquantenaire, mais aussi dans celle de développer ou de redévelopper l'histoire des sciences et des institutions scientifiques dans notre pays. Je tiens d'abord à souligner que les travaux de recherche effectués pour préparer ce colloque ont été pris en charge par le Département de Sciences de l'Homme et de la Société du CNRS et de leur directeur, Jacques Lautman, tandis qu'un Comité scientifique était mis en place sous l'égide de Pierre Lehmann, le Directeur de l'IN2P3. De plus, Monsieur le Ministre, nous sommes très pluridisciplinaires et nous avons travaillé dans une bonne coopération CNRS-enseignement supérieur, puisque des travaux importants ont été effectués au sein d'un séminaire animé par le Professeur Antoine Prost, à l'Université de Paris I, tandis que sous la responsabilité du Département des sciences de l'homme et de la société du CNRS, quatre Cahiers pour l'Histoire du CNRS, qui réunissent un certain nombre des travaux de recherche dont il sera débattu au cours de ces deux journées. Sans plus attendre, je vais passer la parole à Monsieur Hubert Curien, Ministre de la Recherche et de la Technologie. Au nom des organisateurs de ce colloque je tiens à le remercier d'être parmi nous ce matin. Les historiens pourront dire que vous êtes ici, Monsieur le Ministre, à la fois ès qualité, mais aussi comme ancien directeur du CNRS. Peut être diront ils aussi plus tard, que vous avez été, certes, le Ministre de la Recherche, mais aussi le Ministre du CNRS.

Hubert Curien (Ministre de la recherche et de la technologie): Je voudrais d'abord faire état d'une conversation qu'une de mes collaboratrices a eu avec Antoine Prost pour préparer ces journées. Elle lui disait: « J'espère qu'à l'issue de cette réunion on aura un bon jugement sur le CNRS » et le professeur Prost, historien prudent, de répondre: « vous savez, les historiens ne portent pas de jugements, ils constatent ». Ce que je souhaite c'est que de vos constatations, nous puissions tirer des conclusions et, sinon porter des jugements, du moins avoir des idées nouvelles sur ce qu'on pourrait faire dans l'avenir avec le CNRS. Je sais en tout cas que vous porterez des appréciations sur ce qui a été fait et sur les acteurs. Les historiens ont dans l'assistance plusieurs cibles possibles, des anciens directeurs et présidents du CRNS, des chercheurs qui ont marqué l'histoire du Centre. 

Le CNRS a bien changé en cinquante ans, nous l'avons tous constaté. Mais mon souci n'est pas de constater ses renouvellements, mais plutôt d'analyser les viscosités qui se sont opposées à ceux-ci. Ce que j'aimerai savoir est si le coefficient de viscosité a augmenté ou diminué dans le temps. Si vous pouviez évaluer cela, voilà qui nous rendrait bien service. 

Comme Pierre Papon le rappelait, j'ai été le directeur général de cet établissement de 1969 à 1973. Auparavant j'avais été directeur scientifique de 1966 à 1969. J'ai donc vécu au CNRS une période particulièrement intéressante. En 1968, j'ai pu constater que nous avions dans nos couloirs des vrais mandarins « faux révolutionnaires » et des vrais révolutionnaires « futurs mandarins »! Je dois dire que la première classe était particulièrement peuplée. Un de mes collègues qui criait vraiment beaucoup pendant la journée, me téléphonait le soir pour se plaindre qu'un de mes enfants entrainait le sien à des manifestations sur le boulevard Saint Michel. Rassurez vous, le père et le fils sont devenus présidents de quelque chose. Mais je ne veux pas faire la petite histoire, alors que vous allez faire dans quelques instants la grande. 

Je parlais de résistance aux changements. On croit qu'elle n'existe pas dans les affaires scientifiques, ou qu'elle est réduite à sa plus simple expression. Voire. Il y a vraiment là, je crois, des difficultés qui ne sont pas propre à tel établissement ou à tel pays. Je me souviens de la modification apportée à l'Institut National d'Astronomie et de Géophysique pour en faire un Institut des Sciences de l'Univers, c'est-à-dire rattacher à l'INAG un certain nombre de sciences qui n'y étaient pas auparavant, mais qui s'intéressaient elles aussi à la connaissance de l'univers. Cette simple généralisation a demandé une quantité de paroles considérables. Ceux qui entraient dans l'INSU s'imaginaient qu'ils y seraient noyés et ceux qui voyaient entrer les autre craignaient de voir leurs positions diluées dans un ensemble plus vaste. Quelques-uns cependant, pensaient que le nouvel institut les rendrait plus forts, les uns et les autres. 

Je considère que cet effort du CNRS pour organiser des coopérations nouvelles, est absolument essentiel. Dans mes articles ou dans mes contacts avec la presse, j'insiste toujours sur « l'unicité du CNRS ». C'est un théorème: le CNRS doit être unique, parce qu'il doit être intracommuniquant. On ne peut défendre un seul CNRS que si, à l'intérieur, les projets s'échangent plus facilement, plus librement, que si on se trouvait en face d'institutions juxtaposées. L'histoire du CNRS nous montrera, je pense, que si nous n'avions pas eu un seul Centre, nous aurions manqué un certain nombre de tournants, ou à tout le moins qu'ils auraient été pris moins habilement. 

Un autre point m'intéresse dans les études sur le CNRS. C'est le parti de Jean Perrin et de ses collègues -puis de ses successeurs- de faire du Centre, non pas une « agence » mais un « organisme ». Dans d'autre pays, notamment aux Etats-Unis le genre d'action menée par le CNRS est plutôt traité dans des agences, par exemple la National Science Foundation. En Allemagne Fédérale on a les deux systèmes, une agence: la Fondation pour la Science et l'organisme: la Max Plank Gesellschaft. En France, la décision d'avoir un organisme, c'est-à-dire un acteur, plutôt qu'une agence qui est essentiellement, et même presque uniquement, un catalyseur, était-elle justifiée et continue-t-elle à l'être? Je le crois pour ma part. Mais il serait utile que nous nous puissions nous appuyer sur quelques arguments bien sentis. 

Un autre problème que vous aborderez certainement est la difficulté à remplacer un laboratoire, une équipe,... -j'en parlais à propos de l'INAG- c'est-à-dire, de créer en supprimant. Remplacer pièce par pièce passe encore, mais vous le savez, créer en supprimant, est toujours une opération extrêmement laborieuse. Et pourtant il est parfaitement exclu que l'on puisse satisfaire l'ensemble des besoins nouveaux, sans jamais rechercher dans le patrimoine existant, les disponibilités rendues utilisables par des programmes de recherche qui ont perdu de leur pertinence. Cette obligation de créer en remplaçant a certainement été pour le CNRS, l'un des points délicats dans son fonctionnement. C'est un domaine où il y a eu, je ne dirai pas manque de courage, mais pour le moins certains excès de bonté vis à vis de collègues qui, n'avaient pas démérité certes, mais qui avaient surtout su rester proches du coeur des distributeurs de monnaie. Je ne voudrais pas avoir l'air de fixer un plan pour la réunion qui commence, mais ce que je voudrais dire en concluant c'est que nous sommes tous très intéressés par le résultat de vos analyses. Merci à ceux qui ont travaillé depuis plusieurs années sur ce beau sujet qu'est l'histoire du CNRS.

Charles Gillispie (Université de Princeton): Participer à ce colloque sur l'histoire du CNRS est un honneur auquel je suis très sensible, moi qui suis étranger à vos discussions, tant sur le plan de nationalité qu'en tant qu'historien des sciences ...du XVIIIème siècle. Cependant, mon manque de familiarité sur les développements de notre propre siècle a l'avantage pour moi, de beaucoup apprendre à la lecture des communications dont je suis appelé à faire un rapport.
Je commencerai par les origines du CNRS, sujet auquel Jean François Picard a consacré une remarquable mise au point. Le drame se déroule sous la forme d'engagements, d'abord limités, mais devenus des engrenages de plus en plus systématiques entre la communauté scientifique, l'état et l'économie nationale. En arrière plan, l'influence à la fois intellectuelle et politique des savants rationalistes, engagés dès la fin du siècle, Paul Langevin, Jean Perrin et d'autres. Leur influence s'exerce et se fonde sur le constat de l'insuffisance de la puissance technique française par rapport à celle de l'Allemagne victorieuse en 1870. Peu importe si ce retard était réel ou imaginaire, la prise de conscience n'en fut pas moins sérieuse. Signalons simplement les acquis principaux de chaque étape le long de la voie par laquelle Jean-François Picard nous mène à la fondation du CNRS. En premier lieu l'établissement de la Caisse des recherches scientifiques en 1901, à l'initiative du sénateur Jean Audiffred. C'est la réponse au constat que les fonds destinés aux sciences avaient pour but de récompenser la découverte sous forme de « prix » (prix de l'Académie par exemple), plutôt que de payer les frais de la recherche en train de se faire. Pendant la guerre de 1914-18 surgissent non seulement les problèmes évidents posés par les armes chimiques, les sous-marins, le repérage des batteries d'artillerie par le son, etc., mais en plus de trouver le moyen de juger les milliers de projets d'invention soumis au gouvernement et, le cas échéant d'en profiter. De là est née en 1915 une Direction des Inventions, que le très original Jules Breton a su prolonger dans l'après-guerre sous forme d'Office National des Recherches et des Inventions (1922). C'est l'un des moyens par lesquels une science française, manquant de toute base dans l'industrie, et largement limitée aux recherches du type « science pure du XIXème siècle », fut mise en mesure de faire face aux besoins d'une science mondiale devenant de plus en plus lourde. Avec l'impôt sur les salaires versés par les entreprises industrielles en 1924, le « Sou du laboratoire » imaginé par Emile Borel, et le recours à la souscription comme celle lancée pour l'anniversaire de Pasteur, on a fait le tour de l'effort public pour la recherche. 

D'un autre côté, fonctionnaient des fondations privées. Parfois installées aux carrefours de nouvelles recherches interdisciplinaires, d'origines françaises, mais souvent étrangères. Ce fut grâce à un don Carnegie que Marie Curie put monter l'Institut du Radium avant la guerre de 1914. Ce fut la Fondation Rockefeller qui permit à Emile Borel d'instaurer l'Institut Henri Poincaré, tandis qu'Edmond de Rotschild devait être le mécène de l'Institut de Biologie Physico-Chimique, créé en 1926. Voilà l'état des choses à la fin des années vingt, en prenant soin de ne pas oublier les institutions plus classiques du type Collège de France, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Observatoires, etc. 

Ce qui impose alors une politique plus systématique, c'est la contrainte financière due à la crise économique des années trente, ainsi que les efforts hautement organisateurs de Jean Perrin. Fort du soutien de ses camarades de l'Ecole Normale Supérieure -P. Langevin, E. Borel et Aimé Cotton- celui-ci forme le projet d'ériger au niveau de carrière professionnelle, la fonction de chercheur scientifique. La recherche devait devenir une application en soi, un métier indépendant, ne supposant a priori aucun titre universitaire, avec des dispositions permettant de faire venir des savants étrangers ou de l'industrie, si besoin était. Grâce à la sympathie d'Edouard Herriot, une Caisse Nationale des Sciences -prévue à l'origine pour la retraite des vieux savants- devient la source principale de crédits pour la recherche, dès 1930. En 1933, un Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique régularise l'activité scientifique de tout le pays, sous la tutelle du Ministère de l'Education Nationale. Il est composé des membres élus par la communauté scientifique nationale et forme une espèce de parlement des sciences. 

Le Front Populaire au pouvoir avec ses tendances dirigistes, ainsi que ses sympathies rationalistes, favorise l'institutionnalisation d'une politique scientifique. Léon Blum est lui même normalien, de la même génération que Perrin et ses collègues. La nomination d'Irène Joliot-Curie au sous secrétariat d'Etat à la recherche scientifique était plus un symbole de l'importance politique des sciences, ou du rôle des femmes, qu'un acte efficace, comme le fut la création au ministère de l'éducation, du Service Central de la Recherche avec Henri Laugier comme directeur. C'est enfin la guerre, c'est-à-dire les besoins de la mobilisation scientifique, qui précipite enfin le mouvement de fusion entre les différents organismes: la recherche appliquée -un CNRS « appliqué » a pris en 1938 le relais de l'Office Breton- la caisse nationale, le conseil supérieur et le service central. 

Or, il y a une précision d'ordre assez général que je voudrais demander à Jean-François Picard, concernant la troisième section de sa communication sur les années trente, intitulée «vers une politique scientifique ». Cette phrase reparait dans d'autres communications -c'est un peu le leitmotiv de notre colloque-, comme si sa définition allait de soi. Mais je l'avoue, je ne la trouve pas claire. D'abord pourquoi un singulier, « une » politique de la Science? Il me semble qu'il y a autant de « politiques de la science » que de domaines auxquels les sciences pourraient apporter quelque chose à l'intérêt public. Mais point plus important, que faut il entendre par « politique »? En posant cette question je voudrais prendre la liberté de vous rappeler qu'il existe en anglais trois mots de sens fort différent, mais tous traduits par le mot « politique ». Mon objet n'est pas de vanter notre langue, mais de suggérer qu'il faut préciser le sens dans lequel on entend « politique ». Le premier, c'est politics : il peut y avoir deux espèces de « politique de la science » dans ce sens. Il y a d'abord le jeu de la politique interne de la communauté scientifique, l'exercice du pouvoir professionnel, confère l'action d'un Pasteur, d'un Joliot, d'un Perrin. On peut l'appeler la micro-politique de la science. Puis il y a la macro-politique qui s'occupe des relations entre la communauté scientifique et les processus politiques du pays tout entier. L'importance du Front populaire et des interactions de gauche dans la préparation du CNRS en est un exemple évident. Le second mot est policy, c'est-à-dire programme, soit du gouvernement, soit d'autres agents externes aux sciences, échafaudés pour que les scientifiques s'attaquent à telle ou telle problème. Du point de vue du gouvernement, on parle de science policy. Le troisième mot est politi, dans le sens grec de police. Il s'agit peut être de ce que vous entendez par régime, par structure de l'ordre. Il recouvre ce qu'est la situation de la science par rapport à la constitution, au droit, par rapport aux institutions, c'est-à-dire en fait, à tout ce qui est antérieur au jeu de politics, la politique au premier sens du mot. 

Dans ce dernier sens, le plus profond, je ne trouve pas que la notion de politique de la science en France soit en retard sur mon propre pays. Elle était même au contraire en avance pendant les années vingt et trente. Le gouvernement américain, même celui du New Deal, ne s'intéressait guère aux sciences qui dépendaient presque entièrement des universités, des laboratoires industriels et des fondations privées. Avec l'Allemagne, par contre, la comparaison frappe dans l'autre sens. C'est à la genèse de la « Kaiser Wilhelm Gesellschaft » (KWG) que Pierre Radvanyi et Monique Bordry consacrent leur fort intéressante communication. Loin d'être l'aboutissement de quarante ans de tâtonnements, la société allemande surgit d'un seul coup en 1911, à l'initiative des hauts administrateurs de l'état prussien. L'apologue en est rédigé par un théologien éclairé, Alfred Von Harnack. L'empereur, la cour de Prusse, les grandes entreprises le rallient à l'entreprise en la subventionnant. De grands savants Emile Fischer, Max Planck, Fritz Haber, s'unissent à côté d'industriels tels Gustav Krupp ou de financiers comme Ludwig Van der Bruck. Au Sénat de la KWG, tous tombent d'accord pour que soit établi un ensemble d'instituts, au sein desquels il ne serait question que de recherche et où les chercheurs seraient libérés de toute responsabilité d'enseignement pendant la durée de leur nomination. Je suis étonné de noter que les allemands justifient leur projet en se référant à un modèle étranger et je pose la question aux auteurs: quelles sont les institutions, aux Etats Unis, à l'époque, où les savants pouvaient s'adonner exclusivement à la recherche, entourés d'équipes de chercheurs. En un mot, en quoi Dahlem pouvait-il s'inspirer d'Oxford? Mais j'ai une question plus sérieuse, qu'est-il advenu de cette liaison entre la recherche et l'enseignement au plus haut niveau? Un rapprochement auquel on est accoutumé d'attribuer la profondeur des sciences théoriques en Allemagne au XIXème siècle. Sauf erreur de ma part, l'idéal même de « science pure » est une invention de l'Allemagne « platonisante » du XIXème et il n'en était guère question au siècle précédent. 

Les autres participants à notre colloque avaient choisi des thèmes particuliers qui finissent par converger sur la création du CNRS. Yves Roussel, par exemple, consacre une analyse très originale à l'arrière plan de cet Office national des recherches scientifiques et des inventions, dont il a déjà été question. Yves Roussel estime que c'est une erreur de considérer qu'une politique des inventions constitue une réponse réfléchie de la part de l'état, aux besoins d'ordre technologique constatés dans tel ou tel secteur de l'industrie, soit en temps de guerre soit en temps de paix. Il s'agit plutôt nous dit-il, d'une politique à mener envers les exigences des inventeurs. Il ne tranche pas la question, qu'il soulève, de savoir quelle est la différence entre un inventeur et un chercheur, nous donnant à entendre que la distinction est plus conventionnelle que réelle. Peut-être. Mais si la question avait été posée aux intéressés, je doute fort que l'un ou l'autre aurait éprouvé la moindre difficulté à dire comment il se considérait lui même! Quoi qu'il en soit, Yves Roussel fait remonter cette histoire à la création, en 1888 de la Commission des Inventions intéressant l'armée. Pas question de recherche pour l'innovation de la part de l'armée. Ses administrateurs traitent plutôt avec des inventeurs en tant que fournisseurs. Des scientifiques sont ajoutés à cette commission en 1896 pour juger de la valeur technique des propositions. Voilà l'espoir de l'inventeur assujetti au jugement parfois méprisant du savant. Une politique des inventions est donc entamée, bien avant la guerre de 1914. Fort du soutien de l'opinion publique devant l'immobilisme apparent de l'administration militaire, Paul Painlevé prend en mains la direction de cette politique lors de sa nomination au ministère de l'Instruction Publique en octobre 1915. En 1916 une politique de mobilisation des savants s'inspire du modèle du Comité de Salut Public en l'an II. Le but est de faire travailler, côte à côte, chercheurs et inventeurs dans la réalisation des armes qui pourraient abréger cette guerre. La communication de Monsieur Roussel est riche en exemples tirés du dépouillement des archives. Il est chercheur après tout et non pas inventeur. Mais je voudrais lui poser une question. Je veux bien qu'une politique des inventeurs soit le fait des relations entre ceux-ci et l'Etat -c'est en partie à cela que l'ancienne Académie des Sciences fut redevable de sa suppression en 1813- comme il je le notais moi-même, dans une recherche effectuée, il y a trente ans (le CNRS n'en avait alors que vingt!), mais il ne s'ensuit pas qu'une analyse des seuls aspects politiques de cette relation soit suffisante. Sinon comment expliquer l'existence de programmes de recherche montés pour la détection des sous-marins, la protection contre les gaz, la conception des avions, etc. Ces questions n'ont-elles pas été posées par des conditions même des opérations militaires plutôt qu'elles ne résultent de la seule intervention des inventeurs? 

Dans une étude de l'oeuvre d'Henri Laugier, William Schneider a montré l'intérêt qu'il attache au rôle scientifique du futur directeur du CNRS. La spécialité de Laugier est reconnue par une partie importante du milieu scientifique, mais quelque peu méprisée par d'autres. Il s'agit des recherches scientifiques sur l'homme. Cette science dont la préoccupation première est d'établir son domaine d'études, prend aux Etats Unis la forme de l'analyse du travail industriel de F. Taylor. En France par contre, peut être à cause de l'humanisme de votre culture, les enquêtes portent plutôt sur les travailleurs, leurs aptitudes, leurs éducations, leurs efficacités pour tel ou tel emploi. William H. Schneider nous fait connaître la nouvelle psycho-physiologie du travail des années vingt avec des gens comme E. Toulouze, Henri Piéron, J. M. Lahy et H. Laugier. Chacun a son propre champ d'intérêt, chez Toulouze, c'est la maladie mentale, problème d'origine héréditaire auquel il ne voit d'autre solution que l'application de méthodes eugéniques. Chez Piéron, successeur d'A. Binet, c'est la mesure de l'intelligence, sujet dont il apprécie la complexité, saisissable par le seule chiffre du quotient intellectuel cher aux américains. Chez Lahy, c'est l'étude des facteurs propres aux différents professions, les traminots et cheminots, dactylographes, etc. 

Quant à Laugier, c'est un don pour l'organisation des sciences et leur insertion dans la conscience publique qui le distingue plus particulièrement. Ayant fait sa médecine, mais n'ayant jamais pratiqué, il s'est rallié à un groupe d'intellectuels et de scientifiques formés dans les tranchées en 1917 et qui décide de se vouer à la réforme du système éducatif français. Il s'agit des « Compagnons de l'Université Nouvelle ». Laugier se fait connaître en lançant une campagne d'opinion publique qui aboutit à un grand meeting en 1922. Parmi les notables à prendre la parole: Emile Borel, Paul Painlevé, Edouard Herriot et Yvon Delbos. Après un passage au cabinet de Delbos, ministre de l'éducation nationale dans le gouvernement Painlevé, Laugier prend la direction d'une nouvelle « Union Rationaliste », dont le but est de défendre et de répandre dans le grand public, « l'esprit et les méthodes de la science ». Le travail scientifique de Laugier n'est cependant pas négligeable. Il est professeur de physiologie au Conservatoire des Arts et Métiers où il monte un laboratoire de psycho-physiologie du travail, d'abord à la gare Saint Lazard, puis à Viroflay. Il s'intéresse aux questions de bio-typologie et de bio-métrie humaine. Question: peut-on dire que le premier directeur du CNRS a appliqué à l'organisation des sciences, ces techniques d'analyse et ses talents d'intermédiaire avec le monde politique? 

Madame Jacqueline Eidelmann nous propose l'analyse sociologique du groupe des scientifiques qui ont conçu le Palais de la Découverte, lors de l'exposition de 1937. Cette création est prise comme emblème de l'existence d'une « science pure », et bien sûr, de la découverte. Elle représente la légitimation devant le grand public du rôle professionnel du chercheur et de tous les participants à l'une ou plusieurs des étapes menant à la découverte. Dans le groupe des fondateurs du Palais, il y avait un total de 121 personnes. La première étape est celle de la réunion des animateurs en 1934-35, une vingtaine de personnes autour de Jean Perrin. La seconde étape est celle où les auteurs du projet présentent leurs travaux au commissariat de l'exposition à l'hiver 1935. Ils sont désormais 34 à apporter des idées pour la représentation de chaque grande discipline scientifique. La troisième étape est l'ouverture du Palais lui-même en 1937. Les réalisateurs, au nombre de 96, ont façonné une lentille grâce à laquelle le grand public aura l'image que les scientifiques veulent donner de la recherche. La quatrième étape réunit enfin les signataires du rapport du commissaire général Labbé sur l'exposition, publié en 1940 et dont la rédaction coïncidait à peu prés avec la création du CNRS. Le nom de 61 scientifiques y est inscrit. De ce dénombrement, Madame Eidelmann dégage les attaches institutionnelles pour les comparer à la répartition des sections dans le Palais lui-même. Il en résulte que les sciences les mieux représentées sur le plan numérique sont la biologie, la chimie et la physique et que la physique se taille la place du lion à l'ouverture du Palais. La moitié des participants viennent de deux institutions: la faculté des sciences de Paris et le Collège de France, suivie par d'autres facultés, le Conservatoire des Arts et Métiers, le Muséum, etc. Mais je me demande si on ne nous offre pas dans ce travail, plus une analyse institutionnelle, qu'une enquête sociologique, ce qui n'est d'ailleurs pas moins intéressant? Je me demande s'il n'y avait pas un soupçon d'a priori historique, dans le projet de faire une sociologie de ces 121 personnages? Comme s'ils avaient déjà formé une communauté de chercheurs professionnels. L'analyse aurait-elle été différente si au lieu de partir de l'idée d'un échantillon de savants, on était parti de celle d'une simple réunion de personnalités? Dans la dernière moitié de sa communication, Jacqueline Eidelmann critique assez durement la philosophie positiviste ainsi qu'un certain chauvinisme de la physique française dont elle estime qu'elle a présidé à l'installation de l'exposition. Or, il ne me paraît guère étonnant que des considérations d'ordre muséologique aient pu finalement conduire à représenter la physique en train de se faire. Je ne vois pas pourquoi le physicien Jean Perrin aurait du se laisser guider dans ses réalisations, par de quelconques philosophes. La communication de Madame Doris Zallen expose la relation entre le CNRS et la fondation Rockefeller dans les années d'après guerre Voilà encore l'exemple de l'influence d'un personnage dans l'histoire de la recherche. Cette fois, il s'agit de Louis Rapkine, physiologiste, cytologiste et citoyen naturalisé français, qui fut redevable à la Fondation Rockefeller pour la bourse qui lui avait permis de faire sa carrière. Rapkine était devenu un homme de confiance de la Fondation, surtout dans ses années d'exil à New-York pendant la seconde guerre mondiale. C'est lui qui lui proposa de renforcer les sciences françaises en passant par l'intermédiaire du CNRS. Ces propositions furent bien accueillies des deux cotés de l'Atlantique. Du point de vue de la fondation, l'aspect remarquable est qu'elle ait confié à une autre organisation la gestion des fonds fournis. Certes, on était tombé d'accord sur un premier programme proposé par Rapkine, le plus utiles pour rattraper le retard dû à la guerre: achat de matériel de laboratoire et publications. Le second programme visait à l'organisation d'une série de 38 colloques dans les domaines de recherche les plus chauds. Cette idée était de Warren Weaver, le directeur de la Fondation. Or, l'importance de matériel de laboratoire va de soi, mais comment mesurer la valeur d'un colloque? Il est peut-être indiscret de poser une telle question alors que nous sommes en plein colloque, mais je voudrais demander à Madame Zallen si elle pourrait, pour un ou deux exemples -non pas les 38!- nous donner quelques indications sur ce qu'ils ont pu apporter à la recherche scientifique en France ou dans le monde?

Jean François Picard (CNRS CRH). La question du professeur Gillipsie sur l'emploi du singulier pour qualifier « une » politique de la science est effectivement centrale pour l'histoire des débuts du CNRS. Surtout si on prétend que la fin de cette marche révolutionnaire vers le CNRS, est justement la mise en forme d'une politique. Mais j'aurai d'abord tendance à répondre qu'il n'y a pas eu, en fait, de politique de la science dans le cas du CNRS. Je veux dire par là que l'organisme, qui résulte d'un lent processus d'accumulation de textes législatifs, n'a jamais eu comme l'Association Kaiser Wilhelm en Allemagne, une « Charte » fondatrice où les missions de la nouvelle institution auraient été décrites. En un mot, à l'inverse de la KWG, le CNRS n'a pas eu son Adolf Harnack. Aucune mission unique et globale ne lui a été confiée. 

Ce terme de « politique de la science » semble apparaître pour la première fois en France, en 1936, sur les lèvres de Jean Zay, le ministre de l'éducation du Front Populaire. Ce rapprochement de deux termes « politique » et « science » permet peut-être de définir ce concept nouveau, comme l'intervention d'un acteur qui n'est pas scientifique -en l'occurrence les pouvoirs publics, ou plus exactement l'administration- dans l'univers scientifique. Il est clair que lorsque l'administration intervient pour organiser la recherche, poussée comme on l'a dit par son poids financier croissant, elle y introduit une logique qui ne relève pas toujours de la raison scientifique. Lorsqu'il faut choisir entre la construction d'un laboratoire de chimie métallurgique ou l'accroissement des collections du Muséum, des éléments de choix, comme les services que l'on peut attendre du premier dans une période de mobilisation scientifique, interviennent évidemment. Comme l'écrit le conseiller Pierre De Calan dans son rapport de 1934 sur la recherche publique, l'aide de l'Etat doit répondre à un plan, à un but national. 

Cela étant, il est clair que le processus qui aboutit à la création du CNRS, englobe toutes les définitions de politiques de la science que nous propose Charles Gillispie. Le CNRS, on peut le prétendre, relève de politics, de policy et de politi. Le premier problème auquel il est confronté est interne et concerne la gestion de la recherche. Le second relève du choix d'une politique de la recherche: quelle type de recherche doit on faire et incidemment qui doit opérer les choix? Le troisième se rapporte à la place de l'organisme de recherche dans une société qui est aussi, politique, sociale, culturelle. Nous allons donc partir du plus particulier pour aller vers le plus général. 

Sur la gestion de la science, je ne reviendrai pas sur ce que disait le professeur Gillispie à propos de l'accumulation des organismes (caisses, fondations, etc.) et sur l'oeuvre de Jean Perrin qui débute par la Caisse Nationale des Sciences en 1930. Un point me paraît essentiel: je n'ai pas l'impression que pour Perrin l'idée d'une la « politique de la science » ait eu la moindre pertinence. Je crois même que cette notion devait lui être tout-à-fait étrangère, à lui le représentant symbolique de la science pure, de cette science platonicienne évoquée tout à l'heure, dont l'ingrédient principal reste la liberté de l'esprit. Il n'empêche. Perrin a mis en place différents dispositifs, mais on remarque qu'il les a accumulés plutôt que de les fusionner. En 1936, quand le plan qu'il a lancé six ans plus tôt arrive à son terme, on se retrouve dans une situation curieuse, paradoxalement plus complexe que quelques années auparavant, avec un service central au ministère de l'éducation nationale, une caisse nationale destinée à rémunérer les chercheurs et un conseil supérieur chargé de donner à la communauté scientifique, les moyens de répartir ces bourses. Cette « troïka » n'a rien à voir avec l'organisme unique auquel beaucoup pensent, ce qui est d'ailleurs reproché à Perrin par le Parlement, notamment le Sénat en 1936 et en 1937. Finalement je dirai sur ce chapitre de la gestion de la science, que l'organisme centralisé responsable de la recherche a finalement été imposé à Perrin. A tel point d'ailleurs, que c'est la rue de Grenelle, le ministère, qui est obligé de prévoir par un décret d'avril 1939, les modalités de rattachement des laboratoires créés en 36-37, soit à des établissements d'enseignement supérieur soit -en dernier recours?- à la caisse nationale. C'est cette décision administrative qui fonde le « CNRS agence » qu'évoquait Hubert Curien. C'est-à-dire un organisme qui dispose de ses laboratoires qu'il gérera en fonction de certains choix scientifiques. 

Sur le deuxième point, le choix de grands domaines stratégiques de recherche, il paraît clair que la genèse du CNRS est parallèle à l'apparition d'un nouveau type de science, qu'on n'appelle pas encore « lourde » -terme postérieur à la deuxième guerre mondiale- mais qui présente déjà certaines caractéristiques de ce que nous connaissons aujourd'hui. Il y a un précédent. L'électro-aimant de l'Académie des Sciences installé à Bellevue, mais ce n'est pas lui qui va avoir le rôle principal dans la marche vers le CNRS, c'est l'astrophysique. Curieusement, le modèle est déjà américain. L'astrophysique est un prolongement de l'astronomie qui requiert de très gros instruments, ceci pour faire de la spectroscopie stellaire. Le premier très gros télescope est construit au Mont Wilson aux Etats Unis pendant la première guerre mondiale. Ce qui nous intéresse ici c'est que le modèle du Mont Wilson est repris en France par de jeunes astronomes, notamment André Danjon, avec le soutien d'un général chercheur, Gustave Ferrié. Ils sont bientôt rejoints par des physiciens de l'Ecole Normale s'intéressant au monde stellaire, Henri Mineur, Daniel Challonge et Daniel Barbier. Ces gens sont proches politiquement de Perrin, et constituent le noyau d'un nouvel observatoire de Haute Provence et de l'Institut d'Astrophysique de Paris. Et ces deux réalisations sont à compter parmi les premières du CNRS. 

J'aborde enfin la place de l'organisme de recherche dans la perspective élargie d'une politique nationale de la science. Le CNRS, qui s'est donc constitué progressivement, a finalement abouti grâce au déclenchement de la deuxième guerre mondiale, pour la mobilisation scientifique de la nation. En effet, c'est à partir du constat effectué par les pouvoirs publics d'un retard de la recherche industrielle française qu'apparaît la volonté de redonner au pays les moyens de combattre ses adversaires. Le processus s'est enclenché quelques semaines après l'Anschluss. On évoquait tout à l'heure l'Office des Inventions de Bellevue lorsque Charles Gillispie parlait du Front Populaire et de sa politique dirigiste. Le Front populaire qui avait créé un certain nombre d'organismes d'Etat, décide en 1938, de transformer l'Office Breton qui n'avait pas donné satisfaction, en un Centre National de la Recherche Scientifique Appliquée (CNRSA) dont la direction est confiée au doyen de la faculté de Lyon, Henri Longchambon. Il y aurait toute une histoire à écrire sur ce sujet. Malgré sa fugacité (créé en avril 38, absorbé dans le CNRS en octobre 39, le CNRSA disparait institutionnellement dans la débâcle de juin 40), il a pu inscrire quelques belles réalisations à son palmarès, le Laboratoire de Synthèse Atomique où sont faites des expériences sur la réaction en chaîne, les travaux de Louis Néel pour la Marine, d'Yves Rocard sur la radio-navigation pour les avions, etc. Le CNRS a donc été aussi porté sur les fonts baptismaux par la recherche militaire, dans une perspective de mobilisation scientifique. Trait intéressant et j'en terminerai là dessus. ce sont les besoins de cette science mobilisée qui ont amené le responsable du CNRSA, Henri Longchambon, à imaginer un type d'organisation très moderne. C'est-à-dire que Longchambon, abandonnant le découpage de la science par disciplines comme au conseil supérieur ou à l'Académie des sciences, a décidé de regrouper des scientifiques d'origine diverse autour d'un problème à résoudre. Il déterminait un certain nombre d'objectifs: énergie, alimentation en temps de guerre, questions aéronautiques... et il mettait ensemble des physiciens, des chimistes, des biochimistes, etc., chargés de les atteindre. C'est l'introduction au CNRS d'un principe de recherches interdisciplinaires sur programme, vingt ans avant la DGRST. 

Certes, à partir de 1944-1945 le CNRS change sa déontologie. On assistera à une retour de ses priorités vers la recherche fondamentale. Mais on doit constater que ce type d'organisation en « recherches programmées » est introduit dans la communauté scientifique française, via le Comité National, l'instance créé par Joliot pour succéder au conseil supérieur de Perrin. Entre 1944 et la fin des années quarante, le Comité National, c'est-à-dire l'ensemble de la recherche fondamentale française, décide de manière interdisciplinaire la création de nouveaux labos. Physiciens, chimistes, biochimistes, pasteuriens, universitaires et chercheurs se réunissent en commissions et décident par exemple de l'installation d'un Institut de la Génétique à Gif sur Yvette. Autre exemple dans les sciences humaines, c'est une réunion de sociologues, d'historiens, de géographes, de juristes qui a permis la création du Centre d'Etudes Sociologiques.

Jean Jacques (Collège de France). Je voudrais rabaisser un peu le débat et présenter un point de vue sur l'origine du CNRS qui ne se confonde pas entièrement avec la naissance et le développement de la « big science ». Je pense en particulier que l'invention du CNRS, au départ, a été celle de gens de l'enseignement supérieur qui avaient surtout l'idée de trouver des crédits pour leurs stagiaires. Un aspect de l'institution a été celui d'« assistance », sans que les promoteurs aient peut être bien réfléchi jusqu'où cela pouvait mener. En particulier, à l'existence d'une hiérarchie parallèle et d'une certaine façon, concurrente entre le CNRS et l'enseignement supérieur. Je pense qu'au début, le CNRS a été géré en l'absence de tout rapport de perspective ou de conjoncture. Les rapports de conjoncture ne sont apparus très tardivement, dans les années 1960. Pendant très longtemps les commissions ont fonctionné pour distribuer des subventions et pour fournir des postes de thésards ou de post thésards. Mais, l'une des surprises du CNRS, c'est le développement d'une hiérarchie parallèle à l'enseignement supérieur. Combien de fois ne suis-je pas vu reprocher de n'avoir d'autre problème que de faire de la recherche sans avoir de charges d'enseignement. Je pense que cet aspect, historiquement, a joué beaucoup. Voyez à cet égard 1968 qui paraît, sous certains aspects, comme une révolte contre le père.

Jean-François Picard. Je pense que l'origine du CNRS est double. Dès ses débuts, il a la tâche d'être à la fois « agence d'objectifs » et caisse de soutien pour l'enseignement supérieur et on peut dire que dans une très large mesure c'est toujours le cas aujourd'hui. Jean Jacques oppose hiérarchie CNRS et hiérarchie universitaire. Il faut voir que lorsque Perrin crée la Caisse nationale des sciences en 1930, il crée une hiérarchie des chercheurs qui tout en étant démarquée de celle de université, la copie dans son organisation. Je crois qu'elle est divisée en trois grades (boursiers, maîtres et directeurs de recherches) correspondant aux titres de professeur, maître assistant et maître de travaux à la faculté. Il y avait dès le départ, volonté délibérée de mettre en place un dispositif destiné à prolonger l'enseignement supérieur. Certes la caisse pouvait soutenir des gens dépourvus de diplômes ou des étrangers, mais aussi il ne faudrait pas l'oublier -et dans les faits, surtout- des universitaires. Que progressivement, le CNRS ait abouti à la constitution d'une corporation spécifique, celle de chercheur, on ne saurait le nier. Mais j'ai personnellement l'impression que ce sont les syndicats qui ont eu là un rôle essentiel, notamment en empêchant que le corps des chercheurs et celui des enseignants ne finissent par fusionner. La suggestion en fut faite au Colloque de Caen en 1956. Le corps unique était la thèse de Jacques Monod et d'André Lichnérowicz. Mais fort du soutien de leurs mandants, les syndicats obtenaient finalement un statut pour les chercheurs en 1959.

Hélène Langevin (Institut de Physique Nucléaire d'Orsay). Mon sentiment est que le CNRS, et cela doit être approfondi, a été créé par une partie de l'enseignement supérieur, mais aussi contre lui. J'en veux pour preuve toutes les difficultés de son développement au moment de la Libération. Quant au problème de la mise en place d'une politique de la science, je me demande si finalement une idée aussi simple que « la primauté de la science pure » avec ses conséquences futures sur les développements d'application économique et autres, n'explique pas tout. Je pense que c'était ça l'idée de Jean Perrin. La politique de la science c'était la science pure et si c'est la science pure, c'est aussi la liberté des chercheurs. J'ai été très frappée en lisant l'ordonnance de 1945 qui réorganise le CNRS en intégrant tout ce qui avait été créé avant, par une petite phrase que l'on ne retrouve plus dans le décret de 1948 et qui dit: « Le Comité national -qui était nommé sur proposition du directeur- est formé d'acteurs, de gens actifs au niveau de la recherche, qu'il s'agisse de professeur, de chercheurs ou de techniciens ». Cela s'est perdu avec l'élection d'une bonne partie du Comité national.

Jean-François Picard. Effectivement, il est facile de constater à travers témoignages et archives que la mise en place du CNRS a engendré certaines réactions hostiles de la part de l'université. C'est vrai en 1938 lors de la fameuse histoire des médailles qui oppose certains universitaires à Perrin, ça l'est encore en 1945 lorsque votre père, Frédéric Joliot alors directeur du CNRS, se heurte à l'hostilité de certains grands universitaires, tel Marcel Prenant, un professeur de la Sorbonne très hostile au CNRS. Il semble bien que l'Université ait vu dans cet organisme, l'installation d'un concurrent avec le risque d'une hémorragie des cerveaux. Mais à l'inverse, on ne saurait négliger le fait que le CNRS a été « fait par » des universitaires - Jean Perrin par exemple - et « pour » des universitaires, confère la composition et le rôle de son Comité national. Quant à la définition que vous donnez d'une politique de la science identifiée à la liberté de la recherche fondamentale, pour simplifier elle revient simplement à nier l'existence même d'une telle politique, ce qui est un point de vue parfaitement recevable, mais ne répond pas à la question si on admet l'existence de celle-ci.

Fernand Gallais (Membre de l'Institut, ancien directeur de la chimie au CNRS). Non, le CNRS n'a pas été créé en opposition à l'université. Il a été créé en complémentarité, pour faire ce que l'université ne pouvait pas faire ou ne faisait pas suffisamment. Avant le CNRS, il n'y avait pas assez de chercheurs en France, en ce sens qu'on n'avait pas les moyens de les rémunérer en dehors de postes universitaires insuffisants. Il y avait également le besoin d'un personnel d'aide technique afin d'entretenir un très gros matériel qui n'était plus à l'échelle de l'université.

Pierre Papon. Je voudrais rappeler que le CNRS a été créé dans les années trente, c'est-à-dire dans des sociétés qui traversaient une crise profonde. Crise économique et sociale à la suite de la dépression économique de 1929, prémisses de la seconde guerre mondiale. Dans un certain nombre de pays, on débattait du rôle de la science et de la technologie pour répondre à cette crise. Vous avez remarqué Monsieur Gillispie qu'aux Etats Unis, ce débat sur la science n'était peut être pas aussi profond qu'en Europe, encore que le Président Roosevelt à l'époque du New Deal ait constitué plusieurs commissions pour réfléchir à l'avenir de la science en relation avec le rôle de la technologie dans la société américaine et qu'il a semé certaines graines qui ont permis à la recherche américaine de s'organiser comme on le sait pendant la deuxième guerre mondiale. Il faut rappeler également que 1939, c'est aussi la date de publication d'un livre de Barnal « The social function of Science » qui allait inspirer un certain nombre de réflexions.

Jean Jacques. Je voudrais poser une autre question. Est-ce que les historiens du CNRS se sont intéressés à l'histoire de la Fondation Rotschild qui a aussi joué un rôle dans l'histoire du CNRS?

Jean-François Picard. L'Institut de Biologie Physico-chimique créé en 1926, grâce au soutien du Baron Edmond de Rotschild, sur le modèle des fondations américaines, est effectivement une sorte de berceau du CNRS. Cette fondation a permis à un certain nombre de scientifiques français de réaliser un organisme de recherche pluridisciplinaire. L'idée de Jean Perrin qui était un ami du baron, mais aussi d'un autre scientifique dont le rôle dans la genèse du CNRS pour être moins connu est tout aussi important, je veux parler du physiologiste André Mayer, était de rassembler des compétences -celles de physiciens, de chimistes, de biologistes- pour améliorer la connaissance des processus de la vie, dans l'idée de soigner des maladies comme le cancer. Ainsi, outre l'interdisciplinarité, ce qui est important par rapport au futur CNRS, c'est que l'Institut a amené ses trois directeurs, Perrin, Mayer plus le chimiste Georges Urbain, à imaginer ce que pourrait être l'équivalent public de la fondation Rotschild. C'est notamment en ce lieu que semble s'être discuté l'idée qu'un dispositif de bourses pour chercheurs devait logiquement relever d'un service public. Une idée qui s'est concrétisée dans la caisse nationale de 1930.

William H. Schneider (Université d'Indiana). La question de Charles Gillispie était: est-ce que Henri Laugier -question important puisqu'il est le premier directeur du CNRS- était plus scientifique que politique, ou l'inverse? En fait, Laugier n'est pas le meilleur échantillon de la science française au cours des années vingt, puisqu'il n'était pas un homme des sciences exactes, mais des sciences de l'homme, la physiologie. Cependant, dès la fondation du CNRS, il s'intéresse à des recherches lourdes, il créé un labo avec l'aide de la compagnie des chemins de fer de l'Etat, pour faire de grandes enquêtes sur l'homme au travail. Etait-il scientifique? Oui, mais pas dans le sens d'un scientifique pur. Des quatre personnes sur lesquelles j'ai travaillé, il n'était pas le plus original. Il l'était moins que J. M. Lahy, par exemple. Cela dit, il n'était pas un politicien non plus, même s'il était plus politique que Lahy. Il avait été mêlé à la politique française des années vingt, mais ce n'était pas un idéologue. S'il pensait que la science comptait pour quelque chose dans le progrès de l'humanité, il n'avait pas à proprement parler de programme.

Jean-François Picard. Indépendamment du fait que Laugier, était bien introduit dans les milieux de gauche -radical, ancien chef de cabinet d'Yvon Delbos-est-ce que sa discipline, la physiologie du travail, a pu jouer dans le fait qu'il ait été appelé à la direction de la recherche en 1936?

William H. Schneider. En fait, il a été choisi par un ami, Jean Perrin. Mais il avait lui-même une réelle capacité pour choisir les gens, certains dons psychologiques disent ses proches.

Albert Ducros (Université de Paris VII). Est-ce que le fait qu'il ait été fondateur de la revue « Biotypologie » ne prouve pas que pour lui, la reconnaissance de catégories biologiques et intellectuelles permettait une organisation rationnelle du travail en mettant les gens dans les bonnes cases?

William H. Schneider. Bonne question. Oui, je crois qu'il pensait qu'on pouvait rationaliser l'emploi de l'homme. La Société de Biotypologie n'était pas exactement son idée -c'était celle de Toulouze- mais Laugier travaillait avec lui. Il a fait lui même beaucoup d'études sur cette question de la biotypologie, sur la nature fondamentale des hommes et il a certainement été motivé par le désir de mettre ces connaissances en action.

Pierre Radvanyi (Laboratoire national Saturne). Je voudrais souligner les différences entre le CNRS et la Kaiser Wilhelm Gesellschaft (KWG). Cette dernière a été crée en janvier 1911, 28 ans avant le CNRS qui le fut en Octobre 1939. La décision a été prise en 18 mois, alors que pour le CNRS il s'agit de 18 ans, au moins! De ce fait le projet de KWG est d'une pièce alors que le CNRS, on vient de le rappeler, c'est une mosaïque. Evidemment, il y avait en Allemagne une personne qui pouvait prendre la décision, l'Empereur Guillaume II. En France il y avait une succession de gouvernements et un parlement dont les débats pouvaient traîner en longueur. La création de la KWG a été annoncée solennellement, alors qu'en France en octobre 1939, la création du CNRS passait pratiquement inaperçue. Du côté allemand on met en avant la grandeur de l'Allemagne, du côté français on évoque un idéal universel, dans la bouche de Jean Perrin, le progrès scientifique conditionne le progrès social. Du côté allemand l'initiative vient d'un ou deux grands administrateurs prussiens, en particulier le ministre Schmidt-Ott, homme tout-à-fait remarquable, et de l'autre côté d'un cercle de jeunes scientifiques normaliens de gauche, de tradition laïque et dreyfusarde. On voit pour la création de la KWG, Adolf Harnack, professeur de théologie à Berlin, homme d'idées ouvertes, ayant le génie de l'organisation qui consulte les grands savants de son époque. De l'autre, Jean Perrin, physicien, prix Nobel, ayant une vision généreuse de l'avenir mais pas très doué en matière d'organisation, ce qui explique aussi le fourmillement d'organismes auquel il vient d'être fait allusion. Du côté allemand un mémoire est remis par Harnack à l'Empereur le 21 Novembre 1909. En France il a fallu à Jean Perrin et aux autres fondateurs du CNRS toute une série de discours, de rapports, de démarches et de pétitions. 

Pour répondre aux questions du professeur Gillispie, notamment à propos du modèle fourni aux Allemands par les équipes américaines -modèle dont vous dites qu'il n'existait pas à l'époque- il faut reconnaître qu'A. Harnack « y va fort » dans son préambule, quand il cite les organismes étrangers. Pour faire passer son projet, il souligne les grandes qualités -parfois magnifiée- des organisations étrangères, en particulier des grandes fondations américaines. Naturellement, le travail en équipe aux Etats-Unis est venu un peu plus tard. En ce qui concerne l'image d'un « Oxford allemand », il est vrai que l'Oxford anglais n'avait pas à l'époque beaucoup de laboratoires de recherches. Mais lorsqu'on va encore aujourd'hui dans l'un de ces instituts de Berlin-Dahlem, on constate que leur situation au milieu des grands arbres a permis aux savants de travailler, loin des contingences parfois difficiles de la réalité quotidienne. Otto Hahn et ses collaborateurs ont pu découvrir la fission (1939), isolés du contexte de la politique berlinoise, et cela pendant des années. 

La KWG était d'ailleurs une fondation indépendante de droit privé, c'est-à-dire bénéficiant d'un double financement, des industriels et des fonds publics. Aujourd'hui, bien que l'essentiel du budget de la Max Planck Gesellschaft (qui a succédée à la KWG après la seconde guerre mondiale) vienne des fonds publics, l'organisme est resté de droit privé. Autre différence, à la KWG, sur un thème choisi, on crée un institut, mais l'orientation vient du directeur. On prend une personnalité scientifique de renom et c'est elle qui va décider du cours des choses, alors qu'en France c'est plutôt le nom et le type de la chaire d'université qui vont donner la direction. Je ne parle pas des laboratoires propres du CNRS. 

En ce qui concerne les relations de la KWG avec l'université, je dirai qu'il y a eu une certaine mobilité, voulue par Harnack entre les instituts et l'université. Des professeurs venaient un temps à la KWG, puis retournaient ensuite à leur enseignement. Situation bien différente au CNRS, où vous le savez on a fini par aboutir à un statut de chercheurs permanents. 

Quant à la liaison recherche-industrie, elle n'est à l'évidence pas la même en France et en Allemagne. Citons simplement le nom des deux premiers instituts KWG créés en octobre 1912 avec le soutien des industries concernées, il s'agit de celui de chimie dirigé par Beckmann, avec à ses côtés Wilstatter et Hahn et de celui de Chimie Physique et d'Electrochimie dirigé par Fritz Haber.

Brigitte Schroeder-Gudehus (Cité des Sciences et de l'Industrie CRHS). La plupart de ceux qui ont travaillé sous la férule de Hahn pensent qu'il est allé en enfer. Mais s'il est allé au ciel, il doit avoir beaucoup de peine à vous voir attribuer à Schmidt-Ott la paternité de la KWG!

Pierre Radvanyi. Non, je dis simplement que c'est lui qui a suggéré le nom de Harnack à Von Valentini, le directeur de la maison civile de l'Empereur. Mais ensuite c'est évidemment Harnack qui a le rôle essentiel, notamment dans l'élaboration du projet.

Brigitte Schroeder-Gudehus. Deuxième remarque: ne croyez vous pas que la tension entre la KWG et les universités était quand même très forte? Pour preuve, l'extrême délicatesse avec laquelle on manie les nominations dans les instituts de l'Association, les préséances, les invitations, et cela jusqu'à la fin des années vingt.

Pierre Radvanyi. C'est juste, mais l'actuel président de la Max Planck faisait remarquer lors du jubilée de l'organisme combien il était paradoxal que l'annonce de la création de la KWG ait été effectuée à l'occasion du centième anniversaire de l'Université de Berlin (1811).

Philippe Albert (Dir. Recherche CNRS). Je crois que vous allez un peu vite en disant qu'en Allemagne les jeunes sont chercheurs non-permanents, alors qu'en France ils sont fonctionnaires. Avant de devenir fonctionnaire, il y a eu toute période dans certaines disciplines du CNRS -notamment en métallurgie et en chimie- où beaucoup de jeunes chercheurs, après leur thèse, partaient dans l'industrie.

Claude Fréjacques (Président du CNRS): Je suis d'accord avec cette observation. La différence entre la MPG et le CNRS est beaucoup moins frappante qu'on ne le dit généralement. Le Président de la Max Planck me disait qu'il avait en réalité 70% de chercheurs permanents et qu'il avait le plus grand mal à ne pas renouveler certains post-doc. A l'inverse, si on regarde dans les laboratoires du CNRS, le nombre de doctorats en cours et de stagiaires de longue durée, on obtient un effectif de 7000 personnes qui ne sont pas des permanents du CNRS. La différence est donc bien moindre qu'on ne le pense en général, mais il s'agit bien sur d'une situation qui n'est bien sur plus celle d'il y a un demi siècle.

Yves Roussel. Mon travail a porté sur les rapports entre les savants et les inventeurs dans les trente premières années du siècle. Le professeur Gillispie a bien vu que le gros problème que j'ai rencontré est de définir l'identité de l'inventeur par rapport à celle du chercheur. C. Gillipsie dit: « Vous avez l'air de suggérer que cette distinction est conventionnelle, pourtant si je vous pose la question, vous allez bien me répondre: je suis un chercheur ». C'est vrai puisque je participe à un colloque de recherche en 1989, mais si vous aviez posé la question à des personnes au début du siècle, je ne suis pas sûr qu'elles auraient répondu aussi facilement. En particulier, le terme « chercheur » est extrêmement rare au début du siècle: on le trouve dans des articles de journaux et, à titre exceptionnel, dans des textes de caractère administratif... Ma surprise a été grande quand je me suis penché sur les archives de Paul Painlevé, un éminent mathématicien et un grand homme politique, puisqu'il a été président du conseil pendant la première guerre et a devenir Président de la République française. Lorsqu'il était ministre de l'instruction publique (1916) et qu'il installe une direction des inventions intéressant la défense nationale, il ne lui est pas venu un seul instant l'idée d'organiser l'activité des « savants ». En revanche, il est clair qu'il pensait aux inventeurs. 

Au début du siècle les concepts étaient différents: on avait une case « savant » et une case « inventeur ». Le savant jugeait l'inventeur. On disait les savants sont là pour juger, mais qui invente, qui crée? C'est l'inventeur. J'ai eu une discussion assez récente avec le professeur Yves Rocard qui a toujours eu les positions provocatrices et un peu marginales que l'on sait dans la communauté scientifique. Il me disait : mais oui, ce sont les inventeurs qui créent, les gens qui vont à l'école pendant des années ne peuvent plus inventer, ils ont l'esprit totalement stérile. Opinion extrême, bien sûr, mais qui nous permet peut être de nous faire comprendre comment, à une époque, il y a eu tout un discours sur la valeur de l'invention dans la société. Donc il est important pour nous, hommes et femmes de 1989 pour qui l'inventeur est une figure un peu anachronique, voire ridicule -je me souviens de débats terribles avec Jean-François Picard qui évoquait le concours Lépine- de comprendre qu'au début du siècle, il pouvait y avoir là, un modèle de l'innovation technologique.

Question. Il y a un siècle, considérait-on Louis Pasteur comme un savant ou comme un inventeur?

Yves Roussel. C'est une question que je n'ai pas étudiée. Je connais mal le modèle pasteurien qui est par exemple à l'origine de la Caisse des recherches Scientifiques de 1902. Je pense que Pasteur était considéré comme un savant.

Jean Jacques. je m'excuse de ramener une fois encore le débat à son plus bas niveau, mais je voudrais attirer l'attention sur un problème intéressant du point de vue historique. La structuration du CNRS s'est aussi faite par rapport aux inventions, je pense en particulier au bureau des inventions que dirigeait Henri Volkringer, une pièce de 3,50 m2 de superficie quai Anatole France, qui ne représentait rien du tout et que tout le monde ignorait. Quand j'ai pris moi même un brevet, je ne savais pas que Volkringer existait. Donc pendant des années, les chercheurs du CNRS ont ignoré que des directives concernant l'invention pouvaient exister. Il y a eu un tournant à propos de la propriété industrielle au CNRS, qui s'est opéré assez tardivement. Mais on peut se poser des questions en ce qui concerne les arrières pensées organisatrices ...des organisateurs.

Yves Roussel. Je ne veux pas prendre parti sur ce que doit être la science aujourd'hui, mais il me paraît évident qu'il y a eu une sorte de stratégie contre l'invention dans le cours des années trente, de la part de gens que je n'ai pas encore identifiés, peut être Perrin. Il est peut être impossible de faire à la fois la politique des inventeurs et celle des chercheurs et il est possible aussi que le contre-coup de notre mode contemporain d'organisation -pour le chercheur- ce soit l'effacement de la figure de l'inventeur. La distinction n'est pas conventionnelle et recouvre deux modèles d'interprétation du réel distincts. Je dirai qu'une politique, scientifique, c'est une sorte de filet qu'on jette sur le réel. Il y a plusieurs type de filets, est-ce que le réel est toujours le même? Les bonnes politiques sont des filets qui laissent nager les poissons.

Richard Burian (Virginia Polytechnics). Ce débat apparaît un peu curieux pour un observateur étranger. Comme vous le savez, en anglais il n'y a qu'un terme pour désigner le savant ou le chercheur, c'est « scientist ». Ma question est quand apparaît ce terme de « chercheur » dans votre pays? Autre chose: ce que les inventeurs et les chercheurs font avec leur découverte est assez différent: l'inventeur prend un brevet, le chercheur publie un article. Ce sont des fonctions très différentes. L'inventeur ne publie rien avant le brevet, il veut tirer avantage de son invention.

Yves Roussel. Je ne sais pas exactement à quel moment se cristallise la notion de « chercheur ». Ce qui est certain, c'est que pendant la guerre de 1914 , les ministres et les parlementaires ne s'occupent pas des savants, ils s'occupaient des inventeurs. Et l'inventeur c'est d'abord l'électeur, c'est le type qui écrit à son parlementaire: j'ai une idée, je ne veux pas qu'elle se perde dans un bureau.

Jacqueline Eidelmann (CNRS-Université de Paris V). Ce qui m'a intéressée dans la création du Palais de la Découverte c'est la coïncidence entre l'émergence d'une fraction sociale et l'apparition d'un type de culture, en l'occurrence scientifique. Je me suis vite rendu compte qu'évidemment, c'étaient les mêmes personnes qui avaient construit le Palais de la Découverte et le CNRS. Mon hypothèse principale, c'est que la constitution de la professionnalisation de la recherche s'effectue en coïncidence avec la constitution d'un type de culture scientifique dont le Palais de la Découverte donne une bonne représentation. Cela veut dire que je considérais le Palais -instance muséale- comme une sorte de mode de transposition « didactique » de cette double coïncidence. D'une certaine manière, les 121 personnages qui oeuvrent à la création du Palais donnent la limite, moins la science en train de se faire, que la professionnalisation de la recherche.: Le second point est que sa section de physique s'organise sous l'égide de Perrin. Si on reprend les procès-verbaux des premières réunions qui nous expliquent les motifs de création du Palais il est tout-à-fait saisissant de voir que les scientifiques, Perrin, Langevin, Blaringheim, des sociologues comme Célestin Bouglé, donner pour objectif au musée de servir d'abord aux scientifiques, ensuite à la science, en troisième et dernier lieu au public. Ce qui m'entraînait à dire qu'il fallait relativiser tout le discours: vulgarisation du savoir, partage du savoir, « politique culturelle de gauche » et que s'il y avait quelque chose à creuser du coté de la création du Palais de la Découverte, c'étaient d'autres motifs à sa création. 

Sur la science en train de se faire, en regardant le contenu du Palais, on trouve en particulier certains labos de physique de la région parisienne. C'est une physique de type expérimentaliste. Pourquoi Perrin et Langevin, qui avaient oeuvré à la diffusion de la relativité en France, qui s'étaient mobilisés autour des questions de la mécanique quantique, ont-ils choisi une telle option? Je crois que Perrin a retenu l'idée que l'expérience jouait le rôle d'un paradigme structurant pour la communauté scientifique. 

Quant au parallèle Palais-professionnalisation de la recherche, de mon point de vue, ce n'est pas un hasard si en 1937, on trouve dans une brochure du Palais un éventail de gens moins haut placés dans la hiérarchie universitaire que ceux que l'on rencontre aux débuts de l'opération. Ce sont des militants de la professionnalisation de la recherche qui se sont mobilisés.

Pierre Lehmann (Directeur de l'IN2P3). Il est effectivement frappant de constater que l'enseignement de la relativité et de la mécanique quantique n'existait pratiquement pas à la Sorbonne au lendemain de la seconde guerre mondiale. Est ce qu'à la création du Palais de la découverte, la relativité et la mécanique quantique étaient vulgarisées?

Jacqueline Eidelmann: Il y avait une expérience assez connue montée par Francis Perrin dans la salle de mécanique au rez-de-chaussée. Elle consistait en un plateau tournant qui était censé matérialiser la relativité générale mais, curieusement, il n'y avait pratiquement pas de référence à Albert Einstein. Il y avait quelques calculs sur la relativité restreinte en section de mathématiques et quelques renvois en astronomie. Le mot quanta n'est pas prononcé.

Dominique Pestre (CNRS CRH). En France, entre les deux guerres, on ne disait pas mécanique quantique. Les mots ont de l'importance. On essayait d'imposer « mécanique ondulatoire », c'est-à-dire de faire référence à Louis de Broglie et non à Niels Bohr.

Jacqueline Eidelmann. Il y avait au Palais un petit montage sur les expériences de de Broglie réalisé par Priat. Le point étonnant, c'est que Maurice de Broglie est très impliqué dans la création du Palais et Louis, son frère, pratiquement pas. Dans la mesure où je disais qu'on donnait à voir une version de la découverte avec primauté de l'expérience tous les gens qui essayaient de construire en France une physique théorique étaient en porte à faux et très peu mobilisés.

Yves Roussel. La primauté donnée à l'expérience sur la théorie renvoie à un modèle culturel de la science. L'expérience, c'est le modèle tayloriste prôné par le chimiste Henri Le Chatelier. On fait une expérience, on modifie les paramètres et on trouve des lois. Le second modèle relève d'une tradition des expériences de « cours » que connaissent tous les agrégatifs. La valeur de l'expérience, c'est sa vertu pédagogique.

Jacqueline Eidelmann. Le modèle Le Chatelier nous renvoie à un débat Le Chatelier-Perrin sur une conception différente de la physique, mais aussi de la recherche. Avant la création de l'Office Breton (1922), Le Chatelier avait proposé à l'Académie des Sciences un projet d'organisation de la science sur le modèle taylorien. Lorsque j'ai essayé de voir comment la professionnalisation de la recherche s'était opérée, j'ai relevé trois modèles: celui de Le Chatelier, de type taylorien avec un lien fort recherches-applications, le modèle Breton avec une épistémologie de l'invention et le « plan Mayer-Perrin » installé lui au niveau de la recherche pure. Pour l'exposition de 1937, les trois modèles se sont proposés. Des disciples de Le Chatelier ont tenté de montrer un laboratoire de recherche appliquée avec en exergue « mesurer les savoirs ». Jules Breton et son fils ont voulu réaliser un « palais des records de la science et de l'industrie » et c'est Perrin qui a proposé le Palais de la Découverte. Ces trois projets sont présentés devant la Commission de Synthèse et de Coopération Intellectuelle qui est d'abord présidée par de Jouvenel, puis par Paul Valery, et le seul projet retenu est celui du Palais de la Découverte notamment parce qu'il repose sur une idée de la recherche pure.

Doris Zallen (Virginia polytechnics). To answer the question of professor Charles Gillispie about the influence of the Rockefeller supported conferences in the post war CNRS, I will say there is one thing we cannot do in the history of sciences -a thing we usually do in other sciences- which is experimentation. It is not possible to know what would have happened without the Rockefeller supported conferences. However I have the feeling some of them helped to prime a stream around some new scientific fields. Over a period of ten years, fifty five different conferences covering a range from pure mathematics to applied biology took place in France. 

A very good exemple is one colloquium which took place in 1948: « Unités biologiques douées de continuité génétique ». This conference probably could not have not take place anywhere else but in France. It brought together a group of french researchers interested in studying citoplasmic genetics (Ephrussi, Lwoff). In the rest of the scientific world, specially in the US, it was felt that all the genetic information was contained inside the nucleus of cells. So we can say the conference in Paris, helped to led the searchers -french and outside France- in another direction.

Anne-Marie Moulin (CNRS, RESHEIS). La Fondation Rockefeller était-elle préoccupée des conséquences politiques possibles de l'intérêt pour cette génétique non chromosomique?

Doris Zallen. I was not aware of that looking on the documents I studied. I don't think the Rockefeller had a particular concern about that in 1945.

Dominique Pestre. On pense bien sûr aux conséquences de l'affaire Lyssenko qui devait pousser - comme nous l'apprend Richard Burian dans un papier qui sera discuté demain - Ephrussi à aller aux Etats-Unis, se porter garant du CNRS devant la Rockefeller...

Richard Burian. By 1950, the situation in the US was also different. This was the time of Mac Carthy. It is clear that the concern of Warren Weaver and the other officers of the Rockefeller foundation was to protect against any ideologically lyssenkoïst based science. But Ephrussi, for the best of my understanding, was able to persuade them that it was possible to disassociate research on cytoplasmic inheritance from the lyssenkoism and that the spectrum of political opinions among french searchers was sufficiently diverse to avoid any risk to associate lyssenkoisme and research on extra cytoplasmic inheritance.

Charles Gillispie. Pour conclure cette matinée, je voudrais dire d'abord que pour moi, « homme du dix-huitième siècle », il est rassurant de constater que les événements de notre propre époque peuvent se préter à une discussion historique aussi passionnante. Mais il est vrai que notre propre siècle n'est pas loin de toucher à sa fin et ceci explique peut être cela. Il y a une remarque que je veux faire à propos de l'histoire des sciences françaises. Elle m'est suggérée par l'intervention de Madame Eidelmann. Elle a parlé de la tradition plutôt expérimentale de la physique française, en suggerant qu'elle avait pu pâtir d'une certaine pauvreté du coté théorique. J'ignore si cette remarque est fondée pour le XXème siècle, mais je constate un large accord de notre assemblée à ce sujet. C'est un phénomène très curieux, car si nous remontons dans l'histoire, ce que nous appelons la physique théorique (physique mathématique) a été inventée par les français. C'est la génération de Fourier, d'Ampère, de Laplace entre 1800 et 1830 qui a fait la physique théorique mathématique que nous connaissons. Ensuite, la physique expérimentale l'a emporté sur la théorie, à partir du milieu du XIXème siècle. Pourquoi? C'est la question que je poserai à mes amis français.

Pour voir la suite : Une politique de la science
 

Pour retourner :  Cahiers pour l'histoire du CNRS
 

©cnrs