Les missions du CNRS
A la fin de la guerre, face au modèle allemand très
impressionnant,
puis américain, il semblait que la recherche en France n'existait pas.
Il y avait un certain nombre d'enseignants qui faisaient du bon travail
dans un petit nombre d'universités et dans un certain nombre d'écoles
d'ingénieurs, l'Ecole des Mines, X, etc. Mais c'était relativement
rare. Il n'y avait pas d'effort dans le domaine scientifique. D'où
l'intérêt de la Caisse des Sciences qui soutenait certaines personnes
qui avaient du talent. Si vous reprenez leur liste, vous retrouvez tous
ceux qui sont à l'origine des grandes créations du CNRS jusqu'en
1960-65 pour la bonne raison qu'il n'y en avait pas d'autres. Mais il y
avait certaines ambiguités. Le CNRS devait à la fois soutenir la
recherche fondamentale et la recherche appliquée, puis ça s'est
rapidement clivé car il est apparu qu'il était difficile de faire les
deux à la fois. Il s'est quand même essentiellement concentré sur la
recherche fondamentale. D'ailleurs, c'étaient les universitaires qui
menaient l'affaire. Il n'y avait pas de chercheurs purement CNRS ou
très peu. Ils ont conduit le Centre comme ils conduisaient
l'Université, avec des objectifs assez différents, mais dans un esprit
de recherche fondamentale beaucoup plus que d'applications. La création
d'organismes d'applications dans tous les secteurs correspond à une
sorte de répartition des tâches. Après la guerre quand le CNRS commence
à se développer, en physique, il y a eu le CEA, un morceau énorme. Ce
n'est que récemment qu'il s'est ouvert un peu plus à la recherche
appliquée, sans faire marche arrière d'ailleurs puisqu'il fait toujours
de la recherche fondamentale.
Le CNRS et l'université
Ce n'était plus un CNRS à vocation de développement et
cela, du fait de la créations d'un certain nombre d'organismes
spécialisés (INH, Orstom, CEA, etc.). Une chose m'a personnellement
frappé, peut-être pas au moment où ça s'est fait, mais quelques années
plus tard en ce qui concerne les sciences de la vie. L'Université à la
fin des années trente était en crise profonde. En fait, il n'y avait
pas que l'Université, c'était aussi le cas des sciences biologiques. Il
y avait une mutation phénoménale en cours depuis l'introduction de la
biochimie - qui s'appelait encore à l'époque la chimie biologique - une
voie de recherche nouvelle suivie par un petit nombre de personnes.
C'était le début d'une mutation qui a concerné l'ensemble des sciences
de la vie, mais qui n'était pas encore perçue par l'Université. Il n'y
avait pas de chaire en chimie-biologique ou en physique-biologique,
tout au plus considérées comme des disciplines médicales annexes. Il y
avait des laboratoires d'analyse dans les facultés de médecine où un
certain nombre de gens étaient capables de faire un peu de chimie et
c'est là que ces disciplines se sont développées au début. Dans les
facultés des sciences, il n'y avait quasiment rien. La physiologie, une
très belle discipline, commençait à peine à passer du stade de la
physiologie expérimentale à celui de la physiologie biochimique. La
notion d'enzyme ne datait pas de bien longtemps et on découvrait les
hormones. A la fin des années trente, au moment de la création du CNRS,
tout cela était encore à l'état d'ébauche. La génétique? N'en parlons
pas, il y avait deux grandes écoles de génétique aux Etats-Unis avec T.H. Morgan
et ses collaborateurs qui travaillaient sur la drosophile et une autre
sur les maïs. En France, à ma connaissance, il n'y avait que deux
généticiens, Georges Teissier et Philippe L'Héritier.
Dans le domaine végétal, les instituts agronomiques faisaient
l'essentiel de la recherche. A l'universités, des botanistes faisaient
des choses intéressantes, mais d'une autre époque.
Comment expliquer ce conservatisme universitaire ?
Les causes sont anciennes. Un certain nombre de
personnes avaient utilisé des techniques relativement simples pendant
de très nombreuses années et elles éprouvaient une certaine répugnance
- pour ne pas dire une peur certaine - à affronter des techniques
nouvelles. Quand il s'agit d'envoyer un jeune ou un moins jeune
apprendre des techniques plus performantes, il y a toujours une
certaine résistance. On sent qu'on pourra peut-être l'apprendre, mais
qu'on ne la maîtrisera pas forcément. De plus, il y avait à non
seulement un changement des techniques, mais aussi une évolution des
concepts. Donc à quelques exceptions près, l'université était très
en retard. Parmi les exceptions, Teissier était de très
loin le plus en avance de
tous par ses conceptions sur la génétique mathématique. Il était
mathématicien de formation et c'est en tant que mathématicien qu'il
s'est mis à faire de la génétique, tout en étant naturaliste par goût.
C'était un homme très complexe, mais passionnant. Strasbourg représente
aussi un cas particulier que j'ai bien connu personnellement puisque
j'y ai été pendant dix ans. Il y a une histoire particulière de la
science à Strasbourg, liée à l'histoire politique de l'Alsace. En deux
mots, lorsque les allemands ont annexés l'Alsace en 1870, ils ont
souhaité créer à Strasbourg une Université qui soit la vitrine de
la science allemande et en 1918, la France a voulu faire la même chose.
C'est une des raisons pour lesquelles il y a eu de grandes écoles
scientifiques à Strasbourg. Il y a eu un appel de scientifiques d'un
peu partout, mais surtout de Nancy. Il faut dire qu'un homme a eu une
influence considérable sur la science biologique en France, Pol Bouin, un professeur de Nancy qui a créé l'endocrinologie.
Retard dans les sciences de la vie
A la suite de l'acquisition du domaine de Gif à la Libération, l'une
des premières décisions de Teissier devenu directeur du CNRS, a été de
créer des laboratoires de génétique sur l'intervention
d'Ephrussi. Trois laboratoires ont été créés, l'un de génétique
physiologique dirigé par Boris Ephrussi, un autre de génétique formelle
dirigé par Philippe Lhéritier, et le troisième, de génétique des
populations, devenu de génétique évolutive, dirigé par Georges Teissier
lui-même. A l'origine chacun de ces labos ne comportait que deux ou
trois personnes. Mais il y a eu quelques rivalités entre les
chercheurs. Il faut dire aussi qu'Ephrussi disposait déjà de tous les
moyens nécessaires rue Pierre Curie. Il n'avait pas besoin réellement
d'un nouveau laboratoire, ce qui n'était pas le cas de L'Héritier qui
était très content. Pour Teissier, c'était la même chose, bien qu'il
ait été moins présent à la paillasse. Il ne disposait quasiment de
rien, que ce soit à l'Ecole normale ou à la Sorbonne. Ils se sont
installés là petit à petit et Gif s'est développé au fil des années.
Reste qu'il y avait cette volonté du CNRS de jouer un rôle pilote en
matière de génétique.
Des chercheurs engagés
Teissier et Ephrussi étaient communistes. Teissier était mon
patron et donc j'ai probablement été un de ceux qui l'ont le mieux
connu, bien qu'il ait été un homme difficile à connaître. Mais il ne
m'a jamais parlé de politique. C'était un homme assez secret, très
complexe et très intéressant. Un normalien, universitaire,
mathématicien devenu zoologiste. Selon moi, c'est un des meilleurs
scientifiques de l'époque et son œuvre reste de pleine actualité. Elle
est très méconnue parce qu'il a toujours écrit en français, jamais en
anglais et on commence juste à le redécouvrir aux Etats-Unis. Teissier
avait à titre personnel un certain nombre de relations avec d'autres
brillants scientifiques, dont certains étaient communistes ou
communisants, comme J. B. Haldane en Angleterre, un savant extraordinaire qui était en dehors de toutes les normes ou comme H. J. Muller.
Mais c'était pour des raisons scientifiques, absolument pas politiques. La position politique de Teissier était liée à une
certaine conception philosophique de la science, ce qu'il a très bien
expliqué et résumé lui-même dans certains numéros de 'La Pensée' dans
les années 1950. Mais il était considéré à l'époque - je ne dis pas
qu'il l'était - comme un membre important du Parti communiste. Mais
vous savez que le CNRS a connu une 'chasse aux sorcières' qui a touché
Teissier comme Joliot l'avait été au CEA.
La station océanographique de Roscoff
Lorsque j'étais un jeune débutant, isolé dans mon
laboratoire maritime de Roscoff, nous avons reçu du matériel, en
particulier une des premières centrifugeuses automatiques, grâce à la
fondation Rockefeller. Il y a eu des dons importants pour l'équipement
d'un certain nombre de laboratoires en France. L'histoire de la station
de Roscoff est d'ailleurs liée à Teissier. Avant la guerre, tout en
étant chef de travaux à la Faculté des Science de Paris, il avait été
nommé sous-Directeur du laboratoire de Roscoff qui dépendait du
laboratoire de zoologie de la Faculté des sciences. Il est resté assez
longtemps là-bas. Il y était très heureux, il était très intéressé par
tout ce qu'on pouvait faire en bordure de mer, cette zone tout à fait
exceptionnelle. Quand je suis arrivé dans ce labo sitôt après la fin de
la guerre, j'ai découvert à mon tour les charmes et l'intérêt des
recherches dans ce beau pays. Naturellement, ça avait créé un certain
lien entre nous. Teissier souhaitait permettre le développement des
recherches de biologie marine. A l'époque il n'y avait pas de grands
développements dans ce domaine sur la côte, aujourd'hui il y a un
laboratoire tous les deux cents kilomètres ! Teissier a eu une vision
assez grandiose du développement de l'océanographie en France et il a
souhaité que le CNRS contribue à créer un laboratoire de biologie
marine et d'océanographie, ce que les moyens universitaires ne
permettaient pas. L'océanographie était entre les mains du Service
hydrographique de la Marine. Il a donc pris la décision de construire
un laboratoire spécialisé et c'est comme cela que j'y ai été recruté
avant même qu'il n'existe.
La station marine de Roscoff circa 1980 (DR)
Embryologie et génétique
Ce qui a fait la gloire de Roscoff, c'est l'oursin sur lequel j'ai travaillé avec Piotr Slonimski. L'oursin a cette particularité de pondre des œufs en grandes quantités et ceux-ci étant à peu près transparents représentent un bon matériau expérimental. L'oeuf d'oursin a donc servi pour le développement des recherches en embryologie pour de nombreuses équipes américaines, françaises et suédoises. Quand l'embryologie est passée du stade expérimental au stade biochimique, il était moins essentiel d'avoir des organismes en grands nombres puisqu'on pouvait désormais travailler sur des micro-quantités. Toute la biologie moléculaire et la nouvelle biologie ont été basées sur l'utilisation des bactéries et des virus. Mais il y a encore à Roscoff des gens qui travaillent sur l'œuf d'oursin qui reste un matériel expérimental important, bien qu'on ne puisse dire qu'il ait beaucoup servi au développement de la génétique. C'est l'inverse de la mouche avant-guerre avec Morgan, même si ce n'est plus le cas aujourd'hui. Mais actuellement, elle redevient très intéressante car on commence à essayer de comprendre par les méthodes de la biologie moléculaire comment se développe un organisme pluricellulaire, ce que ne sont ni les bactéries, ni les virus. Reste qeu le fondement de la biologie moléculaire, ses techniques ont été mises au point par l'utilisation des levures, des bactéries et des virus. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle cette science s'est développée en dehors de l'université. L'université n'étudiait ni les virus, ni les bactéries, ni les levures, ce n'était pas un matériel traditionnel. Il y avait le rat, la souris, la mouche éventuellement, et l'homme à la faculté de médecine. Les médecins s'intéressaient davantage aux bactéries et aux virus, mais pas au point de faire un effort en biologie moléculaire.
La physiologie, la microbiologie
Mais revenons au rôle du CNRS dans le domaine des sciences de la
vie d'une manière plus générale. En dehors de la génétique qui
était donc liée à deux ou trois personnalités, le Centre a eu le même
type d'action, par exemple dans le domaine de la physiologie nerveuse
et par voie de conséquence dans ce qu'on appelle actuellement la
neurobiologie. Il existait un homme puissant, actif, intelligent,
Alfred Fessard.
Or à l'époque, c'était ça le problème du CNRS, trouver des hommes
astucieux, qui n'ont pas les moyens de fonctionner ailleurs et à partir
desquels on va pouvoir construire. Il fallait les chercher car ils
n'étaient pas nombreux. Il y a donc eu Fessard sur la descendance
duquel on travaille encore aujourd'hui. Une grande partie des
laboratoires actuels de neurophysiologie qui est devenue un secteur clé
provient de l'activité du CNRS.
La microbiologie est une discipline qui a donné naissance à la
biochimie et à la biologie moléculaire. Etant donné que la
microbiologie, par tradition, c'est l'Institut Pasteur, le CNRS a
laissé ce dernier maître de sa destinée. L'histoire interne de
l'Institut Pasteur était très compliquée et l'introduction de la
biologie moléculaire par André Lwoff et Jacques Monod
fut un peu un combat contre les disciplines naturalistes. Le CNRS est
intervenu, mais plus tard et on ne peut pas dire qu'il ait eu une
action princeps en matière de microbiologie. Il est intervenu à partir
du moment où le nombre de chercheurs a commencé à croître et où
beaucoup ont été recrutés par le Centre pour être placés dans les
laboratoires de Pasteur. Autrement dit cette discipline est née à
Pasteur et s'est ensuite développée dans les laboratoires de l'Institut
avec un appui massif du CNRS, puis de l'INSERM. Il y avait bien sûr
quelques spécialistes de microbiologie médicale, mais il s'agit d'une
autre profession. Il y avait quelques personnes qui s'étaient
intéressées à la microbiologie des sols cultivés à l'INRA. Mais les
microbes, cela n'intéressait pas l'université. Ce n'est que depuis très
peu de temps que les microbes y sont arrivés et encore plutôt comme
instruments d'analyse. Il y a aussi les problèmes de relations entre
scientifiques. Il est évident que les liens que Monod a noués avec les
scientifiques américains, ou qu'Ephrussi a noués avec quelques autres
ont eu une influence importante dans ce domaine. Les relations
franco-américaines ont joué un rôle capital dans les dix ou quinze
années d'après-guerre et elles continuent aujourd'hui.
L'affaire Lyssenko
Personnellement j'ai très mal vécu cette affaire. Quoique les
expériences de Mitchourine aient toujours été considérées
comme extrèmement intéressantes, l'exploitation qu'en a fait Lyssenko,
ça a été toute autre chose. Ce fut une période affreuse qui a changé
les relations entre les personnes. Par exemple j'avais deux grands
maîtres qui tous les deux étaient communistes: Georges Teissier et
Marcel Prenant. Prenant est un homme pour lequel j'ai une profonde
admiration, quelqu'un d'une grande sincérité, qui a essayé sincèrement
de mettre en harmonie ses convictions politiques et les démonstrations
lyssenkistes. Il a fait les déplacements nécessaires, il a fait une
enquête, il ne s'est pas contenté de prendre une position
intellectuelle. Pour Teissier, c'était très différent. Instinctivement
et scientifiquement, il disait, ce n'est pas possible, mais que
faire ? Je le ressentais comme très très prudent, d'autant plus que ses
deux ou trois collègues généticiens éminents avaient pris une position
franchement hostile.
Pour nous, les jeunes chercheurs, il y avait deux attitudes possibles :
ou on était communiste ou très sympathisants ou on ne l'était pas. Si
on ne l'était pas, la position était simple: "c'est incompréhensible,
on ne peut pas suivre". Pour ceux qui l'étaient et qui avaient ce
dilemme à résoudre, certains s'en sont sortis petit à petit avec le
temps, d'autres n'ont pu le faire. Un de mes jeunes camarades s'est
suicidé. Ce n'était probablement pas l'unique élément déterminant de
son suicide, mais elle a certainemement contribué. C'était un ancien
élève d'Ephrussi. Ca a été une très sale période, c'était surtout la
première fois où je voyais intervenir la politique dans la science même
et non pas dans l'organisation scientifique. Inconcevable. Depuis je me
suis aperçu qu'il y avait de nombreux autres exemples, certes moins
dramatiques... Reste qu'en France, l'affaire n'a pas eu beaucoup
d'effets, d'abord parce que la
population était petite et parce que ceux qui étaient directements
intéressés, comme Teissier et quelques autres, ont continué à
développer la génétique mendélienne. Marcel Prenant a certes beaucoup
souffert, mais il n'était pas généticien. Voyez un numéro de la
revue 'Europe' consacré au lyssenkisme, dans lequel il y a une série
d'articles extraordinaires. Il y en a un remarquable de Jacques Monod
et à côté un autre tout à fait intéressant d'Aragon. En revanche, l'affaire a eu une influence catastrophique sur le
développement de la biologie en Union Soviétique où toute une
génération a été massacrée au moment où cette discipline se
transformait. J'ai constaté, en visitant un
certain nombre d'instituts autour de Moscou qu'il y avait une très
importante génération de gens de trente-cinq ans, mais que la
génération de cinquante ans qui aurait dû être la génération
initiatrice de la transformation de la pensée manquait totalement. Ls
chinois qui sont allés se former en Union Soviétique jusqu'en 1960 se
trouvent exactement dans la même situation.
Le CNRS et l''océanographie
Le premier acte a été la création de ce nouveau
laboratoire à Roscoff. Ensuite s'est produite l'éruption Cousteau d'abord l'association de J.-Y. Cousteau avec Pierre Drach. Ce dernier s'est
passionné par les premiers essais d'applications et d'utilisation
du scaphandre autonome pour l'examen des peuplements sous-marins. Ils
ont donc fait des essais ensemble. Puis Cousteau a obtenu La Calypso.
C'était un ancien bateau de guerre, un dragueur de mines anglais qui
avait servi en Méditerranée, basé à La Valette (Malte) dans les surplus. Je crois que c'est grâce à Guinness ("is good
for you") que Cousteau a pu l'acquérir moyennant un franc symbolique.
Mais il fallait l'armer. Il a commencé par le faire naviguer
un peu en Méditerranée, puis vers la fin en 1951, il était décidé à
faire sa première croisière sérieuse en Mer Rouge. Il a cherché un
certain nombre de volontaires scientifiques pour faire de la figuration
car il voulait tourner un film parmi les requins. Dans sa première
équipe il y avait Haroun Tazieff par exemple et je m'y trouvais également. Ca
a été une équipée assez extraordinaire. Mais à partir de là, 'La
Calypso' est apparue comme un navire susceptible de soutenir un certain
nombre de travaux d'intérêt océanographique, essentiellement biologique,
mais aussi un peu géologique quoique il n'ait pas été bien équipé pour
cela, en particulier il n'était pas possible de draguer ni de chaluter. Ce n'était pas un bâteau de pêche, mais il permettait
néanmoins de transporter une équipe sur un récif ou sur une côte un peu
éloignée, ce qui s'est passé. C'est à ce moment là que le
CNRS, à l'initiative de Drach essentiellement et de quelques autres,
comme Lacombe ici et Fage professeur au Muséum, a décidé de financer un
certain nombre de campagnes à la mer. On a envoyé une équipe
scientifique à bord de 'La Calypso' qui, commandée par Cousteau, a été
pendant un certain temps le seul navire de recherche disponible en
dehors de celui de l'Institut des Pêches. Traditionnellement
l'océanographie en France était conduite par les Pêches, comme dans
tous les pays du monde. Le navire de l'Institut des Pêches qui datait
d'avant la guerre est tombé en désuétude dans les années 1950 et on l'a
remplacé par un autre, le 'Thalassa', un excellent navire qui navigue
toujours. Puis le CNRS a créé un Comité spécial qui a été pris en
compte par la DGRST, le COMEXO, d'où est sorti plus tard le CNEXO. A partir de 1967 on a commencé à construire la flotte océanographique
française qui est très importante avec le 'Jean Charcot'
d'abord, puis le 'Suroît', etc. Ce sont de grosses unités qui coûtent
horriblement cher à exploiter et sont gérées par le CNEXO.
Dans la même période où il utilisait 'La Calypso', le CNRS a
également fait le nécessaire pour construire 'l'Archimède',
le premier
submersible de grande profondeur, un peu à l'image de l'appareil de
Piccard et Cousyns. Ce sont les biologistes qui ont été les premiers à
utiliser
ces appareils parce qu'il y avait une très grande curiosité de voir les
animaux sous marins dans leur milieu. Mais la Marine nationale qui a
mis aussi quelques billes dans l'affaire avait d'autres soucis
que de regarder les animaux. En fait, l'essentiel des moyens flottants
ou
submersibles n'ont jamais été construits pour le plaisir des
zoologistes, mais ils ont su en profiter. Théodore Monod avait fait un
essai au large du Maroc à faible profondeur, il a raconté ça dans un
livre très
rigolo. C'est Jean-Marie Pérès qui a fait sa première plongée en batyscaphe au large du Japon.
Les scientifiques à la médiatisation
Il faut faire abstraction de toutes
les interprétations scientifiques de Cousteau, qui sont autre chose. Mais tout ce qui a été fait grâce à 'La Calypso' a été
utile et le reste aujourd'hui. C'était
un peu folklorique et comme toujours, les
scientifiques n'aiment pas ça. Pas plus pour pour Tazieff d'ailleurs et
il y a eu des réactions d'agacement. Mais Cousteau a eu un
rôle beaucoup plus important que ça, notamment vis-à-vis de
l'opinion publique et l'entreprise a fortement aidé les
scientifiques grâce aux moyens obtenus pour développer une action
océanographique d'envergure. Le CNRS a découvert la nécessité de vulgariser la recherche. L'institution avait d'abord
vocation d'apporter des résultats de recherche et ça ne se fait pas en
24 heures en général. Mais après une expérience parfois assez longue de
la recherche, on peut s'en détacher suffisamment pour commencer à
expliquer de façon plus aisée ses résultats.
les années 1960, l'apogée du CNRS
Le CNRS est un organisme
qui est resté jeune très longtemps. La grande masse des chercheurs est
entrée dans les années 1960. La première vague de recrutement d'après guerre était
composée de gens souvent très brillants, très étonnants, dont beaucoup
étaient étrangers. D'ailleurs une des grandes vertus du CNRS a été de
pouvoir recruter des chercheurs étrangers, ce qui fut l'une de ses forces
par rapport à l'université. Il y a donc
eu cette grande vague de la période 1960-70 qui a vu l'augmentation
massive des effectifs et faisait un CNRS très très jeune, avec tous les
mouvements que l'on imagine. Ce n'est qu'aujourd'hui que le
CNRS commence à murir, parfois même un peu trop ! Un plus grand nombre
de personnes sont disponibles pour la valorisation de leurs propres
recherches ou de celles des autres. Elles ont perdu le goût de
la recherche ou ont changé de voie ou de centres
d'intérêts. Moi, j'ai connu cette période de "boulimie" ! Songez qu'une année il y avait plus
de postes offerts que de candidats, ce qui est quelque peu anormal si on y
réfléchit. Pourtant à l'époque tout le monde protestait, que ce soit
les syndicats ou l'administration qu'il n'y avait pas assez de
moyens. Il était normal que ça
continue comme ça, indéfiniment ! Mais il était
évident qu'on ne pourrait pas suivre. Ce n'était plus viable,
biologiquement parlant. A l'époque le CNRS a intégré pas
mal de gens qui normalement n'auraient pas dû y entrer, qui n'ont pas
été suffisamment sélectionnés scientifiquement. Certes, les événements de 1968 n'ont pas été sans effets sur
l'institution. Il y a eu pendant deux ans une diminution notable de
l'activité de recherche dans toutes les disciplines. Ca ne se traduit pas toujours par des chutes de
publications, parce que les publications sont préparées souvent des
années avant, mais néanmoins il y eut beaucoup de temps passé à des
activités autres que des activités scientifiques.
La décentralisation
Un autre point intéressant dans l'évolution du CNRS qui m'a beaucoup concerné concerne le développement en dehors de Paris et de la Région Parisienne. Comme la plupart des scientifiques de renom étaient à Paris, les premières créations d'ensemble de laboratoires ont été faites à Paris, Gif c'est Paris ! En dehors de Strasbourg, il y a eu très peu de soutien CNRS en province. Il y a le Centre de Marseille avec Canac en acoustique, un campus chemin Joseph Aiguier. A Toulouse, il y avait le laboratoire d'optique avec le grand microscope électronique. A côté il y avait deux grands laboratoires de biologie végétale, un à Montpellier, créé beaucoup plus tard et un à Toulouse, le Service de la carte de la végétation. Ces deux là ont été mis en place sous le règne de Gaston Dupouy qui a toujours vu les choses en grand. C'était une époque où tout était possible, en moyens, en créations de postes d'aides techniques. Le CNRS a été surdoté en postes d'ITA (ingénieurs-techniciens-administratifs). Ca a été une période absolument étonnante pendant laquelle on a pu construire le phytothron à Gif, le centre d'études climatiques à Strasbourg, sans prévoir ce que ça allait coûter en coût de fonctionnement. Tout cela se faisait comme ça, un peu au hasard, lié à la présence de personnalités, Gaussen à Toulouse, Canac à Marseille, Emberger à Montpellier...
En 1964, vous devenez le premier directeur des Sciences de la Vie
Au CNRS, les directeurs adjoints jouaient déjà un
rôle, mais la création des directions scientifiques a marqué un certain
tournant. Le CNRS avait pris une telle ampleur qu'il était nécessaire
que le Directeur général s'entoure d'un plus grand de personnes. Il devenait évident qu'à
partir d'une certain point, il n'avait plus la maîtrise de tous les
secteurs scientifiques et qu'il ne pouvait plus continuer avec un seul adjoint. Quand je suis arrivé comme directeur scientifique, c'était au
moment où la biologie moléculaire commençait à avoir droit de cité. Un
effort avait déjà été entrepris par la DGRST qui avait décidé de donner
des bourses de formation à des jeunes chercheurs. Au moment où je
suis arrivé, il y avait toute une série de jeunes bien formés, bien
préparés, mais pas d'endroit où les mettre. J'ai là un souvenir d'une
action qui a eu un certain effet, celle d'un plan ébauché par Elie Wollman
à l'Institut Pasteur, visant à installer
des centres CNRS pour développer la biologie moléculaire en
France. Passons sur certains aspects
sociologiques dont certains étaient assez comiques, d'autres plutot
lamentables, mais le résultat a été qu'on a créé tout un ensemble
de laboratoires à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux, à Strasbourg et
ici à Paris à l'Institut de Biophysique, l'Institut Jacques Monod'. Je
pense que le CNRS a joué un rôle essentiel dans le développement de la
biologie moléculaire en France. Mais ce n'est pas lui qui en prit
l'initiative. Celle-ci est venue d'un petit groupe qui siégeait à la
DGRST où Jacques Monod a lancé l'affaire. Ca a été une des rares succès
de la DGRST, parce
que répondant à une vraie nécessité. Il fallais absolument former
un grand nombre de jeunes à ces nouvelles sciences. La DGRST a essayé
de faire de même dans d'autres disciplines, mais ça n'a pas aussi bien
marché. Il ne suffit pas de former les gens, il faut ensuite les
intégrer dans des structures.
En l'occurence l'action de la DGRST ne signait-elle pas une carence du CNRS ?
Non, la DGRST avait une autre mission que le Centre. La
DGRST placée en principe sous l'autorité du Premier Ministre avait
pour but
de coordonner l'ensemble de la recherche française. Bien sur, cela
avait été aussi le but du CNRS à l'origine, mais il est évident qu'à
partir du moment où l'on créait toute une série d'agences ou
d'organismes spécialisés, ce dernier perdait de facto cette vocation.
La création du CEA, de l'INRA, puis du CNES, du CNET etc. a abouti à
ce que le CNRS ne soit plus que l'élément d'un ensemble appelé à
être contrôlé par un organisme interministériel léger. Mais comme
toujours, comme dans le cas du CNEXO, la DGRST a pris de plus en plus
de poids et a distribué de
plus en plus de moyens. Cela a contribué à infléchir ses programmes et
il a commencé à se
retrouver dans la même position que celle dans laquelle l'université se
trouvait jusque là vis-à-vis
de
lui. On disait: "si ça continue le CNRS va assurer la
logistique lourde et c'est la DGRST qui donnera le petit argent
agréable et nécessaire pour infléchir et faire la recherche" La DGRST à
l'origine était chargée de définir la politique scientifique
de la France, c'est-à-dire faire des choix entre les grands projets.
L'affectation de l'"enveloppe recherche" était discuté en Comité
interministériel et la répartition effectuée entre les différents
organismes en fonction des propositions et discussions sur la
politique scientifique du pays. Mais on a assisté progressivement à une
dérive impliquant des choix pour des opérations lourdes: océan, espace,
atome… avec ce petit détail que c'était le CNRS qui disposait des
chercheurs. Le capital intellectuel de cet ensemble relevait du CNRS et
du CEA.
Vous évoquez le développement d'autres organismes de recherche, ce qui posait quelques problèmes.
Prenons un cas que je connais bien, celui de l'INSERM qui s'appelait encore Institut national d'hygiène à l'époque. Cet organisme s'est développé, très bien d'ailleurs, mais en prélevant au CNRS tout ce qui était possible. Jamais des gros morceaux, mais des individus. Que veulent les scientifiques qui ont des idées, qui prennent des initiatives? Ils cherchent, avant tout, les moyens de faire de la recherche. S'ils estiment que leurs moyens seront supérieurs dans un organisme plutôt que dans une autre, ils n'hésitent pas à passer de l'un à l'autre. S'ils peuvent profiter des deux en même temps, c'est encore mieux. Cela pour dire que l''histoire de l'INSERM est compliquée. C'est plus une histoire entre médecins qu'entre médecins et scientifiques. C'est le problème du développement de la médecine scientifique. Jean Bernard vous retracera toute l'histoire qu'il a initiée avec Robert Debré. Le CNRS a considéré avec intérêt le fait qu'un certain nombre de médecins manifestaient l'intention de se consacrer à une carrière scientifique, ce qui, en définitive, ne s'est malheureusement guère réalisé. Le nombre de chercheurs INSERM qui sont médecins, est faible. L'éternel problème de la recherche médicale est celui de la recherche clinique d'un côté et de la recherche non clinique de l'autre. Il est évident qu'on ne travaille pas de la même façon au lit du malade que dans un labo. J'ai un souvenir extraordinaire de la Commission de pathologie expérimentale du CNRS. Nous proposions de nommer André Lwoff à la direction de l'Institut du cancer de Villejuif. La réaction des médecins vis-à-vis de Pasteur a été typique : "ce monsieur n'est pas docteur en médecine (ce qui est d'ailleurs inexact), or le cancer est une affaire de médecins" et la commission a accepté sa nomination à une infime majorité.
Le rôle de la DSV
La création d'une direction administrative et financière au CNRS semble donner du poids à l'adminsitration...
La
mise en parallèle d'un directeur administratif et financier avec le
directeur général était cause de conflits possibles. Ca ne s'est
jamais produit entre Claude Lasry et Pierre Jacquinot qui ont
formé une paire remarquable. Je n'ai jamais vu
de décision proposée par l'un qui ait été refusée par l'autre.
Mais quand le CNRS a encore
pris de l'ampleur, quand est apparue la nécessité de le lier à toute
sorte d'organismes ou de structures extérieures, la charge est devenue
énorme pour le DG qui ne pouvait plus l'assumer seul. De plus les
scientifiques eux-mêmes ne pouvaient pas l'assumer,
ne serait ce que par incompétence. Pour traiter avec les ministères de
tutelle ou celui des Finances, il faut des gens du sérail. A partir du
moment où l'ENA, les grands corps de l'Etat et les cabinets
ministériels, ont commencé à intervenir dans l'action générale de la
maison, les choses ont changé.
Il y avait une plus grande indépendance du DG auparavant
quand la maison était plus petite. Pierre Drach, ou Jean Coulomb
m'expliquaient qu'ils
allaient eux-même plaider le budget directement au ministère des
Finances. La
création de la DGRST a déjà compliqué les choses. Puis l'arrivée de
cette population très distinguée, les énarques, pas toujours très
scientifique a compliqué les choses. On a commencé à faire de la
prospective, c'était époustouflant. Une année pour les besoins des
statistiques de la DGRST, on a décidé qu'il y aurait un secteur
biologique et un secteur biomédical. Qui étudie le virus de l'herpès,
fait-il de la recherche médicale ?
Oui, mais celui qui étudie le virus de je ne sais quel oiseau n'en fait
pas... On prenait chaque bonhomme dans chaque laboratoire pour savoir
le pourcentage de son temps consacré à la recherche médicale et celui
consacré à la recherche biologique. Une histoire de fous. On
aurait pu faire des estimations globales, largement suffisantes pour
tout le monde. Pas du tout ! Et c'est là qu'intervient cette population
distinguée. Qu'est-ce qu'il nous faut ? Des chiffres, des précisions,
des pourcentages. Et il faut que ce soit
cohérent d'une année sur l'autre. Plusieurs fois j'ai essayé
d'expliquer que ça n'avait aucun intérêt, que ça ne servait strictement
à rien, en vain...
N'assiste t-on pas à une tentative pour finaliser la recherche scientifique?
C'est clair. Il y a un certain nombre de grands personnages de l'Etat
qui ont commencé à dire publiquement que le CNRS cherchait, mais ne
trouvait pas beaucoup. Le président Pompidou voyait le CNRS à travers un population
de sciences humaines dont souvent - je m'excuse de le dire - les fonctions ne sont pas faciles à comprendre et cela a créé des
difficultés au CNRS. Il est difficile de concevoir l'activité en
sciences humaines comme une activité de recherche. Cela étant, la
recherche en sciences humaines était considérée par tout le monde comme
une nécessité. Dans mon secteur la recherche appliquée avait trois points d'appui : la
santé donc tout ce qui tourne autour de la recherche médicale,
l'alimentation donc tout ce qui est en amont de la recherche
agronomique, et la nature avec le maintien des grands équilibres
biologiques. Si la santé a toujours été largement défendue par
tout le monde, l'alimentation l'a été plus modestement, quant
au troisième point il reste incompris. Quand il s'agit du long
terme, plus personne ne comprend rien. La santé c'est du très court
terme, l'alimentation comme tout le monde mange ça n' a pas
d'importance, quant aux grands équilibres naturels, c'est du long terme. Cela a
une importance fondamentale pour tout le monde, mais c'est difficile à
apprécier. Un programme avait bien été lancé avant par l'Union Internationale des
Sciences Biologiques. Il y a eu une grande conférence de l'UNESCO en
1968 sur la conservation et la gestion des ressources naturelles. Ca a
sensibilisé les gens, mais de là à aboutir à des décisions
suffisantes, on reste loin de compte. Depuis 25 ans, en
même temps qu'on lançait les spoutniks, on a pris conscience qu'il y
avait un globe et que nous vivons sur une planète
dont on fait rapidement le tour et cette sensation d'appartenir à un
unique petit monde est toute récente.