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Philippe L'Héritier, une génétique

non mendélienne chez la drosophile

J-F PIcard, C. Raguenel à Ambert, mai 1986 (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

DR
Comment devenait-on généticien dans les années trente monsieur L'Héritier ?

En 1926, j'ai été admis à l'ENS (Ulm) alors que mes parents auraient voulu que je fasse Polytechnique, mais j'étais plus intéressé par la nature que par la technique. En fait, j'étais un normalien mathématicien 'raté' puisque m'étant inscrit à l'Ecole dans un groupe mathématique, je me suis rapidement orienté vers la zoologie. Le directeur du département de zoologie à l'ENS était un physiologiste, Robert Lévy - certes pas un homme de premier plan, mais quelqu'un de très ouvert - sous la direction duquel j'ai fait ma thèse de génétique en tant que préparateur. Une fois passée l'agrégation, j'ai fait mon service militaire puis j'ai été envoyé en Amérique à l'instigation d'André Mayer, un professeur de physiologie au Collège de France qui avait aussi participé à la fondation de l'Institut de Biologie physico-chimique (IBPC). Cet institut était une réalisation du baron Edmond de Rothschild qui allait donner la Caisse nationale des sciences, l'ancêtre du CNRS. C'est donc André Mayer qui m'a orienté vers la génétique mendélienne. Il a même fait plus que cela puisque non seulement il m'a conseillé d'aller m'initier à la génétique (une discipline en plein développement aux Etats-Unis mais dont il disait combien il était absurde de la voir ignorée par les naturalistes français), mais aussi qu' il m'a obtenu une bourse Rockefeller. Ceci m'a permis de toucher de l'argent des deux côtés (Caisse des sciences et Rockefeller ), une situation exceptionnelle pour un jeune chercheur au début des années trente. Aux États-Unis, j'ai passé la majeure partie de mon temps à l'université d'Iowa où travaillait le professeur Ernest W. Lindström, un spécialiste de la génétique du maïs. J'ai donc été le témoin de recherches qui représentaient la génétique végétale de pointe à l'époque. J'y suis resté à peu près huit mois, puis Lindström m'a dit de faire le tour des laboratoires de génétique du pays et j'ai entrepris un vaste périple, en campant avec deux camarades, ce qui m'a permis de rencontrer l'équipe de T. H. Morgan au `Caltech' (Berkeley).
 

La génétique des populations

Quand je suis revenu des Etats-Unis en octobre 1932, on m'a proposé un poste d'agrégé préparateur à l'ENS. C'est en cette occasion que j'ai rencontré Georges Teissier qui était lui aussi normalien. Teissier avait sept ans de plus que moi, mathématicien de formation (comme moi il avait hésité entre l'X et l'ENS) il avait choisi de s'orienter vers les maths appliquées à la biologie. Dès qu'il a appris qu'un de ses condisciples avait envie de faire la génétique, il m'a sauté dessus : " il faut que tu viennes avec moi, nous travaillerons ensemble " et c'est ainsi que je l'ai amené à la génétique. Au départ, il était surtout biométricien, son idée était de mesurer les petites bêtes, de trouver les lois mathématiques qui collaient avec leur croissance. Nous avons donc décidé de faire de la génétique des populations en travaillant sur la drosophile comme je l'avais vu faire aux Etats-Unis. C'est l'époque où j'ai eu l'idée des cages à population, c'est à dire de réaliser un isolat artificiel qui permette de faire de la génétique des populations. Teissier voulait utiliser nos cages pour étudier les lois de la sélection naturelle, y mettre des `Bar-ebony' une souche de drosophiles mutées et ne faire que de la statistique, tandis que moi je voulais comparer les capacités de différentes souches de mouches à peupler un milieu. Mais c'est ainsi que nos travaux en génétique des populations ont apporté quelques contributions significatives à la théorie darwinienne de la sélection naturelle (la théorie synthétique de l'évolution).

La théorie synthétique de l'évolution

Au début des années trente, les recherches entreprises indépendammment par R. A. Fisher, Sewall Wright, J.B.S. Haldane, G. Teissier et Ph. L'Héritier ont assuré la réactualisation du darwinisme en le faisant bénéficier de l'acquis de la génétique des populations. Elles ont conduit, par intégration des données accumulées par les systématiciens de populations et les écologistes, à la théorie synthétique de l'évolution. Leur mérite essentiel a été de faire comprendre que la sélection naturelle était un processus statistique jouant en termes de probabilités sur des populations.../ Le plus apte dispose, dans des conditions définies, d'une probabilité plus grande de transmettre ses caractères. La sélection naturelle assure en fait la transmission statistiquement préférentielle des génotypes.../ (E. Mayr, 1964 in Enc. Univ. 1968)


Un cas curieux de génétique non-mendelienne....

Bref, nous avons collaboré jusqu'à la découverte d'un phénomène héréditaire de sensibilité au gaz carbonique chez la drosophile. C'est en 1937 que nous avons découvert ce phénomène par un hasard qui est un trait de toute activité scientifique. Nous avions un problème avec nos `démomètres', nos cages à population. Il y avait trois ou quatre mille insectes vivants dans chacune de ces cages et il fallait pouvoir les dénombrer sans perturber le renouvellement de la population. C'est à dire qu'il fallait trouver un moyen de les anesthésier sans détruire les oeufs. Un jour, j'avise dans un coin du labo une bombe de gaz carbonique (CO2) et je me demande ce qui se passerait si j'essayais d'endormir nos mouches... Merveille, ça marchait. On n'avait plus qu'à disperser les bestioles sur un papier photographique exposé en lumière rouge et à compter leurs images, puis on les remettait dans la cage où elles se réveillaient. Un beau jour, je fais la manip, je les endort pour les compter. Mais le lendemain ... surprise, toutes la descendance était morte. La première génération avait transmis à la suivante une sensibilité léthale au gaz carbonique. C'est un phénomêne qui ne semblait pas coller avec les lois de la génétique mendélienne puisque nous nous trouvions en face d'une ségrégation portant sur 100% d'une population.

La Drosophile, Drosophila melanogaster, est l'un des organismes diploïdes (i.e. qui produit des cellules germinales par division cellulaire) les mieux connus des généticiens. C'est en étudiant la transmission des caractères héréditaires dans cette espèce que T. H. Morgan a pu établir dans les années 1930 la théorie chromosomique de l'hérédité qui peut se résumer de la façon suivante : les gènes sont des éléments concrets alignés bout à bout le long des chromosomes et dont la transmission reflète fidèlement le comportement des chromosomes lors de la méiose et de la fécondation. Plusieurs centaines de mutations sont connues chez la Drosophile et une carte détaillée de son génome a été établie et corrélée précisément à l'organisation physique des chromosomes. Les lois statistiques de la transmission des caractères héréditaires ont pu ainsi être confirmées et étendues. Aujourd'hui, le séquençage de son génome est en cours et la drosophile constitue un outil essentiel en biologie du développement. Le schéma ci-dessus présente les principales différences phénotypiques entre mâle et femelle.

Or, loin de piquer sa curiosité, cette anomalie a provoqué la colère de Teissier. J'étais enthousiasmé devant ce phénomène inprévu, mais lui était furieux parce que ça ne collait pas avec les lois de Mendel! Je crois que si je n'avais pas été là, il aurait tout laissé tomber, mais j'ai quand même réussi à le convaincre de passer un papier dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences. Peu après nous avons raconté notre histoire à Herman Muller qui était venu à Paris. L'Américain était sidéré  (bravo, c'est une grande découverte!) et pourtant on pouvait difficilement soupçonner les gens du `Caltech' de sympathies pour la génétique non-mendélienne... Là-dessus la guerre est arrivée et il y eu un congrès de génétique à Edimbourg. J'avais le souvenir de la guerre de 14-18 et étant sur le point d'être mobilisé, j'ai pensé que je risquais de ne pas revenir. Je suis donc parti en Ecosse en emportant mes mouches sensibles au CO2 et je dis à Muller : " Pouvez vous me rendre un service. Pourriez vous emporter ces mouches aux États-Unis? Vous travaillerez dessus, moi de toute façon je pars à la guerre, je suis fichu... ".  Mais quelques mois plus tard je me retrouvais à la faculté de Clermont-Ferrand, démobilisé sain et sauf. Je voulais reprendre mes travaux et je lui ai envoyé un câble  : "Please dr. Muller, send back the flies ", et c'est ainsi que ma souche est revenue en France par l'hydravion transatlantique.

Le scepticisme de la Sorbonne

La génétique a eu du mal à s'installer en France parce qu'elle était peu prisée par les 'naturalistes'. Bien sur c'est un Français, Lucien Cuénot, qui avait montré que les lois de Mendel s'appliquaient aux espèces animales, mais Cuénot n'a pas eu d'élèves. A l'époque à la fac., il ne convenait pas qu'un patron ait des élèves et si c'était le cas et que certains d'entre eux fassent de la génétique, ils ne pourraient faire de carrière universitaire. Certes, quand j'étais sur les bancs de la Sorbonne on nous apprenait les lois de Mendel, mais en nous disant qu'elles ne s'appliquaient qu'à des caractères secondaires, sans grand intérêt. La raison de cet ostracisme est vraisemblablement liée à un fort conservatisme universitaire dont une belle illustration était la chaire de biologie de l'évolution confiée à de distingués professeurs comme Pierre P. Grassé. Ces universitaires étaient hostiles  par principe aux lois de Mendel. Ils étaient holistes, ils pensaient que les caractères mendéliens ne portaient que sur des petites histoires superficielles qui n'expliquaient pas l'hérédité générale. De plus ils étaient néo-lamarckiens, ils voulaient croire à la transmissibilité de caractères acquis. Je me rappelle d'une intervention de Grassé dans une conférence donnée par un Américain sur la génétique bactérienne au lendemain de la guerre  : "Quand on fait absorber de l'ADN par une bactérie, ça la transforme" dit l'orateur (évoquant les expériences de Griffith et d'Avery) et Grassé de bondir, " Ah! je savais bien qu'il n'y avait pas 'que' des gènes ! ". En fait, il s'agissait évidemment de gènes et Grassé faisait la confusion classique entre les phénomènes parasexués (qui sont mendéliens) et les phénomènes de génétique non-mendélienne.
 

L'influence des néo-lamarckiens

En réalité les problèmes d'hérédité des caractères génétiques intéressaient exagérément nos naturalistes. Pour expliquer cette attitude, certains auteurs ont évoqué le souvenir des théories évolutionnistes de Lamarck, l'évolution expliquée par la transmission héréditaire des caractères acquis. Dans ce qu'on appelle le courant néo-lamarckiste, tout se passe comme si les Français avaient bien voulu admettre l'évolution, c'est-à-dire abandonner le fixisme, mais en se ralliant à Lamarck pour ne pas avoir à suivre Darwin et sa théorie de la sélection naturelle. En fait, je me demande si ceci n'était pas aussi le produit d'une tradition religieuse propre à notre pays. On constate par exemple que les théories évolutionistes de Darwin ont été plus facilement admises dans les zones protestantes de l'Europe du nord ou du monde anglo-saxon et moins bien dans les pays catholiques de l'Europe du sud. Quant au mendélisme, s'il a été admis rapidement en Allemagne, en Angleterre, mais ce n'est pas le cas en France ou en Italie (les biologistes italiens sont pratiquement tous allés travailler en Amérique).
 

La guerre, de Strasbourg à Clermont-Ferrand

En 1938, j'ai donc été nommé à la faculté de Strasbourg grâce à un professeur de physiologie, Emile Terroine . Un poste de maître de conférence en zoologie était libre et Terroine était venu à l'ENS, pour me dire qu'il fallait absolument que je sois candidat. "Le professeur de zoologie sera contre vous, mais les physiciens et les mathématiciens vous soutiendront et vous passerez ". En effet, à la faculté de Strasbourg, la chaire de biologie générale était occupée par Louis Bounoure, un naturaliste distingué et un fixiste convaincu qui ne croyait pas aux théories de l'évolution. Quand l'université de Strasbourg a été repliée à Clermont-Ferrand pendant la guerre, Bounoure m'a demandé de remplacer Etienne Wolff, prisonnier en Allemagne. Le résultat fut que nous enseignions aux mêmes étudiants, lui le fixisme, moi le darwinisme. Comme c'était un homme courtois, il ne le prenait pas trop mal... Il n'empêche qu'en 1938 il fut très vexé qu'on lui ait imposé un évolutionniste! Il y avait beaucoup de monde à Clermont pendant l'occupation, notamment des gens de la faculté de Strasbourg qui avaient été repliée. En 1942, la faculté a été envahie par la Gestapo et nous avons tous été emmenés dans une salle de travaux pratiques. Nous y sommes restés une journée entière sans savoir ce qu'on allait faire de nous. En fait, les Allemands cherchaient les gens qui appartenaient à la faculté de Strasbourg et les Juifs. Moi, ils m'ont relâché de même que la femme d'un collègue qui était juive et que j'ai réussi à emmener chez moi à Ambert. Les Allemands ont occupé les locaux pendant trois semaines. Or, j'avais mes mouches sensibles au CO2, les descendantes de celles qui avaient fait le voyage aux États-Unis. Avec un collègue professeur de zoologie, nous sommes allés parlementer avec la sentinelle et j'ai récupéré mes mouches à la pointe d'une mitraillette (à vrai dire, le type n'avait pas l'air d'avoir envie de s'en servir). C'était d'autant plus ridicule que je croyais alors que ma souche de drosophiles (qui avait fait le voyage transatlantique!) était unique au monde. C'était loin d'être le cas puisque on a découvert ensuite que ce caractère génétique concernait environ le cinquième de la  population naturelle...
 

Georges Teissier et la relance du CNRS

Pendant la guerre, Georges Teissier était à Paris professeur à la Sorbonne et il est devenu quelqu'un de très important dans la Résistance. Avec Frédéric Joliot, ils préparaient le CNRS de l'après guerre. Il continuait à s'intéresser à la génétique et il avait l'idée qu'avec la Libération, on arriverait à installer officiellement cette discipline en France. En juillet 1942, ayant réussi à obtenir un `ausweiss' et il est venu me voir à Clermont-Ferrand. Il m'a chapitré : "Il faut que tu viennes à Paris quand la guerre sera finie. On y enseignera la génétique et on aura besoin de toi ".  A l'époque, je dois dire que j'étais plutôt réticent vis-à-vis du CNRS. Je me souviens d'une réunion du conseil des professeurs de la faculé de Strasbourg. Le doyen était un astronome (Lacroute) et nous discutions des nouveaux projets du CNRS qui concernaient d'abord la région parisienne. Je me souviens que ma première réaction fut : désormais, plus un seul parisien ne voudra aller travailler en province. Teissier m'a alors présenté à Joliot fin 1945 en me disant que j'allais faire partie de la Commission de biologie cellulaire (Comité national).  J'ai alors été nommé maitre de conférences auprès de Boris Ephrussi et je suis venu m'installer à l'IBPC, rue Pierre Curie. Or, je dois reconnaitre que grâce au CNRS,  on pouvait désormais recruter des chercheurs et j'ai fait venir deux étudiantes de Clermont-Ferrand qui sont devenues stagiaires (attachées de recherche). L'une d'elle est restée très longtemps avec moi, Françoise de Sceaux, c'est elle qui a trouvé une technique pour inoculer nos mouches.
 

Le déclin de la 'génétique évolutive'

En 1946, alors que Teissier a été nommé directeur du CNRS à la suite du départ de Joliot, il m'a informé de l'achat du domaine de Gif sur Yvette et du projet d'y installer un institut de génétique. Pour me convaincre de participer à l'entreprise, Teissier m'a dit : " Ecoutes L'Héritier, je sais que tu n'aimes pas les villes, mais tu ne seras pas affecté à Paris, tu vas aller dans une magnifique propriété que le CNRS a achetée dans la vallée de Chevreuse ". On prévoyait trois laboratoires. En principe, la `génétique des populations' devait revenir à Teissier, la `génétique physiologique' était le domaine de Boris Ephrussi qui devait y emménager son labo de l'IBPC, quant à la `génétique formelle', c'était moi. En réalité, Teissier avait un peu perdu le contact avec les généticiens et ma camaraderie normalienne avec lui s'est évanouie et j'avoue que j'en est été un peu blessé. Il était devenu un homme important, membre du PCF, directeur du CNRS, et tout cela avait modifié son comportement. Il voulait continuer la génétique des populations, mais il n'a pas réussi parce qu'il avait fort peu d'élèves. C'est très curieux, il considérait qu'il était immoral d'avoir des élèves, il estimait que chacun devait travailler par lui-même, en somme que les étudiants fassent leur thèse dans leur coin. Nous avons eu quelques altercations à ce sujet. Mais le résultat c'est qu'au milieu des années 1950 il n'y avait pas grand chose à Gif en matière de génétique évolutive.
 

Le laboratoire de génétique formelle

Je me suis installé à Gif en 1950. Auparavant, nous disposions d'une maison de jardinier dans le parc du château et comme je travaillais encore rue Pierre-Curie, je faisais la navette entre Paris et la vallée de Chevreuse. Le côté campagnard de Gif me plaisait bien, je chassais dans le parc. Un jour, je m'y promenais avec mon fusil et mon chien et je me suis retrouvé nez à nez avec Gaston Dupouy, le directeur du CNRS qui avait succédé à Teissier, ce brave homme en était resté tout interloqué... A Gif, mon équipe a continué de travailler sur cette fameuse sensibilité de la drosophile au gaz carbonique . Mon laboratoire de génétique formelle a tout de suite été fort bien dôté. Nous avions des techniciens et le CNRS m'a tout de suite payé une secrétaire, ce qui n'était pas le cas quand j'étais à l'IBPC. J'ai pu écrire des bouquins, rien à voir avec ma situation antérieure d'universitaire... Avant guerre, j'avais bricolé mon démomètre moi même, mais désormais les gros appareils devenant indispensables à la recherche biologique, les chercheurs ont du apprendre à les manier (des centrifugeuses pour isoler les acides nucléiques par exemple) et c'est comme cela qu'on a découvert le rôle d'un virus dans la sensibilité héréditaire de la drosophile - le caractère Sigma - identifié grâce aux travaux d'André Berkaloff en microscopie électronique.
 

De la génétique formelle à celle des virus

Nous avions découvert que vingt pour cent des populations de drosophile à l'échelle de la planète est infecté par  le sigma, le virus se maintient dans l'ensemble de la population de drosophile, il se transmet mieux qu'un gène, même s'il handicape légèrement le porteur et cela bien que la sélection naturelle joue contre lui. Nous avons étudié ensuite toute une série de gènes de la drosophile qui interviennent dans le cycle du virus. Puis on a découvert des phénomènes analogues chez les moustiques. D'où la question, pouvait-on généraliser cette génétique virale? C'est ainsi qu'on a découvert comment certains virus pathogènes pour l'homme, comme celui de la fièvre jaune, étaient introduits par les piqûres de moustiques. Mais chez le moustique le virus est héréditaire comme sigma chez la drosophile, il  se maintient dans l'insecte porteur qu'il ne gêne pas (simplement lorsque la bestiole pique un vertébré le virus provoque la maladie) . Evidemment, ce que nous faisions n'avait plus grand chose de 'formel' et c'est Pierre Drach, lorsqu'il est devenu sous-directeur du CNRS dans les années 1950, qui m'a suggéré de le nommer de 'génétique des virus'. Cette  recherche a toujours de l'intérêt aujourd'hui et leLaboratoire de Génétique des Virus a continué à Gif sur Yvette.

Le virus Sigma

De la famille des Rhabdovirus (Wagner 1990), Sigma qui est très proche des Vesiculovirus ne se développe que chez les diptères. Il appartient à la famille des virus enveloppés à ARN négatif. Son génome d'environ 11 kb code pour cinq ou six protéines virales. Il entre dans la cellule par endocytose facilitée par sa protéine G et effectue ensuite son cycle viral dans le cytoplasme. La transcription du brin ARN- en ARN+ et la réplication de l'ARN+ sont réalisés par un complexe incluant les protéines virales N, L et P (ou NS). Les virions sont ensuite assemblés puis, lors de leur exocytose, ils s'enveloppent de la membranne de la cellule hôte.../ De nombreuses études sur les bactériophages de E. coli apportent des éléments d'explication à l'action de ces gènes. Un virus détourne des protéines cellulaires pour accomplir ses propres fonctions. Si une mutation apparaît dans l'un de ces gènes détournés, alors le cycle viral peut se trouver bloqué (mutants `gro', Takahashi, 1975). On peut citer un point commun entre les observations faites chez E. coli et D. melanogaster : la grande spécificité des interactions entre le système de défense et le type viral.../ De tels systèmes existent certainement chez les vertébrés (cf. le `Mx' de la souris, Arnheiter, 1990), si on n'a jamais mis en évidence de souris infectées par ce virus dans la nature, l'homologue humain de `Mx' semble bien responsable de la non extension des centres d'infection dans l'organisme.../

(Anne Bichon `Quelques données génétiques et moléculaires sur l'évolution et le rôle de Su(P), un gène de Drosophila melanogaster'. Mem D.E.A. U. de Versailles Saint Quentin, 1997)


Boris Ephrussi et la `génétique physiologique'

Lorsque Boris Ephrussi avait été nommé à la première chaire de génétique créée à la Sorbonne, cela ne s'était pas fait sans difficulté. Il avait fallu le poids des physiciens, et notamment de Pierre Auger le directeur des Enseignements supérieurs, pour contrer l'opposition des naturalistes de la fac de sciences. Ephrussi avait travaillé avant-guerre avec  George Beadle sur la pigmentation des yeux de drosophile, ouvrant ainsi la voie de la biologie moléculaire. Pourquoi est il revenu en France en 1945? En partie, je pense, parce qu'il ne s'entendait pas avec les gens du Caltech, notamment T. Dobzhanski qui, réciproquement, ne l'aimait pas non plus. C'était un caractère difficile, mais indiscutablement un très grand bonhomme que l'on doit considérer comme l'un des pionniers de la génétique. Il a fallu l'action de gens comme lui, comme Jacques Monod qui étaient allés voir comment cela se passait aux Etats-Unis pour faire reconnaitre la discipline en France (on remarquera d'ailleurs que les chercheurs qui travaillaient dans le domaine étaient, à l'exclusion de Teissier ou de moi, des immigrés d'Europe de l'Est, Ephrussi, mais aussi Wollman, Rapkine, Slonimski, etc).  Quand Ephrussi est revenu à Paris, l'idée de faire de la génétique sur les microorganismes a dû le séduire et il a choisi la levure grâce à laquelle il a découvert une nouvelle forme de génétique non mendélienne (les mutants 'petite colonie'). Pas plus que les miens sur la la drosophile, cette génétique de la levure n'était conforme à l'orthodoxie mendélienne et quand il a fait cette découverte , c'est moi qui lui ait fait ses calculs statistiques. De ma collaboration avec Teissier avant-guerre, j'avais gardé cette idée de mettre les mathématiques au service de la génétique.
 

Piotr Slonimski et la génétique cytoplasmique

Boris Ephrussi avait donc très mauvais caractère et il a refusé d'installer son laboratoire à Gif  parce qu'il craignait de ne pas y disposer des moyens nécessaires, notamment des préparateurs indispensables à ses recherches. Plus tard, il est reparti aux États-Unis. Mais on sait que le CNRS lui a permis de payer ses collaborateurs, parmi lesquels l'un des plus remarquables fut certainement Piotr Slonimski. En fait, c'est Slonimski qui a trouvé l'essentiel dans cette histoire d'hérédité cytoplasmique : de mutants 'petite colonie' de la levure qui avaient perdu un morceau d'ADN. En fait, la solution du problème venait de la biochimie, ce qui explique qu'ensuite Slonimski ait travaillé avec Jacques Monod. Moi aussi d'ailleurs, puisqu'il se trouve que pendant la guerre Monod et Teissier avaient voulu étudier mon phénomène de la sensibilité de la drosophile au CO2. Monod avait essayé d'injecter les mouches, mais il a échoué. C'était un homme très agréable et très intelligent, c'était le beau frère de Teissier et nous nous étions rencontrés à l'IBPC. C'est curieux, Monod n'avait pas beaucoup de contacts avec Ephrussi et pourtant tous deux travaillaient avec le même logique biochimique tandis que moi, j'avais tendance à ramener les êtres vivants à des chiffres et à oublier que ce sont des machines biochimiques. Mais comme on sait, c'est la vision biochimique qui l'a emportée... l'ADN, l'ARN ! La découverte du rôle des acides nucléiques a bouleversé le paysage, c'est une avancée sensationnelle que j'ai retracée dans La grande aventure de la génétique, (Paris, Flammarion, 1984) . Je me suis d'ailleurs encore disputé avec Teissier au sujet des acides nucléiques et de la notion d'information génétique. Lui me disait que c'était une nouvelle mode alors qu'il s'agissait évidemment d'un concept nouveau, mais fondamental. Nous sommes des machines qui transforment. Nous ne sommes pas fait de matière, mais d'information et nous transférons cette information. Je pense que Teissier ne voulait pas admettre cette biologie moléculaire parcequ'elle lui paraissait remettre en cause le "b-a" "ba" du mendélisme, alors que l'une des conclusions de l'histoire est que les caractères mendéliens sont des modulations de ce qu'on appelle l'hérédité générale.
 

Les avatars du 'lyssenkisme'

L'affaire Lyssenko avait mis Teissier dans l'embarras à cause de ses opinions politiques, mais il n'a évidemment jamais cru aux thèses lyssenkistes, une véritable histoire de fous sur le plan scientifique. Je me souviens d'une conférence à la Sorbonne où un type nous prêchait le lyssenkisme en disant qu'en France si quelqu'un s'avisait de défendre des thèses non mendéliennes, sa carrière était fichue. J'avais levé la main : " ne charriez pas, il y a dix ans Teissier et moi-même etc... et aujourd'hui nous sommes tous les deux professeurs à la Sorbonne !", Monod dans son coin se tordait de rire. Bref, à part une ou deux personnes, je ne crois pas qu'aucun biologiste français ait jamais adhéré aux thèses lyssenkistes. Marcel Prenant qui était aussi un personnage important au Parti communiste était embêté, peut-être, mais je ne crois pas que lui-même y ait jamais cru. Il reste que pour des chercheurs qui à l'époque  étaient plutôt à gauche, l'affair" a dû créer des cas de conscience...
Mais il y a eu des suites un peu ridicules, ce qui n'est pas allé sans provoquer quelque confusion dans la communauté des biologistes français. Confère la curieuse affaire des canards Pékin qui m'a valu quelques discussions serrées avec Jacques Benoit un professeur du Collège de France et son collègue P. Leroy du laboratoire de photobiologie à Gif sur Yvette. En 1956, Leroy qui pratiquaient l'élevage expérimental de `Pékin' prétendait avoir modifié la morphologie de l'espèce directement grâce à des injections d'ADN. Je lui avais dit que son affaire ne me paraissait pas très claire. À mon avis il y avait eu une fraude, mais dont il n'était pas responsable. En fait il avait bien injecté ses canards avec de l'ADN puis il était parti en laissant son élevage se reproduire et, en son absence, ses bêtes avaient crevé, ce que voyant l'un de ses assistants avait dû acheter d'autres palmipèdes pour les remplacer l. Mais ni Benoit ni Leroy ne voulaient admettre l'erreur de manipulation et ils étaient d'autant plus certains d'avoir raison qu'ils étaient soutenus par la direction du CNRS. Un jour de 1962, j'ai du défendre mon explication devant un aréopage de professeurs du Collège de France ou j'ai été assez mal reçu. D'un point de vue scientifique, il était impensable que l'on puisse transformer un animal en lui injectant de l'ADN. Certes on peut transformer des cellules en injectant de l'ADN, mais dans le cas de cellules isolées, jamais par une injection directe dans un organisme. L'erreur revient à confondre les phénomènes parasexués - tous les phénomènes où il y a transfert matériel génétique par d'autres mécanismes que celui de la sexualité - avec l'hérédité des caractères acquis. Cette histoire de canards m'a aussi valu un appel téléphonique du général de Gaulle qui voulait s'assurer de la véracité des canards mutants du CNRS (aucun français n'avait eu le Nobel depuis l'avant-guerre et il est possible qu'on ait envisagé une candidature...).
 

La recherche doit rester proche de l'université

Tandis que j'étais à Gif, j'ai pris un enseignement lors de l'ouverture de la faculté d'Orsay. J'ai d'abord enseigné la biogénèse, puis il y a eu un poste de libre en biologie générale et je me suis porté candidat. Contrairement à mes collègues Ephrussi ou Teissier, j'ai toujours aimé enseigner. J'aime les idées générales, disons avoir une vision générale de la biologie. Je dois dire que bien que P.-P. Grassé n'ait jamais été très favorable à la génétique, il m'a soutenu pour obtenir cette chaire de biologie générale où je suis resté de 1959 à 1967. C'était d'ailleurs une excellente manière de recruter des chercheurs pour nos laboratoires. Parmi mes étudiants, il y en a eu que je convertissais à la génétique et que je pouvais ensuite faire entrer au CNRS. Comme la faculté d'Orsay recrutait surtout dans l'ouest parisien, je donnais mes cours devant un parterre de quelques cent cinquante jeunes filles en fleurs, alors que les garçons faisaient plutot les grandes écoles. C'est comme cela que j'ai pu recruter pas mal de jeunes personnes pour les labos de Boris Ephrussi et de Madeleine Gans.  L'enseignement ennuyait Ephrussi. Il disait qu'on était obligé de dire des choses fausses aux étudiants et c'est vrai, toute explication un peu générale est plus ou moins fausse, en tout cas sujette à rectifications. La certitude absolue dans les sciences n'existe pas. Quand sa chaire de génétique avait été créée, Ephrussi m'avait confié la maîtrise de conférence et Georges Rizet avait été nommé maître-assistant et c'est ainsi que vers la fin de mon enseignement à Orsay, j'ai demandé à Rizet de se charger de la génétique, je gardais le reste. Georges Rizet avait fait des choses fort intéressantes sur la génétique non-mendélienne des champignons.
Au milieu des années soixante, une réforme du CNRS a permis d'associer les laboratoires universitaires. C'est l'exemple du laboratoire de Claudine Petit avec le laboratoire de génétique des populations à Paris 7. En 1967, il y a aussi eu une réforme Aigrain (Pierre Aigrain étant alors directeur des enseignements supérieurs) destinée à transférer l'enseignement de la biologie générale dans le premier cycle, ce qui a supprimé ma fonction à Orsay. Certes, je pouvais me remettre à enseigner la génétique à Paris, mais j'ai fait remarquer à Aigrain qu'il était absurde d'augmenter le nombre de généticiens en région parisienne alors qu'il en manquait tellement en province. Il en était d'accord et c'est ainsi que je suis revenu à Clermont-Ferrand. A l'occasion de ma nomination à la fac de Clermont, il s'est d'ailleurs produit le même phénomène que quelques vingt ans plus tôt à Paris à propos d'Ephrussi. C'est-à-dire qu'il m'a fallu le soutien des collègues physiciens, mathématiciens et chimistes et surtout médecins pour que soit créée une chaire de génétique! Le doyen de la faculté de médecine, Maignel, était l'un de mes anciens élèves parisiens et c'est lui qui m'a demandé d'enseigner la génétique à la faculté de médecine. Avec ces médecins, nous avions d'ailleurs créé à Paris une société de génétique qui a formé pas mal de jeunes, Yves Rocher, Jérôme Lejeune dont je ne partage pas les idées mais qui a été mon étudiant, etc. C'est ainsi que la génétique de haut niveau a fini par s'implanter dans les fac de sciences à partir de la fin des années soixante. Ephrussi et moi, avons envoyé des élèves à Toulouse, à Bordeaux et à Marseille. À la suite de cet effort, on peut dire que notre pays a peu ou prou rattrapé son retard sur l'étranger.
 

La dysgénie hybride

À Clermont j'ai aussi bénéficié de l'aide du CNRS pour installer un laboratoire. Nous avons mis en évidence les 'hylibrides' un autre phénomène non mendélien caractéristique découvert par hasard. C'est ainsi que si tout au long de ma carrière j'ai enseigné les lois de Mendel, une nouvelle fois j'ai découvert des mécanismes génétiques qui semblaient les transgresser. J'avais une fille professeur dans le secondaire qui enseignait les sciences naturelles au Puy et au début des années 1970. Un jour elle me demande de lui donner des mouches pour montrer les lois de Mendel à ses élèves. Je lui ai donné une souche normale et une souche Sépia et je lui ai dit : " tu les croiseras en fonction des générations, tu auras 1/4, 3/4, etc." Mais elle a obtenu une litière d'oeufs dont aucun n'a éclos, les femelles de la première génération étaient stériles. Bref, cet incident a été le point de départ d'une nouvelle recherche. Quand on fait le croisement d'une souche qui porte le morceau d'ADN responsable de cette stérilité avec une souche qui ne le porte pas, on obtient un ADN au comportement aberrant qui se promène partout et les bêtes crèvent.   Il s'agit d'un phénomène très curieux qui a été découvert simultanément en Amérique par Margaret Kidwell (U. Arizona à Tucson) et Hirazumi (U. Texas) ainsi que dans notre laboratoire de Clermont-Ferrand. En fait, un oeuf de mouche se souvient de l'âge auquel a été pondu l'oeuf qui a donné naissance à sa grand-mère, à son arrière grand-mère, etc. On peut changer une population de drosophiles en la perpétuant par des oeufs vieux, par des mères vieilles, ou au contraire, par des mères jeunes. Je crois que l'explication vient de chromosomes qui ont des séquences mobiles et j'ai bâti toute une théorie là-dessus. Cet ADN baladeur est devenu très à la mode aujourd'hui, on appelle cela la dysgénie hybride. C'est le problème de ces morceaux d'ADN qui existent dans certaines souches de drosophiles mais pas dans d'autres. La question était de savoir si les phénomènes étudiés chez la drosophile ont un caractère général , il s'avère que la dysgenèse hybride est très commune chez la drosophile actuelle. Il s'est produit une évolution au niveau des populations naturelles et on pourrait dire que les drosophiles ne sont plus les mêmes que lorsque j'étais jeune. Elles ont changé, non pas par sélection des gènes, mais par l'invasion de certaines séquences nouvelles (IR, PN). 
Voir aussi : 'L'hérédité non chromosomique', La Nature, 1962, pp. 233-240

Les Mouches

Les mouches d'aujourd'hui
ne sont plus les mêmes que les mouches d'autrefois
Elles sont moins gaies
plus lourdes, plus majestueuses, plus graves
plus conscientes de leur rareté
elles se savent menacées de génocide.
Dans mon enfance elles allaient se coller joyeusement
par centaines, par milliers peut-être
sur du papier fait pour les tuer
elles allaient s'enfermer
par centaines, par milliers peut-être
dans des bouteilles de forme spéciale
elles patinaient, piétinaient, trépassaient
par centaines, par milliers peut-être
elles foisonnaient
elles vivaient
Maintenant elles surveillent leur démarche
Les mouches d'aujourd'hui
ne sont plus les mêmes que les mouches d'autrefois

Raymond Queneau
(Courir les rues 1967, Gallimard)

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