La génétique des populations
Quand je suis revenu des Etats-Unis en octobre 1932, on m'a proposé un
poste d'agrégé préparateur à l'ENS. C'est en cette occasion que j'ai
rencontré Georges Teissier qui était lui aussi normalien. Teissier
avait sept ans de plus que moi, mathématicien de formation (comme moi
il avait hésité entre l'X et l'ENS) il avait choisi de s'orienter vers
les maths appliquées à la biologie. Dès qu'il a appris qu'un de ses
condisciples avait envie de faire la génétique, il m'a sauté dessus : "
il faut que tu viennes avec moi, nous travaillerons ensemble " et c'est
ainsi que je l'ai amené à la génétique. Au départ, il était surtout
biométricien, son idée était de mesurer les petites bêtes, de trouver
les lois mathématiques qui collaient avec leur croissance. Nous avons
donc décidé de faire de la génétique des populations en travaillant sur
la drosophile comme je l'avais vu faire aux Etats-Unis. C'est l'époque
où j'ai eu l'idée des cages à population, c'est à dire de réaliser un
isolat artificiel qui permette de faire de la génétique des
populations. Teissier voulait utiliser nos cages pour étudier les lois
de la sélection naturelle, y mettre des `Bar-ebony' une souche de
drosophiles mutées et ne faire que de la statistique, tandis que moi je
voulais comparer les capacités de différentes souches de mouches à
peupler un milieu. Mais c'est ainsi que nos travaux en génétique des
populations ont apporté quelques contributions significatives à la
théorie darwinienne de la sélection naturelle (la théorie synthétique
de l'évolution).
Au début des années trente, les recherches entreprises indépendammment par R. A. Fisher, Sewall Wright, J.B.S. Haldane, G. Teissier et Ph. L'Héritier ont assuré la réactualisation du darwinisme en le faisant bénéficier de l'acquis de la génétique des populations. Elles ont conduit, par intégration des données accumulées par les systématiciens de populations et les écologistes, à la théorie synthétique de l'évolution. Leur mérite essentiel a été de faire comprendre que la sélection naturelle était un processus statistique jouant en termes de probabilités sur des populations.../ Le plus apte dispose, dans des conditions définies, d'une probabilité plus grande de transmettre ses caractères. La sélection naturelle assure en fait la transmission statistiquement préférentielle des génotypes.../ (E. Mayr, 1964 in Enc. Univ. 1968) |
Un cas curieux de génétique non-mendelienne....
Bref, nous avons collaboré jusqu'à la découverte d'un phénomène
héréditaire de sensibilité au gaz carbonique chez la drosophile. C'est
en 1937 que nous avons découvert ce phénomène par un hasard qui est un
trait de toute activité scientifique. Nous avions un problème avec nos
`démomètres', nos cages à population. Il y avait trois ou quatre mille
insectes vivants dans chacune de ces cages et il fallait pouvoir les
dénombrer sans perturber le renouvellement de la population. C'est à
dire qu'il fallait trouver un moyen de les anesthésier sans détruire
les oeufs. Un jour, j'avise dans un coin du labo une bombe de gaz
carbonique (CO2) et je me demande ce qui se passerait si j'essayais
d'endormir nos mouches... Merveille, ça marchait. On n'avait plus qu'à
disperser les bestioles sur un papier photographique exposé en lumière
rouge et à compter leurs images, puis on les remettait dans la cage où
elles se réveillaient. Un beau jour, je fais la manip, je les endort
pour les compter. Mais le lendemain ... surprise, toutes la descendance
était morte. La première génération avait transmis à la suivante une
sensibilité léthale au gaz carbonique. C'est un phénomêne qui ne
semblait pas coller avec les lois de la génétique mendélienne puisque
nous nous trouvions en face d'une ségrégation portant sur 100% d'une
population.
La Drosophile, Drosophila melanogaster, est l'un des organismes diploïdes (i.e. qui produit des cellules germinales par division cellulaire) les mieux connus des généticiens. C'est en étudiant la transmission des caractères héréditaires dans cette espèce que T. H. Morgan a pu établir dans les années 1930 la théorie chromosomique de l'hérédité qui peut se résumer de la façon suivante : les gènes sont des éléments concrets alignés bout à bout le long des chromosomes et dont la transmission reflète fidèlement le comportement des chromosomes lors de la méiose et de la fécondation. Plusieurs centaines de mutations sont connues chez la Drosophile et une carte détaillée de son génome a été établie et corrélée précisément à l'organisation physique des chromosomes. Les lois statistiques de la transmission des caractères héréditaires ont pu ainsi être confirmées et étendues. Aujourd'hui, le séquençage de son génome est en cours et la drosophile constitue un outil essentiel en biologie du développement. Le schéma ci-dessus présente les principales différences phénotypiques entre mâle et femelle. |
Or, loin de piquer sa curiosité, cette anomalie a provoqué la colère de
Teissier. J'étais enthousiasmé devant ce phénomène inprévu, mais lui
était furieux parce que ça ne collait pas avec les lois de Mendel! Je
crois que si je n'avais pas été là, il aurait tout laissé tomber, mais
j'ai quand même réussi à le convaincre de passer un papier dans les
Comptes rendus de l'Académie des sciences. Peu après nous avons raconté
notre histoire à Herman Muller qui était venu à Paris. L'Américain
était sidéré (bravo, c'est une grande découverte!) et pourtant on
pouvait difficilement soupçonner les gens du `Caltech' de sympathies
pour la génétique non-mendélienne... Là-dessus la guerre est arrivée et
il y eu un congrès de génétique à Edimbourg. J'avais le souvenir de la
guerre de 14-18 et étant sur le point d'être mobilisé, j'ai pensé que
je risquais de ne pas revenir. Je suis donc parti en Ecosse en
emportant mes mouches sensibles au CO2 et je dis à Muller : " Pouvez
vous me rendre un service. Pourriez vous emporter ces mouches aux
États-Unis? Vous travaillerez dessus, moi de toute façon je pars à la
guerre, je suis fichu... ". Mais quelques mois plus tard je me
retrouvais à la faculté de Clermont-Ferrand, démobilisé sain et sauf.
Je voulais reprendre mes travaux et je lui ai envoyé un câble :
"Please dr. Muller, send back the flies ", et c'est ainsi que ma souche
est revenue en France par l'hydravion transatlantique.
Le scepticisme de la Sorbonne
La génétique a eu du mal à s'installer en France parce qu'elle était
peu prisée par les 'naturalistes'. Bien sur c'est un Français, Lucien
Cuénot, qui avait montré que les lois de Mendel s'appliquaient aux
espèces animales, mais Cuénot n'a pas eu d'élèves. A l'époque à la
fac., il ne convenait pas qu'un patron ait des élèves et si c'était le
cas et que certains d'entre eux fassent de la génétique, ils ne
pourraient faire de carrière universitaire. Certes, quand j'étais sur
les bancs de la Sorbonne on nous apprenait les lois de Mendel, mais en
nous disant qu'elles ne s'appliquaient qu'à des caractères secondaires,
sans grand intérêt. La raison de cet ostracisme est vraisemblablement
liée à un fort conservatisme universitaire dont une belle illustration
était la chaire de biologie de l'évolution confiée à de distingués
professeurs comme Pierre P. Grassé. Ces universitaires étaient
hostiles par principe aux lois de Mendel. Ils étaient holistes,
ils pensaient que les caractères mendéliens ne portaient que sur des
petites histoires superficielles qui n'expliquaient pas l'hérédité
générale. De plus ils étaient néo-lamarckiens, ils voulaient croire à
la transmissibilité de caractères acquis. Je me rappelle d'une
intervention de Grassé dans une conférence donnée par un Américain sur
la génétique bactérienne au lendemain de la guerre : "Quand on
fait absorber de l'ADN par une bactérie, ça la transforme" dit
l'orateur (évoquant les expériences de Griffith et d'Avery) et Grassé
de bondir, " Ah! je savais bien qu'il n'y avait pas 'que' des gènes !
". En fait, il s'agissait évidemment de gènes et Grassé faisait la
confusion classique entre les phénomènes parasexués (qui sont
mendéliens) et les phénomènes de génétique non-mendélienne.
L'influence des néo-lamarckiens
En réalité les problèmes d'hérédité des caractères génétiques
intéressaient exagérément nos naturalistes. Pour expliquer cette
attitude, certains auteurs ont évoqué le souvenir des théories
évolutionnistes de Lamarck, l'évolution expliquée par la transmission
héréditaire des caractères acquis. Dans ce qu'on appelle le courant
néo-lamarckiste, tout se passe comme si les Français avaient bien voulu
admettre l'évolution, c'est-à-dire abandonner le fixisme, mais en se
ralliant à Lamarck pour ne pas avoir à suivre Darwin et sa théorie de
la sélection naturelle. En fait, je me demande si ceci n'était pas
aussi le produit d'une tradition religieuse propre à notre pays. On
constate par exemple que les théories évolutionistes de Darwin ont été
plus facilement admises dans les zones protestantes de l'Europe du nord
ou du monde anglo-saxon et moins bien dans les pays catholiques de
l'Europe du sud. Quant au mendélisme, s'il a été admis rapidement en
Allemagne, en Angleterre, mais ce n'est pas le cas en France ou en
Italie (les biologistes italiens sont pratiquement tous allés
travailler en Amérique).
La guerre, de Strasbourg à Clermont-Ferrand
En 1938, j'ai donc été nommé à la faculté de Strasbourg grâce à un
professeur de physiologie, Emile Terroine . Un poste de maître de
conférence en zoologie était libre et Terroine était venu à l'ENS, pour
me dire qu'il fallait absolument que je sois candidat. "Le professeur
de zoologie sera contre vous, mais les physiciens et les mathématiciens
vous soutiendront et vous passerez ". En effet, à la faculté de
Strasbourg, la chaire de biologie générale était occupée par Louis
Bounoure, un naturaliste distingué et un fixiste convaincu qui ne
croyait pas aux théories de l'évolution. Quand l'université de
Strasbourg a été repliée à Clermont-Ferrand pendant la guerre, Bounoure
m'a demandé de remplacer Etienne Wolff, prisonnier en Allemagne. Le
résultat fut que nous enseignions aux mêmes étudiants, lui le fixisme,
moi le darwinisme. Comme c'était un homme courtois, il ne le prenait
pas trop mal... Il n'empêche qu'en 1938 il fut très vexé qu'on lui ait
imposé un évolutionniste! Il y avait beaucoup de monde à Clermont
pendant l'occupation, notamment des gens de la faculté de Strasbourg
qui avaient été repliée. En 1942, la faculté a été envahie par la
Gestapo et nous avons tous été emmenés dans une salle de travaux
pratiques. Nous y sommes restés une journée entière sans savoir ce
qu'on allait faire de nous. En fait, les Allemands cherchaient les gens
qui appartenaient à la faculté de Strasbourg et les Juifs. Moi, ils
m'ont relâché de même que la femme d'un collègue qui était juive et que
j'ai réussi à emmener chez moi à Ambert. Les Allemands ont occupé les
locaux pendant trois semaines. Or, j'avais mes mouches sensibles au
CO2, les descendantes de celles qui avaient fait le voyage aux
États-Unis. Avec un collègue professeur de zoologie, nous sommes allés
parlementer avec la sentinelle et j'ai récupéré mes mouches à la pointe
d'une mitraillette (à vrai dire, le type n'avait pas l'air d'avoir
envie de s'en servir). C'était d'autant plus ridicule que je croyais
alors que ma souche de drosophiles (qui avait fait le voyage
transatlantique!) était unique au monde. C'était loin d'être le cas
puisque on a découvert ensuite que ce caractère génétique concernait
environ le cinquième de la population naturelle...
Georges Teissier et la relance du CNRS
Pendant la guerre, Georges Teissier était à Paris professeur à la
Sorbonne et il est devenu quelqu'un de très important dans la
Résistance. Avec Frédéric Joliot, ils préparaient le CNRS de l'après
guerre. Il continuait à s'intéresser à la génétique et il avait l'idée
qu'avec la Libération, on arriverait à installer officiellement cette
discipline en France. En juillet 1942, ayant réussi à obtenir un
`ausweiss' et il est venu me voir à Clermont-Ferrand. Il m'a chapitré :
"Il faut que tu viennes à Paris quand la guerre sera finie. On y
enseignera la génétique et on aura besoin de toi ". A l'époque,
je dois dire que j'étais plutôt réticent vis-à-vis du CNRS. Je me
souviens d'une réunion du conseil des professeurs de la faculé de
Strasbourg. Le doyen était un astronome (Lacroute) et nous discutions
des nouveaux projets du CNRS qui concernaient d'abord la région
parisienne. Je me souviens que ma première réaction fut : désormais,
plus un seul parisien ne voudra aller travailler en province. Teissier
m'a alors présenté à Joliot fin 1945 en me disant que j'allais faire
partie de la Commission de biologie cellulaire (Comité national).
J'ai alors été nommé maitre de conférences auprès de Boris Ephrussi et
je suis venu m'installer à l'IBPC, rue Pierre Curie. Or, je dois
reconnaitre que grâce au CNRS, on pouvait désormais recruter des
chercheurs et j'ai fait venir deux étudiantes de Clermont-Ferrand qui
sont devenues stagiaires (attachées de recherche). L'une d'elle est
restée très longtemps avec moi, Françoise de Sceaux, c'est elle qui a
trouvé une technique pour inoculer nos mouches.
Le déclin de la 'génétique évolutive'
En 1946, alors que Teissier a été nommé directeur du CNRS à la suite du
départ de Joliot, il m'a informé de l'achat du domaine de Gif sur
Yvette et du projet d'y installer un institut de génétique. Pour me
convaincre de participer à l'entreprise, Teissier m'a dit : " Ecoutes
L'Héritier, je sais que tu n'aimes pas les villes, mais tu ne seras pas
affecté à Paris, tu vas aller dans une magnifique propriété que le CNRS
a achetée dans la vallée de Chevreuse ". On prévoyait trois
laboratoires. En principe, la `génétique des populations' devait
revenir à Teissier, la `génétique physiologique' était le domaine de Boris Ephrussi qui
devait y emménager son labo de l'IBPC, quant à la `génétique formelle',
c'était moi. En réalité, Teissier avait un peu perdu le contact avec
les généticiens et ma camaraderie normalienne avec lui s'est évanouie
et j'avoue que j'en est été un peu blessé. Il était devenu un homme
important, membre du PCF, directeur du CNRS, et tout cela avait modifié
son comportement. Il voulait continuer la génétique des populations,
mais il n'a pas réussi parce qu'il avait fort peu d'élèves. C'est très
curieux, il considérait qu'il était immoral d'avoir des élèves, il
estimait que chacun devait travailler par lui-même, en somme que les
étudiants fassent leur thèse dans leur coin. Nous avons eu quelques
altercations à ce sujet. Mais le résultat c'est qu'au milieu des années
1950 il n'y avait pas grand chose à Gif en matière de génétique
évolutive.
Le laboratoire de génétique formelle
Je me suis installé à Gif en 1950. Auparavant, nous disposions d'une
maison de jardinier dans le parc du château et comme je travaillais
encore rue Pierre-Curie, je faisais la navette entre Paris et la vallée
de Chevreuse. Le côté campagnard de Gif me plaisait bien, je chassais
dans le parc. Un jour, je m'y promenais avec mon fusil et mon chien et
je me suis retrouvé nez à nez avec Gaston Dupouy, le directeur du CNRS
qui avait succédé à Teissier, ce brave homme en était resté tout
interloqué... A Gif, mon équipe a continué de travailler sur cette
fameuse sensibilité de la drosophile au gaz carbonique . Mon
laboratoire de génétique formelle a tout de suite été fort bien dôté.
Nous avions des techniciens et le CNRS m'a tout de suite payé une
secrétaire, ce qui n'était pas le cas quand j'étais à l'IBPC. J'ai pu
écrire des bouquins, rien à voir avec ma situation antérieure
d'universitaire... Avant guerre, j'avais bricolé mon démomètre moi
même, mais désormais les gros appareils devenant indispensables à la
recherche biologique, les chercheurs ont du apprendre à les manier (des
centrifugeuses pour isoler les acides nucléiques par exemple) et c'est
comme cela qu'on a découvert le rôle d'un virus dans la sensibilité
héréditaire de la drosophile - le caractère Sigma - identifié grâce aux
travaux d'André Berkaloff en microscopie électronique.
De la génétique formelle à celle des virus
Nous avions découvert que vingt pour cent des populations de drosophile
à l'échelle de la planète est infecté par le sigma, le virus se
maintient dans l'ensemble de la population de drosophile, il se
transmet mieux qu'un gène, même s'il handicape légèrement le porteur et
cela bien que la sélection naturelle joue contre lui. Nous avons étudié
ensuite toute une série de gènes de la drosophile qui interviennent
dans le cycle du virus. Puis on a découvert des phénomènes analogues
chez les moustiques. D'où la question, pouvait-on généraliser cette
génétique virale? C'est ainsi qu'on a découvert comment certains virus
pathogènes pour l'homme, comme celui de la fièvre jaune, étaient
introduits par les piqûres de moustiques. Mais chez le moustique le
virus est héréditaire comme sigma chez la drosophile, il se
maintient dans l'insecte porteur qu'il ne gêne pas (simplement lorsque
la bestiole pique un vertébré le virus provoque la maladie) .
Evidemment, ce que nous faisions n'avait plus grand chose de 'formel'
et c'est Pierre Drach, lorsqu'il est devenu sous-directeur du CNRS dans
les années 1950, qui m'a suggéré de le nommer de 'génétique des virus'.
Cette recherche a toujours de l'intérêt aujourd'hui et
leLaboratoire de Génétique des Virus a continué à Gif sur Yvette.
Le virus Sigma
De la famille des Rhabdovirus (Wagner 1990), Sigma qui est très proche des Vesiculovirus ne se développe que chez les diptères. Il appartient à la famille des virus enveloppés à ARN négatif. Son génome d'environ 11 kb code pour cinq ou six protéines virales. Il entre dans la cellule par endocytose facilitée par sa protéine G et effectue ensuite son cycle viral dans le cytoplasme. La transcription du brin ARN- en ARN+ et la réplication de l'ARN+ sont réalisés par un complexe incluant les protéines virales N, L et P (ou NS). Les virions sont ensuite assemblés puis, lors de leur exocytose, ils s'enveloppent de la membranne de la cellule hôte.../ De nombreuses études sur les bactériophages de E. coli apportent des éléments d'explication à l'action de ces gènes. Un virus détourne des protéines cellulaires pour accomplir ses propres fonctions. Si une mutation apparaît dans l'un de ces gènes détournés, alors le cycle viral peut se trouver bloqué (mutants `gro', Takahashi, 1975). On peut citer un point commun entre les observations faites chez E. coli et D. melanogaster : la grande spécificité des interactions entre le système de défense et le type viral.../ De tels systèmes existent certainement chez les vertébrés (cf. le `Mx' de la souris, Arnheiter, 1990), si on n'a jamais mis en évidence de souris infectées par ce virus dans la nature, l'homologue humain de `Mx' semble bien responsable de la non extension des centres d'infection dans l'organisme.../ (Anne Bichon `Quelques données génétiques et moléculaires sur l'évolution et le rôle de Su(P), un gène de Drosophila melanogaster'. Mem D.E.A. U. de Versailles Saint Quentin, 1997) |
Boris Ephrussi et la `génétique physiologique'
Lorsque Boris Ephrussi avait été nommé à la première chaire de
génétique créée à la Sorbonne, cela ne s'était pas fait sans
difficulté. Il avait fallu le poids des physiciens, et notamment de
Pierre Auger le directeur des Enseignements supérieurs, pour contrer
l'opposition des naturalistes de la fac de sciences. Ephrussi avait
travaillé avant-guerre avec George Beadle sur la pigmentation des
yeux de drosophile, ouvrant ainsi la voie de la biologie moléculaire.
Pourquoi est il revenu en France en 1945? En partie, je pense, parce
qu'il ne s'entendait pas avec les gens du Caltech, notamment T.
Dobzhanski qui, réciproquement, ne l'aimait pas non plus. C'était un
caractère difficile, mais indiscutablement un très grand bonhomme que
l'on doit considérer comme l'un des pionniers de la génétique. Il a
fallu l'action de gens comme lui, comme Jacques Monod qui étaient allés
voir comment cela se passait aux Etats-Unis pour faire reconnaitre la
discipline en France (on remarquera d'ailleurs que les chercheurs qui
travaillaient dans le domaine étaient, à l'exclusion de Teissier ou de
moi, des immigrés d'Europe de l'Est, Ephrussi, mais aussi Wollman,
Rapkine, Slonimski, etc). Quand Ephrussi est revenu à Paris,
l'idée de faire de la génétique sur les microorganismes a dû le séduire
et il a choisi la levure grâce à laquelle il a découvert une nouvelle
forme de génétique non mendélienne (les mutants 'petite colonie'). Pas
plus que les miens sur la la drosophile, cette génétique de la levure
n'était conforme à l'orthodoxie mendélienne et quand il a fait cette
découverte , c'est moi qui lui ait fait ses calculs statistiques. De ma
collaboration avec Teissier avant-guerre, j'avais gardé cette idée de
mettre les mathématiques au service de la génétique.
Piotr Slonimski et la génétique cytoplasmique
Boris Ephrussi avait donc très mauvais caractère et il a refusé
d'installer son laboratoire à Gif parce qu'il craignait de ne pas
y disposer des moyens nécessaires, notamment des préparateurs
indispensables à ses recherches. Plus tard, il est reparti aux
États-Unis. Mais on sait que le CNRS lui a permis de payer ses
collaborateurs, parmi lesquels l'un des plus remarquables fut
certainement Piotr Slonimski. En fait, c'est Slonimski qui a trouvé
l'essentiel dans cette histoire d'hérédité cytoplasmique : de mutants
'petite colonie' de la levure qui avaient perdu un morceau d'ADN. En
fait, la solution du problème venait de la biochimie, ce qui explique
qu'ensuite Slonimski ait travaillé avec Jacques Monod. Moi aussi
d'ailleurs, puisqu'il se trouve que pendant la guerre Monod et Teissier
avaient voulu étudier mon phénomène de la sensibilité de la drosophile
au CO2. Monod avait essayé d'injecter les mouches, mais il a échoué.
C'était un homme très agréable et très intelligent, c'était le beau
frère de Teissier et nous nous étions rencontrés à l'IBPC. C'est
curieux, Monod n'avait pas beaucoup de contacts avec Ephrussi et
pourtant tous deux travaillaient avec le même logique biochimique
tandis que moi, j'avais tendance à ramener les êtres vivants à des
chiffres et à oublier que ce sont des machines biochimiques. Mais comme
on sait, c'est la vision biochimique qui l'a emportée... l'ADN, l'ARN !
La découverte du rôle des acides nucléiques a bouleversé le paysage,
c'est une avancée sensationnelle que j'ai retracée dans La grande
aventure de la génétique, (Paris, Flammarion, 1984) . Je me suis
d'ailleurs encore disputé avec Teissier au sujet des acides nucléiques
et de la notion d'information génétique. Lui me disait que c'était une
nouvelle mode alors qu'il s'agissait évidemment d'un concept nouveau,
mais fondamental. Nous sommes des machines qui transforment. Nous ne
sommes pas fait de matière, mais d'information et nous transférons
cette information. Je pense que Teissier ne voulait pas admettre cette
biologie moléculaire parcequ'elle lui paraissait remettre en cause le
"b-a" "ba" du mendélisme, alors que l'une des conclusions de l'histoire
est que les caractères mendéliens sont des modulations de ce qu'on
appelle l'hérédité générale.
Les avatars du 'lyssenkisme'
L'affaire Lyssenko avait mis Teissier dans l'embarras à cause de ses
opinions politiques, mais il n'a évidemment jamais cru aux thèses
lyssenkistes, une véritable histoire de fous sur le plan scientifique.
Je me souviens d'une conférence à la Sorbonne où un type nous prêchait
le lyssenkisme en disant qu'en France si quelqu'un s'avisait de
défendre des thèses non mendéliennes, sa carrière était fichue.
J'avais levé la main : " ne charriez pas, il y a dix ans Teissier et
moi-même etc... et aujourd'hui nous sommes tous les deux professeurs à
la Sorbonne !", Monod dans son coin se tordait de rire. Bref, à part
une ou deux personnes, je ne crois pas qu'aucun biologiste français ait
jamais adhéré aux thèses lyssenkistes. Marcel Prenant qui était aussi
un personnage important au Parti communiste était embêté, peut-être,
mais je ne crois pas que lui-même y ait jamais cru. Il reste que pour
des chercheurs qui à l'époque étaient plutôt à gauche, l'affair"
a dû créer des cas de conscience...
Mais il y a eu des suites un peu ridicules, ce qui n'est pas allé sans
provoquer quelque confusion dans la communauté des biologistes
français. Confère la curieuse affaire des canards Pékin qui m'a valu
quelques discussions serrées avec Jacques Benoit un professeur du
Collège de France et son collègue P. Leroy du laboratoire de
photobiologie à Gif sur Yvette. En 1956, Leroy qui pratiquaient
l'élevage expérimental de `Pékin' prétendait avoir modifié la
morphologie de l'espèce directement grâce à des injections d'ADN. Je
lui avais dit que son affaire ne me paraissait pas très claire. À mon
avis il y avait eu une fraude, mais dont il n'était pas responsable. En
fait il avait bien injecté ses canards avec de l'ADN puis il était
parti en laissant son élevage se reproduire et, en son absence, ses
bêtes avaient crevé, ce que voyant l'un de ses assistants avait dû
acheter d'autres palmipèdes pour les remplacer l. Mais ni Benoit ni
Leroy ne voulaient admettre l'erreur de manipulation et ils étaient
d'autant plus certains d'avoir raison qu'ils étaient soutenus par la
direction du CNRS. Un jour de 1962, j'ai du défendre mon explication
devant un aréopage de professeurs du Collège de France ou j'ai été
assez mal reçu. D'un point de vue scientifique, il était impensable que
l'on puisse transformer un animal en lui injectant de l'ADN. Certes on
peut transformer des cellules en injectant de l'ADN, mais dans le cas
de cellules isolées, jamais par une injection directe dans un
organisme. L'erreur revient à confondre les phénomènes parasexués -
tous les phénomènes où il y a transfert matériel génétique par d'autres
mécanismes que celui de la sexualité - avec l'hérédité des caractères
acquis. Cette histoire de canards m'a aussi valu un appel téléphonique
du général de Gaulle qui voulait s'assurer de la véracité des canards
mutants du CNRS (aucun français n'avait eu le Nobel depuis
l'avant-guerre et il est possible qu'on ait envisagé une
candidature...).
La recherche doit rester proche de l'université
Tandis que j'étais à Gif, j'ai pris un enseignement lors de l'ouverture
de la faculté d'Orsay. J'ai d'abord enseigné la biogénèse, puis il y a
eu un poste de libre en biologie générale et je me suis porté candidat.
Contrairement à mes collègues Ephrussi ou Teissier, j'ai toujours aimé
enseigner. J'aime les idées générales, disons avoir une vision générale
de la biologie. Je dois dire que bien que P.-P. Grassé n'ait jamais été
très favorable à la génétique, il m'a soutenu pour obtenir cette chaire
de biologie générale où je suis resté de 1959 à 1967. C'était
d'ailleurs une excellente manière de recruter des chercheurs pour nos
laboratoires. Parmi mes étudiants, il y en a eu que je convertissais à
la génétique et que je pouvais ensuite faire entrer au CNRS. Comme la
faculté d'Orsay recrutait surtout dans l'ouest parisien, je donnais mes
cours devant un parterre de quelques cent cinquante jeunes filles en
fleurs, alors que les garçons faisaient plutot les grandes écoles.
C'est comme cela que j'ai pu recruter pas mal de jeunes personnes pour
les labos de Boris Ephrussi et de Madeleine Gans. L'enseignement
ennuyait Ephrussi. Il disait qu'on était obligé de dire des choses
fausses aux étudiants et c'est vrai, toute explication un peu générale
est plus ou moins fausse, en tout cas sujette à rectifications. La
certitude absolue dans les sciences n'existe pas. Quand sa chaire de
génétique avait été créée, Ephrussi m'avait confié la maîtrise de
conférence et Georges Rizet avait été nommé maître-assistant et c'est
ainsi que vers la fin de mon enseignement à Orsay, j'ai demandé à Rizet
de se charger de la génétique, je gardais le reste. Georges Rizet avait
fait des choses fort intéressantes sur la génétique non-mendélienne des
champignons.
Au milieu des années soixante, une réforme du CNRS a permis d'associer
les laboratoires universitaires. C'est l'exemple du laboratoire de
Claudine Petit avec le laboratoire de génétique des populations à Paris
7. En 1967, il y a aussi eu une réforme Aigrain (Pierre Aigrain étant
alors directeur des enseignements supérieurs) destinée à transférer
l'enseignement de la biologie générale dans le premier cycle, ce qui a
supprimé ma fonction à Orsay. Certes, je pouvais me remettre à
enseigner la génétique à Paris, mais j'ai fait remarquer à Aigrain
qu'il était absurde d'augmenter le nombre de généticiens en région
parisienne alors qu'il en manquait tellement en province. Il en était
d'accord et c'est ainsi que je suis revenu à Clermont-Ferrand. A
l'occasion de ma nomination à la fac de Clermont, il s'est d'ailleurs
produit le même phénomène que quelques vingt ans plus tôt à Paris à
propos d'Ephrussi. C'est-à-dire qu'il m'a fallu le soutien des
collègues physiciens, mathématiciens et chimistes et surtout médecins
pour que soit créée une chaire de génétique! Le doyen de la faculté de
médecine, Maignel, était l'un de mes anciens élèves parisiens et c'est
lui qui m'a demandé d'enseigner la génétique à la faculté de médecine.
Avec ces médecins, nous avions d'ailleurs créé à Paris une société de
génétique qui a formé pas mal de jeunes, Yves Rocher, Jérôme Lejeune
dont je ne partage pas les idées mais qui a été mon étudiant, etc.
C'est ainsi que la génétique de haut niveau a fini par s'implanter dans
les fac de sciences à partir de la fin des années soixante. Ephrussi et
moi, avons envoyé des élèves à Toulouse, à Bordeaux et à Marseille. À
la suite de cet effort, on peut dire que notre pays a peu ou prou
rattrapé son retard sur l'étranger.
La dysgénie hybride
À Clermont j'ai aussi bénéficié de l'aide du CNRS pour installer un
laboratoire. Nous avons mis en évidence les 'hylibrides' un autre
phénomène non mendélien caractéristique découvert par hasard. C'est
ainsi que si tout au long de ma carrière j'ai enseigné les lois de
Mendel, une nouvelle fois j'ai découvert des mécanismes génétiques qui
semblaient les transgresser. J'avais une fille professeur dans le
secondaire qui enseignait les sciences naturelles au Puy et au début
des années 1970. Un jour elle me demande de lui donner des mouches pour
montrer les lois de Mendel à ses élèves. Je lui ai donné une souche
normale et une souche Sépia et je lui ai dit : " tu les croiseras en
fonction des générations, tu auras 1/4, 3/4, etc." Mais elle a obtenu
une litière d'oeufs dont aucun n'a éclos, les femelles de la première
génération étaient stériles. Bref, cet incident a été le point de
départ d'une nouvelle recherche. Quand on fait le croisement d'une
souche qui porte le morceau d'ADN responsable de cette stérilité avec
une souche qui ne le porte pas, on obtient un ADN au comportement
aberrant qui se promène partout et les bêtes crèvent. Il
s'agit d'un phénomène très curieux qui a été découvert simultanément en
Amérique par Margaret Kidwell (U. Arizona à Tucson) et Hirazumi (U.
Texas) ainsi que dans notre laboratoire de Clermont-Ferrand. En fait,
un oeuf de mouche se souvient de l'âge auquel a été pondu l'oeuf qui a
donné naissance à sa grand-mère, à son arrière grand-mère, etc. On peut
changer une population de drosophiles en la perpétuant par des oeufs
vieux, par des mères vieilles, ou au contraire, par des mères jeunes.
Je crois que l'explication vient de chromosomes qui ont des séquences
mobiles et j'ai bâti toute une théorie là-dessus. Cet ADN baladeur est
devenu très à la mode aujourd'hui, on appelle cela la dysgénie hybride.
C'est le problème de ces morceaux d'ADN qui existent dans certaines
souches de drosophiles mais pas dans d'autres. La question était de
savoir si les phénomènes étudiés chez la drosophile ont un caractère
général , il s'avère que la dysgenèse hybride est très commune chez la
drosophile actuelle. Il s'est produit une évolution au niveau des
populations naturelles et on pourrait dire que les drosophiles ne sont
plus les mêmes que lorsque j'étais jeune. Elles ont changé, non pas par
sélection des gènes, mais par l'invasion de certaines séquences
nouvelles (IR, PN).
Voir aussi : 'L'hérédité non chromosomique', La Nature, 1962, pp. 233-240
Les mouches d'aujourd'hui Raymond Queneau |