Plusieurs réunions se sont déroulées dans l'éventualité de réaliser
une histoire du CNRS. La plupart des gens semblaient d'accord pour
rédiger une grande histoire. Mais plusieurs des anciens directeurs ne
se sont pas prononcés. Ceux que j'ai bien connu, Coulomb, Lejeune... ne
sont pas beaucoup intervenus. La seule réflexion faite par Coulomb a
porté sur la durée nécessaire, qu'il estime à une dizaine d'année, pour
la rédaction d'une histoire complète et détaillée. Personnellement, je
ne dis pas que c'est inutile de faire cette grande histoire, cela peut
être intéressant à envisager tant qu'il existe encore de nombreux
témoins, mais elle demandera évidemment beaucoup de temps. Je pense
qu'il faut faire les deux, notamment parce qu'actuellement, le CNRS n'a
pas tellement l'air d'intéresser le Gouvernement. Il faut donc le
défendre, et pour ça, je pense qu'une histoire courte est d'abord
nécessaire, une histoire dans laquelle on devra bien mesurer la part du
CNRS dans la recherche en mettant en évidence :
- Les laboratoires propres du CNRS et leurs effectifs ;
- Les laboratoires associés, ceux qui sont aidés par le CNRS ; ce sont
en général des laboratoires d'Universités, mais pas seulement. Ces
laboratoires ne sont normalement que des situations transitoires, mais
on sait bien que ces situations se perpétuent. Pour qu'un laboratoire
associé au CNRS ne soit pas renouvelé comme tel, il faut vraiment qu'il
y ait une insatisfaction quant à sa production scientifique.
- Les chercheurs qui sont dans les Universités.
La part des chercheurs dans les trois cas, la part des techniciens et
la part du budget, tout cela représente un gros travail
d'administration, qui ne peut être fait que par des administrateurs du
CNRS qui ont tous les documents passés, toutes les archives du CNRS à
leur disposition. Ceci rendrait bien compte la part réelle du CNRS dans
la recherche scientifique française.
J'étais d'abord assistant en zoologie, puis en 1939, je suis nommé sous-directeur du centre de Roscoff.
Le premier laboratoire maritime fondé en France et dans le monde, fut
en fait créé à Concarneau en 1859. Puis, Roscoff a été fondé en 1869
par Lacaze d'Utiez, qui créa également quelques années après celui de
Banyuls. Lacaze d'Utiez était un grand zoologiste, mais il avait des
idées un peu rétrogrades, il était fixiste.
En 1940, Jacob, alors directeur du CNRS, a fait un grand rapport en y
dressant un bilan de tous les laboratoires propres et associés au CNRS.
Le centre de Roscoff était considéré comme tel.
J'ai bien connu Jacob. C'était un grand professeur de géologie. Sous
l'occupation, il a en fait essayé de maintenir les choses. On se voyait
beaucoup, souvent je le raccompagnais chez lui. Je connaissais
plusieurs personnes dans ce quartier, dont Carré, le professeur de
littérature comparée, qui faisait aussi de la Résistance. J'allais donc
le voir, et il me mettait en relation avec certains de ses élèves,
pensionnaires de la Fondation Thiers, et qui avaient tout un réseau
d'adresses à me procurer pour caser les parachutistes Anglais ou
Américains tombés sur le territoire français.
Le centre de Roscoff était fermé pendant la guerre, il a seulement
fonctionné l'été 1942. Mais je m'étais fait domicilié à Roscoff, parce
que j'étais membre du réseau de Castille, le premier réseau rattaché au
Général de Gaulle en Grande-Bretagne. Je m'occupais de tout ce qui se
passait sur la côte, entre le nord de Brest et Trébeurden. On était
rattaché au réseau du colonel Rémy, que j'ai bien connu, mais seulement
après guerre.
Je suis arrivé en 1942 comme aide de conférence chez Pierre P. Grassé, au laboratoire d'évolution, 105 boulevard Raspail.
Je n'ai jamais compris les idées de Grassé sur l'évolution. Il était
anti-Darwinien. Mais qu'est-ce qu'il a mis à la place ? Je ne sais pas.
Il disait toujours qu'il allait sortir un livre sur l'évolution... Ce
qui est sûr en tout cas c'est qu'il n'était pas fixiste. Mais il était
tellement contre Darwin, qu'il pensait que tout le monde était
anti-Darwinien. Grassé était un grand monsieur, en général, plus âgé
que tous ses interlocuteurs et personne ne voulait le contredire. Mais
il n'était pas pour autant anti-généticien. Je peux le dire, j'ai
participé à ses cours, dont le cours de génétique. Dans les critiques
qu'il a pu faire sur le Darwinisme, il y a cependant des choses tout à
fait valables. Mais il n'a rien mis à la place ! C'est un sujet, sur
lequel, on ne parlait pas beaucoup, car il était assez incisif
là-dessus.
Grassé était aussi résistant. Il m'avait fait entrer dans un réseau, le
front national, je crois, dont il faisait partie. A ce moment-là, je
n'avais pas d'endroit où loger, Grassé m'a donc proposé de prendre le
logement de sa cousine, qui habitait près de la place d'Italie, et qui
venait de partir en province. On a donc pris le métro pour s'y rendre,
c'était le seul moyen de transport à l'époque. L'appartement était
vide, c'était un petit deux pièces, on a regardé dans les tiroirs : il
y avait plein d'armes à feu ! Sa cousine appartenait la Résistance,
mais que pouvait-elle bien faire avec ces armes ? Grassé les a prises
dans sa serviette et on est reparti en métro... Je me rappelle la fois, où l'on m'a présenté un jeune couple en danger
à qui il fallait absolument trouver une "planque" en attendant qu'il
puisse partir en province. Ils n'ont finalement pas réussi à partir,
ils ont été déportés, et ils sont morts, c'était fin 1942, au début de
la Résistance...
On peut dire qu'en fait de participation active à la Résistance,
l'Université n'a pas joué un rôle phénoménal. Il y avait seulement
quelques personnes qui y étaient. Dans le laboratoire de zoologie, nous
y étions presque tous. Il y avait Jacques Monod, Bernard Posonpez,
professeur d'entomologie à l'étage au-dessus, le professeur Legrand,
qui était communiste et qui a fait ensuite sa carrière à Poitiers, et
enfin, Marcel Prenant, dans le laboratoire d'à côté. Nous savions des
uns et des autres le moins possible en cas d'arrestation... Après la
guerre seulement, j'ai su exactement ce qu'avait pu faire Monod.
Ensuite, il y a eu bien sûr des réunions d'anciens résistants. Il y en
a eu une, en particulier, dans la grande salle du grand amphithéâtre du
Collège de France. Toutes les Universités de Paris étaient
représentées, ainsi que le Collège de France, le Muséum etc. On devait
être une soixantaine, pas plus. Jacques Monod, s'était acheté un képi
de commandant ; il était parfois un peu vaniteux... Il y a eu une autre
grande cérémonie pour la Résistance au grand amphithéâtre de la
Sorbonne en l'honneur de ceux qui comme Prenant revenaient des camps de
concentration. J'avais ma place au premier rang, sur l'estrade, côte à
côte, il y avait Chaban-Delmas et Georges Duhamel. Je connaissais
bien ce dernier. Avant la guerre, je me rendais chez lui,
où il y avait chaque vendredi soir une soirée musicale. D'abord, on
discutait, puis l'orchestre répétait ; Duhamel était bon flûtiste.
Durant ma carrière, j'ai eu son fils comme élève, quand j'étais chez
Grassé. Duhamel faisait parfois des choses d'assez mauvais goût... Et,
on n'était pas spécialement intime avec lui. Je me rappelle lors d'un
examen de son fils, Duhamel m'a invité à déjeuner. J'ai trouvé ça un
peu curieux, mais enfin... J'en ai parlé à Grassé, qui m'a dit : "Que
voulez-vous ? Moi j'irais. Ce serait pédant de refuser..."
Naturellement, on a parlé de l'examen. Son fils était très gêné, il ne
voulait pas qu'il y ait le moindre piston. Finalement, il avait
tellement travaillé, que lorsque l'on a additionné la totalité de ses
notes, il est arrivé major de sa promotion. Ensuite, il a échoué à son
examen de médecine... Mais pour moi, ce repas était très difficile.
A ses débuts, c'était un romancier très moraliste, mais à la fin de sa
vie, il était devenu impossible. Il était secrétaire perpétuel de
l'Académie française, on l'envoyait en délégations à l'étranger. Lors
d'une délégation au Japon dans laquelle j'étais, une grande réception
fut donnée en son honneur. Le prince héritier et plusieurs autres hauts
personnages y étaient conviés. Il affirma que sa femme ne pouvait se
rendre à cette réception en prétextant qu'elle n'avait rien à se
mettre, elle se fit donc offrir un manteau de vison par l'Ambassade de
France. Après cela, il se fit radié, plus aucune mission ne lui fut
confiée.
En 1946, Georges Teissier a succédé à Joliot ; il était auparavant son adjoint. Joliot l'avait
choisi parce qu'il lui avait semblé polyvalent. C'était après la
Libération ; nous avions alors certaines réunions entre anciens
résistants, nous étions une quinzaine, Teissier en faisait partie, et
c'est à ce moment-là que Joliot l'a choisi. Par la suite, il ne l'a pas
apprécié. Teissier était très rigide, un peu formaliste. Il a plutôt
été un directeur conservateur, qui n'a pas eu non plus la possibilité
de faire beaucoup de choses. Quand il est arrivé, il voulait être très
juste et très strict, mais il s'est heurté à des difficultés
budgétaires. Puis il s'est fait limoger à la suite d'un incident ridicule. Le
recteur de l'Académie de Paris, Roche, le directeur général de
l'enseignement supérieur (retrouvé mort dans un fossé de la forêt de
Fontainebleau) et Teissier avaient signé une lettre à en-tête du parti
des étudiants communistes. Même punition pour Frédéric Joliot qui s'est
fait injustement limoger par Bidault parce que lors d'un banquet
public, il avait un peu trop marqué son alliance franco-russe et son
appartenance au parti. Bidault a eu tort car Joliot était un grand
directeur. Les deux hommes ont été limogé à deux mois d'intervalle,
Joliot du C.E.A et Teissier du CNRS. Le départ de Joliot a tout de même été une grande perte. Georges
Teissier était quelqu'un de très bien, mais ce n'était pas un homme
d'une envergure exceptionnelle. Tandis que Joliot ! Depuis, il n'y a
pas eu beaucoup de physiciens de son envergure.
Teissier avait huit ans de plus que moi, c'était un libre-penseur,
athée comme moi. Par contre, son père était cévenol, et il avait la
mentalité d'un protestant des Cévennes, rigide sur certains points.
Georges Teissier était très heureux, une fois séparé de sa femme, il
fréquentait une fille très bien avec qui il a vécu pendant longtemps.
L'irrégularité de leur situation l'a énormément gêné, et il en a même
souffert. Sur tous les autres plans, il était assez rigoriste : à
Roscoff, il y avait un bâtiment spécialement réservé aux étudiantes. Il
n'admettait pas d'y voir des hommes... Il était communiste, parti dans
lequel il est entré par le biais de son amie.
Sur le plan
scientifique, on peut dire que Teissier a été le promoteur de la
biométrie en France. Julian Huxley l'avait développée en Angleterre. Il
est le premier à avoir écrit sur la croissance relative ; son livre a
eu un très grand succès.
La biométrie a ouvert des voies nouvelles en biologie. Assez
curieusement, Huxley, qui était le frère du romancier, n'était pas un
bon mathématicien, il avait beaucoup de mal à comprendre ce qu'était
une exponentielle. Or, l'étude de la croissance a pour base les
mathématiques. Teissier quant à lui était un ancien "taupin", et il
avait une très haute culture des mathématiques. D'ailleurs, la grande
relation des croissances relatives : Y = AX exposant (a + b), s'appelle
la relation de Huxley-Teissier. En réalité, elle a été découverte bien
avant, mais ce sont eux qui l'ont mise en vogue. Maintenant la biométrie est dépassée. Elle n'est plus appliquée que
lorsque l'on étudie un groupe d'animaux nouveaux ou une espèce
nouvelle, présentant des phénomènes de croissance un peu curieux, ou
anormaux.
Je me suis inscrit au parti socialiste quand j'étais à l'ENS. Au bout de six mois, je n'allais plus aux réunions, certaines
étaient intéressantes, d'autres beaucoup moins... Nos réunions se
déroulaient dans un bistrot, à l'angle de l'avenue des Gobelins et du
boulevard Saint-Marcel. Lors de l'une d'elles, nous avons rencontré
Vincent Auriol, qui à l'époque n'était pas très connu. Nous avions des
idées divergentes, il était pour le maintien des colonies, moi pas,
cela m'a un peu écoeuré, c'est à ce moment-là, que j'ai déserté le
parti socialiste. Jacques Monod lui, a adhéré au parti communiste, bien
qu'avant la guerre, il était plutôt anti-communiste. Monod, Joliot,
Teissier étaient adhérents au Front National. Tous ses anciens
résistants communistes, se sont retrouvés au sein du Front national
universitaire après la guerre, par contre moi, je n'en faisais pas
parti, je faisais parti du réseau CND de Castille (Compagnons de
Notre-Dame de Castille), nous avions ordre de ne participer à aucun
autre mouvement.
A la Libération, la communauté scientifique
française était plus ou moins de gauche, mais personnellement, je ne me
suis jamais rapproché du PC. Je ne suivais pas tellement les affaires
politiques d'ailleurs, je n'avais pas l'esprit à cela. Teissier a
certainement été poussé par le Parti communiste pour sa nomination en
tant que directeur du CNRS. Je me rappelle son attitude pendant l'affaire Lyssenko'.
Les Russes
avaient pourtant un très grand généticien, Vavilov, mais il est mort en
prison. Lyssenko, l'avait évincé. A ce moment-là, le règne de Staline
se permettait tout. Teissier était un très bon généticien, et il était
donc capable de
juger que cette affaire relevait bien de la foutaise, pourtant il
n'en a pas fait état auprès de ses élèves de l'Ecole Normale qui
attendait une réaction de sa part. Tandis que, Brachet, un de ses
collègues belges, qui lui aussi appartenait au parti communiste, a fait
le voyage, pour rencontrer Lyssenko et s'est rendu compte de la
supercherie. Les généticiens communistes n'ont pas été très honnêtes,
contrairement à Brachet. Je me souviens aussi de ce jeune normalien, de
21 ou 22 ans, dont je ne
me rappelle plus le nom, c'était un jeune homme assez brillant
généticien, qui se trouvait être aussi amoureux de la fille aînée de
Teissier, Marianne. Il était très troublé lui aussi par l'affaire
Lyssenko. Il s'est suicidé en se jetant du quatrième étage de l'Ecole
Normale. On a attribué son suicide à sa déception amoureuse, mais il
faut y voir sans doute aussi une conséquence de l'affaire Lyssenko.
Cette affaire a provoqué un grand chambardement. Il y a même eu une
polémique à ce sujet provoqué par Prenant qui avait rédigé un article
mi-figue mi-raisin. Il a été attaqué par André Lwoff très durement
après. Il ne le méritait pas.
Roscoff au début des années 1950 : assis de g. à d., Georges Teissier, Maurice Caullery, ?, Pierre Drach.
Debout à g., Claude Lévi, à d., Marcel Prenant (photo C. Lévi)
J'ai été nommé en décembre 1957. En fait, j'ai réellement commencé
en 1958 et j'y suis resté jusqu'en janvier 1964. J'ai quitté mon poste
à la nomination de Gallet, un chimiste de Toulouse. J'étais professeur titulaire à la Sorbonne, à titre personnel, je
n'avais pas de chaire. Et j'étais sous-directeur de la station
biologique de Roscoff, où je faisais beaucoup de travaux, et où je
passais la moitié de mon temps. Dès que j'avais fini mes cours, je me
rendais en fait à Roscoff pour travailler. Un beau jour, j'ai reçu un
télégramme de Jean Coulomb, qui venait de succéder à Gaston Dupouy. Il m'écrivait
simplement qu'il souhaitait me parler d'océanographie, domaine qu'il ne
connaissait pas, etc. Je m'apprêtais à lui répondre, mais pas sur
l'instant ; je n'avais pas du tout senti ce qu'il y avait derrière
cela. Georges Teissier qui était directeur de Roscoff, lui, avait parfaitement
compris. D'autant que, comme j'étais son adjoint, Coulomb, par
déférence, lui en avait d'abord parlé. Teissier évidemment avait dit
qu'il était tout à fait d'accord. Lorsqu'il a vu le télégramme, il m'a
donc suggéré de répondre positivement à la proposition qui m'était
faite et ce le plus rapidement possible. Je lui ai d'abord dit que
j'étais dans une série de travaux et que j'y répondrais plus tard. Il
m'a alors conseillé de filer tout de suite à Paris en ayant simplement
l'air de dire qu'on ne pouvait pas faire attendre le directeur général
du CNRS... Je me suis donc rendu à Paris et j'ai vu Coulomb. Lejeune,
qui était déjà directeur adjoint pour les sciences humaines (il avait
été choisi par Dupouy) était également présent. Coulomb m'a alors fait
son offre et m'a demandé de répondre très rapidement. J'ai consulté
quelques amis, et j'ai accepté.
Jean Coulomb avait d'abord été l'adjoint de Dupouy, avant de lui succéder.
Dupouy a été un directeur très efficace. Il a fait beaucoup de choses.
Puis, à Toulouse, il a été à l'origine de tout le développement de la
microscopie électronique de haute puissance (Microscope électronique à
trois millions de volts...) C'était un très grand technicien de
l'électronique, et une personnalité assez fascinante. Souvent, quand il
venait à Paris, ou quand j'allais à Toulouse, on déjeunait ensemble. Il
m'a raconté toute sa vie. Au début du siècle, il a été un peu comme
l'assistant du plus grand pianiste français de l'époque, Planté, qui
faisait des tournées dans toute l'Europe. Il a ensuite participé à des
courses automobiles... Enfin, il était très attaché à son laboratoire.
Il n'avait qu'un complexe, c'était sa petite taille.
J'avais la charge de la biologie, de la chimie et en plus, pour
soulager Coulomb et aussi parce que ça m'intéressait, j'avais pris la
minéralogie. Coulomb, quant à lui, s'occupait plus particulièrement des rapports
avec les ministres. Nous étions en rapport avec le celui de
l'Education Nationale, le Secrétaire d'Etat à la recherche scientifique... Avec certains, nous nous sommes bien entendus, avec
d'autres, moins. En particulier, avec un ancien sénateur de l'Isère,
ministre radical socialiste, qui nous avait reçus, mais qui ne
s'intéressait visiblement pas au CNRS. Il a tout de suite attaqué la
section de philosophie. A la fin, Coulomb sans se fâcher lui a répondu
que s'il voulait la supprimer, ça ne changerait pas grand chose. Cette
section ne représentait en effet que 1/10000ème du budget du CNRS !
Nous avons eu par contre de bons ministres sous de Gaulle, comme
Pierre Guillaumat, qui était son Secrétaire d'Etat à la recherche
; il a aussi occupé à un moment un poste au ministère de la Marine. Je
l'ai beaucoup apprécié.
A la direction du CNRS, il fallait qu'il y ait un directeur présent
toute l'année. Le centre n'était jamais fermé. Coulomb et moi, nous
nous partagions le mois d'août. Le directeur des sciences humaines
quant à lui n'était pas au courant des affaires scientifiques et du
gros budget (les sciences humaines représentaient à peine 1/20ème du
budget). On passait parfois une nuit, couché sur un divan, à côté du
téléphone, prêts à nous rendre à l'Assemblée nationale avec nos
dossiers sur appel de notre ministre.
La
direction générale du budget fonctionnait aussi toujours au mois
d'août. Je me rappelle m'y être rendu avec un rapport à défendre sur
les 'RCP' (recherche coopératives sur programme), que l'on venait
d'introduire au CNRS. Je pense que les RCP ont marqué une grande date
dans l'histoire du centre. Nous avons débuté ces actions avec un
physico-chimiste de Bordeaux, qui travaillait sur la chimie du carbone.
Cela a entraîné la création d'une chaîne
Bordeaux-Paris-Nancy-Strasbourg, qui a très bien réussi, et qui s'est
même amplifiée ; la chimie physique a donc inauguré les RCP, qui ont
ouvert un chapitre nouveau au budget. Le
rapporteur fût très intéressé. Par la suite, on a fait les 'ATP'
(actions thématiques programmées) qui n'étaient finalement qu'une
extension des RCP.
En 1959, j'ai été responsable du pavillon
scientifique à l'exposition du parc Sokolniki. Nous avons eu la visite de Nikita Kroutchev, et j'ai pu y faire
sa connaissance (grâce aux interprètes dont le prince Fontagenikov,
interprète attitré du Général de Gaulle). Le pavillon
français a eu un gros succès, contrairement à l'exposition
américaine qui n'était qu'un étalage de produits industriels comme des
frigidaires, des appareils de chauffage... Kroutchev s'est beaucoup intéressé aux affaires agricoles. C'était une
exposition très importante de part son objectif et de part son
affluence. Des
journaux anti-communistes, comme le Figaro, ont dénigré son succès,
notamment en écrivant que le gouvernement russe voulait empêcher le
public d'y assister. Il y avait en effet un problème lié à la gestion
de l'affluence. Le parc Sokolniki, qui accueillait l'exposition ne
contenait que soixante mille places, le gouvernement russe était bien
allé jusqu'à en autoriser quatre-vingt mille, mais on ne pouvait aller
au-delà sans que cela ne devienne dangereux.
A ce moment-là, je ne savais pas du
tout que Jean Coulomb allait partir trois ans après ni qu'il serait
remplacé par Pierre Jacquinot.
Quand Coulomb est parti, il était en fait très
fatigué. Il faut dire qu'il était très sollicité, et cela à n'importe
quel moment. C'était en effet un métier assez effarant, avec des
sollicitations des chercheurs, des collègues et des directeurs de
laboratoires qui venaient naturellement réclamer davantage d'argent. Ce
qui
est normal, mais ce qui n'est pas toujours facile à gérer. De mon côté,
j'ai toujours essayé de recevoir tout le monde et d'être ponctuel. Je
me ménageais des plages horaires assez larges pour honorer mes
rendez-vous, etc. Ce contact direct était une chose très agréable, mais
nous avions, Coulomb et moi, peut-être moins Lejeune, des journées de
dix à onze heures. Pour revenir à Jacquinot, je l'ai rencontré en
faisant visiter
Bellevue, où il y avait un laboratoire de physique, au ministre de la
recherche scientifique, qui était également ministre de la Guerre de
l'époque. C'est après qu'il a remplacé Coulomb. A cette époque, le
directeur général était toujours un physicien ; ce
qui était tout à fait normal puisque le plus gros budget leur revenait.
Le CNRS peut d'ailleurs s'enorgueillir d'avoir eu deux Nobel en
physique depuis, les professeurs Kastler et Louis Neel. Ce dernier avait pour ambition de faire de Grenoble un centre Universitaire
plus important que Paris. Je l'ai bien connu. Il était issu de la
promotion précédente. C'était l'assistant de Weiss, un des pionniers du
magnétisme dans les années 1931-1932. A l'époque, je faisais mon
service militaire à Metz. Un dimanche sur deux, j'allais en Alsace,
souvent à Strasbourg, et je le voyais beaucoup à ce moment-là. Weis
était un ami de mon père, et quand je me rendais à Strasbourg, je
dînais souvent chez lui où je rencontrais Néel. Par la suite je l'ai
perdu de vue. Je pense qu'il a été, un des deux ou trois universitaires les plus
efficaces, dans l'organisation de la recherche scientifique en France.
Néanmoins, avant de quitter la direction du CNRS, je me suis mis d'accord avec Jacquinot sur le choix
d'un successeur. J'avais proposé un biologiste pour l'équilibrage et
parce que c'était un homme dont je connaissais les talents
administratifs, le Doyen de Strasbourg, un embryologiste, professeur de
biologie. Malheureusement, il avait six ou sept enfants et la
rémunération de Directeur du CNRS ne lui permettait pas de se trouver
un appartement sur Paris, ce qui l'a empêché d'accepter l'offre qui lui
était faite. Le traitement d'un directeur du CNRS est équivalent à
celui d'un professeur de Faculté, guère plus. Et même un peu moins !
Nous nous sommes donc orientés vers Fernand Gallais, directeur d'une grande
école de chimie à Toulouse. Il a été un excellent directeur sur le plan
administratif, certainement bien meilleur que moi. Mais sur le plan de
la biologie... Sans prétention, j'ai essayé de lui expliquer un peu
l'épistémologie des sciences biologiques, mais cela ne l'a intéressé ni
au niveau de leurs fondements, ni au niveau des interrelations entre elles et qui ont toujours été compliquées, comme on peut
aussi le voir avec les sections, où il y a toujours des chercheurs
renvoyés de l'une à l'autre. Des gens qui faisaient de la biologie
cellulaire peuvent tout aussi bien se retrouver en physiologie, en
biologie cellulaire ou en biochimie.
Personnellement, j'ai eu des affinités particulières,
auxquelles je ne
m'attendais absolument pas, notamment avec la commission de
médecine du Comité national qui était présidée par Louis Bugnard. A ce moment-là, il
n'existait pas de grand organisme médical, et il était aussi le
président de ce que l'on appelait, l'Institut National d'Hygiène (INH), rue
Léon Bonnat. C'était un homme charmant avec qui j'ai eu d'excellentes
relations. Dans cette commission, je retrouvais toujours les mêmes
personnes, dont le professeur Robert Debré. Je l'ai revu, il y a sept
ou huit ans, lors d'une réunion d'anciens directeurs du CNRS, à
laquelle étaient conviés les membres les plus connus, les "membres
permanents" des commissions, puisqu'ils ont toujours été réélus. Robert
Debré devait avoir 97 ou 98 ans ; je suis allé au-devant de lui et je
lui ai rappelé mon nom. Il m'a dit : "Mais enfin, Monsieur Drach,
pourquoi vous imaginez-vous que je vous ai oublié ?" Il y avait bien
douze ans que j'avais quitté le CNRS et que je ne l'avais pas revu..
J'ai assisté à la fondation de l'Inserm par le Ministre de
l'Intérieur de l'époque, qui était aussi celui de la Recherche et de la
Santé (Raymond Marcellin), mais il ne s'intéressait ni à la santé ni à
la recherche. La création de cet organisme a été longue. Un premier
plan de division en sections avait été élaboré, ils y ont finalement
renoncé pour opter pour un deuxième. J'y ai assisté car cela
m'intéressait, bien que je ne sois pas médecin ; je n'intervenais
d'ailleurs pas beaucoup. En fait, la section de médecine a toujours été active au CNRS,
mais elle n'a jamais empiété sur les autres sections. L'Inserm a donné
un développement plus vaste à la recherche médicale et je suppose que
maintenant, il existe une division en sections spécialisées. La section
de biologie médicale du CNRS quant à elle intègre des personnes de
sections nettement moins bien définies. Entre la biochimie, la
physiologie et la biologie cellulaire, c'était terrible, et il y avait
toujours un problème d'équilibre. Mais on ne pouvait pas fixer de règle
numérique car le niveau des candidatures n'était pas toujours
équivalent. Ceux qui étaient pris par les sections faisaient partie des
nouvelles entrées. Pour les promotions du grade d'attaché à celui de chargé il fallait par
contre passer devant le Directoire. Là, c'était un énorme travail, car
les candidats ne pouvaient pas tous passer. Alors, il fallait les
défendre et prendre ses responsabilités. Nous prenions ainsi position
pour les personnes que nous pensions, avoir de l'envergure. Je veux
dire que la préparation du Directoire était une chose très lourde.
C'était une grosse responsabilité. Passionnante, mais très dure.
Plongée sous-marine et batyscaphe
J'ai fait mon apprentissage de plongeur sous-marin en 1947. Taillès
était commandant d'un groupe de recherche scientifique, un groupe de
physiologie de la plongée. Cousteau était commandant en second. J'ai
ainsi fait parti de la première génération de plongeurs en 1947. Il y
avait déjà les premiers appareils de pression à l'époque.
On ne connaissait pas bien alors les lois de la plongée. Mon moniteur
de plongée s'appelait Lafargue, c'était le meilleur plongeur de notre
groupe, mais en septembre 1947, lors d'une plongée, il n'est pas
remonté.
Depuis, la marine a édité un manuel sur la pratique de cette activité
et de ses limites.Mais on s'est aussi aperçu que suivant les individus,
l'organisme ne réagissait pas de la même façon dans exactement les
mêmes conditions de plongée.
Il y a beaucoup de thèses de spécialités qui ont été faites en plongée.
Pour l'étude des eaux superficielles et pour les travaux côtiers, il
valait mieux faire de la plongée, c'était plus crédible et plus
sérieux. Plus récemment, la thèse de Laubier sur le peuplement des
fonds rocheux du littoral pyrénéen n'aurait pu être rédigée, s'il
n'avait pas plongé.
En 1947, lors d'un recensement, nous étions 27 tous formés à l'arsenal
de la marine à Toulon. En 1967, avec les différentes fédérations de
plongée, le recensement comptait plus de 27000 licenciés.
Personnellement, j'étais convaincu de l'importance de la plongée pour
la recherche. J'ai aussi été directeur de l'institut d'océanographie de
l'Indochine à Niatrang, tout en gardant une chaire à la Sorbonne et
j'ai pu remarquer que les plongeurs vietnamiens étaient bien meilleurs
que nous. Lors de mon séjour à Niatrang, il y avait le commandant
Alina, officier de la marine française, c'était également un excellent
plongeur. J'ai pu constater ses talents ; Alina a dû plonger pour
récupérer dans la cabine de pilotage le carnet de bord d'un bateau
français coulé par les vietminh ; ce document était très important pour
le gouvernement français. Il a dû le rechercher dans l'estuaire du
Mékong, dans des eaux où la visibilité était de moins de vingt
centimètres.
La sphère du premier bathyscaphe était faite en Belgique par un physicien belge, mais je ne l'ai pas pratiqué. Il allait à 4000 seulement. Déjà là, la marine française l'avait sous son commandement ; elle s'était occupée des expéditions Franco-Belge. Le Bathyscaphe avait plongé dans la fosse de Dakar, c'est à ce moment-là, que l'on a eu l'idée d'en faire un qui pourrait aller plus loin. Pierre Wilm était le concepteur du bathyscaphe. Il était ingénieur du génie maritime. J'ai fait des plongées, notamment la dernière plongée du Bathyscaphe 11000. J'ai même participé à la première dans la fosse de Porto-Rico, c'était assez décevant, nous avions rencontré que le vide. Les très grandes profondeurs ne sont pas très fructueuses, par contre j'ai fait une plongée très intéressante à 5000 mètres, à l'entrée de la baie de Tokyo. Mais là, nous avons rencontré un problème avec la Marine. Le commandant Houaut voulait absolument avoir le monopole des photographies. S'il les avait faites lui-même, ça aurait été très bien, mais il confiait cette tâche à des officiers, jeunes lieutenants de vaisseau et le résultat a été catastrophique : un film sur deux a été perdu. Il y avait tout de même derrière le bateau, le 'Marcel Le Bihan', un ancien bateau allemand qui repêchait des hydravions, il remorquait un petit sous-marin, sur lequel était placée la partie plongeante du Bathyscaphe. Le sous-marin plongeait et portait les gallons d'essence. Sous cellophane maintenant, ça pourrait très bien marcher, les appareils actuels peuvent aller jusqu'à 3500-4000 mètres.
L'affaire du Bathyscaphe s'est terminée de façon malheureuse et je dois dire que les
officiers de marine que commandait Houaut porte la responsabilité de
l'échec de cette mission. Une coopération de la marine était
indispensable, car il fallait que ce soit un officier qui commande la
plongée. C'était un sous-marin de grande profondeur. La
superstructure était pleine d'essence. Lors d'un typhon, le Bathyscaphe dont Houaut était le conducteur,
s'est rabattu sur le 'Marcel Le Bihan', auquel il était rattaché.
Toutes ses tôles ont été brisées, il y a eu une perte d'essence très
dangereuse, et s'en fût fini. Pourtant, le bateau radôme Japonais nous
annonçait des queues de typhon de très loin, mais aucune mesure n'a été
prise. Après la campagne du Japon, en 1967, le Batyscaphe n'a plus rien
fait. Cela coûtait trop cher, il fallait un bateau pour le remorquer.
Maintenant, on s'intéresse aux sources chaudes, c'est beaucoup plus
spectaculaire. Je pense qu'on pourra le ressortir un jour. Il est sous cellophane pour
le moment. Il lui faut un bateau d'accompagnement, c'est assez lourd.
En tout cas, sans aller très loin, il y a beaucoup de choses à faire en
Méditerranée.
Il y a beaucoup de formations que l'on a pu voir en mer profonde,
surtout en Grèce. La plongée de Grèce a été très fructueuse. Il y a des
mystères zoologiques dans le fond de la Méditerranée et dans le fond de
tous les océans. Il faudrait avoir une "suçeuse" extrêmement active
pour aspirer assez vite ces régions-là.
L'empereur Hirohito
L'empereur du Japon, nous
a convoqué dans son laboratoire Jean Marie Perez et moi, avec un ancien
ambassadeur du Japon en France qui nous servait d'interprète. Je pense
qu'il a reçu beaucoup de zoologistes. Georges Teissier a été reçu par
l'Empereur, bien qu'il fût communiste. L'Empereur lui-même faisait de la recherche systématique comme un
chercheur du Museum. Il était très intéressé, il nous a posé beaucoup
de questions, notamment sur le canal de Suez. Il avait des collections merveilleuses avec des préparations
admirables, sous matière plastique : les animaux marins semblaient
comme dans l'eau, à l'état naturel. Par comparaison, le musée
d'histoire naturelle de Tokyo à l'époque était lamentable. J'ai un tiré à part de l'empereur du Japon, un ouvrage systématique,
les dessins sont de lui. C'est le style qui est repris pour le dessin
des hydraires, des êtres vivants ressemblant plus à des plantes qu'à
des animaux. C'était un bon spécialiste d'un groupe d'invertébrés
marins. C'est également sur son yacht qu'un spécialiste de crustacés a
répertorié une faune générale de tous les crabes du Japon, totalement
inconnue avant.
Jean Marie Perez qui m'a succédé au Japon n'a malheureusement pas pu
faire de plongées. Il a eu le seul avantage, comme plusieurs
zoologistes, d'être reçu par l'Empereur du Japon.
J'ai eu une carrière passionnante parce que très diversifiée. Après
la guerre, j'ai été entre autres quatre mois au Brésil, où j'ai fondé
en 1948 un groupe de recherches sous-marines, dans la baie de Rio,
c'était magnifique, les eaux étaient limpides. J'y suis retourné bien
après et j'y ai découvert un égout ! J'ai été un peu à cheval sur la
biologie des animaux marins et sur l'océanographie. Et c'est un peu
gênant pour me situer de façon très précise. Je ne suis pas uniquement
océanographe-biologique. Au départ, j'étais, disons, plutôt zoologiste
ou zoophysiologiste d'animaux marins, ensuite je suis devenu
océanographe-biologiste. Cela s'est décidé lors de mon troisième cycle
d'océanographie, quand j'étais professeur à l'Institut d'océanographie,
lorsque nous avons fait toutes ces campagnes. A ce moment-là,
nous étions peu nombreux. Beaucoup de gens s'intéressaient aux animaux
marins, mais très peu à l'océanographie ; aujourd'hui, c'est différent,
ça c'est vraiment développé.