De G. à Dr., le ministre C. Fouchet, le genéral De Gaulle et P. Jacquinot à Meudon-Bellevue, 18 mars 1965 (cl. CNRS)
Comment devenait-on chercheur dans les années trente monsieur Jacquinot ?
Aprés avoir passé l'agrégation, je n'avais pas envie d'être professeur
de lycée. Je désirais faire de la recherche et ne faire que ça pendant
un certain temps. Ce qui était merveilleux, c'était que cela soit
possible grâce à la nouvelle caisse de la recherche scientifique.
J'étais un gosse de 23 ans à la noble fonction de "préparateur
temporaire à la faculté des sciences de Nancy". Il s'agissait d'une
fonction précaire, mal payée, mais d'un titre dont je suis resté très
fier, peut-être celui dont je suis le plus fier. Mon patron était un
très estimable professeur, monsieur Croze, avec lequel j'avais préparé
le diplôme d'études supérieures. Croze était en rapport avec Aimé
Cotton et il m'avait recommandé. En tant que "préparateur", j'avais
commencé à faire un peu de recherche, mais naturellement, avec des
moyens minables.
Les laboratoires des universités de province étaient mal équipés avant-guerre ?
Si on pouvait obtenir un petit appareil de rien du tout, c'était le bonheur!
Vous lorgniez sur vos collègues de la Sorbonne avec envie ?
Mais je ne les connaissais même pas ! Il n'y avait aucun déplacement.
C'était la nuit. Donc, mon patron m'a recommandé à monsieur Cotton, qui
était alors un personnage assez considérable. Une grande influence dans
le système scientifique français. Aimé Cotton avait deux chaires de
physique à la Sorbonne, l'une s'intitulant "Chaire des recherches
physiques". Il avait un laboratoire à la Sorbonne tout en dirigeant un
laboratoire à Bellevue où il avait fait construire le grand
électro-aimant en 1927. Celui-ci avait été le premier grand instrument
national. Les gens venaient y travailler pendant huit jours, un mois et
il y avait quelques chercheurs permanents. Aimé Cotton était donc le
directeur-fondateur de ce petit laboratoire qui comptait une dizaine de
chercheurs et était installé à Meudon-Bellevue. Cotton s'est
débrouillé, je ne sais comment, pour me faire avoir une bourse de la
Caisse Nationale des sciences et j'ai quitté Nancy en octobre 1933.
Avec laquelle vous êtes donc allé travailler au laboratoire de Bellevue...
24 heures sur 24, si je puis dire. J'exagère à peine. En ce temps là, on arrivait au laboratoire à 8 heures et demi et on repartait à 7 heures le soir. On venait le samedi et souvent une partie du dimanche. Comme on dit aujourd'hui, c'était dingue. C'est très bien expliqué dans le livre de Dominique Pestre. Les jeunes chercheurs étaient complètement isolés. C'était une sorte de doctrine de la part des patrons de ne pas donner de sujets, de ne pas diriger - au sens du dirigisme - la recherche des jeunes, mais de les laisser trouver leurs sujets tout seul. Ça partait d'un bon sentiment et ça pouvait avoir un effet formateur. A l'inverse, s'il était incapable de travailler tout seul, il finissait par pourrir dans son coin.
Il y avait quand même du travail d'équipe autour de cet électro-aimant ?
Non. On planifiait l'utilisation de l'électro-aimant. Et l'homme qui faisait cela était Gaston Dupouy, le sous-directeur du laboratoire en 1933-35. Effectivement, l'utilisation de l'électro-aimant était planifiée, mais les gens qui venaient travailler étaient juste un ou deux. Salomon Rosenblum par exemple, travaillait avec un collègue. Louis Leprince-Ringuet venait avec deux, trois personnes. Pierre Auger avec un gars. L'intérêt de cet appariel est que lorsqu'on met de la matière dans un champ magnétique, elle voit ses propriétés changer et l'étude de ces changements est un grand chapitre de la physique. Pour cela, il faut des champs magnétiques à la fois intenses et étendus d'où l'intérêt des gros électro-aimants.
Comment Auger et Leprince-Ringuet sont-ils passés ensuite aux particules ?
Quand vous lancez une particule électrisée dans le vide, sa trajectoire
peut être courbée si elle traverse un champ magnétique. Cette courbure
dépend de sa masse et de sa vitesse. Si vous voulez étudier la masse et
la vitesse des particules des rayons cosmiques par exemple, ou celles
qui sortent d'un corps radioactif, vous les placez dans des champs
magnétiques et vous observez comment leurs trajectoires sont courbées.
L'electro-aimant servait à un certain nombre de choses, dont l'étude
des particules. Mais pas uniquement. Par exemple, j'ai fait ma thèse en
étudiant grâce à lui, la façon dont la lumière émise par des corps se
modifie quand on place ceux-ci dans un champ magnétique. Cela n'a rien
à voir avec l'étude des particules.
Le rôle d'Aimé Cotton ?
C'était quelqu'un
d'épatant. Il ne s'est pas beaucoup occupé de moi comme chercheur, mais
c'était en raison du système. Cotton était un homme moralement
remarquable. Il a consacré sa vie à la science, sans compter ses
engagements pour des nobles causesi. Mais ce sont des mots trop
précis, des étiquettes. Je ne pense pas qu'il appartenait à un parti.
Sa femme, oui. Elle était très engagée, mais pas lui. Madame Cotton a écrit un livre sur son mari,
dans lequel elle raconte l'anecdote suivante. Aimé Cotton faisant une
visite de candidature pour je ne sais plus qu'elle chaire ou Académie,
à quelqu'un qui lui dit : "Je vais quand même me renseigner un peu à
gauche et à droite sur ce que vous avez fait." Et Cotton :
"renseignez-vous plutôt à gauche !" C'était un homme aux idées
généreuses. Mais les idées généreuses ne sont pas qu'à gauche.
Vous-même, comment est venue votre vocation pour la recherche ?
J'ai eu deux idéaux dans ma jeunesse. L'un, d'être professeur, l'autre,
de faire de la recherche. Ça ne pouvait pas mieux tomber et je peux
dire que j'ai fait dans ma vie ce que je voulais faire. Je n'avais
jamais imaginé faire de l'administration, mais je ne pense pas en avoir
vraiment fait. Je suis le fils d'un officier, très militaire,
qui a été tué à l'âge de quarante ans en 1916. J'avais devant moi cet
exemple très beau, mais je n'ai jamais été tenté par le métier des
armes. Pendant la (deuxième) guerre, je n'ai pas été mobilisé. On était
plus ou moins embringués dans une espèce de mobilisation scientifique
parfaitement inefficace. Nous faisions des
choses très intéressantes, mais pour nous. Personne ne nous disait :
"Travaillez sur tel sujet". C'était : "Faites ce que vous voulez", une
absence complète de directive. C'était probablement l'habitude de
l'époque, de laisser les gens faire ce qu'ils voulaient. Je dois dire
que par réaction, j'ai été un patron dirigiste du
Laboratoire Aimé Cotton. Enfin dirigiste, cela veut dire que je
m'occupais beaucoup des chercheurs : "Voilà tel sujet, il faut
travailler dessus". Je cherchais à coordonner, c'était du dirigisme.
Pendant la drôle de guerre, vous pensez qu'il y a eu gaspillage du potentiel scientifique français ?
Il m'est difficile de répondre. Chacun voyait son petit univers autour de lui. On nous disait : "Faites ce que vous voulez qui puisse avoir des applications militaires". J'avais une idée et nous l'avons développée. Ça n'a servi à rien, mais ça m'a beaucoup intéressé. Je travaillais en binôme avec un autre chercheur du Laboratoire Aimé Cotton, qui s'appelait Guillien. Notre idée était d'analyser les bruits d'avions. On reçoit un bruit d'avion à travers un microphone et on essaye de l'identifier grace à ce qu'on appelle son spectre sonore. Jusque-là, je faisais mes recherches sur la spectroscopie de la lumière. Et il y a une certaine parenté entre la spectroscopie de la lumière et celle des bruits. Il y a des idées et des concepts communs. On a donc fabriqué des appareils d'analyse des bruits d'avions. Mais personne n'est jamais venu recueillir ce que nous avions fait. Mais pour moi, cela m'a appris beaucoup d'électronique.
Est-ce qu'à l'époque, vous étiez en contact avec des gens comme Léon Brillouin ?
Non. Je vous renvoie au livre de Pestre, Brillouin était un des rares
théoriciens français vraiment dans le mouvement de la physique
théorique mondiale. La physique théorique française était très en
retard. Je n'ai pas eu de rapports avec Léon Brillouin, si ce n'est
qu'il était membre de mon jury d'agrégation. C'était un homme pour
lequel on avait beaucoup d'admiration, tout en le considérant comme un
peu bizarre, marginal. Justement, il faisait des choses qui n'étaient
pas enseignées dans les universités et qui étaient très en avance sur
la physique française de l'époque. Il a pratiquement toujours travaillé
seul. Par la suite, il est parti aux Etats-Unis. Je pense même qu'il a
acquis la nationalité américaine, ce que les français lui ont beaucoup
reproché ensuite. Il n'a jamais été élu à l'Académie des sciences alors
qu'il avait naturellement tout le mérite scientifique nécessaire.
Yves Rocard non plus...
C'est tout à fait différent. Rocard est un homme extraordinaire. Il a exercé une influence considérable sur la jeune génération après la guerre. Les Aigrain et autres ont étés marqués par lui. C'est un homme aux opinions extrêmes et tranchées. Mais très pénétrant, une intelligence fulgurante. Curieusement, il n'a pas laissé d'oeuvre scientifique. Il était probablement trop intelligent pour cela. Il avait un esprit d'analyse très incisif, mais il n'a pas fait de création proprement dite. Il a inspiré des gens, mais n'a pas d'oeuvre personnelle, ce qui à mon avis ne diminue en rien son mérite. Il y a différentes façons de briller intellectuellement. Quant à la radiesthésie, j'ai voulu y regarder de plus près. J'ai lu ses livres. Le second ("les sourciers") est bien meilleur que le premier. Cela étant, je n'entreprends pas de défendre la fausse science et à propos de l'élection de Rocard à l'Académie, il faut reconnaitre qu'il y avait des arguments recevables du côté pour et du côté contre.
Si l'on reprend le fil de votre carrière...
J'ai été nommé chargé de recherche en 1938. Je suis resté à Bellevue, au Laboratoire de l'électro-aimant, jusqu'en 1942. L'idéal de tous les jeunes chercheurs de l'époque était d'être nommé Maître de Conférence ce qui n'avait pas le même sens qu'aujourd'hui. Donc, c'était mon embition d'être nommé dans une Faculté et je l'ai été à Clermont-Ferrand. Clermont avait hébergé la Fac de Strasbourg repliée. La symbiose était bonne, tout au moins en physique. Les professeurs de Strasbourg et ceux de Clermont travaillaient ensemble, ils se partageaient l'enseignement. Quant à la recherche, on n'en faisait pas beaucoup. J'ai tout de même essayé de créer un laboratoire et j'y suis arrivé. Mais j'étais resté très attaché à Bellevue et j'y revenais souvent, même pendant l'occupation, ce qui n'était pas toujours facile. Malgré mes 32 ans, j'ai commencé à avoir des élèves de thèse. Un à Clermont, l'autre à Bellevue. L'électro-aimant à Meudon était devenu Laboratoire propre du CNRS. Il était l'un des éléments qui fonctionnait bien dans l'héritage de l'Office des recherches et inventions qui était une véritable pétaudière. Le Laboratoire de l'électro-aimant était d'ailleurs le seul endroit de l'Office où on faisait de la science.
Pendant la guerre, les allemands semblent s'être peu intéressés aux travaux effectués à Meudon
Oui, ils nous ont foutu la paix. Au sein du laboratoire, on
n'a pas eu d'incident avec les autorités. Pourtant on avait fait, non
pas de la résistance, mais quelque chose de fort imprudent. Brochard,
qui était mon premier élève de thèse et qui vient de prendre sa
retraite et moi même, nous travaillions sur un sujet de spectroscopie.
Pour exciter les sources lumineuses que l'on mettait dans
l'électro-aimant, il nous fallait des oscillateurs à haute fréquence.
Nous avions donc besoin de grosses lampes pour émetteurs radios.
J'étais donc allé voir un ingénieur à la Compagnie générale de TSF,
ancien normalien, qui s'appelait Maurice Ponte : "Il nous faudrait des
lampes comme ceci, est-ce que vous pourriez nous les procurer ?
- Je vais vous en faire chercher deux et vous allez les emmener dans un
paquet sans rien dire à personne. Si je vous les vends, cela va faire
des histoires abominables".
Et nous avons travaillé avec ces lampes pendant longtemps, mais c'était
d'une imprudence extraordinaire. Je signale en passant que Maurice
Ponte a joué un rôle considérable dans le développement du radar. Ponte
et Rocard sont des gens dont on cite les noms ensemble, mais je ne
pense pas que Rocard ait trempé dans le radar.
Plus tard, Maurice Ponte a siégé dans les instances du CNRS
Bien sûr. Je l'ai eu dans le directoire quand j'étais directeur général du CNRS. Il a aussi présidé le comité des sages.
Si on vous avait proposé à la fin des années trente de passer dans l'industrie, comment auriez vous réagi ?
Pas mal du tout. Je vous ai dit que j'avais réussi à lancer un laboratoire à Clermont-Ferrand, je l'ai fait en liaison avec l'industrie. Nous n'avions d'ailleurs pas moyen de faire autrement. Je m'intéressais à certaines questions de radio-électricité à la suite de mes analyses de spectres. Il y avait à Clermont-Ferrand une petite industrie, jeune et dynamique, les "Laboratoires Radio-Electriques". Nous avons appris par la suite qu'ils étaient en rapport avec la résistance. Le patron d'origine grecque s'appelait Nikis. Il a été arrété par la Gestapo en 1943 ou 1944 et il est mort en déportation. Le laboratoire travaillait officiellement pour l'armée de l'armistice. Probablement travaillait-il aussi pour les allemands, on ne pouvait pas vivre sans cela. Bref, il y avait là des ingénieurs très intéressants et qui avaient de l'argent. Il m'ont pris comme consultant. J'ai d'ailleurs toutjours été favorable à ce genre de collaboration qui ouvre formidablement l'esprit. Je ne m'en cachais pas, mais je ne le criais pas sur les toits. Ça aurait pu être critiqué. Encore que les chimistes faisaient beaucoup ce genre de choses. Personnellement, je n'ai jamais eu aucun complexe à ce sujet. Tout en étant défenseur de la science pour elle même, ma doctrine est qu'il ne faut pas motiver la science par des applications, mais il n'y a aucune honte à faire des applications, c'est intéressant. Je suis à la fois très "puriste", c'est-à-dire la science pour la connaissance pure, mais je trouve intéressant de s'occuper des applications, et même de faire le métier d'ingénieur-conseil. J'ai toujours été attiré par les instruments, je suis donc un peu ingénieur aussi.
Une caractéristique qui vous rapproche de Joliot
Elle est relativement banale. Par la suite, avant d'être directeur du CNRS, j'étais conseil à la CGE. Bien sûr, là aussi je ne le criais pas sur les toits, mais je ne m'en cachais pas. Le jour où j'ai été nommé directeur du CNRS, j'ai évidemment rompu ces contacts. Ma collaboration à Clermont-Ferrant était essentielllement motivée par le désir d'avoir des moyens. Et j'avais réussi. J'avais mon laboratoire à la Faculté et j'avais un carnet de bons de l'industrie. Je remplissais des bons et on me livrait le matériel. On m'avait même attribué un technicien. Cela ne nous a pas empêché de faire de la bonne science. Par la suite, j'ai cessé mes relations avec l'industrie jusqu'à ce que je fasse partie, beaucoup plus tard, du comité scientifique de la CGE. Ce comité était présidé par Ambroise Roux. On y rencontrait des gens comme Yvon qui a été par la suite Haut commissaire à l'Energie Atomique.
A côté des industriels, les militaires sont eux aussi soucieux de collaboration avec les labos de recherche
Oui, une collaboration qui prend souvent la forme de contrats. Ici, au labo "Aimé Cotton", nous en avons eu avec la DRME. Mais, il faut être prudent, le risque est de leur accorder une trop grande part de l'activité du labo, donc de perdre son indépendance. Cela dit, ces contrats sont très libéraux. Certains nous ont été confiés pour mettre au point des lasers, il ne s'agissait pas d'armes. La philosophie de la DRME est de favoriser des relations avec le milieu scientifique, mais je me rappelle que les contrats DRME engendraient des réactions de la part des chercheurs de base, dans les conseils de labos. "Il ne fallait pas se vendre, pas se salir, etc."
Si nous reprenons le fil de votre carrière, nous devons retourner à 'Aimé Cotton'
J'ai écrit un article il y a quelques années dans "Le Courrier du CNRS" (série 'Pleins feux sur ..') où je retraçais l'évolution du 'Laboratoire Aimé Cotton'. Je vous rappelais tout à l'heure, l'oeuvre de Cotton autour de l'électro-aimant installé à Bellevue. Autour de cet instrument s'est donc créé un laboratoire qui s'est appelé de tous les noms possibles et imaginables, d'abord "Laboratoire annexe du Laboratoire des recherches physiques de la Sorbonne". Il s'agissait donc au début d'une annexe. Je me rappelle qu'en 1933, jeune chercheur, quand on voulait un bâton de cire à cacheter pour sceller les appareils, il fallait aller le chercher rue Victor Cousin. Et j'allais chercher ce baton de picéine, un produit très utilisé à l'époque dans la fabrication des appareils en verre. C'est l'intendant du laboratoire de monsieur Cotton qui le détenait. On n'avait pas de fonds propres. Je suppose que l'Office des Recherches nous payait certaines choses. Cette expérience d'un instrument d'intérêt national a donc été très fructueuse. Il y avait quelques permanents, sept ou huit peut-être, et des chercheurs qui venaient travailler de l'extérieur. Par exemple Salomon Rosenblum, un physicien déjà connu à l'époque, qui, après son expérience positive sur l'électro-aimant, a sollicité l'aide d'Aimé Cotton pour la construction d'un aimant permanent. Il y avait Leprince-Ringuet et son école. Pierre Auger qui ne venait pas souvent, mais qui avait un jeune collaborateur très brillant (mort prématurément) Paul Ehrenfest, le fils d'un physicien néerlandais. Il y avait Alfred Kastler et des gens de la Sorbonne comme Lucas. Enfin pas mal de monde ce qui posait des problèmes aux pauvres permanents qui n'arrivaient pas à caser leurs manips. Il y avait même des étrangers, telle l'équipe du professeur Simon d'Oxford. Simon était un réfugié juif qui avait quitté l'Allemagne nazie. Il s'était déjà bien intégré en Angleterre. Il est venu en 1936 avec l'un de ses collaborateurs, Kurti, un réfugié hongrois également implanté en Angleterre. Et ils ont fait avec un chercheur permanent du laboratoire, Lainé un bon ami à moi, de belles expériences sur les très basses températures. C'est à Bellevue, vers 1936-37, qu'a été obtenu un record de basse température par le procédé de "démagnétisation adiabatique" qui nécessitait l'usage d'un électro-aimant. L'antiferromagnétisme a aussi été découvert expérimentalement à cette époque par un autre chercheur de Bellevue. Il y avait donc de très beaux succès autour de cet électro-aimant. Petit à petit, cette activité basses températures s'est révélée très fructueuse. Aimé Cotton a alors pensé qu'il fallait changer la vocation du laboratoire, tout au moins son nom, pour l'appeler 'Laboratoire de l'électro-aimant et des basses températures'. Il est devenu ensuite 'Laboratoire des basses températures', puis "Laboratoire des basses températures et des champs magnétiques intenses'. On voulait donner au laboratoire un nom qui évoque le type de recherches qui y étaient menées et non l'outil avec lequel celles-ci étaient effectuées. Ce qui impliquait justement les basses températures. Il s'est appelé aussi 'Laboratoire de magnétisme et de magnéto-optique'. Il a porté tous ces noms jusqu'à ce qu'en 1951, après la mort de monsieur Cotton, j'en devienne le directeur (j'en étais déjà le sous-directeur) et que je propose qu'on l'appelle désormais 'Laboratoire Aimé Cotton'. On m'a répondu que le CNRS n'avait jamais baptisé un labo du nom d'un homme. J'ai insisté, j'ai même fait la mauvaise tête : "de toute façon, moi je l'appellerai comme ça ". J'ai eu quelques difficultés avec quelqu'un qui est devenu par la suite l'un de mes meilleurs collaborateurs, monsieur Delaroche qui était opposé à mon idée. En tout cas, à partir de cette époque, ce qu'on y faisait ne justifiait plus ni le nom de "basses températures", ni celui d'"électro-aimant". La recherche fondamentale, ça pousse quelquefois dans des directions imprévues.
Puis vous avez dévoloppé l'activité du labo en spectroscopie
Il faut dire que dès 1946-47, la spectroscopie avait déja peu ou prou tout envahi. J'avais recruté des élèves pour cette activité (car) certains chapitres de la spectroscopie se font avec un électro-aimant. Il faut d'ailleurs préciser que Croze, mon patron de Nancy, m'avait envoyé chez Cotton, pour travailler sur l'effet Zeeman, j'ai ensuite étendu la spectroscopie à des chapitres qui n'impliquent pas d'électro-aimant. Mais je n'ai pas voulu l'appeler laboratoire de spectroscopie. Il y avait d'ailleurs déja à l'ENS un "Laboratoire de spectroscopie hertzienne". Le nouveau baptême du labo (de Bellevue) s'est fait à l'époque où le CNRS était dirigé par Dupouy. Celui-ci avait d'ailleurs beaucoup oeuvré pour nous, notamment en permettant le recrutement de chercheurs...
Une politique que vous avez poursuivie par exemple en recrutant Robert Chabbal
Robert Chabbal était un Normalien qui avait commencé à faire un DES en spectroscopie infra-rouge avec le professeur Barchewitz (Paris). Mais peut-être est-ce que ça ne l'enthousiasmait pas énormément. Il a dû venir me voir ou on a dû lui dire : "Va donc chez Jacquinot ". Il m'a plu et je l'ai recruté. A l'époque j'étais professeur au PCB (je suis resté neuf ans dans ce métier), il se trouvait qu'une place d'assistant était libre et je la lui ai offerte. Pendant plusieurs années, il a fait mes expériences de cours, il montait les manipulations de démonstration de physique pour les 400 étudiants de l'affreux amphithéâtre de la rue Cuvier. A l'époque, on ne se tutoyait pas ou peu. Je suis d'une génération qui ne tutoie quasiment personne. On disait "Lainé", "Chabbal". Lainé avait dix ans de plus que moi et je lui disais : "Monsieur Lainé" alors que nous travaillions dans le même labo et que nous jouions au tennis ensemble. Donc, j'ai recruté Chabbal qui a fait une thèse au laboratoire. Quand j'ai été nommé directeur de "Aimé Cotton" en 1951, la place de sous-directeur est devenue libre. J'ai tout naturellement proposé Chabbal qui était mon collaborateur le plus brillant. Il me plaisait beaucoup. On m'a répondu : "Vous n'y pensez pas, il n'est qu'assistant" Je n'aurais pas proposé quelqu'un qui n'ait pas sa thèse. Bref, j'ai de nouveau insisté : "Bon, il n'est qu'assistant, dans ce cas-là, faisons-le entrer au CNRS. Ça lui donnera un titre bien plus brillant". Et il a été nommé maître de recherche directement sans passer ni attaché ni chargé, ce qui est très rare. C'est un gars très brillant, je l'ai poussé tant que j'ai pu. Il est resté sous-directeur du Laboratoire Aimé Cotton jusqu'en 1962, date de ma nomination comme directeur général du CNRS.
Une autre de vos recrues dans les années 1957-58 est Pierre Connes
Connes est un monsieur un peu génial, physicien
remarquablement imaginatif, très habile expérimentateur. Comment
l'ai-je rencontré ? Il se trouve que comme beaucoup d'universitaires,
j'ai été amené à faire parti du jury de l'agrégation féminine de
physique. En 1952-54, il y avait encore une agrégation féminine. Après
l'oral, les membres du jury reçoivent les candidats qui ont été reçus.
Le président du jury était un inspecteur général qui avait la haute
main sur les nominations dans les lycées. Il reçoit dans l'ordre de
classement les nouveaux agrégés pour leur demander l'affectation qu'ils
souhaitent.
A ce propos, une petite anecdote : j'ai été reçu
premier à l'agrégation de physique en 1932. J'ai donc été le premier
reçu par l'inspecteur général qui s'appelait Lamirand :
"quel poste désirez-vous ?
- aucun, je veux faire de la recherche.
- Ah bon ! C'est votre affaire, mais si un jour vous avez un remords,
venez me voir"... et j'ai eu effectivement par la suite des périodes où
je me disais : "Je vais aller voir l'inspecteur général".
Donc pour cette agrégation de 1954, je recevais les candidates, il y
avait une certaine Jeannine Roux, épouse Connes. Elle ne devait pas
être mariée depuis très longtemps, mais suffisamment pour être
enceinte, elle s'était évanouie juste après sa leçon.
"Qu'est-ce que vous voulez faire ?
- je veux faire de la recherche. (j'avais eu une très bonne impression lors de sa leçon)
- je peux vous obtenir un poste au CNRS dans le Laboratoire Aimé Cotton.
- Mon mari vient d'être reçu lui aussi à l'agrégation, il aimerait bien
pouvoir venir lui aussi (Il avait été nommé prof dans un lycée
parisien).
- Appelez-le si vous voulez, il bricolera au laboratoire.
Et pendant un an, Pierre Connes est venu "bricoler" et il s'est révélé un chercheur de tout premier ordre.
Vous utilisiez les concours d'agrég pour recruter au CNRS...
Ce sont des compensations, mais on ne les utilise que rarement. A part les Connes, je ne pense pas avoir eu de chercheur recruté par l'intermédiaire de l'agrégation. J'en ai vu passer de très brillants, mais je ne les ai pas recrutés. Si, ...une autre fois, j'ai pris quelqu'un par cette filière, mais ça n'a pas été un succès. Saisir ce genre d'opportunité, c'est le rôle d'un directeur de laboratoire. C'est d'ailleurs l'avantage énorme dont bénéficient les labos de l'Ecole normale, comme -dans mon domaine- le Laboratoire de spectroscopie hertzienne de Kastler, et maintenant de Brossel. Un labo de l'ENS a une supériorité, la possibilité de recruter les meilleurs normaliens à la source.
C'est Pierre Connes qui a lancé l'informatique scientifique ?
Ce n'est pas tout à fait cela. J'avais eu en 1956 ou 57, une idée qui
s'est révélée très fructueuse. Celle d'une nouvelle méthode de
spectroscopie appelée "spectroscopie de Fourier". Une des premières
choses que j'ai donné à Jeanine Connes, était de faire des expériences
préliminaires simples pour voir si l'idée était valable... Cela lui a
donné le sujet de sa thèse. Puis Pierre Connes s'est mis sur le sujet
et il a obtenu des résultats. Or il se trouve qu'une des
caractéristiques de cette méthode de spectroscopie, est de nécessiter
des gros calculs. D'où l'utilisation d'un ordinateur. C'était même
l'une des conditions essentielles de réussite de la méthode de
spectroscopie de Fourier. Il y a un autre coté, purement physique, qui
fait appel aux interféromètres. Il s'agit d'une technique très belle,
mais très difficile. Et petit à petit, madame Connes a été amenée à
s'intéresser à l'aspect calcul, mais en utilisant des ordinateurs qui
n'étaient pas au laboratoire. Si j'ai bonne mémoire, les calculs se
faisaient chez IBM, place Vendôme. Ensuite, on a utilisé les services
du Centre Blaise-Pascal, le centre de calcul du CNRS. Les ordinateurs
de l'époque étaient des clous par rapport à ceux d'aujourd'hui. Tout
cela explique que nous soyons devenus en quelque sorte des spécialistes
du calcul dit de Fourier. Mais nous n'avons pas développé
l'informatique, en tant que telle, au laboratoire. Madame Connes
devenue une spécialiste du calcul scientifique, quand on a créé le
CIRCE -alors que j'étais directeur du CNRS- je lui en ai confié la
direction.
Autre volet informatique qu'il ne faut pas oublier, les calculs de
structure atomique qui impliquent l'usage de programmes de calcul
complexes. Et il y a eu une activité importante au laboratoire dans ce
domaine avec des programmes portant des noms en "AC" à cause de "A"imé
"C"otton. Mais encore une fois, tous ces programmes, développés par
d'autres équipes du labo, étaient mis en oeuvre sur des ordinateurs
extérieurs. L'introduction d'ordinateurs dans les murs de ce
laboratoire est postérieure à mon départ. Je n'ai jamais été un homme
d'ordinateur, je suis totalement incompétent. J'ai quitté le labo en
1978, mon successeur a été Serge Feneuille et il a commencé à en
introduire quelques uns. Ça ne veux pas dire que j'y étais opposé, mais
disons que ce n'était pas dans ma philosophie.
Comment se passe une succession à la tête d'un labo ?
Ça peut se passer bien ou mal, mais la plupart du temps ça se passe plutot mal. L'histoire des laboratoires du CNRS ou de l'université, fourmille de successions dramatiques. Les successions ici, ont toujours été convenables. En remontant à ma première succession, Chabbal en 1962, ça s'est passé comme une lettre à la poste. D'autant plus que c'était moi qui faisait la nomination ! Aucune difficulté. Chabbal avait suffisamment d'ascendant. Il était aux Etats-Unis lorsqu'on m'a demandé -à mon grand étonnement- si j'acceptais de devenir directeur général du CNRS. J'ai écrit une lettre à Chabbal pour lui dire que je souhaitais qu'il me remplace. Il en a été sidéré, il était jeune à l'époque, mais il a fait un très bon directeur. Deuxième succession, celle de Chabbal par moi. J'ai repris ma place de directeur et Chabbal a succédé à Curien (Direction de la physique). Aucune difficulté. Je suis donc redevenu directeur de ce laboratoire de 1969 à 1978. Il n'y avait pas de sous-directeur et à partir d'un certain moment, j'ai trouvé que le métier était lourd. J'ai souhaité avoir de nouveau un sous-directeur. Ce que j'ai obtenu du CNRS. Et on a nommé Feneuille, un théoricien très brillant. Nous avons travaillé en équipe très soudée pendant deux ou trois ans. Donc au moment où j'ai souhaité quitter la direction, il était naturel qu'on nomme Feneuille et je l'ai proposé. C'est un garçon qui a beaucoup d'ascendant et d'autorité. Il était jeune -il est né en 1940- ce qui lui faisait 38 ans à l'époque. Il a été parfaitement accueilli par les gens du laboratoire. Il m'a dit : "Bien entendu, gardez votre bureau". J'ai répondu : "Je suis à votre disposition si vous voulez bavarder, mais je ne m'occuperai jamais des affaires du laboratoire". Sans m'immiscer, j'ai continué à travailler avec une petite équipe sur un sujet particulier et j'ai conservé le privilège d'avoir ce bureau ainsi que l'usage du secrétariat. Feneuille lui est entré ensuite comme directeur de la recherche chez "Lafarge" quand ils ont commencé à se lancer dans la bio-technologie.
A ce propos, lorsque le laboratoire Aimé Cotton était encore
à Bellevue, vous étiez fournisseur de très basses températures pour
d'autres équipes et d'autres centres de recherches
Ça a été le cas pendant un certain temps. Vous avez remarqué que Bellevue avait une vocation de recherche appliquée. En particulier, il y avait un laboratoire de magnétisme dirigé par Guillaud qui a fait beaucoup d'applications d'ailleurs très réussies. Il y a eu aussi un laboratoire d'électro-chimie. Il y avait effectivement pas mal de choses en rapport avec l'industrie. Pour répondre à votre question, à l'époque où le laboratoire s'appelait "des basses températures", nous y avons réalisé les premiers liquéfacteurs d'hydrogène et d'hélium, et pendant un certain temps nous avons été les fournisseurs des laboratoires du CNRS ou de l'université. Nous avions un très bon ingénieur suisse, Spöndling qui avait la charge de cette affaire. Quand Orsay s'est développé, il y a installé un centre de liquéfaction et nous avons cessé cette activité. Je pense qu'elle a dû cesser aussi à Orsay. "L'Air liquide" à l'époque, ne fournissait aucun produit d'un niveau qu'on appelle les basses températures en physique. Les basses températures, c'est l'hydrogène et l'hélium liquides.
Comment était organisé le travail dans votre labo ?
Pendant ma première direction, c'est-à-dire avant 1962, il y avait une quinzaine de chercheurs, c'était une atmosphère très familiale, très conviviale, on se voyait tout le temps. Après, le laboratoire s'est beaucoup développé sous la direction de Chabbal. Ça a correspondu à un développement du recrutement au CNRS. Quand je suis revenu ici, j'ai trouvé un labo dont les effectifs avaient été multipliés par trois. On était passé à 34. Cette atmosphère familiale avait disparu. Il y avait des équipes, un directeur (Chabbal) et puis cinq ou six équipes, avec chacune leur chef. Il s'était produit une sorte de "baronnisation", de fédéralisation du laboratoire. Au bout d'un an ou deux, j'ai cassé cette structure. J'ai fait une sorte de révolution culturelle, un peu à la demande de certains chercheurs. On a supprimé les chefs d'équipes et depuis les choses ont été maintenues en l'état. Le budget est réparti après de très longues discussions, entre les responsables d'opérations. A la notion d'équipe, on a substitué la notion d'opération. Désormais, on dit : "telle opération est à faire, sur cet ensemble de recherche, on va mettre tant de personnes et tel budget". Trois ans plus tard, tout peut être modifié, les effectifs et le budget de l'opération ventilés dans de nouvelles entreprises. Le laboratoire n'est plus une fédération d'équipes. Cela demande un gros effort de la part de la direction du labo, le directeur doit mettre son nez partout alors qu'avant il se reposait de ces responsabilités sur les chefs d'équipes.
En 1962, vous prennez la direction du CNRS
Le CNRS dépendait de l'Education
nationale, alors qu'il existait ministère de la
Recherche que le général De Gaulle avait confié à Gaston Palewski.
Mais celui-ci n'avait pas de droit de regard sur le CNRS. Toutefois alors que se discutait ma nomination de directeur
général (DG), je fus convoqué chez lui car il voulait tout de même voir
ma tête. J'ai également été reçu par le général De Gaulle qui savait
que les scientifiques ont une manière à eux de s'organiser et qui
pensait qu'il fallait les laisser faire. On connait son expression à
leur sujet : "Il faut les laisser faire leurs gammes, même si cela
coûte cher". Il n'y a aucun doute, de toutes les périodes que j'ai
connues, celle où le Général était aux affaires a été la plus faste
pour la recherche scientifique et Palewski à été un très bon ministre
de la Recherche. Il était responsable de ce que l'on appelait
'l'enveloppe recherche'. C'était l'organisation de l'époque, le budget
était établi avec le comité des sages, dont le secrétariat était la
DGRST. L'articulation était un peu complexe.Situation paradoxale que
nos visiteurs étrangers ne pouvaient pas comprendre et qu'il était
d'ailleurs difficile de leur expliquer. Le CNRS a presque toujours eu
d'assez bons rapports avec le ministère de la Recherche quand il en a
existé un. Après Palewski, il y a eu Alain Peyrefitte et Yvon Bourges,
mais ce dernier ne s'intéressait pas vraiment à la recherche. Quant à
Peyrefitte, il paraît qu'il aurait écrit récemment des articles dans
'Le Figaro' contre le CNRS ce qui m'étonne tout de même beaucoup, je me
rappelle lui avoir fait visiter les laboratoires de Gif qui lui avaient
fait bonne impression. Il avait été attaché de recherche au début de sa
carrière et peut-être avait-il une mauvaise opinion du secteur des
sciences humaines.
C'est donc le ministre de l'Education qui nommait le directeur du
CNRS. Mon tout premier contact a été Pierre Sudreau au mois de juillet
1962. J'ai eu une longue conversation avec lui et nous avons dû nous
faire une bonne impression réciproque. Et puis l'été est arrivé et
Sudreau a démissionné car il était en désaccord avec De Gaulle à propos
de la réforme constitutionnelle. Je l'ai beaucoup regretté, je me
réjouissais de travailler avec un ministre comme celui-là. Il a été
remplacé par Louis Joxe qui m'a fait venir à son tour pour voir ma
binette, c'est son expression. Il voulait surtout savoir si j'avais la
santé. Puis il y a eu Christian Fouchet. Je n'ai pas eu beaucoup de
rapports avec lui, il a très rapidement installé au ministère un
secrétaire général de forte personnalité, Pierre Laurent. Au début,
j'ai trouvé désagréable de ne pas avoir de contact avec le ministre
lui-même. Laurent était un homme autoritaire, très entier. Nos premiers
rapports ont été difficiles, mais nous nous sommes très bien entendus
par la suite. Mais à l'époque, le MEN faisait ce que font maintenant
trois ministres. Donc, il ne pouvait pas s'occuper de la recherche.
Dans une certaine mesure, ce n'était pas si mal que ça parce qu'on nous
foutait une paix royale. Laurent voulait voir les choses. Il avait
raison, c'était son métier et Fouchet lui laissait un pouvoir énorme.
Quand Edgar Faure est arrivé au ministère à l'automne 1968, un de ses
premiers actes a été de supprimer le secrétariat général : "Monsieur
Pierre Laurent, vous êtes un homme irremplaçable, aussi ne vous
remplacerai-je pas". On peut le comprendre comme on veut.
Comment avez trouvé l'organisme à votre arrivée?
Quand je suis arrivé, j'avais trouvé une
situation de sous-administration caractérisée. Je ne sais si il y a des
gens qui accusent aujourd'hui le centre de sur-administration, je ne
sais d'ailleurs si le reproche serait fondé, mais ce que je peux dire
c'est qu'à l'époque il était très sous-administré. Si on le comparait
au CEA, par exemple, il y avait un rapport administrés-administratifs
qui était peut-être inférieur de l'ordre d'un facteur dix -ne prenez
pas ce chiffre dans l'absolu, je vous le donne comme image- d'où une
charge énorme pour la direction. J'ai vécu quelques années très dures,
très chargées. Quand je suis arrivé, il y avait un secrétaire général,
un homme très estimable, mais dont la fonction s'était pratiquement
vidée de son contenu. Je devais donc tout faire avec les
sous-directeurs, Charles Gabriel et son collègue Delaroche. Mon expérience était assez
limitée. Je suis entré assez brutalement dans ces fonctions
d'administration. Je venais, je vous le rappelais, d'un laboratoire qui
comportait moins de vingts personnes. Si il y a une explication, c'est que la plupart des
directeurs généraux ont été des physiciens. Pourquoi ? parce que les
physiciens sont, dans l'évantail des sciences, les gens qui ont le plus
le sens des réalités. C'est lié à la nature de la discipline. Vous connaissez la
classification d'Auguste Comte. Simplifions, vous avez au sommet les
mathématiciens, des gens très abstraits, très coupés de la matière, qui
organisent leur temps comme ils veulent. Ils travaillent avec un crayon
et du papier. On traduit ça de manière un peu brutale en disant qu'ils
sont "dans la lune". Bien sûr, il y a des mathématiciens qui se sont
révélés excellents administrateurs, en particulier à la faculté d'Orsay
le doyen Poitou, qui est devenu directeur de l'ENS. Mais
enfin, statistiquement parlant, l'état d'esprit mathématicien, ne
prédispose pas à faire de l'administration. La
chimie quant à elle n'est pas très loin de la physique, mais la physique est
probablement plus rationnelle. La physique est à la fois très
rationnelle, très organisée et en même temps, elle dépend beaucoup de
la matière. La chimie a énormément évolué depuis quinze ans, mais il y
a cinquante ans, on disait que c'était de la cuisine ! On peut donc parler d'un lobby physicien... Et je trouve à la
permanence de leur rôle des raisons plus scientifiques que, disons,
sociologiques.
On relève tout de même la présence d'un biologiste, Georges Teissier, à la tête du CNRS à la Libération
Entre nous, ça n'a pas été le meilleur directeur. Je pense que Teissier était un excellent savant. C'était un homme très distingué qui a eu les activités politiques que l'on sait. Et je crois qu'il a été injustement mis à la porte du CNRS pour des raisons politiques. Le milieu scientifique n'a pas apprécié. Mais il n'a pas été un très bon directeur. (Teissier) est un cas extrême. Je suppose que si on mettait François Jacob à la direction du CNRS, il ferait un merveilleux directeur. Je n'ai jamais voulu dire qu'il n'y a que les physiciens qui soient capables de faire de l'administration. Mais ils ont peut-être un petit penchant. Et puis l'effet lobby peut très bien jouer, mais un lobby inconscient. (Car) le physicien est engagé dans une recherche qui a besoin d'être organisée. Il est donc déjà en contact avec la gestion. Ça l'était moins de la chimie ou de la biologie. Par exemple, on se servait plus en physique de très gros instruments que partout ailleurs. Il faut des ateliers, de la machinerie.
L'ENS n'est-elle pas un autre élément du lobby ?
Disons que personnellement j'ai pu faire une carrière sans subir
d'inconvénient du fait de n'être pas normalien. Mais je ne pense pas
que les choses soient aussi tranchées. Je ne suis pas de ceux qui
accusent l'Ecole normale de tout monopoliser. Cela dit, il y a
certainement un "effet normalien". Je ne suis pas passé par l'Ecole
normale, mais vis-à-vis des normaliens de l'époque, j'étais muni d'un
sacrement auquel ils attribuaient grande importance, l'Agrégation. Cela
me rapprochait d'eux, non par l'entrée, mais par la sortie. Car
l'Agrégation était un concours dans lequel les non normaliens
s'affrontent aux normaliens. J'ai été reçu premier à l'agrég, devant
les normaliens. Ça m'a peut-être dédouané ! Cela dit, je pense que les
choses ont beaucoup changé. L'agrégation reflète une certaine culture
classique d'abord, ensuite une certaine aptitude à passer des concours,
à s'affronter aux autres. Je n'ai jamais cherché à entrer à l'Ecole
normale, non pour des raisons de principe, mais parce que quand j'avais
l'âge requis, j'avais une très mauvaise santé. A cause d'elle, j'ai dû
faire mes études doucement, c'est-à-dire en évitant les concours
difficiles.
Je n'ai donc jamais eu de problème avec Normale. Dans le domaine de la
physique atomique, il y a deux grands laboratoires en France. Celui de
l'Ecole normale, le laboratoire de spectroscopie fondé par Kastler
repris par Brossel, et le laboratoire Aimé Cotton. Après la retraite et
la mort de Cotton, j'ai donné à ce dernier une orientation de physique
atomique -sans prétention, je peux dire avoir joué un grand rôle dans
le développement du laboratoire Aimé Cotton- eh bien, ces deux labos
(ENS et CNRS) marchent la main dans la main.
Comment se passent les débuts d'un DG ?
Mes deux premières années à la direction du
centre, j'ai été très malheureux. D'abord, parce que j'avais un travail
vraiment dingue. Je regardais moi-même les dossiers des chercheurs.
Je venais le dimanche pour rédiger des avis sur les candidats
chercheurs. Mais ce n'est pas de travailler qui rend malheureux, c'est
d'être incompris. Des gens, soi-disant bien placés, m'avertissant :
"Attention ! le Premier ministre a le CNRS dans le collimateur". Il
s'agissait de Pompidou. Et je crois qu'effectivement, il avait une
mauvaise opinion du CNRS, en partie motivée par le fait qu'il avait
d'anciens camarades de Normale au CNRS qui ne faisaient rien, qui
restaient chez eux en pantoufles. C'était surtout le côté sciences
humaines qui était visé. Je pense d'ailleurs que beaucoup de critiques
contre le CNRS sont nourries par ce côté. Bref, on me disait que
Pompidou avait le CNRS dans le collimateur. Je n'avais jamais eu
d'aussi grandes responsabilités auparavant et de se dire qu'on est mal
vu du Premier ministre, c'est le genre de chose qui ne rend pas
heureux. A l'époque existait le Comité des douze qui avait été créé par
le ministre Louis Jacquinot (aucun rapport avec ma famille). Le travail
se faisait au sein d'un comité interministériel qui devait se réunir
deux fois par ans et auquel assistait le Premier ministre, certains
ministres, le délégué général à la Recherche et douze sages. Au sein de
ce comité interministériel, les douze avaient la possibilité de
s'adresser au Premier ministre.
Je serais tenté de dire qu'il n'y a pas de
philosophie de la direction du CNRS. Mais naturellement, cela pourrait
être mal interprété. Comme je l'explique dans le document que je vous
ai remis, le CNRS ne veut privilégier aucun thème. C'est une
philosophie de liberté et de libre entreprise. Mais attention, je ne
voudrais pas qu'on me fasse dire des choses erronées ou susceptibles
d'être mal interprétées. Le CNRS c'était et je crois que c'est encore :
"là où se fait de la bonne recherche, le centre intervient pour aider".
La philosophie du CNRS, c'est l'excellence. Là où il existe une
recherche qui rend, qui produit des publications, qui suscite des
invitations dans des congrès, qui bénéficie d'une reconnaissance
internationale, on intervient pour fournir des moyens et des
chercheurs.
Le CEA fait lui aussi de la recherche fondamentale...
Je connais bien le CEA, j'ai été membre du comité de l'énergie atomique. En tant que directeur du CNRS, j'ai eu des relations de travail avec lui. J'y ai été conseiller scientifique. J'ai deux de mes fils qui sont dans ses laboratoires. Le CEA fait essentiellement de la recherche finalisée. Mais il a toujours pensé qu'il fallait qu'il se réserve une marge de recherche fondamentale. Et celle-ci est devenue assez importante pour qu'il décide de créer en son sein l'Institut de Recherche Fondamentale qui dispose de labos à Saclay, à Grenoble, etc. Dans ce domaine, il y a toute la recherche sur la physique des particules, la physique des hautes énergies qui nécessite de grands moyens, tel "Saturne", l'accélérateur linéaire de Saclay. Mais il y a aussi, il est vrai, de la recherche fondamentale qui pourrait se faire aussi bien dans un laboratoire universitaire ou au CNRS. Il existe par exemple un Service de Physique Atomique qui fait le même genre de chose que ce que nous faisons ici. Pour répondre à votre question, il pourrait y avoir une tentation unificatrice : "il n'est pas raisonnable de faire de la recherche fondamentale au CEA, alors qu'on en fait déjà à l'université ou au CNRS. Nous allons rapatrier l'ensemble au centre". C'est une tentation qui peut effleurer n'importe quel directeur du CNRS. Personnellement, j'ai toujours résisté à cette volonté impérialiste. Essayer de voler la recherche fondamentale au CEA ? Outre que je n'y serais pas arrivé, cela aurait supprimé une concurrence bénéfique. De même qu'il faut un pluralisme de financement, il faut un pluralisme de fonctionnement. La recherche n'est pas une chose entièrement rationnelle. Il faut admettre les contradictions, les duplications, les redondances et dans une certaine mesure, le gaspillage. Si on appréhende le phénomène en terme d'"émulation" et non de "concurrence", on comprend cette manière de voir. D'où peut-être un certain gâchis, mais vouloir faire de la recherche sans gâchis, c'est la tuer.
Quelles étaient vos intentions avec l'installation des 'laboratoires associés' au CNRS?
J'ai dit que, en tant que directeur du CNRS, je n'ai pas voulu être impérialiste. Cependant, lorsqu'on a créé les Laboratoires Associés, le centre prenait un droit de regard sur la recherche qui se faisait dans l'université. Il y avait plusieurs choses dans cette idée et en particulier, celle d'aider les gens à travailler en phase d'une manière cohérente. On peut très bien imaginer que dans la recherche, les gens puissent travailler d'une manière farfelue et désordonnée. C'est parfois la tendance d'une certaine recherche universitaire. Mais à partir du moment où les gens veulent des moyens, où ils s'organisent pour cela, il faut y regarder de plus près. Les labos qui passaient une convention d'association acceptaient d'être "évalués". Ce système devenu aujourd'hui très à la mode était une nouveauté pour l'université où il n'y avait jusque-là aucun moyen de juger ce que faisaient les gens. Alors qu'au CNRS, le comité national fournissait depuis longtemps un dispositif d'évaluation. Je vois également une réflexion personnelle à l'origine de cette création. Lorsque j'ai été pressenti pour prendre la direction du centre en juillet 1962, j'ai vu Sudreau qui m'a fait remettre un document sur le CNRS, le plus récent dont il disposait sur le centre, le rapport d'un Inspecteur des Finances nommé J. De Chalendar. Je l'ai emmené en vacances et je me souviens l'avoir lu sous les sapins du Tyrol, dans la région d'Innsbruck. Une chose m'avait particulièrement frappé dans ce rapport, la manière "éclatée" dont le CNRS intervenait pour aider la recherche, d'une part via ses laboratoires propres, d'autre part via les aides consenties par le comité national. Mais il n'y avait aucun lien entre ces deux types d'actions. A l'évidence, la création d'un mode d'intervention intermédiaire (entre le rôle du CN et l'activité des LP) me semblait pouvoir apporter la fonction unificatrice souhaitée. A la rentrée, après avoir pris mes fonctions, j'allais tous les samedis à Bellevue afin de discuter avec Chabbal au labo. C'est de là qu'est né le projet de mettre en place des labos mixtes CNRS-université que nous avons d'abord baptisés "LP prime", les larves de marsupial... et qui sont devenus LA par la suite. Dans l'idée des LA Il y avait aussi la volonté d'introduire un peu de discipline dans les laboratoires universitaires. On y prenait beaucoup de vacances. Et dans les premiers contrats d'associations, on avait fait figurer la clause : "les laboratoires associés s'engagent à observer les mêmes horaires et calendriers de travail que les laboratoires du CNRS". Même dans un laboratoire du CNRS, faire arriver les gens à l'heure, c'est difficile. Il faut dire qu'il y a le mauvais exemple de l'université ! Mais certains universitaires en prennent un peu à leur aise. Ils vous disent : "je travaille chez moi"... On leur répond : "Dans les laboratoires du CNRS, mon petit ami, vous aurez un bon bureau, un secrétariat, vous aurez tout ce qu'il faut, mais vous viendrez au labo".
A 'Aimé Cotton' vous imposiez des contraintes ?
Non, mais je disais souvent aux gens : "vous devriez faire attention". Une fois, j'avais un bon ami à la SNCF et je lui avais demandé de me passer du papier à en-tête, j'avais fait un faux : "Monsieur le directeur, vous nous avez demandé quels étaient les horaires des trains arrivant à Bellevue. Je vous signale qu'il y en a un, départ de Paris-Montparnasse à telle heure, qui permet à vos chercheurs d'être à votre laboratoire à neuf heures". Et j'avais affiché ça, signé illisible, bien entendu ! Mais enfin, un chercheur qui n'arrive pas à l'heure, s'il a de bons résultats, de bonnes publications, s'il est invité dans les congrès, il avance. C'est l'essentiel. Le système des Laboratoires Associés est un énorme progrès. Il a complètement modifié le paysage de la recherche en France, ainsi que ses rapports avec l'université.
Votre opinion en face de la programmation de la recherche?
Il fut une époque, quand j'étais à la direction du CNRS ou peu après,
où la mode - en particulier de la part du Comité des sages - était
d'essayer de vendre la science pure pour des motifs qui ne l'étaient
pas. Les gens qui faisaient ça croyaient bien faire. Ils disaient :
"les pouvoirs publics ne comprendront l'intérêt de la science pure que
si on l'habille avec des applications". J'ai souvent dit : "La science
coûte tellement cher que les pouvoirs publics ont le droit d'exiger
qu'elle soit bien organisée et qu'elle produise, dans le domaine qui
est le sien, de bons résultats". De bons résultats, ça veut dire entre
autres, un accroissement de la connaissance. Si vous me demandez si je
choisis entre la recherche pure et la recherche appliquée, je vous
répondrais : les deux mon général ! L'Etat doit comprendre qu'il est de
son devoir de produire de la connaissance pure. Ça n'a pas toujours été
le cas. L'Etat, tout au moins les hommes qui le représentent, fait
preuve d'une myopie regrettable. Et quand je dis "myopie", c'est au
sens propre : courte vue, court terme. Le rôle de l'Etat ne s'arrête
d'ailleurs pas au financement. Quand on entre dans le domaine de la
recherche pure, c'est-à-dire l'accroissement de la connaissance, il ne
suffit pas de donner de l'argent, il faut aussi le placer chez les gens
qui le méritent et qui vont augmenter la connaissance. Pour augmenter
la connaissance il faut une certaine organisation dans le travail des
chercheurs, une certaine cohérence, et pour un certaines recherches,
une dose de dirigisme. D'où la responsabilité pour un organisme de
recherche, de ne pas être seulement une caisse, mais aussi un
organisateur et un évaluateur. Mais quand on dit : "il faut développer tel type de recherche", je tique car cela implique une
sélection entre thèmes de recherche. A mon avis, la sélection doit
porter sur l'excellence et non sur le thème. Quand j'ai quitté le CNRS,
j'ai écrit un papier destiné au ministre, c'était une sorte d'état des
lieux. Je me disais qu'en partant j'allais dire ce que j'avais fait.
Mais je pense qu'il a dû échouer dans un tiroir et que personne ne l'a
regardé. J'ai rédigé un autre papier dans lequel je développe l'idée
que le financement de la recherche doit se faire suivant au moins trois
canaux :
1) l'un complêtement libre, non dirigiste, de façon à permettre aux farfelus qui cachent un Einstein d'exister ;
2) un second pour la recherche moins géniale, moins imprévisible, mais
qui doit produire quand même des lois, des phénomènes, etc., et qui
tout en étant libre de ses thèmes, ne doit pas être libre de sa qualité
;
3) le canal finalisé, les communications, l'habitat, la sociologie, etc.
A mon avis, tout endroit où se fait de la recherche, doit recevoir du
financement suivant ces trois critères par trois voies indépendantes.
Je ne dis pas que toutes les trois doivent s'ignorer, mais en principe
elles doivent être indépendantes. Naturellement, suivant le type de
recherche, le pourcentage des trois voies peut être différent.
Les responsables de budget n'aiment pas ce genre de pluralisme
Je me suis toujours ingénié à défendre ma théorie dans mes
conversations avec le directeur du budget -à l'époque, le directeur du
CNRS avait des conversations avec le directeur du budget- par exemple,
une des premières questions qu'il m'a posées était : pourquoi y-a-t-il
deux systèmes de recherches, l'un à l'université, l'autre au CNRS ?
J'ai essayé de lui démontrer que dans la recherche, il faut admettre le
pluralisme, la concurrence et presque paradoxalement, le gâchis. Si on
n'admet aucun gâchis, on ne fera jamais de bonne science. En voulant
éviter le gâchis, on risque de tuer tout ce qui pourrait former les
deux ou trois prix Nobel de l'avenir. Il est probable -quoique
évidemment pas certain- que les Nobel en question, auront pour origine
le financement non contrôlé dont je parlais à l'instant.
Est-ce que la mise en place
de nouveaux instituts au cours des années soixante n'a pas fait évoluer
le CNRS ? Comment a été ressentie la
création de l'Inserm par exemple (1964) ?
Ça n'a pas été très bien ressenti. Même parmi les responsables du CNRS. Je ne parle pas de moi, encore que la création de l'Inserm date du temps ou j'étais directeur. On a donné beaucoup plus de pouvoir à l'Inserm que n'en avait eu l'INH qu'il remplaçait. Et on a eu quelque crainte qu'il n'essaye de concurrencer le CNRS. Effectivement cela s'est produit, les situations de duplication, de redondance, ont été nombreuses. Certains, probablement moi-même, ont pu dire que c'était absurde. Puis, on s'est rendu compte qu'après coup, il valait peut-être mieux tolérer ces situations malgré un certain gâchis. Il n'est pas rare de voir des laboratoires d'où sortent d'excellentes choses, porter le label : "Unité Associée Inserm-CNRS". Certes, on peut se demander pourquoi il n'est pas entièrement Inserm ou CNRS et il est certain que la logique ne trouve pas son compte dans l'affaire. Mais si les résultats sont bons, je crois qu'il faut accepter une certaine dose d'illogisme.
L'Inserm
n'est-il pas une création de médecins soucieux de reprendre place dans le monde de la
recherche ?
Je serais tenté de dire qu'à l'Inserm l'aspect non proprement médical l'emporte largement. Les grand médecins ont une opinion très défavorable de la recherche en Faculté. En particulier le professeur Jean Bernard que l'on peut ranger parmi ceux qui voient juste. Quand j'étais directeur du CNRS, nous avions commencé à nous mettre d'accord avec la direction de l'Enseignement supérieur, pour un système d'évaluation de la recherche médicale. Il s'agissait de classer les équipes par groupes. Pierre Aigrain qui en était d'accord, parlait des 'comités grecs' de Jean Bernard (ils étaient baptisés des lettres de l'alphabet grec), mais l'affaire n'a pas eu de suite. C'est dommage, car la recherche qui se fait dans les facultés de médecine est en moyenne très inférieure à celle qui est effectuée dans les facultés de sciences. D'autre part, pendant très longtemps, les patrons de médecine pensaient plus à leur clientèle privée qu'à la recherche. La réforme Debré a certainement fait beaucoup de bien de ce point de vue .
La création des 'équipes de recherches associées' (ERA)
procédait-elle de l'idée de faire plus petit que les labobratoires?
Mes idées ont évolué à ce sujet. Ma première intention était de proposer des ensembles importants et structurés. C'était de créer des LA. Puis j'ai remarqué que les petites équipes (12 ou 15 personnes) avaient été oubliées. Et on a inventé les ERA. Mais l'idée première était de favoriser d'abord les grands ensembles. Vous savez que dans les grandes unités, il y a toujours les avantages liés à ce qu'on appelle les économies d'échelle. Mais il y a aussi des laboratoires comme celui de "physique des solides" à Orsay, qui a toujours fonctionné comme une fédération. J'ai souvent critiqué ce dispositif créé par mon ami et collègue Friedel. En ce qui concerne les équipes associées, nous nous somme dit : les sciences de la vie, c'est quatre ou cinq personnes qui travaillent ensemble, c'est comme cela que ça marche et c'est comme cela qu'il faut les aider.
Avant le système des labos associés, le CNRS avait déja une pratique d'aide à la recherche en général
A laquelle j'ai voulu mettre fin. J'étais membre du Comité national depuis longtemps et je voyais comment ça se passait. Il y avait d'abord la question des chercheurs qu'il fallait recruter et faire avancer. Là, ça ne posait pas encore de gros problèmes. Pour les laboratoires (propres) du CNRS, il n'y avait pas non plus de problème, on leur donnait des moyens en techniciens et en crédits. Encore qu'à l'époque, ces derniers échappaient au comité national. Celui-ci ne les connaissait que par l'intermédiaire des chercheurs qui y travaillaient. Le comité national avait une information indirecte sur ce qui se passait dans les laboratoires propres. Là où ça se corsait, c'était pour pour la recherche extérieure au CNRS. On avait par exemple monsieur Untel, professeur à Nancy, qui demandait un collaborateur technique. On écoutait les avis divers émis par la Section et on votait. Le lendemain, nouvelle demande : le Professeur Martin de Toulouse demande un microscope. Est-ce qu'on le lui donne ? Même processus. C'était grotesque. Le professeur Levy de l'université de Besançon demande une machine à écrire. La lui donne-t-on ?... Certains trouvaient absurde -à juste titre- de réunir 25 personnes de haut rang et de les faire voter pour savoir si on attribuait ou non une machine à écrire !! Et après qu'on ait attribué un collaborateur technique à monsieur Durand ou un microscope à monsieur Martin, on ne savait finalement ce que faisait ni l'un ni l'autre. Parfois on fournissait un microscope, mais pas le technicien pour le faire marcher. Mais surtout, cette aide se passait sans véritable jugement scientifique. Je me suis dit qu'il fallait "intégrer" tout cela. C'est-à-dire considérer tous les aspects de l'aide qu'on donnait à monsieur Untel. Cela voulait dire qu'on se penchait sérieusement sur son cas, méritait-il qu'on l'aide ? D'où l'idée d'évaluation. Auparavent, il y avait une évaluation, mais effectuée de manière incohérente. On disait qu'Untel avait besoin d'un microscope parce qu'il avait fait un rapport montrant qu'il avait besoin de cet appareil. Je me suis dit : si on donne une aide, pourquoi ne pas faire un contrat ? D'où l'idée de laboratoire associé. Naturellement, tout le monde ne l'était pas automatiquement. L'idée première était d'associer les gens qui faisaient des recherches nécessitant de gros moyens. D'autre part, il s'agissait d'aider des programmes "cohérents". Je disais qu'il fallait associer des gens qui travaillaient "en phase". Vous connaissez le laser. Il produit une lumière dans laquelle tous les atomes vibrent en phase, grâce à quoi on obtient un rayonnement d'une qualité extraordinaire. Mon idée était du même ordre, une idée de physicien en quelque sorte, et consistait à faire travailler les gens d'une manière cohérente. La demande de contrat d'association nécessitait désormais un exposé des motifs qui était en principe sérieusement étudié par le Comité national. Mais bien sûr, il n'est jamais facile de porter un jugement sur la qualité d'une recherche scientifique. On peut juger d'après les résultats, mais ce n'est jamais simple. Il y a des résultats qui mettent très longtemps à arriver et la recherche est quand même excellente. D'autre part, ils ne sont pas toujours spectaculaires. On ne peut pas juger non plus d'après les applications, ce qui serait une erreur monumentale.
En 1962, vous avez entrepris de modifier le fonctionnement du Comité national ?
On a modifié la structure des sections. Il s'agissait d'une réforme de
découpage. Tout découpage surtout en matière de sciences, présente des
défauts. Tel sujet devrait être dans la section 7 plutot que dans la 6.
On fait une nouvelle section et on trouve un nouveau défaut. Tout
redécoupage se traduit par une augmentation du nombre de sections. Moi,
j'ai dû subir au moins deux redécoupages du CNRS. Avec mon expérience
d'aujourd'hui, je suis contre tout changement de découpage. Même si il
est mauvais, gardez-le. Vous connaissez l'expression : 'take care of
your boss, next can be worse'. A l'Académie des sciences, on a créé il y a une dizaine d'années, une
section de biologie moléculaire. C'était nécessaire, mais maintenant il
y a des gens qui disent qu'il faut changer tout le découpage des
sections. J'étais dans un des comités, je leur ai dit : "Ne faites pas
ça, j'ai vu ça au CNRS, ça a été catastophique". Il arrive trop souvent
que des redécoupages ne s'imposent pas et que la solution finale soit
plus mauvaise que l'état initial. Je ne suis pas contre toute innovation, mais je pense que lorsqu'on a
un découpage pas trop mauvais, il faut le garder. Cela dit
naturellement, il y a des situations criantes. Pour la biologie
moléculaire, il était évident qu'il fallait une section. Elle a
d'ailleurs éclaté lorsque j'étais directeur du CNRS.
Autre
exemple interessant, celui de l'informatique. Au début des années
soixante, l'informatique dépendait de la section 3, "Mécanique générale
et mathématiques appliquées". Dès 1963, il a été question de donner son
autonomie à l'informatique. Il y a eu une assez forte pression en ce
sens de la part du Commissariat du Plan et en revanche une opposition
très forte de la part des mathématiciens... Il y a une semaine, à l'Académie, il était question de redécoupage à
propos de l'informatique. Chaque fois que l'on parle d'informatique, de
mécanique ou de mathématiques appliquées, c'est un déchaînement de
passions. Quelqu'un a demandé une section pour l'informatique. Alors
Dieudonné -un géant avec une voix de stentor- a lancé : "L'informatique
? ce n'est pas une science !" Je pense que en 1963, il a dû dire la
même chose. Quand des chercheurs travaillent dans une optique très finalisée, il
est toujours difficile de dire s'ils sont vraiment chercheurs ou s'ils
ne sont pas plutôt techniciens. Je ne veux pas dire que les chercheurs
de l'industrie ne sont pas des chercheurs, mais ça demande à être
regardé de près.
Ne peut-on appréhender l'histoire des sciences à travers la manière dont elles se découpent, administrativement parlant ?
Oui à condition de distinguer l'essentiel du futile. Naturellement, le fait qu'il naisse des sections de biologie moléculaire dans tous les organismes à une certaine époque prouve l'émergence d'une discipline. On pourrait dire la même chose pour l'informatique. Mais tout n'est pas aussi fondamental. Je pense que Dominique Pestre a décrit ce processus, par exemple à propos des recherches de physique théorique. Et cependant, avant guerre, il y avait deux chaires de physique générale et deux chaires de physique théorique. On aurait pu en déduire que la physique théorique était aussi développée que la physique générale, mais justement ce n'était pas le cas. Pour les derniers redécoupages, je ne saurais vous dire. Quant à ceux qui ont été effectués de mon temps, je n'en ai guère conservé de souvenirs, sinon de discussions sans fin opposant des points de vue partiels et partiaux... L'inflation des sections est un phénomène redouté. Et malgré toutes les précautions prises pour l'éviter, leur nombre augmente. Il y a naturellement les sciences nouvelles, mais il y a aussi une progression quantitative qui est un argument en soi. Par exemple, il y a maintenant deux sections pour la physique des solides pour la raison que le nombre de chercheurs a augmenté considérablement, ainsi que l'effectif des laboratoires associés. Donc le travail a augmenté lui aussi. On a essayé de déterminer ce qui était d'une certaine tendance (dans la discipline) et ce qui était d'une autre, et on a fait deux sections. Cette évolution est inéluctable et on ne peut que constater que la science devient de plus en plus difficile à conduire.
Le Comité national et la syndicalisation de la recherche
Certains chercheurs lui reprochaient de comporter trop d'universitaires
et pas assez de chercheurs. Ils disaient : "Nous sommes jugés et gérés
par des professeurs". C'était un peu justifié, il y avait quelques
professeurs qui ne faisaient pas beaucoup de recherches. Mais je pense
que ça avait changé et que le changement s'était opéré dans le bon
sens. Il y avait aussi la grande affaire de la représentation des
techniciens, donc des syndicats. J'ai l'impression que la "syndicalisation" du comité
national s'est faite via les catégories "B" d'abord, pour gagner
ensuite les "A", ce fut une évolution négative. J'ai l'air d'être
anti-syndicaliste, mais ça n'est pas le cas. Cependant, je pense que
parmi tous les reproches que l'on fait au CNRS, s'il y en a un de
justifié, c'est celui-là. C'est-à-dire le procès d'un organisme où les
chercheurs sont jugés par des délégués élus sur des listes syndicales.
A mon avis, ça a été une grosse faute du gouvernement. L'Académie des
sciences s'était d'ailleurs prononcée contre ce système.
Je sais que l'on
a introduit quelques techniciens au Comité national après 1968. Et on
vivrait encore là-dessus sans madame Saunier-Séité qui a jugé la
proportion beaucoup trop forte en leur faveur et qui l'a réduite
brutalement. Mais elle l'a fait d'une manière très maladroite, blessant
tout le monde, y compris les non syndiqués. Si bien que dans le
Gouvernement suivant, il y a eu un coup de balancier en sens inverse,
introduisant non seulement une représentation syndicale plus forte,
mais des élections au scrutin de listes.
Vous avez introduit le classement (A, B, C...) des
disciplines au CNRS...
La contradiction est humaine et inévitable. Il y a eu ce qu'on appelait une selectivité de discipline, ce qui a naturellement fait pousser des cris à tout le monde. La mise en place de ce système a d'ailleurs été un peu brutale et il a été supprimé. Je me rappelle en particulier avoir eu beaucoup de difficultés avec la physique théorique et notamment avec mon ami et collègue André Lichnérowicz. Il devait s'agir de la section 2 à laquelle on n'avait attribué que un ou deux chercheurs, alors qu'on en avait donné beaucoup plus à la biologie. Si j'ai bonne mémoire, il y avait eu une concertation avec Maréchal à la DGRST et le comité des sages s'était penché sur le problème. Ce devait être en 1964, l'affaire s'était faite non sans une certaine brutalité, d'où la réaction de la section 2. A mon sens, les idées Lichné sur le CNRS sont fausses, notamment celle selon laquelle il faut reverser toute la recherche à l'université est absurde. Nous sommes pourtant de très bons amis, mais nos conceptions de l'organisation de la recherche sont complètement opposées. Je connais ses arguments : "Oui, le CNRS a eu un rôle très important, mais maintenant il n'est plus nécessaire. Il a sauvé la science française, mais aujourd'hui il faut revenir à une autre organisation". C'est sa façon de dire : "je vous concède tout ce que vous voudrez sur le passé, mais sur l'avenir, il faut tout changer". Et puis, il a le très mauvais argument : "Regardez comment ça se passe dans les universités américaines". Voila le genre de propos que je trouve épouvantable. Les américains ont un état d'esprit qui les a poussés à développer un certain type d'organisation pendant deux cent ans. Nous-même, pendant une période encore plus longue, nous avons développé des structures qui correspondent à notre manière de vivre. Chaque organisation est adaptée à l'état d'esprit d'un pays. Vouloir greffer l'organisation américaine sur la situation française, c'est absurde, c'est ignorer la force de l'histoire.
Pourriez-vous nous éclairer sur l'économie de la réforme du CNRS menée en 1966 ?
D'abord, il faut préciser qu'une personne a joué un rôle important dans cette réforme de 1966, le secrétaire général de l'Education nationale, Pierre Laurent. Il m'a aidé tout en me freinant. Il a été à la fois une aide et une opposition. Mais finalement, tout a été fait dans le bon sens, après une période de relations difficiles car au début, comme beaucoup, Laurent avait des préjugés contre le CNRS. Ceux-ci ont disparu au bout de quelques années. Il a même fini par juger que le CNRS était probablement ce qu'il y avait de plus sain au ministère de l'Education nationale. Les préjugés anti-CNRS, c'est facile. Le centre est un repaire de gens qui ne font que ce qu'ils veulent, sans aucun contrôle, etc. Mais Laurent était un homme intelligent et il s'est rendu compte que ce n'était pas ça. Il m'a aidé à renforcer les structures, c'est-à-dire créer une direction forte. Lorsque je suis arrivé au CNRS, il y avait un directeur général, deux directeurs adjoints et un secrétaire général.
En
renforçant son état-major, vous avez donné plus de force à la partie
proprement CNRS...
Très juste. Le fonctionnement d'une machine comme le CNRS, comité national d'une part, direction de l'autre, ne peut se faire qu'avec une étroite liaison entre les deux. Or à l'époque, il y avait 32 sections et seulement 3 directeurs. Certes, ils rendaient des visites aux sections. Je me souviens qu'au temps où j'étais membre de l'une d'elles, nous avions de temps en temps la visite du DG. C'était lui qui venait dans les sections de physique, car il était lui-même physicien. Si j'avais été chimiste, j'aurais reçu la visite du directeur adjoint. Il venait donc, il restait une demi-heure, puis s'en allait. Mais ce n'était pas comme ça qu'on pouvait assurer une liaison. A l'inverse, dès qu'il y a eu des directeurs scientifiques, j'ai fait en sorte que ceux-ci assistent pratiquement en permanence aux réunions du comité national. La réforme de 1966 a plus accru le rôle du Comité national qu'elle ne l'a diminué. Parce que les directeurs qcientifiques assistant presque en permanence aux délibérations du Comité, savaient ce que celui-ci pensait et pouvaient passer à exécution. Ce n'est pas avec des papiers que l'on sent les choses. Il se trouve que j'ai été membre du Comité national avant d'avoir été directeur, puis de nouveau après. Donc j'ai vu le fonctionnement du comité sous trois angles : avec une direction insuffisante, puis en tant que DG, enfin en tant que président d'une section en face d'une direction étoffée. J'ai vu de l'intérieur comment les DS pouvaient être couplés au comité.
Le CNRS a bougé sous votre direction. On y constate non seulement des
créations de labos, mais aussi des suppressions...
Parfaitement. Je ne me souviens plus des détails, mais nous
avons effectivement
supprimé un certain nombre de services pratiquement moribonds. On a dû
reverser celui auquel vous faites allusion à l'astrophysique. Dans ces
suppressions, il y avait des laboratoires qui n'avaient plus aucune
raison d'être, ou bien qui ne marchaient plus parce que les gens
n'étaient pas compétents, enfin, il y en avait dont l'objet d'étude
avait été absorbé dans autre chose. Le 'Laboratoire du feu' par exemple
était le type d'organisation qui ne relevait pas de la recherche. Quant
à celui du 'froid', ce n'est pas la même chose. D'autant que ce dernier
était dirigé par un
excellent ami, Lainé. Ce dernier avait été nommé professeur à Lille et
peut-être que sans son ancien directeur, ce laboratoire n'avait plus de
raison d'être...
La disparition de l'Institut Blaise Pascal de De Possel n'est-elle pas
liée à la fondation de l'Institut de recherche en informatique et
automatismes (IRIA) ?
Je ne le pense pas. De Possel était un type génial, mais un très mauvais directeur, d'ailleurs, le CIRCE était une amplification de Blaise-Pascal. En fait l'Institut était un véritable foutoir. Un jour, c'était à l'époque où j'étais DG, une ITA vient me voir et me dit qu'elle voudrait changer de service pour aller à Blaise Pascal. Je lui en ai demandé les raisons et elle a fini par me les dire : "A Blaise-Pascal, on ne fait que 35 heures par semaine". Cette justification était évidemment une maladresse de la part de cette personne, mais ce n'avait pas été vraiment une découverte pour moi. J'ai certains mauvais souvenirs des difficultés que nous avons eues avec Blaise-Pascal. Il était de notoriété publique que les gens n'y faisaient pas leur temps de travail. Du point de vue de la direction du CNRS, c'était inadmissible. Certes De Possel était quelqu'un de génial, il a toujours été très bien considéré par ses camarades de l'ENS ou par ses collègues scientifiques. C'était un mathématicien de tout premier ordre, il avait des idées intéressantes comme celle qui a abouti à la création de l'Institut de programmation, mais pour faire marcher sa boutique, là ça n'allait plus du tout. Il se laissait rouler par tout le monde.
Lors de la réforme de 1966, comment avez-vous choisi vos directeurs scientifiques ?
Il y avait d'abord ceux qui étaient déja en place, Monbeig et Gallais.
Pour les autres, il n'y avait pas de méthode générale. Pour la
physique, ça a été très facile. J'ai été mis en rapport avec Robert
Curien, j'ai estimé qu'il ferait l'affaire et, tout de suite, le poste
lui a plu. Pour les sciences de la terre, on a pris Georges Jobert, un
agrégé de mathématiques. On a donc rassemblé mathématiques, physique
théorique et géologie. Les mathématiques ne jouaient pas un rôle très
important au CNRS, donc ce secteur n'était pas très important pour un
directeur scientifique, par contre la géologie, elle, l'était.
Dans les sciences de la vie, j'ai eu du mal. J'avais offert le poste à plusieurs personnes. Ce qui
ne signifie pas que celui qui a été finalement recruté était moins bien
que celui que j'avais contacté avant. Mais j'avais dû demander à
plusieurs personnes qui, pour des raisons variées, ne pouvaient
accepter le poste. Finalement, Claude Lévi a été un excellent directeur scientifique. C'était un biologiste,
spécialiste des éponges. C'était un homme d'une conscience et d'une
droiture magistrales. En général, j'ai gardé de très bons souvenirs de
l'équipe des directeurs scientifiques.
En SHS, Pierre Monbeig était du coté des humanités et je lui ai adjoint Pierre Bauchet pour l'économie.
Ce que l'on appelait les sciences humaines, à ce moment là, était trop
vaste pour un seul homme. J'ajoute pour la petite histoire que nous avions déjà pensé à un
directeur adjoint économiste. Pour le remplacer, j'avais demandé à
Michel Lejeune de m'aider à lui trouver un successeur et il avait proposé le
nom de Raymond Barre. Mais ce dernier venait d'accepter un poste à
Bruxelles, ce qui fait que Barre ignore probablement encore
aujourd'hui, qu'il a failli lui être proposé une fonction à la tête du
CNRS. En chimie, Fernand
Gallais venait de succéder à Pierre Drach en janvier 1965. J'ai vécu une période ou Drach, qui faisait de la biologie marine, des
expéditions, n'était plus disponible. Et je me suis trouvé plusieurs
mois sans personne. Je tenais non seulement le rôle de DG, de directeur
scientifique pour la physique, mais aussi de directeur de remplacement
pour le domaine de Drach. J'ai eu une période de surcharge
extraordinaire.
Il
y a un autre point crucial dans la réforme de 1966, la possibilité
de créer des grands instituts. Pourquoi celui d'astro et de génophysique (INAG) a t-il été le premier ?
J'allais vous répondre à cause des grands instruments, mais les instruments sont encore plus importants pour la physique des particules et l'IN2P3 est venu après. Il y avait peut-être le fait que les astronomes sont des gens plus indépendants et qu'ils ont voulu acquérir leur autonomie. Enfin, la personnalité de l'astro-physicien Jean-François Denisse a certainement joué. J'ai le souvenir de réunions avec Laurent et Denisse au ministère, ce dernier défendant fermement l'INAG et la géologie est venue se greffer dans l'affaire. Mais l'INAG et l'IN2P3 sont étroitement connectés au CNRS. A mon avis, ils sont beaucoup plus près du centre que d'éventuels instituts nationaux qui résulteraient de l'éclatement du CNRS dont on parle un peu ces temps-ci. Par exemple, le conseil scientifique de l'IN2P3 est la section correspondante du comité national. L'IN2P3 est collé au CNRS via le Comité national. Pour l'INAG, je ne suis pas sur qu'il en aille de même. L'éclatement du CNRS en départements, en instituts, c'est aussi bien une tentation de gauche que de droite. Je crois qu'il serait très mauvais de transformer le CNRS en une sorte de holding scientifique. La logique de ces grands instituts, c'est le fonctionnement, les moyens matériels. Ils permettent d'avoir des règles de gestion plus rapides, plus décentralisées, plus souples.
De nouvelles directions scientifiques ont été créées en 1976 sur une idée de Robert Chabbal.
Quand ce dernier a pris ses fonctions de directeur général du CNRS, il avait dû murir cette affaire des 'SPI' à l'époque où il était directeur scientifique. La physique a donc été partagée. Winter, c'était la physique proprement dite. Jean Yoccoz, c'était l'IN2P3 et Jean Lagasse les 'sciences physiques pour l'ingénieur', ce titre n'était pas mal trouvé. La physique nucléaire, il était assez normal qu'elle aille avec l'IN2P3 tout en restant liée au CNRS. Mais la division entre physique nucléaire, mathématique et physique de base d'une part et SPI de l'autre, ça n'a pas plu a tout le monde. Certains physiciens redoutaient, problablement avec raison, que les SPI ne soient trop gourmandes et ne prennent des moyens aux deux autres. Et dans les faits, c'est un peu ce qui s'est produit. Winter était quelqu'un de très courtois, un vrai physicien, mais certainement d'une combativité moindre que Lagasse. Ce dernier est un battant, il était très gourmand pour son secteur. Mais en contrepartie, le directeur scientifique de la physique pouvait se consacrer entièrement à ses ouailles, ce que Winter a fort bien fait. La physique a eu de la chance ! Elle a eu un excellent directeur qui était Hubert Curien. Puis, elle a eu Chabbal, enfin Winter, quelqu'un de vraiment distingué. Après Winter, ça a été Jean-Claude Lehmann, un homme fort efficace.
Existe-t-il encore toujours une hiérarchie implicite dans les sciences exactes ?
Pour les mathématiques... Je ne sais pas. Vous savez, les mathématiciens sont
tous géniaux. On y rencontre des gens de premier plan. Et il y a des
mathématiciens, comme certains physiciens, qui pensent que tous les
autres sont des imbéciles. Je vous recommande la lecture de "La
philosophie des sciences aujourd'hui", édité par l'Académie des
sciences, où vous trouverez un exposé de René Thom. On y apprend que la
physique théorique est beaucoup plus importante, beaucoup plus noble
que la physique expérimentale. La physique expérimentale, après tout,
ça ne sert qu'à accumuler des expériences. Seuls les théoriciens
seraient donc des gens intellectuellement valables. Il s'agit d'un
exposé délibérément provocateur, mais à mon avis, indéfendable. Et
puis, il y a la réponse d'Anatole Abragam qui vaut le livre à elle
toute seule. Les mathématiciens considèrent parfois que tous les autres
sont des imbéciles et les physiciens théoriciens pensent, de même, que
les expérimentalistes ne valent pas grand chose. A l'intérieur de la
physique expérimentale, il y a encore des strates. Les gens de la
physique des particules, des hautes énergies, des quarks, etc.
considèrent que la physique se réduit à cela. Que la seule physique
vraiment importante est la physique des hautes énergies. Ils utilisent
un langage et des méthodes de pensée très difficiles à comprendre pour
les autres physiciens. Il y a donc une aristocratie à l'intérieure même
de la physique expérimentale.
En ce qui concerne la chimie, on s'intéresse à des
objets beaucoups plus compliqués. Les chimistes sont plus audacieux car
ce qu'ils examinent est beaucoup plus compliqué que ce qu'étudient les
physiciens. Les biologistes le sont d'ailleurs encore plus.
Personnellement, j'ai énormément d'admiration pour ces derniers. Mais
il est vrai que cette hiérarchisation demeure. Et puis il y a des gens
qui font tout pour l'entretenir. Thom par exemple dans son exposé ou
des mathématiciens comme Lichnerowicz... Je suis physicien, j'aime
beaucoup la physique, mais je pense que "La" science de cette fin du XX
ème siécle, c'est la biologie.
Quelle est votre opinion sur le
relatif insuccès de la valorisation scientifique au CNRS ?
Le CNRS n'a probablement pas été à la
hauteur. C'est une affaire née petitement et qui est restée confinée.
Il est certain qu'une mutation était nécessaire. L'Agence nationale de
valorisation de la recherche (Anvar) a été une des
mutations possibles. Mais on aurait pu en imaginer d'autres. L'Anvar a
été créée au sein du CNRS et d'après les statuts d'origine, le
président de son conseil d'administration était le directeur général du
CNRS. J'ai été le premier président de l'Anvar. Au départ, l'Anvar
devait d'ailleurs s'appeler 'institut', mais on n'a pas retenu 'Invar'
pour toutes sortes de
raisons. D'abord parce que l'invar est un métal avec lequel on fait
les ressorts de montres ! Et puis le terme d'agence est apparu. Il a
retenu l'attention du secrétaire général du ministère à cause de son
origine
nord-américaine. Je pense que ça a été effectivement l'un des premiers
emplois du mot agence dans le système administratif français.
Cela sonnait mieux que le 'service des brevets' de Volkringer. A propos
de Volkringer, c'était un homme très
distingué, sympathique, très fin. Il était physicien d'origine. Il
venait de l'Ecole de physique et chimie me semble-t-il. Il était
infirme à cause d'une poliomyélite et il était très handicapé. Il ne se
déplaçait qu'en petite voiture. Mais peut être lui manquait-il...
enfin, ce n'était pas une brute, alors qu'il aurait fallu au contraire
être un peu bulldozer pour tenir le poste qu'il avait. C'est lui qui
s'était occupé de la cession des brevets Joliot au CEA. Si le CNRS les
avait gardés, il aurait bénéficié de tout ce qui se fait dans le monde
en matière nucléaire. Nous
aurions un autofinancement somptueux ! Je me rappelle que l'un des
principaux détenteurs de brevets CNRS,
était Guillaud, un bon collègue, directeur des laboratoires de
magnétisme à Bellevue. Il s'agissait d'excellents brevets, une des
belles réussites du Centre.
Après votre départ, l'Anvar s'est éloigné du CNRS
Elle s'est d'abord éloignée toute seule, puis on l'a éloignée. Au début, ce n'était pas vraiment une filiale du CNRS, mais c'est moi qui ai recruté le premier directeur de l'Anvar, Maurice Ponte qui venait de quitter la CSF. Compte-tenu des rapports que nous voulions instaurer entre les milieux scientifiques et l'industrie, Ponte était un excellent symbole. Il a été l'inventeur du logo de l'Agence -les chouettes- dont l'origine est le signe distinctif du labo de physique de l'ENS. Par la suite, tout a changé. L'Anvar a coupé le cordon ombilical. André Giraud, lorsqu'il était ministre de l'Industrie, est responsable de cette évolution. Il y a eu une réforme assez brutale et on a rattaché l'Anvar au ministère de l'Industrie. Les statuts ont été modifiés, le président de son conseil n'était plus le directeur du CNRS. Curien a dû être le dernier, puis on a nommé un directeur d'origine différente, et même le style de l'Agence a changé. Mais je ne ferai pas plus de commentaires...
Quelles réactions ont entrainées à la direction du CNRS la création
d'un duopole avec l'introduction d'un directeur administratif et
financier (DAF) en 1966 ?
Il était naturel que des scientifiques se méfient un peu de
l'introduction d'un personnage très haut placé dans la direction, qui
vienne de l'extérieure et qui ne soit pas choisi par le DG. Jusque-là, les directeurs scientifiques étaient toujours
choisis par lui. Il n'y avait pas d'exemple que l'on en ait imposé un
de l'extérieur. Personnellement, j'aurais d'ailleurs été intransigeant
là dessus, par contre le DAF, c'était différent. Ce n'est pas moi qui ai nommé le premier DAF, Claude Lasry, mais ça
s'est passé entre gens biens élevés. Il n'y a pas eu de conflit et je
ne peux pas dire que l'on m'ait imposé un directeur administratif, ni
que le poste ait été créé malgré moi. Cependant, dans le statut qui a
été adopté en 1966, il y a un point qui s'est révélé très dangereux par
la suite, celui des obligations de signature. Il y avait une ambiguïté
considérable à propos des pouvoirs réels du DAF. Certes, entre Claude
Lasry et moi, il n'y a jamais eu de problème, mais au contraire une
excellente collaboration. Avec Curien qui est un homme courtois, ça a marché aussi. Mais
après, le système s'est bloqué. Je ne parle pas de Bernard Grégory qui est
resté très peu, mais de Robert Chabbal. Le conflit était dans l'oeuf, dans le
statut de 1966. Moi, je me félicite d'avoir eu Lasry. Nous savions l'un
et l'autre que le statut pouvait nous conduire au conflit, mais nous
n'en voulions pas. Nous nous entendions bien et je ne peux même pas
dire que l'un de nous ait jamais eu besoin de prendre sur lui pour
éviter le risque d'un conflit. Mais Robert Chabbal, lui, a traversé une période très
difficile. Naturellement je le connais bien, je pourrais l'appeler un
fils spirituel. Certes, je ne le voyais pas tout le temps quand il
était DG, je n'ai donc pas connu tous ses états d'âme, mais je pense
qu'il a été malheureux de ses rapports avec Pierre Creyssel qui avait
constitué autour de lui une sorte de camarilla. Je me rappelle avoir contré madame
Saunier-Séité, la ministre, en séance de l'Académie des sciences à ce sujet.
Quand j'ai quitté la direction du CNRS, ce dispositif était encore au stade foetal. Dans une certaine mesure, il s'agit d'une entorse à ce que j'appelle le système des trois axes car les ATP impliquent une finalisation. L'idée était d'employer les méthodes administratives et financières liées à la pratique contractuelle, pour atteindre des objectifs scientifiques. Les contrats permettent parfois des moyens d'action plus souples. Les ATP étaient donc réservées à des objectifs très finalisés sur les applications. Il s'agissait donc d'une sorte de compromis, d'hybride entre ce que j'appelle l'axe deux et l'axe trois. Naturellement on aurait pu déceler une certaine identité entre les ATP et les actions concertées de la DGRST. Avec les ATP, le CNRS voulait se donner des moyens d'action souples et incitatifs. A l'époque, les crédits de fonctionnement et ceux d'équipement étaient séparés de manière très rigide. Si le système des ATP n'était pas parfaitement pur du point de vue du ministère des Finances, il était en revanche très bon de celui de la science. La différence entre les ATP et les 'Recherches coopératives sur programmes' (RCP) , c'est le 'top down' et le 'bottom up'. Les RCP répondaient plus à une initiative de la base. "Vous voulez coopérer ? -on va vous aider". L'ATP, c'est : "si vous avez envie de travailler sur ce thème, on vous aidera". On peut dire que l'ATP vient d'en haut et la RCP d'en bas.
Cette recherche sur contrats, c'était l'une des idées du pasteurien Jacques Monod
Oui. J'avais beaucoup d'admiration pour Jacques Monod, mais nos thèses
n'étaient pas convergentes. Il était représentatif d'un certain
courant de pensée, auquel d'ailleurs sa forte personnalité donnait
beaucoup de poids. Monod a été très injuste vis-à-vis du système
scientifique français -notamment de l'université et du CNRS- après son
Nobel. Les responsables en ont ressenti quelque amertume. Il y a eu une
cérémonie à l'Institut Pasteur. Le ministre de la Santé qui devait être
Raymond Marcellin était là et ce fut un peu déplaisant. Par contre ses
deux complices n'ont pas eu la même attitude, surtout François Jacob.
Monod avait un talent énorme, c'était une personnalité très attachante,
un séducteur à tous points de vue, mais quand il a pris la direction de
Pasteur, cela n'a pas très bien marché. André Lwoff n'a pas eu le même
comportement. C'est aussi une personnalité très critique... Le jour où
s'est posé le problème de la direction de l'institut de Villejuif sur
le cancer, on a choisi Lwoff. C'était une gageure, mais ça a marché.
En 1968, il y eu quelques pressions physiques sur la direction du CNRS. Chaque jour on me disait : "c'est demain que votre bureau va être occupé", mais il ne l'a jamais été. Ça a duré quelques semaines. D'habitude on ne fermait pas les bureaux à clefs, mais là ils l'ont été. On craignait des actions physiques comme il s'en est produit dans beaucoup d'endroits. Cela, dit il n'y a jamais eu de séquestration au CNRS. Vous connaissez l'immeuble du Quai Anatole France, le grand hall était constamment rempli de gens. Le comité de direction siégeait en permanence et nous, nous étions retranchés dans notre quatrième étage.
Quelles ont été les disciplines les plus touchées par les événements?
Les sciences humaines naturellement et dans les sciences exactes, les
astronomes. Chose étonnante, les astronomes ont été les plus
turbulents, les plus difficiles. Ça s'explique peut-être par la
personnalité écrasante d'André Danjon qui a eu pour effet de susciter
des
"contre-personnalités" très contestataires. Avant on ne pouvait pas
s'exprimer, le jour où on l'a pu, ça a engendré quelques excès. Des
astronomes, on disait que par la nature de leur discipline et par la
nécessité des relations internationales, c'étaient les gens qui
savaient le mieux vivre. 1968 a complètement détruit cette réputation.
Meudon a été un important foyer d'agitation. Peut-être était-ce dû
aussi à la présence d'un important service de calcul. Mais vous savez,
quelque opinion qu'on ait des évènements de 68, ça n'a pas été drôle
pour les responsables. J'ai d'ailleurs l'impression qu'il y a très peu
de gens qui les
ont senti venir. Il y avait eu de l'agitation sur les campus
américains, j'étais à Berkeley en avril 1968 et j'avais été frappé,
mais je ne voyais pas du tout le phénomène gagner la France. A propos
de 1968, il faut d'abord dire ceci : le CNRS avait installé bien avant
cette crise, des dispositifs de fonctionnement démocratiques. Il y
avait déjà un comité national, des conseils de labos, toutes choses qui
n'existaient qu'au CNRS. J'avais par exemple créé les conseils de labo
vers 1966. Il ne s'agissait pas de direction collégiale, bien entendu,
mais de participation. J'avais mis en place ces conseils parce qu'on
avait porté à ma connaissance qu'un certain nombre de laboratoires
pâtissaient de directeurs abusifs. Bref, le CNRS a été agité en 68,
mais il s'en est sorti rapidement et complètement. Bien plus vite et
bien mieux que l'université.
Il y a tout de même eu des conséquences au CNRS ?
Le centre était un endroit protégé, mais il était malgré tout
impossible de ne rien faire. C'était le chêne et le roseau. Il y a eu
des gens qui ont voulu jouer au chêne et ça a cassé. Etre responsable
en 1968 était difficile. On ne pouvait pas ne pas reconnaitre que dans
ce mouvement il y avait des chose estimables. Les gens pour lesquels il
n'y avait que des certitudes, ceux qui n'ont rien voulu comprendre, ont
cassé. A l'inverse, ceux qui ont voulu faire de la démagogie ont été
rapidement débordés. Ceux-là ont perdu sur tous les tableaux. La voie
moyenne était donc étroite, c'est celle que nous avons essayé de suivre
au CNRS. Il fallait accepter des réformes et le faire assez vite. On a
donc constitué une espèce de directoire bis, para-légal, qui était en
fait le directoire normal auquel on avait rajouté de nouveaux élus pour
y introduire des catégories non représentées jusque-là. La désignation
de ces nouveaux élus a été faite plus ou moins par les syndicats et le
directoire qui comportait 28 membres s'est accru de 15 personnes.
Naturellement, on ne pouvait pas dire que ce nouveau directoire se
substituait purement et simplement à l'ancien, ce qui aurait été
illégal. Il fallait donc rester dans la légalité tout en cédant un peu
pour éviter les ruptures et on a donné à ce directoire un sigle qui
était un clin d'oeil : 'CCP', comité central provisoire. Le mode de
fonctionnement était le suivant. On faisait une réunion du CCP avec les
43 personnes. On étudiait toutes les questions en suspens et on
indiquait les solutions possibles, mais on ne prenait pas de décisions
définitives. Après on faisait une réunion du directoire simple -les 28-
qui examinait le travail du CCP et entérinaient les propositions. En
fait, tout le monde était d'accord, sauf le doyen Marc Zamansky. Les 28
membres du directoire officiel estimaient que ce
mode de travail était satisfaisant. Cette procédure avait introduit une
modification assez profonde, mais en respectant la loi. Finalement, le
directoire a été supprimé plus tard par madame
Saunier-Séité et on a créé des conseils scientifiques. En revanche nous
avons obtenu que le CNRS soit exclu de la Loi d'Orientation en 1968. Je
me suis
donné un mal fou, aidé par Lasry, pour obtenir de Michel Alliot, le
directeur de cabinet d'Edgard Faure, qu'un certain article 37
(qui est devenu par la suite 42) stipule que "les dispositions de la
présente loi ne s'appliquent pas au Centre national de la recherche
scientifique". D'ailleurs quelques autres établissements, dont le
Collège de France, ont obtenu de figurer aussi dans cet article 42.
Nous savions que cela aurait signifié la mort du CNRS.ous n'avons pas
besoin de la loi d'orientation
puisque nous possédons déja tous les dispositifs de participation
souhaitables. D'ailleurs, nous ne sommes pas un établissement
d'enseignement.
Que dire de la politique de la recherche dans les années 1970?
La recherche n'a pas toujours eu le même crédit au sommet de l'Etat... Du temps de Giscard par exemple, non seulement les crédits de la recherche ont baissé, mais ce que j'appellerais son crédit moral également. Giscard a dû perdre en 1981 beaucoup de voix dans la communauté scientifique à cause de cela et il faut le dire, les choses ont nettement changé après. Mme Saunier-Séïté n'aimait pas le directeur (P. Chabbal). Mais je ne voudrais pas donner d'elle l'image d'une personne hostile à la recherche. Elle a par exemple bien défendu l'Académie des sciences. Sous VGE, Trillat le président de l'Académie -à l'époque les présidences étaient annuelles- avait eu l'idée de demander une audience à l'Elysée. A cette occasion, Giscard lui avait demandé quel était l'âge moyen des académiciens. A la réponse de Trillat, sa réaction avait été : "il faut rajeunir l'Académie des sciences". Et l'idée était née de confier un projet de réforme à Aigrain. Très technocratique, le projet Aigrain aboutissait en fait, à faire disparaître l'Académie dans sa forme actuelle. On passait à une assemblée de 400 académiciens dont une moitié devait être des élus de moins de quarante ans. Mais le projet avait suffisamment cheminé pour aboutir à un texte de décret. Ce qui nous a sauvé, si je puis dire, c'est que celui-ci devait obtenir le contreseing des ministères concernés, dont celui de l'Enseignement supérieur et madame Saunier-Séïté a refusé son paraphe. En ce qui concerne le CNRS, elle considérait que l'influence syndicale y était trop forte et il faut reconnaitre qu'elle n'avait pas entièrement tort. Elle a voulu revenir là-dessus, mais elle s'y est prise d'une manière déplaisante qui a justifié la réforme suivante. Elle a lancé le balancier à droite et celui-ci est reparti à gauche, beaucoup trop à mon avis. La réforme Chevènement n'a pas été bonne non plus. Mais elle a trouvé une partie de sa justification dans les excès de la réforme Saunier-Séïté. De son côté à partir de 1981, Jean Pierre Chevènement a probablement été trop loin en voulant écarter le CNRS de l'université et en le mettant dans un ministère différent. Par contre ensuite, on a vu circuler des projets de loi qui heureusement ne se réaliseront sans doute pas et visaient à intégrer le CNRS dans l'université. Ceci serait bien pire. Vous avez remarqué qu'il y a une sorte de 'relation amoureuse entre le CNRS et l'université avec tout ce que cela implique de contradictions. Dans une certaine mesure, le CNRS se méfie de l'université. Les universitaires ont un certain nombre de caractéristiques qui ne doivent pas déteindre sur le CNRS, notamment un mode de fonctionnement un peu terne. Le CNRS veut avoir une action plus musclée, plus disciplinée, plus organisée et plus controlée.
A l'heure de la succession
Le problème du choix d'un directeur général, c'est aussi celui de
son
remplacement. Je veux dire par là qu'il faut sentir le moment de passer
la main. Il y a des gens qui s'accrochent, qui restent vingt ans
directeur d'un organisme et puis, il y a ceux qui sentent que s'ils
restent, ils risquent de devenir directeurs professionnels... C'est ce
que je disais dans la lettre que j'écrivais au ministre et qui
accompagnait mon "testament" (lettre datée du 17 juillet 1969) :
"Monsieur le ministre.../ J'ai été nommé à ce poste le
premier novembre 1962. A cette époque, mon intention était de quitter
cette fonction au bout de cinq ans afin de me consacrer entièrement à
mes fonctions de professeur et à la recherche dans mon laboratoire. Les
évènements m'ont conduit à prolonger deux fois de suite la durée que je
m'étais assignée. En effet, dès 1965, était étudié un projet de réforme
de la direction du CNRS qui a fait l'objet d'un décret du 31 mars 1966.
La nouvelle direction, dans son ensemble, a été mise en place au début
de 1967 avec son directeur administratif et financier et ses six
directeurs scientifiques. Il m'a semblé alors que je devais rester
jusqu'en octobre 1968, afin de bien mettre en place les nouvelles
instances correspondant à ce changement de structure. Effectivement,
dès le début de 1968, la nouvelle structure a fait ses preuves et a
permis de réaliser de nombreuses améliorations dans le fonctionnement
général du centre et, en particulier, dans le contrôle scientifique de
ses sections. Je m'apprêtais donc à demander à être déchargé de mes
fonctions pour la fin de cette année universitaire lorsqu'est arrivé le
mois de mai avec les évènements qui ont secoué si profondément
l'université et à un moindre degré, la recherche scientifique. Grâce à
la force et à la cohésion de sa direction, grâce aussi au fait que de
nombreux dispositifs de participation existaient déjà au CNRS et dans
ses laboratoires, le centre a pu franchir ces quelques mois avec des
difficultés modérées. Le degré de participation dans les différents
organes du centre a été accru grâce à des dispositions provisoires qui
ont donné satisfaction et dont l'adoption définitive devrait faire
l'objet d'un décret dont le projet vous est soumis. Mais pendant toute
cette période, il m'a semblé qu'il était de mon
devoir de rester à la direction de l'établissement, jusqu'à ce qu'une
période de stabilité apparaisse avec suffisamment de netteté. Ces
conditions me semblent maintenant réalisées. Je ne regrette nullement
d'avoir été amené à prolonger de deux années
la période que je m'étais fixée initialement, cette maison est en effet
passionnante malgrés les nombreuses difficultés dues, entre autre, à la
diversité de ses actions, à la nature même de ses recherches, (alors
qu'elle) doit, en quelque sorte, organiser l'imprévisible et en
particulier, préserver le potentiel de découverte de ses chercheurs.
Mais le temps est venu pour moi d'essayer de reprendre le travail
scientifique direct. En outre, il me semble absolument nécessaire pour
la santé d'un organisme tel que le CNRS, que les personnes qui (en) ont
la responsabilité, ne restent pas trop longtemps à leur poste et
soient, après un temps raisonnable, remplacées par des plus jeunes. Ce
n'est certes pas sans grand regret que je quitterai cette fonction à
laquelle je donnais beaucoup de moi-même. Je souhaite ardemment que le
CNRS continue à l'avenir à jouer le rôle très important qui a été le
sien dans la science française. Sa formule d'intervention dans la
recherche fondamentale organisée est située à mi chemin entre la toute
puissance à l'Académie des sciences de l'URSS et le rôle prédominent
des universités américaines. Cette position, relativement originale, me
semble le mieux adaptée à la structure sociale et administrative de
notre pays qui n'est ni celle de l'Union Soviétique, ni celle des
Etats-Unis. C'est donc dans la continuité que devrait se faire, dans
les années qui
viennent, l'évolution nécessaire pour que le CNRS reste un organisme
jeune, vivant et productif de belle science. Son rôle dans l'ensemble
scientifique français devrait encore être
mieux précisé, mais étant donné la solidité et la qualité des
mécanismes d'animation et de contrôle scientifique dont il dispose, son
rôle ne devrait raisonnablement que s'accroître."