En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
merci de bien vouloir mentionner leur source (site histcnrs), ses auteurs et leurs dates de réalisation
Entretien avec Raymond Dedonder *
J.-F. Picard, X. Polonco, le 24 novembre 1987 (source :
https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)
DR
Notice Wikipedia
Quels ont été vos débuts dans la recherche monsieur Dedonder ?
J'ai fait mes études pendant la guerre à la fac de sciences de Paris.
J'étais intéressé par la génétique, mais comme elle n'était pas
enseignée, j'ai du l'apprendre par moi même dans des livres. Je suis
d'abord entré dans un laboratoire d'électrophysiologie nerveuse, mais
je trouvais que ce n'était pas très dynamique. Par l'intermédiaire du
beau frère de Roger Monier, René Dumont, un maître de conférence à
l'Institut agronomique (Inra), j'ai obtenu un poste de stagiaire de
recherche au CNRS en 1943 dans le laboratoire d'agriculture de Joseph
Lefebvre. C'est alors que j'ai découvert le second sujet qui
m'intéressait et qui s'est développé depuis de façon extraordinaire,
les hormones neuronales. Mais comme je m'intéressais à la génétique des
plantes, j'ai commencé par faire de la biochimie. A Libération, l'Inra
n'était pas connecté à un réseau prioritaire d'électricité et les
coupures de courant m'empêchaient de reprendre mes activités de
chercheur. Par le hasard des relations, je me suis retrouvé contacté
par un collègue de Frédéric Joliot. Ce dernier venait de prendre la
direction du CNRS et il constituait son cabinet. En fait, ce petit
cabinet était surtout destiné à court-circuiter l'administration de la
recherche (le ministère de l'Education nationale). C'est ainsi que je
me suis retrouvé chargé de la mission pour la récupération de matériel
scientifique en Allemagne.
Le monde de la recherche était le fief de l'extrême gauche à l'époque
Avant la guerre, j'ai fait partie des étudiants communistes jusqu'au
pacte germano-soviétique, un événement qui a provoqué chez moi une
crise de conscience assez sérieuse et m'a amené à fréquenter des
trotskistes. Sous l'occupation je me suis retrouvé à la Fédération
française des 'Auberges de jeunesse' avec Marc Sangnier jusqu'à ce
groupe soit dissous par les Allemands, on est donc passé dans la
clandestinité. Puis il y a eu une série d'arrestation dont celle de ma
femme. Un certain nombre de nos amis ont été déportés. En fait, j'ai
réorganisé un réseau de soutien aux parents, aux gens emprisonnés et
aux déportés. Nous diffusions aussi le journal 'Combat'... C'est comme
cela que je me suis retrouvé à la Libération, responsable national des
'Auberges de jeunesse', mais avec une coloration qui n'était pas
P.C.F., ce qui m'a posé quelques problèmes. Je me souviens d'être entré
un lundi matin dans le bureau de Joliot pour lui montrer le journal
'L'avant-garde' où je venais d'être traité d'hitléro-trotskiste ( !).
Je lui ai dit que s'il me considérait comme tel, je lui donnerai ma
démission immédiatement. Sinon, je ne voulais plus entendre parler de
ce genre d'accusation.
Vous avez ainsi vécu le passage de Frédéric Joliot à Georges Teissier à la direction du CNRS
Ça a été un moment difficile. Joliot était un homme qui s'asseyait sur
l'administration. Ayant des contacts directs avec un certain nombre de
gens dont Maurice Thorez (vice pdt. du Conseil chargé de la fonction
publique), il prenait ses décisions après avoir consulté quelques
conseillers et quand c'était décidé, il n'y avait plus à discuter.
Georges Teissier était beaucoup plus formaliste, c'était un
universitaire. Quand il a pris la suite à la direction du CNRS, il a
craint de subir les conséquences de tout ce que Joliot avait fait de
plus ou moins régulier sur le plan administratif. D'où sa position de
retrait, l'escargot dans sa coquille. Quant à moi, je n'avais plus rien
à faire à la direction du CNRS. Mais il y avait d'autres chercheurs à
la direction du CNRS et qui n'étaient pas tous communistes. Par
exemple, Émile Terroine représentait la bonne gauche radicale et
franc-maçonne. C'était un physiologiste spécialiste des questions de
nutritions. Mais, les nutritionnistes étaient alors considérés comme
des 'demi scientifiques'. La biochimie de la nutrition chez l'homme
implique des phénomènes très complexes. Aujourd'hui la physiologie de
la nutrition s'est développée de manière beaucoup plus rationnelle,
mais chez les animaux à cause de son importance pour les industries de
la viande. Quant à Louis Rapkine, c'était une personnalité. Quand il
venait à la fac de sciences, quai saint Bernard, et on l'entendait !
C'était un type très dynamique qui piquait des colères absolument
formidables. C'est Rapkine qui m'a fait venir à l'Institut Pasteur pour
faire de la biochimie.
Jacques Monod n'était il pas lui aussi au parti communiste ?
Cela n'a pas duré longtemps. Mes rapports avec Jacques Monod ont
commencé avec son départ du P.C., suite à l'affaire Lyssenko (1948).
Lui et moi, on s'est retrouvé au 'Rassemblement démocratique
révolutionnaire', parce qu'on trouvait que les socialistes (SFIO)
n'étaient pas assez à gauche. Un jour, on est allé voir David Rousset,
l'ancien déporté qui essayait de constituer ce parti (le RDR). On est
allé le voir tout un groupe de pasteuriens, il y avait aussi Elie
Wollman. A cette occasion je me souviens qu'on portait tous des
imperméables et on se disait qu'on devait vraiment ressembler à une
descente de la Gestapo ! Mais la discussion avec Rousset nous a laissé
l'impression d'une idéologie un peu floue.
Comment s'est passé le début du syndicalisme de la recherche ?
Au début des années 1950, tous les chercheurs étaient au Syndicat de
l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique (SNESRS) dont
le président était Louis Barrabé et les secrétaires généraux,
successivement Ernest Kahane et Evry Schatzman. A l'époque le SNESRS
était affilié à la CGT et à la FEN (Fédération de l'éducation
nationale). Le choix de n'appartenir qu'à la FEN, c'est à dire de se
dégager d'une obédience communiste trop marquée, a fait l'objet d'un
débat intense à l'intérieur du syndicat. En fait, la situation faisait
que le SNESRS était essentiellement un syndicat de l'Enseignement
supérieur où les chercheurs n'avaient que des strapontins. Evry
Schatzman était très 'Enseignement supérieur', hostile à toute
indépendance des chercheurs, en tout cas davantage que Kahane ou
Barrabé, mais il a beaucoup évolué ensuite. A cette époque, les
chercheurs étaient très jeunes, la plupart étaient entrés au CNRS après
la Libération. Le CNRS comptait peu de gens âgés en dehors de quelques
uns à Bellevue ou à Marseille dans le Centre de Recherche industrielle
et maritime. En revanche, du coté des enseignants, la moyenne d'âge
était plus élevée.
Le Syndicat national des chercheurs
scientifiques (SNCS) correspondait-il aux aspirations d'une nouvelle
génération de chercheurs ?
Il y avait de cela, mais surtout le fait que les chercheurs avaient des
problèmes spécifiques, par exemple, les attachés de recherche (AR)
n'avaient pas de statut. Vous imaginez : chargé de recherche à 39 ans
avec une famille et à l'indice de base impliquait d'avoir un second
métier ! Les chercheurs avaient donc des difficultés réelles dans le
domaine matériel. Moi même, en 1955, en tant qu'AR, j'avais déjà 32
ans... Confrontés à ce problème, le syndicalisme enseignant du
supérieur était totalement inerte. Il y avait donc aussi l'impatience
de jeunes gens qui voulaient faire quelque chose dans la recherche. Il
ne faut pas oublier que les gens qui ont créé le SNCS se sont battus au
départ, non seulement pour améliorer les conditions de carrière, mais
aussi pour promouvoir le CNRS en tant qu'institution scientifique à
part entière. Au milieu des années 1950, le CNRS était en pleine
stagnation budgétaire, une situation qui durait depuis la réunion du
Comité national organisée par Teissier en 1948.
Le SNCS est donc né en 1956 d'une scission au sein du SNESup.
Voilà, du fait d'une petite équipe qui avait un culot extraordinaire.
Au syndicat de l'Enseignement supérieur, il y avait deux sections qui
voulaient agir, celle Meudon-Bellevue représentée par un type l'un des
rares chercheurs syndiqués de la vieille génération, Bernard Vodar et
la notre qui représentée soit par Norbert Grollet, un copain qui
appartenait au 'Sillon' est qui est devenu le premier secrétaire du
SNCS, soit par moi-même. On a discuté à l'intérieur du syndicat avec un
certain nombre de camarades qui appartenaient à la tendance
majoritaire, i. e. communiste, par exemple Jacques Arel (?) qui était à
l'Institut du cancer, Marc Lefort et Georges Charpak de l'équipe Joliot
au Collège de France, mais aussi avec les sociologues de l'équipe
Isambert qui eux ne l'étaient pas. C'est cet ensemble qui a créé le
syndicat de la recherche scientifique. Cela n'a pas été une manoeuvre
d'appareil, toutes nos discussions étaient ouvertes, les positions
idéologiques des unes et des autres connues. Il n'empêche que la
séparation d'avec l'enseignement a provoqué des remous. Lefort a été
convoqué devant le Comité central du P.C.F. où il s'est vu accusé par
un monsieur qui s'appelait Sauteret (?) de faire du fractionnisme avec
un trotskiste (moi !).
Les chercheurs réagissaient donc aussi contre un certain conservatisme intellectuel de l'université
Exactement. Quand j'ai été nommé professeur de l'Enseignement supérieur
et que je me suis retrouvé dans une de ces commissions de la Faculté
des sciences , celle de biologie. Le professeur Georges Teissier nous a
fait cette réflexion stupéfiante : "c'est invraisemblable. Voilà qu'il
y a des gens qui veulent faire de la paléontologie en partant de
la structure des protéines", or on venait juste d'établir des
structures de protéines présentes dans des coquilles fossiles. En
réalité, l'Enseignement supérieur était extrêmement conservateur.
Pourquoi est-ce que la microbiologie qui est née à l'Institut Pasteur a
largement essaimé dans les Facultés de médecine, mais beaucoup moins
dans les Facultés des sciences ? Pourquoi a t-il fallu attendre si
longtemps pour y introduire l'immunologie ou la virologie, des
disciplines restées mineures dans l'enseignement des sciences
biologiques en France?
Avec le désir de moderniser la recherche, les débuts du SNCS semblent évoquer une forme de syndicalisme co-gestionnaire
Quand on a créé le SNCS, notre première démarche a été d'envahir les
bureaux de la direction du CNRS. Je me suis retrouvé un beau jour dans
le bureau de
Gaston Dupouy avec deux ou
trois camarades. Bon, il fallait monter que l'on existait. Deux mois
plus tard, je descendais les marches de la direction du Budget, rue de
Rivoli, avec monsieur Dupouy qui m'avait demandé de l'accompagner pour
défendre le budget de la recherche française ! En fait notre petite
équipe était consciente que seul le CNRS pouvait aider au développement
de disciplines comme la biologie. Et puis il ne faut pas oublier qu'on
était en pleine réflexion destinée à relancer la recherche française.
1956, c'est aussi l'année du fameux colloque de Caen. J'y ai assisté,
mais j'en garde à vrai dire un souvenir vague : je me revois au tableau
en train de faire la fameuse courbe dont Jacob parle dans son livre. En
la dessinant, je regardais Gaston Berger (le directeur des
Enseignements supérieurs) assis au premier rang dans son costume noir
et qui regardait ça comme s'il découvrait quelque chose. Or toutes mes
données était dans des documents qui venaient du ministère, mais pour
lui c'était une révélation. En fait, on venait de vivre une période
difficile avec nos collègues de l'Enseignement supérieur, nous avions
l'impression que l'équipe Lichnerowitz-Monod (les organisateurs du
colloque de Caen) avait du mal à se faire entendre de l'administration.
En tout cas, il est clair qu'ils n'étaient pas 'persona grata'.
De la prime au statut de la recherche
Le premier objectif du syndicat a été d'obtenir la prime de recherche.
Cela s'est terminé par les 20% qui ont été accordés par le décret de
mars 1957, repris et étendus en 1958 au moment de la mise en place de
la DGRST. Ce n'était pas la solution idéale, mais nous pensions à
l'époque qu'il était impossible de toucher à la grille de la fonction
publique avec ses indices. J'ai conservé d'excellentes relations avec
Jean Coulomb
qui a été un bon directeur du CNRS. Je pense qu'il a été le dernier qui
ait placé le CNRS à un niveau autre que celui d'un simple service du
ministère de l'Éducation nationale, comme une structure indépendante
capable de dire son propre mot. Coulomb faisait appel au Comité
national pour faire face à des mesures dirigistes suscitées par les
pouvoirs publics. Après lui, progressivement, le CNRS a perdu de cette
indépendance, le prestige qu'il avait acquis. Mais le syndicalisme lui
aussi a évolué dans un sens qu'on peut regretter. Après 1968, quand le
SNCS a été pris en main par une nouvelle tendance - que l'on pourrait
qualifier de gauchiste -, il a été décidé de donner la priorité à la
défense des chercheurs et non à celle du CNRS.
Cette évolution n'était-elle pas inéluctable dès lors que les chercheurs entraient dans la fonction publique ?
A ses début, le CNRS avait comme rôle de détecter, où que ce soit, les
gens prometteurs pour les aider, par exemple en leur procurant des
bourses qui leur permettait de travailler dans les universités, dans
les hôpitaux... Plus tard, il a cherché à contrôler les chercheurs et
les techniciens placés dans ses laboratoires propres, comme dans les
unités mixtes. Il a voulu ramener tous les soutiens qu'il accordait à
la recherche dans des structures contrôlées par lui. A l'époque où les
structures étaient plus légères, une commission du CNRS pouvait
détecter que monsieur untel était tout seul dans son coin, mais qu'il
s'agissait d'un type formidable, quelqu'un de prometteur. Il est vrai
que le développement de la recherche programmée a réduit la place de
ces formes individuelles d'aides incitatrices. Cette évolution vers la
recherche programmée s'est particulièrement affirmée dans les années
1960, par exemple quand le Centre a développé son système d'évaluation
des laboratoires universitaires, ce qui est normal. Mais, à partir de
là, on s'est dit qu'il était difficile de donner à un jeune étudiant un
sujet risqué, tout simplement parce qu'on attendait de lui qu'il fasse
son travail dans des délais impartis. A l'époque, je me souviens de
discussions avec mes collègues anglais qui disaient : "chez nous, il
suffit qu'un patron reconnu dise au 'Medical Research Council' qu'il a
chez lui un type formidable pour obtenir qu'on fiche à celui-ci la paix
pendant dix ans". En France, il n'en était plus question.
L'augmentation des masses budgétaires a fait qu'il devenait difficile
de prendre ce genre de risque. La recherche française a donc
globalement subi une déviation vers les grosses opérations budgétaires,
c'est-à-dire vers la programmation de la recherche. Mais il est vrai
que la vision des physiciens qui estimaient nécessaire de rattraper un
retard français dans certains domaines, par exemple à propos de la
structure des protéines, était parfaitement fondé.
En 1959, grâce aux syndicats l'indépendance du CNRS semble avoir été maintenue vis-à-vis de la DGRST
Effectivement, nous voulions défendre le CNRS. D'ailleurs, même les
gens de la DGRST, comme Jacques Monod, savaient ce que la biologie, par
exemple, devait au CNRS. L'équipe Monod-Lwoff-Jacob recevait des moyens
non seulement des américains, mais aussi du CNRS. Dans l'immédiat
après-guerre, la première structure qui soit venue au secours de
Pasteur, c'était le CNRS par le biais des aides individuelles et par le
paiement de chercheurs et de techniciens affectés dans ses équipes les
plus dynamiques. Évidemment, le syndicat avait aussi des contacts avec
la DGRST, mais plus distants. En fait, nous redoutions que cette
nouvelle structure ne soit trop technocratique et nous n'avions pas
l'impression, peut-être à tort, que le CNRS de l'époque avait perdu de
son dynamisme initial.
Pourtant n'est ce pas la DGRST qui a introduit, institutionnellement, la biologie moléculaire dans ce pays ?
Il est vrai qu'avec le recul de l'histoire, on doit reconnaître que le
CNRS n'a pas vraiment su prendre le virage de la biologie moléculaire.
Il avait certes réussi celui de la génétique et de la biochimie, mais
il a manqué celui de la biologie moléculaire. Il n'a pas su en prendre
l'initiative et le virage est venu de la DGRST via, notamment, l'action
des pasteuriens (J. Monod, A. Lwoff). En réalité, les structures, les
modes d'action de la DGRST, tout cela avait été conçu lors du colloque
de Caen. On y trouve déjà la définition des actions concertées, des
bourses pour des jeunes scientifiques qui s'engagent dans des la
recherche programmée, etc. Mais, dans les commissions du CNRS, il y
avait une majorité d'universitaires dont beaucoup n'appréciaient pas
Monod. Il faut d'ailleurs reconnaître que l'intéressé ne faisait pas
grand effort pour se faire aimer, pas plus qu'André Lwoff d'ailleurs.
Par ailleurs, même si ses certains de ses chercheurs s'intéressaient à
la biologie moléculaire, le CNRS n'apparaissait pas comme l'endroit
idéal pour lancer des programmes de recherche.
D'où le projet d'institut de biologie moléculaire évoqué par Xavier Polanco
Si on remonte très loin (i.e. au début de la DGRST), on trouve le
projet d'un institut de biologie moléculaire à installer à
l'université. C'était l'idée de Monod : un grand centre de recherche
situé à l'université pour former une sorte de campus à l'américaine
afin de rapprocher l'enseignement et la recherche. Puis, au fur et à
mesure que le projet s'est développé et alors que le prestige du groupe
Monod, Lwoff, Jacob grandissait à la suite du Nobel (1965), certaines
personnes se sont demandées pourquoi ne pas l'installer à l'Institut
Pasteur (I.P.). Une proposition a été faite en ce sens, mais le Conseil
d'administration de l'I.P. l'a rejetée. Cela a d'ailleurs été le début
de ce que nous appelons entre nous la « révolution » qui a vu la
démission du conseil d'administration de l'I.P. et la prise de pouvoir
par Monod. C'est alors, que deux propositions ont été inscrites au
cinquième Plan : le projet d'un institut de biologie moléculaire
affecté à la Faculté des sciences de Paris et un institut de
biotechnologie à installer à Villetaneuse où on prévoyait la
construction d'une université nouvelle à vocation appliquée. Ces deux
propositions venaient de la DGRST et le Plan allouait 6 M.F. pour l'IBM
et 4 M.F. pour Villetaneuse.
Ne fut-il pas question de créer une commission de biologie moléculaire au CNRS ?
Eut-ce été judicieux ? Les deux commissions déjà concernées par la
biologie moléculaire, la 24 et la 25, étaient très grosses et, de fait,
pratiquement envahies par la nouvelle discipline. On pourrait dire que
la biologie moléculaire était aussi très présente dans la commission
23, biochimie, voire dans la 22, biophysique (en particulier avec la
cristallographie des molécules). Certes, on aurait pu créer une
commission 'biologie moléculaire', mais cela aurait surtout abouti à ce
que les deux principales commissions concernées se retrouvent
cantonnées aux parties un peu vieillottes de la biologie. L'idée du
CNRS à l'époque a du être qu'il valait mieux maintenir dans chacune des
commissions ce qui correspondait à la vraie science en train de se
faire pour essayer de dynamiser d'élargir la perspective de l'ensemble.
Les hésitations de Jacques Monod
A la suite du Nobel des trois pasteuriens en 1965, le doyen de la fac
de sciences Marc Zamansky a réagi : "puisque les crédits d'un institut
de biologie moléculaire sont inscrits au Plan, il faut le faire".
Zamansky avait déjà fait un pas vers Monod puisqu'il l'avait nommé
professeur de biochimie à la Faculté des sciences. Il lui a donc
demandé de réfléchir et de réunir un certain nombre de collègues tentés
par cette opération. Monod n'envisageait cette réalisation qu'à la
condition qu'il réussisse à réunir un certain nombre de gens
prestigieux, en particulier François Jacob et Piotr Slonimski. Lors
d'une discussion nocturne (6 février 1966), Jacob a dit à Monod : "tout
bien pesé, je n'irai pas à Jussieu. Les structures universitaires sont
trop lourdes. Si on va à la fac, on est foutu. Je ne pourrais plus
faire de recherche et toi encore moins". De son coté, Slonimski a
expliqué huit jours plus tard qu'il était installé à Gif dans de bonnes
conditions (on était en train de construire le Centre de génétique
moléculaire) et que ça l'embêtait de quitter un endroit dont il allait
devenir le patron. A la suite de quoi, Monod a écrit à Zamansky pour
lui dire qu'il ne ferait pas l'IBM et il nous a envoyé copie de cette
lettre. J'ai donc provoqué une petite réunion du groupe de chercheurs
consultés sur le projet, mais qui n'avaient pas eu l'honneur d'avoir la
copie de la lettre de Monod à Zamansky et un consensus s'est dégagé
pour dire que l'on ne pouvait en rester là. Je suis donc allé voir
d'abord François Gros puis Marc Zamansky et, après une nuit de
discussion dernier, on a convenu qu'il fallait continuer.
L'IBM qui
s'appelle désormais 'Institut Jacques Monod' a donc bien été réalisé à
cause de Monod, mais finalement et en quelque sorte, contre lui !
Enfin, pas vraiment contre, car une fois la décision prise il ne s'y
est plus opposé et il nous a aidé. Il y a eu un mini conflit au départ
en ce sens que comme il avait décidé d'abandonner le projet, il
estimait qu'il n'y avait pas de raison de créer l'organisme.
Finalement, c'est le petit jeune (moi) auquel il avait demandé au
départ d'être son adjoint dans cette affaire qui s'est embringué dans
sa réalisation.
En réalité, Monod était alors mobilisé par la rénovation de l'Institut Pasteur
Exactement, il organisait des réunions avec
P. Slonimski,
F. Jacob, R. Chapeville, R. Cohen, E. Wollman pour discuter de la
rénovation des statuts de l'Institut Pasteur. Wollman m'amenait chaque
jour ses élucubrations sur le statut de l'I.P. et de son personnel...
C'est d'ailleurs après la démission du Conseil d'administration que le
SNCS s'est installé à 'Pasteur', syndicat maison dont Monod a
d'ailleurs été le président pendant un temps, qui a mis en place le
nouveau Conseil d'administration ainsi que le nouveau conseil
scientifique. Tout cela était mené en parallèle avec le projet d'IBM.
Mais il y avait du flottement. Lépine a même suggéré un jour que je
pourrais être nommé directeur de 'Pasteur' ! A l'époque, c'était
absurde. Je n'avais pas acquis l'autorité nécessaire. D'autre part, je
venais d'accepter de prendre la direction de l'IBM. C'est ainsi que
j'ai été nommé directeur de l'IBM en mai 1966. Son comité de direction
a été constitué tout de suite après, avec Monod, Jacob, etc. qui ont
assuré le lien avec la DGRST. Finalement, nous avons emménagé à Jussieu
en décembre 1969. C'est alors qu'il y a eu les décisions de Giscard
(ministre des Finances) de bloquer les crédits de la recherche. On nous
avait promis un certain nombre de postes et - patatras ! - tout passait
à l'as. Lors d'un déjeuner rue des Fossés-Saint-Jacques avec
François Gros,
on a retourné le problème sous tous les angles. Finalement, on s'est
dit qu'il fallait y aller quand même, que l'on créerait les choses au
fur et à mesure, bref qu'une fois l'organisme l'administration suivrait
le mouvement.
Quel jugement rétrospectif porter sur l'IBM ?
Il est vrai qu'il n'a pas répondu à tous les espoirs que l'on avait mis
en lui en ce sens qu'il n'a pas eu ce rôle d'intrication véritable de
la formation des gens et de la recherche. Mais c'est un bon institut de
recherche qui ne déshonore pas la France.
Monod nommé à la direction de Pasteur
en 1971 a vu surgir des problèmes d'un autre ordre avec la création de
la filiale 'Institut Pasteur Production'
Auparavant, l'institut Pasteur consommait des subventions d'Etat
simplement pour entretenir des stocks de vaccins qui se périmaient
systématiquement. Ce que Jacques Monod a négocié et obtenu grâce à son
prestige, c'est une séparation complète des activités de recherche et
de production de vaccins. Mais c'était l'époque de la décentralisation
tous azimuts et les pouvoirs publics ont tout essayé, y compris de le
pousser à s'installer à Sophia-Antipolis. En fait, Monod a dû naviguer
à vue pendant un certain temps. L'Institut Pasteur a donc construit une
usine et, en 1972, m'a demandé de revenir à Pasteur pour prendre la
direction du développement. Cela n'a pas marché pour diverses raisons.
D'abord, je n'étais pas très chaud car on venait à peine de lancer
l'IBM. J'avais une équipe de recherche dont je ne voulais pas me
séparer (et je n'étais pas sûr que 'Pasteur' ait envie de récupérer
tous les gens qui étaient avec moi). Mais surtout, Monod et moi avions
un désaccord sur le fond. Je lui ai reproché d'avoir abandonné les
produits vétérinaires, j'estimais que c'était seulement sur ce type de
produits que l'on pouvait faire de l'argent et qu'il allait avoir
besoin d'argent frais pour développer 'I.P.P.'. Une petite entreprise
qui se développe dans ces domaines risque de disparaître très tôt, soit
qu'elle se soit plantée, soit qu'elle ait réussie. Dans ce deuxième
cas, elle est absorbée par plus gros qu'elle. C'est inéluctable. En
effet, dés qu'elle commence à vendre ses produits, elle est obligé
d'embaucher des commerciaux, donc ses charges augmentent et elle doit
demander des crédits bancaires qui finissent par l'étrangler. Monod n'a
pas beaucoup aimé mon discours, d'autant que beaucoup de gens lui
disaient le contraire. Or, on sait ce qui ce qu'il en est advenu. Un
peu plus tard, Sanofi a pris le contrôle de 30% d'I.P.P., puis de 51%...
Reste que la programmation scientifique a fini par gagner l'ensemble des SDV
Les Actions thématiques programmées (ATP) lancées par le CNRS dans les
années 1970 ont fonctionné dans les sciences de la vie et elles ont
bien aidées un certain nombre d'équipes. Mais il y a un danger que je
ne crois pas limité à la biologie, celui de voir une personnalité
scientifique décider qu'un domaine de la science n'a plus d'intérêt, au
risque de le mettre en difficulté pour des raisons contestables. J'ai
un exemple : lorsque l'on a créé l'IBM, son comité de direction
provisoire a fait un certain nombre de propositions. Parmi celles ci,
l'invitation d'un bactériologiste américain du nom de Yarodilski qui a
accepté de venir en France. Entre la proposition faite par le comité de
direction et la décision, il a du se passer trois ans et, pendant ce
temps,
François Jacob
avait décidé de se tourner définitivement vers les eucaryote, c'est à
dire de quitter la microbiologie. Résultat, il n'y avait plus de
financement de la microbiologie en France. Nous avons donc du nous
battre pour obtenir par des tours de passe-passe, pour essayer
d'obtenir un financement de la microbiologie, par exemple les bactéries
sporulantes (la sporulation c'est le modèle le plus simple de
différenciation cellulaire). Le résultat à long terme, c'est que
quelques années après, avec l'arrivée du génie génétique, nous avions
une collection de 3 000 souches subtiles qui étaient tout juste
entretenues, mais que personne n'utilisait plus. On parle beaucoup des
coups d'accordéon dans les crédits et beaucoup moins des phénomènes de
'mode' dans la recherche. Je crois qu'il faudrait quand même y faire
davantage attention.
Quels sont les problèmes de l'évaluation scientifique ?
Il existe aujourd'hui une nouvelle marotte qui est celle de
l'évaluation. Bien entendu, je ne nie pas son intérèt et lorsque je
suis devenu directeur de l'Institut Pasteur (1982), j'ai pris la
décision de faire systématiquement évaluer en interne comme en externe
ses départements et ses laboratoires. Mais il ne faut pas exagérer. A
force de multiplier les évaluations, on pousse les gens à faire des
choses qui marchent à tous coups, c'est à dire à ne pas prendre de
risques et cela peut s'avérer très dangereux pour la qualité de la
recherche. De même, je ne suis pas hostile à la recherche
contractuelle, mais j'estime qu'il faut pas dépasser une proportion de
30% de crédits d'origine contractuelle. Il ne faut pas demander trop
aux contrats sinon on stérilise la recherche fondamentale. Il convient
d'ailleurs de privilégier les contrats de longue durée avec une solide
justification a priori : obliger un chercheur contractuel à fournir un
rapport tous les ans est parfaitement ridicule. Pour un laboratoire,
avoir plus de la moitié de son financement sur des crédits de base
permet de consacrer une bonne partie de l'activité à une recherche à
risque d'échec, ou de succès, mais que l'on n'est pas obligé de
justifier à court terme. Cette activité routinière est indispensable
pour faire progresser la science car c'est elle qui provoque
l'intuition ou l'éclair qui permettra d'ouvrir de nouvelles voies
scientifiques.