En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
merci de bien vouloir mentionner leur source (site histcnrs), ses auteurs et leurs dates de réalisation

Entretien avec Jean Lagasse

P.-E. Mounier-Khun et J-F Picard, le 18 nov. 1986


DR

Dans les années 1955-56, jeune maître de conférence à l'université de Toulouse, je dirigeais un labo de génie électrique où je m'occupais de servomécanismes. Gaston Dupouy qui présidait la commission d'électronique avait répondu favorablement à un dénommé Jean Lagasse soucieux d'aider son laboratoire, ce qui m'a d'ailleurs valu quelques démêlées  avec madame Geneviève Nieva-Morales, la secrétaire du Comité national. Je vais la voir au siège du CNRS : "Enfin, c'est impensable qu'on mette autant de temps pour passer une commande dans le cadre de contrats passés avec l'étranger." Cette bougresse va trouver le père Dupouy devenu directeur du CNRS pour lui dire : "Vous avez un petit merdeux qui vient la ramener au CNRS, il trouve que ça ne va pas assez vite." Quelque temps après, je le croise dans l'ascenseur du quai  Anatole-France et il me passe un savon: "Montez avec moi, qu'est ce que c'est que ces manières de foutre la pagaille dans l'administration du CNRS !"

 Toulouse, un berceau de l'industrie aérospatiale

En 1963, le gouvernement a décidé d'implanter à Toulouse le complexe aérospatial. Cela a donné naissance à la décentralisation de l'Ecole nationale supérieure de l'aéronautique (ENSA), à la création du Centre national d'études spatiales (CNES) et à l'installation de l'Ecole nationale d'aviation civile (ENAC).  Jean Coulomb, devenu président du CNES après avoir quitté la direction du CNRS, a soutenu l'installation des laboratoires requis par le développement  du complexe aérospatial. Il s'en était ouvert à Pierre Durand, le doyen de la faculté des sciences de Toulouse et il a nommé professeur à l'université Paul Sabatier  Francis Cambou qui avait travaillé au Commissariat à l'énergie atomique (CEA).

Le Laboratoire d'Automatique et des Applications Spatiales

C'est dans ce contexte qu'est née l'idée de créer le LAAS - CNRS (laboratoire d'automatique et des applications spatiales). Après une mission exploratoire aux Etats-Unis, j'ai ouvert le LAAS en 1968 avec 125 personnes qui venaient du laboratoire de génie électrique. Après une phase de l'espace scientifique et des premiers balbutiements du contrôle automatique des satellites, ou d'altitude pour l'aviation, on est passé dans une période de creux, suivie d'une ressource liée aux  applications de la télédétection. Le LAAS est alors devenu Laboratoire d'automatique et d'analyse des systèmes en 1971 avec une première division entre l'automatique et la division composants électroniques.

Le LAAS a contribué au rapprochement des automaticiens et des informaticiens

C'est vrai, mais il y a aussi quelques autres. Il y avait deux écoles d'automatique en France en milieu universitaire et CNRS, en l'occurrence l'Ecole d'automatique de Grenoble et la nôtre. A cela s'ajoutait l'Ecole supérieure d'aéronautique à Paris qui a déployé à Toulouse son Centre d'études et de recherches. Et puis il y avait l'ingénieur général de l'armement Pierre Naslin qui travaillait également dans le domaine de l'automatique au laboratoire d'Arcueil. Ces quatre écoles d'automatique sont arrivées à trouver leur point d'équilibre parce que la discipline était en plein développement. Alors que du côté des informaticiens les choses étaient peut-être un peu plus difficiles. Il y avait une plus grande dispersion et probablement des querelles d'écoles très marquées. J'ajoute que les informaticiens  n'ont pas su se découpler des mathématiques appliquées. En réussissant à rapprocher automatique et informatique, on peut dire que le LAAS a été un véritable précurseur des 'Sciences pour l'ingénieur', même si on se faisait traiter par la communauté physicienne de "misérables applicateurs"!

Les relations avec l'industrie

Nous avons toujours gardé notre indépendance par rapport à l'industrie avec laquelle nous collaborions. Le CNES et les gens qui travaillaient en sous-traitance n'étaient pas impérialistes. Le CNES payait les industries électroniques avec lesquelles nous étions en relation, R.T.C., Thompson, etc., ce qui nous permettait de réunir l'ensemble des grands barons de la recherche de ces sociétés au LAAS afin de parler de problèmes communs. Je considère que la recherche appliquée, comme la recherche industrielle sont du ressort de l'industrie. Tout le problème pour un labo du CNRS, c'est de continuer à faire du fondamental, mais pas sur des sujets comme un cristal de silicium (pour parler comme Friedel) ou sur l'odorat des fourmis qui sont des éléments naturels.  Cela consiste plutôt à se pencher sur des éléments créés par l'homme. Par exemple, un moteur à explosion amène à étudier les phénomènes internes d'amorçage, d'aérodynamique de la combustion. C'est une étude fondamentale car elle est liée à la connaissance physique, intime, du phénomène que vous étudiez.

L'action concertée automatisation de la DGRST

A partir de 1965, j'ai présidé le comité 'Actions concertées automatisation' de la DGRST. C'est une période clé pour moi. Les industriels commençaient sérieusement à se préoccuper des problèmes d'automatisation des processus (contrôle commande). A l'époque on parlait beaucoup de 'processus continus' en particulier en pétrochimie. Les pétroliers rencontraient  des problèmes difficiles d'automatisation et de contrôle automatique de grandes unités de production (raffineries) qui passaient d'unités de cinquante mille tonnes à cent mille, deux cent mille tonnes. Perret à Grenoble a travaillé sur les colonnes de distillation, nous-mêmes à Toulouse sur les système de reforming catalytique. Il y avait aussi des problèmes posés par les cimentiers. Chez Lafarge le fonctionnement du contrôle automatique des fours de cimenteries était un problème extrêmement aigus. On a essayé d'enchaîner des processus de contrôle commande continus, mais ça ne n'est pas toujours bien amorcé. Pour les processus discontinus tels que la fabrication d'automobiles sur chaînes de montage, nous avons réussi à réunir autour de la même table, des gens comme Pierre Bézier, le père des chaînes transferts de la 4CV Renault qui parlait de systèmes de conception assistée par ordinateurs, des industriels, des universitaires et des scientifiques. Ca a été une période très riche pour le démarrage des collaborations industrie université, industrie recherche.

Les relations avec l'Institut de recherche en informatique et en automatique (IRIA)

L'IRIA a été créé à la fin des années 1960. Parmi les personnes qui en furent à l'origine, il y a le toulousain Michel Laudet qui en a été le premier directeur, mais il y avait  aussi et c'est la raison du 'A' dans le sigle de cet organisme, Jacques-Louis Lions. Or, Lions est un matheux, auteur d'une théorie du contrôle qui lui apparaissait la seule perspective envisageable en matière de recherche fondamentale en automatisme. Autrement dit, nous les gens des sciences pour l'ingénieur, nous étions considérés comme des gens de second ordre.

L'installation d'une direction des Sciences pour l'ingénieur (SPI) au CNRS

L'initiateur des SPI est le directeur de la physique au CNRS, Robert Chabbal. Nous étions voisins et il nous arrivait souvent de diner ensemble pour discuter de ce problème des sciences appliquées. En 1974, il avait décidé d'éclater le secteur de la physique en trois départements. La physique nucléaire a été dévolue à Jean Yoccoz, les maths physique à Jacques Winter et les SPI à moi. A la suite de toutes nos discussions, Chabbal m'a dit : "nos discussions du soir, ce n'est pas tout, maintenant il faut mettre ça en pratique". Cela a été une expérience passionnante, un grand moment de ma carrière, introduire au CNRS les éléments d'un ensemble de réflexions qui m'agitaient depuis vingt ans. Enfin, un autre élément à joué. L'hiver 1973-74, c'est la crise pétrolière et le CNRS avait créé un groupe de travail dont faisait partie Elf et dont j'assurais la coordination pour traiter les problèmes de l'énergie. Je suis donc devenu le premier directeur des SPI.

L'informatique et les SPI

Lors de mes discussions avec Chabbal, je lui avais dit : "Je ne comprends pas pourquoi l'informatique n'est pas liée à l'ensemble qu'on est en train de bâtir. Pour moi, l'informatique c'est aussi une science pour ingénieur. Si nous ne la sortons pas du milieu des mathématiques, jamais on ne pourra la développer au CNRS ". Mais l'affaire n'a pu se faire immédiatement.  Le département 'Terre Océan Atmosphère Espace' (TOAE) était dirigé par un mathématicien, Vladimir Mercouroff, qui ne voulait pas se dessaisir de l'informatique que cela aurait déséquilibré la direction scientifique dont il avait la charge! les mathématiques et puis, tout aussi aberrant que cela soit, tout ce qui concernait l'atmosphère océan espace. Bref, lorsque Jean Delhaye a pris sa succession en 1976, les SPI ont pu récupérer l'informatique ainsi que les affaires des moyens de calcul.

La place des sciences pour l'ingénieur entre recherche fondamentale et applications

Les sciences pour l'ingénieur s'inscrivent dans une double contrainte,  elles ne doivent pas se laisser  déphaser de la communauté scientifique internationale, mais simultanément les études que l'on y mène ne peuvent être de corrélées des besoins du secteur socio économique. La France où la recherche est plutôt portée vers le fondamental, pâtît d'une situation défavorable par rapport à  l'Allemagne ou au Japon, des pays où la recherche est valorisée par la prise de brevets. En France, les chercheurs priment la publication. Par exemple, en physique il faut publier dans la revue américaine  'Physical Review' pour être classable par la communauté scientifique. Lorsqu'on publie dans la 'Revue Générale d'Electricité', on se fait remonter les bretelles, "ça n'a rien de comparable!" En fait, le CNRS est victime de son fonctionnement démocratique, la part des fondamentalistes étant trop importante ne laisse aucun espace aux minorités.

D'autres organismes comme le CEA, n'ont ils pas mieux assuré cet équilibre?

Non, j'ai critiqué violemment la pratique du CEA consistant à valoriser la recherche par la création de sociétés filiales. Bien sur, il y a eu des réussites, la COGEMA en est une, comme d'autres, mais je dis que ce n'est pas le rôle des organismes publics de faire ce type de valorisation car nous avons besoin d'une industrie forte et compétitive.

Selon vous, quels étaient les atouts et les handicaps du CNRS?

J'estime que le CNRS a apporté beaucoup au développement de la recherche universitaire.  Certes, la contrepartie est l'état de pauvreté dans laquelle elle se trouve actuellement. Il y a peut-être là un certain équilibre nouveau à trouver.  Le deuxième apport du CNRS est d'avoir permis de disposer de chercheurs à plein temps, même si je considère qu'une loi anormale a pérennisée ce dispositif de chercheur fonctionnaire. Ou alors, il faudrait aller jusqu'au bout de cette logique et dire qu'il n'y a plus de personnel propre au CNRS, mais des universitaires enseignants-chercheurs.  L'un des points positifs des Assises de la recherche organisées par J-P Chevènement en 1981 a été cette sorte d'éclatement de la barrière purement théorique entre des laboratoire "qui se vendent quand ils font de la recherche appliquée" et les autres.


Retour aux archives orales

© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay