Interventions de Robert Chabbal au
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Ainsi que vous le savez,
j'ai, d'une façon ou d'une autre, passé 30 ans en direct au CNRS (de
1950 à 1980). Depuis, ma vie quotidienne y est encore étroitement mêlée
et l'on peut considérer que cela fait 40 ans que je suis au contact de
cette institution. Je vous rappelle quelques étapes de ma carrière :
j'ai fait ma thèse dans un laboratoire propre de Bellevue, le
Laboratoire du Magnétisme et des Basses Températures qui était
construit autour du grand électro-aimant. J'y suis rentré au début des
années 1950, alors que l'on sortait à peine de la guerre, tant au point
de vue matériel qu'en ce qui concernait l'ambiance générale. Je suis
devenu sous-directeur de ce laboratoire en 1959, puis directeur du
Laboratoire Aimé Cotton en 1962 lorsque Pierre Jacquinot
a été nommé Directeur Général du CNRS. J'ai alors déplacé le
Laboratoire Aimé Cotton à Orsay. Puis j'ai été directeur scientifique
pour la physique à partir de 1970 ; j'animais alors un séminaire sur la
politique de la science. Vers 1975, j'ai pris quelque peu mes distances
avec la direction scientifique et j'ai créé le premier programme
interdisciplinaire du CNRS : le PIRDES. Ensuite, j'ai été Directeur
Général de 1976 à 1979. Je n'ai été maître de recherche que pendant un
an. Auparavant j'étais assistant à la Faculté des sciences : pendant 5
ans j'ai fait les expériences de cours de Pierre Jacquinot, ce qui
n'était pas facile. Puis, comme on le pouvait à l'époque, j'ai été
nommé directement maître de recherche. Enfin j'ai été professeur à
l'Université. En tout et pour tout, je n'aurai été payé par le CNRS
qu'entre 1970 et 1975.
Voyons maintenant quels furent les faits saillants de cette période. En voici les principaux axes :
- le redémarrage de la recherche en France dans les années 1950 et son internationalisation.
- l'apparition des laboratoires associés pour lesquels j'ai assisté à la naissance du concept.
- la naissance des direction scientifiques.
- la création des ATP.
- la création des programmes interdisciplinaires.
- le travail effectué en 1978-1979 afin de remodeler le CNRS sur le
plan de sa structure et de son administration pour tendre vers ce qui
est encore la formule actuelle.
- la création des Sciences Pour l'Ingénieur. Ce concept est né dans mon
séminaire. Avec mon équipe je l'ai créé de toute pièce en 1974-1975
contre l'avis général et dans l'hostilité ambiante. C'était une
expérience passionnante.
L'histoire du CNRS telle que je l'ai vécue a toujours été l'histoire de
l'équilibre entre plusieurs tendances. Tout d'abord l'équilibre entre
les laboratoires propres, le 'CNRS entreprise', le 'CNRS-CEA',
possesseur d'un certain nombre de laboratoires, avec ses chercheurs,
ses techniciens, ses ingénieurs, une tendance dont Gaston Doupouy a été
le grand maître ; par opposition à un CNRS type fondation, avec une
structure proche de celle du National Science Fondation (NSF). A ma
connaissance, le CNRS est le seul organisme qui pratique les deux
tendances simultanément. En fonction des circonstances il a su
jusqu'ici se mettre du bon côté. Aujourd'hui il s'agit de conserver
cette faculté d'adaptation et de souplesse. Un second débat se fait sur
la politique générale de la recherche en France : la définition de ses
thèmes, l'aspect "rapport de conjoncture-schéma directeur". Le CNRS a
toujours le regret de ne pas être l'Organisme, la 'NSF' française, le
conseil de la recherche chargé de l'ensemble de la politique. De cette
insatisfaction proviennent les conflits latents avec la DGRST, puis
avec le Ministère de la Recherche. A propos de la première affaire
j'aurais pu signaler le conflit CNRS-Université qui fut très vif dans
les années 1950-60.
L'origine d'un CNRS double
Jusque dans les années 1970, le CNRS a eu deux types d'activités,
relativement indépendantes l'une de l'autre. Le premier type est né
autour de Bellevue et, d'une façon générale, autour des gens qui
jugeaient que la recherche était aussi la recherche appliquée. Furieux
de voir l'Université rester sourde aux thèmes matériaux, techniques,
ils disaient : « Puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, nous
allons développer nos propres laboratoires, y mettre nos propres
ingénieurs, nos propres ITA et nos propres chercheurs ». Quand je suis
arrivé à Bellevue, en 1950, peu après la retraite d'Aimé Cotton,
Jacquinot étant déjà directeur du laboratoire, 90 % des locaux étaient
occupés par des services très techniques. Il y avait le laboratoire
Guillaud, qui pendant quinze ans a été pratiquement le seul en France à
défendre la politique des matériaux, les semi-conducteurs. Le père
Guillaud était le champion de la recherche ouverte sur l'industrie,
mais ses défauts étaient ceux de l'universitaire classique de cette
époque : très impérialiste, un peu infatué de sa personne, mandarin. A
Bellevue, il y avait aussi le CERCOA en chimie, le laboratoire des
peintures et vernis, le laboratoire des moteurs qui est parti à
Saint-Cyr par la suite, c'était un laboratoire mixte avec l'Institut
Français du Pétrole ; il avait tout un grand hall rempli de moteurs. Il
y avait aussi la lipochimie, le froid. Dans la vallée, se trouvaient
les plantes, la nutrition et le laboratoire du feu. Je me souviens,
j'étais à l'époque jeune chercheur, que l'on voyait, de temps en temps,
s'élever de grandes flammes du côté du liquéfacteur. C'était un type
qui mettait le feu à n'importe quoi pour tester ses extincteurs et voir
s'ils fonctionnaient bien, ce qui aurait pu avoir des conséquences
désastreuses ! Cet ensemble était dirigé par les successeurs de J.-L.
Breton, le père Queuvron qui est resté jusqu'en 1965. Bellevue était
son territoire. Jacquinot m'avait prévenu que, bien qu'il soit mon
patron, si Queuvron était contre moi, je n'irais pas loin. Donc,
Bellevue a été la premier site matériel du CNRS. A Bellevue on trouvait
la coexistence de différentes choses dont cette notion qu'il y avait
nécessité de faire de la recherche appliquée qui ne pouvait pas se
développer uniquement dans l'industrie, et qui a été à l'origine du
CEA, du CNET. Les fameux laboratoires publics de recherche orientée,
qui constituent maintenant un énorme système en soi, complètement
disproportionné, se réduisaient à l'époque à Bellevue. Puis, dans la
foulée de Bellevue et sous l'impulsion de Gaston Dupouy (qui avait fait
sa thèse à Bellevue chez Aimé Cotton) se sont créés le laboratoire en
acoustique de Marseille, les laboratoires de Grenoble, de
l'electro-statique à la physique nucléaire, etc. L'université
française, d'une façon générale, que ce soit face au CNRS ou au CEA, a
mis très longtemps avant d'accepter qu'il existe des sciences pour
l'ingénieur ou de la chimie et de la biologie appliquée, etc. Il ne
faut pas oublier qu'en France nous n'avions pas d'universités
techniques. Nous n'avons que des grandes écoles qui font peu de
recherche. Donc les mécaniciens, les électrotechniciens, etc., qui se
trouvaient en province étaient dotés de très peu de moyens et ils ont
trouvé dans le CNRS une possibilité de développement.
Impossibilité pour le CNRS de coordonner la recherche
Le spectre de la recherche s'est élargit en deux vagues successives. La
comparaison de la structure du CNRS et de celle de l'Université est
intéressante : rue Dutot, on trouve les cinq universités alors qu'au
CNRS une de ces universités, la Faculté des Sciences occupe 80 % du
terrain. Les disciplines type faculté des Sciences se sont très
largement développées au dépend des lettres et de la médecine. Un
second mouvement s'est produit depuis 1970 : les sciences appliquées,
qui sont devenues la recherche industrielle et technique, ont pris
beaucoup d'importance, occupant plus de chercheurs que le reste des
sciences. Le CNRS a été le moteur de la première distortion du spectre
des disciplines mais n'avait pas vocation à suivre la seconde. Le CNRS
aurait-il pu devenir la DGRST? A mon sens, la frustration du CNRS
concerne plutôt l'INRA, l'engineering en général. Avec la création des
SPI, le CNRS a fait face à tout l'aspect hyper-développement des
technologies et de leurs racines amonts que sont les sciences pour
l'ingénieur. Mais il n'avait pas pour autant vocation à être l'agence,
qui en plus du soutien à la recherche fondamentale, aurait du porter la
recherche industrielle et toutes les implications (interventions auprès
du secteur privé) qui en découlent. En ce qui concerne l'extension du
spectre scientifique, le CNRS a remplit son rôle, bien que pour des
raisons structurelles il ait raté un des virage, celui de la biologie
moléculaire. Quand au problème rapport de conjoncture-schéma directeur,
la question se pose encore de savoir si le CNRS doit avoir la charge
unique de rédiger ce schéma. La réponse a été globalement négative. Le
CNRS n'avait pas vocation au second élargissement. S'il n'a pas le rôle
très général de la NSF, la responsabilité en est à la tendance
française qui crée des laboratoires non-universitaires. Dans les autres
pays industrialisés, une vieille tradition veut que la recherche soit
nécessairement ancrée sur la formation ou sur la production. On trouve
au départ deux types de laboratoires : d'une part des laboratoires
universitaires soutenus par des agences ou des fondations, d'autre part
des laboratoires industriels. Le surdéveloppement des laboratoires
d'organisme est un phénomène typiquement français. L'origine en est la
méfiance de deux populations françaises concurrentes : les universités
et les grandes écoles. Ces dernières n'ont pas supporté de se
développer au sein d'un organisme fortement inféodé à la Faculté des
Sciences.
Chaque administration veut son centre de recherche
Je pense à l'INRA, à l'INSERM, ou au CEA. Aux Etats-Unis, en Angleterre
ou en Allemagne tout cela fonctionne avec les 'councils'. Quand les
chercheurs de ces pays viennent en France ils ne comprennent rien à
notre structure. Aux Etats-Unis, la recherche agricole se trouve à 80 %
dans des laboratoires universitaires pilotés par la NSF, ou par le
département de l'agriculture. Si l'énergie atomique américaine a
développé quelques laboratoires propres, dès que le nucléaire est
devenu industriel, ces laboratoires se sont reconcentrés sur les très
grands équipements. La pérennité du CEA dans la diversification est un
phénomène purement français. On a crée le CNEXO afin qu'il soit une
agence de soutien aux laboratoires du CNRS et de l'Université puisqu'il
y avait une flotte à entretenir. Quatre ans plus tard on avait des
laboratoires du CNEXO. En France, la tendance est irrésistible dès que
l'on crée un organisme, à ce qu'il crée ses propres laboratoires. A
partir du moment où le CNRS a suivi ce schéma, il s'est retrouvé
identiques aux autres. Et il y a eu côte à côte des laboratoires du
CNRS, ceux de l'INRA, du CNEXO, etc. Le CNRS pouvait par certains
côtés, prétendre à une supervision générale de la recherche grâce à son
Comité national et à son rapport de conjoncture. Mais il n'a jamais pu
poursuivre dans cette voie car les autres organismes (CEA, INSERM...)
contestaient sans cesse qu'il ait un place prédominante d'autant plus
qu'il avait le même fonctionnement qu'eux.
A la Libération, Frédéric Joliot avait envisagé un rattachement interministériel pour le CNRS
Joliot venait du secteur de la science où il était le plus évident
qu'il faille des laboratoires propres : la physique du noyau. Il n'est
pas impossible que pour un CNRS mis en place au départ par des
physiciens nucléaires, ce modéle de la physique lourde ait influé. Il
n'empêche que la création du CEA par Joliot est le véritable précèdent.
Il ne faut pas oublier que le CNEXO a été mis sur pied par un ingénieur
du CEA. La grande création des laboratoires propres date des années 50,
c'est le phénomène Dupouy. Je crois que le CNRS ne pouvait prétendre à
l'universalité dans la mesure où tout comme les autres organismes il
possédait des laboratoires propres.
Les raisons de la présence de laboratoires propres au CNRS est une
autre question. Quelle explication peut-on en fournir ? C'est du
Laboratoire Aimé Cotton que sont sortis successivement comme directeurs
généraux, Gaston Dupouy, Pierre Jacquinot, moi-même et Serge Feneuille.
Il se trouve que dans ce laboratoire on s'est toujours intéressé à la
politique de la science. Dupouy, quand il a répandu la formule des
laboratoires propres, avait agit par reflexes anti-universitaire. Il
considérait que le Comité national étant totalement entre les mains des
universitaires, il était impossible de faire a travers lui une
politique scientifique. Il le jugeait beaucoup trop conservateur,
pratiquant une politique de copains. Or pour faire une politique
nouvelle, pour lancer les grands équipements, pour faire de la
biologie, et considérant qu'il n'était pas possible d'agir sur le
système universitaire il fallait créer des laboratoires. Ce qui était
d'ailleurs le réflexe du CEA. C'est l'éternel problème français qui est
à la base de la création du Collège de France ou de l'EPHE : on
considère que l'on ne peut pas agir sur ce qui constitue la base
classique de la recherche fondamentale ou de la recherche appliquée, on
superpose autre chose. Il est clair que la politique des laboratoires
propres a eu d'énormes avantages. Mais le poids des laboratoires
propres et du personnel empêche le CNRS d'avoir la souplesse
d'adaptation du Science Research Council britannique.
On pourrait tenter de définir les choses en revenant à la mission de
départ du CNRS, du CNEXO, ou du CEA : lorsque l'on crée un organisme,
le but n'est pas d'engager des gens et de créer des laboratoires, mais
de promouvoir, de donner aux chercheurs un environnement adéquat. La
réalité de la recherche ce sont les chercheurs, et autour d'eux leurs
équipes et leurs projets : ce sont eux les acteurs. Entre le bailleur
de fond que constitue le gouvernement et les acteurs de la recherche il
faut des superstructures, ce que l'on pourrait appeler des opérateurs
de la recherche. Ces opérateurs ont trois fonctions :
- ils donnent des moyens aux chercheurs.
- ils créent des équipements, grands et moyens et les gèrent.
- ils distribuent des bourses.
C'est le rôle du council classique dans tous les autres pays. L'autre
jour, Mitchell, le Président du 'Science and Engineering Research
Council' (SERC) est venu nous parler de son organisme et nous expliquer
son fonctionnement. La définition qu'il nous en a donné aurait été la
même quarante ans auparavant. Il dispose d'un budget annuel de 350
millions de £, dont il distribue 100 millions en bourses, 100 millions
en contrats, le reste étant consacré à la construction et à la gestion
des grands équipements. Le seul personnel qu'il ait en propre sont les
techniciens et les ingénieurs administratifs au contact des grands
équipements. Dans la plupart des pays, les opérateurs remplissent leur
fonction ainsi que je viens de vous l'exposer. A ces opérateurs
classiques dans le domaine de la recherche fondamentale se sont ajoutés
au fur et à mesure que la science se développait, les Medical Research
Council (MRC), puis les fonds des ministères de l'industrie, les
grandes agences américaines. Ainsi, alors que les besoins de la
recherche se diversifiaient, on créait de nouveaux Council. Il y a deux
exceptions à la règle sans laquelle il n'y a pas de laboratoires
propres : les grands établissements comme Brookhaven ou Hambourg où il
y a coïncidence entre la notion d'établissement et de grands
équipements et le Max Planck Institut. La France a pris elle une
direction différente avec le système des laboratoires propres d'une
part et le système des chercheurs à temps plein, qui est l'autre
immense différence avec le système anglo-saxon traditionnel, d'autre
part. Le point commun étant les ITA.
La Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST) n'a pas créé de laboratoires propres
Dès le départ, la DGRST a été une structure interministérielle. A la
base il y avait le Conseil interministèriel de la recherche que l'on
appelait le conseil des sages. Deux fois par an, les douze (dont j'ai
fait partie entre 1964 et 1968) siégeaient dans la grande salle du
conseil de Matignon, une fois sur le budget et une fois sur les
structures. La DGRST était le super secrétariat de ce comité. Petit à
petit s'est développé un système d'action concertée. La DGRST étant le
sécrétariat d'une superstructure interministérielle, elle n'avait pas
vocation à créer des laboratoires ni à recruter des gens. Ce n'est que
petit à petit que lui est venue celle de faire du financement sur
projet.
Comment financer la recherche sur projets?
Je rappelais tout à l'heure que l'un des grands débats avait été
laboratoires propres versus aide à l'Université. Un second phénomène
frappant consiste en ce que le CNRS, pas plus que les autres organismes
français ne s'est jamais résigné au financement sur projet ; alors
qu'il est dans tous les autres pays le mode de financement normal. Or
le Comité national, jusqu'à la création des laboratoires associés, ne
fonctionnait pas vraiment avec le financement sur projet. Quand je suis
rentré au Comité national vers 1962, cela se passait ainsi : les
professeurs envoyaient une demande pour des appareils et une certaine
somme d'argent. Le rapporteur nous disait : "- le professeur Dupont est
très bien, il a besoin de tout cela. Mais comme nous ne disposons pas
d'assez d'argent, on va lui accorder 20-25 % de moins." Cela s'appelait
les aides individuelles. La grande innovation a été la création des RCP
(recherches coopératives sur programmes). A l'époque le Comité national
ne voulait pas être consulté sur les laboratoires propres. Le CEA, lui
ne faisait pas de financement sur projet puisqu’il était typiquement
une entreprise super hiérarchisée. C'est la DGRST qui, par imitation du
modèle anglo-saxon a introduit en France ce type de financement. Quand
j'étais directeur scientifique du CNRS j'avais beaucoup insisté pour
que l'ont créé les ATP. On disait alors qu'il n'y avait aucune raison
que la DGRST remplisse ce rôle dans le domaine de la recherche
fondamentale.
A l'heure actuelle, le CNRS doit prendre ses responsabilités. Il ne
pourra mener une politique mobile, capable des adaptations nécessaires,
que si l'on introduit du financement sur projet. Il est frappant de
constater que cette pratique n'a jamais véritablement décollé. Les ATP
(actions thématiques programmées) ont bien fonctionné mais n'ont jamais
représenté plus de 5 % du financement total du CNRS. L'ambition de
départ était pourtant de tendre vers les 50 %. L'idée n'était pas de
transformer les laboratoires associés que l'on venait juste de créer
par le financement sur projet. Mais que le CNRS avait besoin dans son
arsenal de moyens, non seulement de gérer les grands équipements,
d'avoir des laboratoires propres mais aussi d'avoir un moyen de
promotion des nouvelles disciplines. D'où les ATP. On aurait pu
attendre, dans un contexte où la DGRST avait augmenté ses actions, où
les sciences sociales montraient un énorme appétit, où nos chercheurs
étaient de plus en plus internationalisés donc de plus en plus
sensibles au financement sur projet, que ce mode de financement
s'impose. Mais pas du tout ! J'ai pu l'observer quand j'ai été ensuite
au ministère. Le premier réflexe était de vouloir créer des ATP
communes. On s'est alors heurté à la féodalité des organismes, qui ne
voulaient absolument pas coopérer les uns avec les autres pour créer
ces ATP communes. Finalement on retombait toujours sur des actions
concertées. C'est une des raisons pour lesquelles le CNRS n'est pas
devenu la NSF. Le poids des laboratoires propres et l'existence de la
DGRST ont petit à petit amené l'ensemble des chercheurs à se résigner
au fait que ce n'était pas au CNRS mais au ministère que s'étaient
localisés les financements sur projet. Le Ministère du budget,
conditionné qu'il est par cette vision française des laboratoires
stables, des organismes entreprises admet mal le financement sur
projet. Il ne le supporte bien que dans le cadre du Fond de la
Recherche qui malgré tout a grimpé, si on comprend l'AFME, jusqu'à 1500
millions par an. Sur cette somme environ 500 millions vont vers la
recherche fondamentale. Il y aurait donc pu y avoir 500 millions d'ATP
au CNRS.
Dans le contexte où l'on se trouvait, il fallait un projet bien défini.
Il était clair que le budget n'aurait jamais accepté du financement sur
projet s'il n'y avait pas eu cette idée de thèmes. Les ATP étant bien
enracinées les directions scientifiques ont commencé à distribuer des
crédits sur projet. Mais sur l'instant, en tout cas, cela n'a pas pris
beaucoup d'ampleur. A partir du moment où un organisme a sur le dos une
procédure à laquelle le milieu scientifique est habitué d'une part,
attaché d'autre part il ne peut lui substituer aisément autre chose.
Dans des budgets aussi serrés que ceux du CNRS, où il lui fallait
commencer par financer ses laboratoires propres et associés, payer ses
chercheurs et ses ITA (ingénieurs techniciens administratifs), il n'y
avait pas de place pour du financement non thématisé.
Le dispositif des laboratoires associés (L.A.)
Parlons maintenant de la création des laboratoires associés. Ce sont
eux le vrai tournant. Au moment de la grande expansion le système des
aides individuelles est apparu comme inadéquat. Aller au-delà c'était
probablement aller du côté NSF. C'est à cette période qu'est intervenue
la nomination de Pierre Jacquinot à la tête du CNRS (1962). J'étais à
l'époque son adjoint au laboratoire Aimé Cotton. (changement de bande).
Il a exposé ce qu'il nommait au départ les LP' (labo propres primes). A
l'origine, l'idée de Jacquinot que je partageais tout à fait, prenait
pour modèle la formule originale que nous avions mise en place dans
quelques laboratoires et au laboratoire Aimé Cotton tout
particulièrement. Ce mode de fonctionnement, qui convenait très bien à
la physique, regroupait sous la même direction une dizaine d'équipes
représentant au total 50 ou 60 chercheurs. C'était une bonne formule
par opposition à l'éparpillement classique des équipes universitaires.
Testée au laboratoire Aimé Cotton, elle donnait de bons résultats car
nous formions vraiment une équipe. Jacquinot avait cette conception
qu'il a transmis à ses successeurs, il ne savait travailler qu'en
équipe. Cela permettait à la fois une réelle autonomie des équipes et
beaucoup de cohérence dans le laboratoire. Jacquinot a proposé de
l'étendre aux laboratoires universitaires qui le désiraient, leur
donnant à ce moment-là une stabilité de financement et un privilège :
c'était au fond un moyen incitatif d'obliger les équipes à travailler
ensemble selon ce modèle. Il devait en résulter une plus grande
stabilité et un meilleur mode de financement. Au bout d'un an la
plupart des physiciens étaient d'accord pour cette formule et avec
quelques redressements avaient accepté de se regrouper dans des
ensembles assez grands. Cela représentait à peu près 30 % de la
physique, mais à peine 10 % de la biologie et 0,1 % des sciences
sociales. Les autres ont commencé à protester car ils ne bénéficiaient
pas de ces privilèges. C'est alors qu'a commencé la bataille des
équipes associées. Jacquinot a très fermement résisté pendant deux ans
car cela n'allait pas du tout dans son sens. Finalement il a été obligé
de céder et le système des laboratoires et équipes associés a vu le
jour. Il a été le moyen français dans les années 70 de distinguer ce
qui dans le système universitaire était de qualité supérieure. Chaque
pays a son moyen propre de choisir, ne pouvant tous les financer, la
fraction des laboratoires universitaires les meilleurs.
La relation recherche - enseignement supérieur
On crée des universitaires pour répondre à des besoins d'enseignement.
On ne peut pas pour autant faire croître les crédits de la recherche en
conséquence. Un certain nombre de pays ont résolu d'emblée ce problème
en créant des universités où l'on fait de la recherche et d'autres où
l'on n'en fait pas. Les collèges américains qui représentent à peu près
les 2/3 des étudiants, ne font pas de recherche. Je me souviens qu'en
1962 un petit groupe du comité des sages est allé voir Pierre Aigrain
en lui disant : « Attention si nous ne créons pas ce double système,
nous allons nous trouver devant des difficultés effroyables. Il y aura
trop de demandes pour des crédits insuffisants et nous n'arriverons pas
à réguler le système. » Il a hésité, ce n'était pas facile et le milieu
universitaire y était opposé. Finalement on a donné aucune suite à
cette demande. A cette époque-là nous connaissions suffisamment de
chercheurs étrangers pour savoir que c'était un mode de fonctionnement
tout à fait acceptable pour ceux qui s'y lançaient. Mais cela n'ayant
pas été accepté, on s'est trouvé comme les Allemands dans cette
situation où tout le monde était égal. La formule des équipes associées
qui n'avait pas été créée pour cela a résolu le problème. Mais l'effet
pervers est arrivé très vite, au bout de 10 ans. Tout le monde voulait
décrocher la médaille. Il n'y a pas eu d'effet structurant, ni de
continuité des crédits. La formule des équipes associées a été très
utile pendant un temps. Maintenant elle n'est même plus un outil, mais
une tradition. Si l'on veut redonner sa vigueur au système de recherche
il va falloir inventer autre chose. Le CNRS perdrait sa raison d'être
s'il ne trouvait pas une nouvelle manière de faire son métier
d'opérateur c'est à dire de trouver le meilleur moyen de distribuer les
crédits.
Les conséquences des événements de 1968
Un autre facteur sociologiquement très important de la relation
enseignement-recherche sont les événements de 1968. Ils ont marqué la
fuite éperdue des grands universitaires vers le CNRS qui avait beaucoup
mieux résisté que les universités à la prise de pouvoir des Conseils.
Quand je suis arrivé comme directeur de la physique en 1969, tous les
grands et petits mandarins de la physique venaient défiler les uns
après les autres en disant : « je mets mes affaires à l'abri au CNRS.
Il n'y a que là que cela peut fonctionner. Au moins le Comité national,
c'est sélectif, on n’y recrute pas n'importe qui. » A cette période,
très clairement la qualité moyenne des gens recrutés au CNRS est
devenue très supérieure à la qualité moyenne des gens recrutés par
l'université. Je parle pour la physique puisque c'est là que j'ai vécu
ce phénomène. Dans la jonction des deux lignes, 1968 a joué un rôle
considérable, un tournant, manifestement. Le rôle des Présidents
d'université dans la gestion des affaires a diminué très
considérablement, le CNRS ayant progressivement pris en main les
affaires de la recherche universitaire. Cela s'est réellement senti en
physique, en biologie, ou en chimie.
Le problème de l'évaluation
Parlons d'évaluation : il est certain que si l'on revient à l'origine
un opérateur de recherche est avant tout un évaluateur d'excellence,
dans la recherche fondamentale l'excellence primant sur le thématique.
Il est nécessaire d'avoir un système qui sache de manière régulière
réévaluer en valeur absolue et relative la population des chercheurs.
Une des raisons pour lesquelles nous avons développé le système des
laboratoires associés parallèlement à celui des laboratoires propres
tenait à une formule d'évaluation qui en découlait : les comités de
direction. J'y avais attaché beaucoup d'importance en tant que
directeur scientifique, un de mes grands problèmes ayant été de
supprimer le repas de midi. Quand j'ai pris la direction scientifique,
il y avait une solide tradition. On commençait vers 10 heures. On
écoutait un laïus du directeur jusqu'à 11 heures et demi, puis vers
midi et quart on se levait pour aller dans le meilleur restaurant de la
ville d'où l'on revenait vers 3 h 30 - 4 heures de l'après-midi quelque
peu amorti. Vers 4 heures et demi il y avait des gens qui commençaient
à lever la main en disant : « J'ai mon avion qui s'en va. » C'était
agréable mais ce n'était pas vraiment un système d'évaluation. Quand on
évalue un laboratoire de manière régulière, il s'agit, au-delà de
l'évaluation individuelle des chercheurs, d'écouter les gens, de savoir
ce qu'ils ont fait, quels sont leurs projets, de leur faire des
recommandations et d'envoyer un rapport au directeur scientifique. J'ai
donc rompu avec la tradition. Je venais à tous les comités de direction
et j'ai imposé un autre rythme. On écoutait les chefs d'équipe les uns
après les autres de 9 à 13 heures, puis on faisait un repas rapide.
Ensuite c'était la visite du labo où l'on parlait des problèmes
administratifs. Enfin, il y avait ce qui était peut-être la partie la
plus importante, pendant une ou deux heures on siégeait en huis clos.
Quand cette pratique a été introduite, il y a eu des résistances
terribles : des directeurs de laboratoires menaçaient de démissionner,
téléphonaient au ministre pour se plaindre de cette exclusion. Le huis
clos existait dans deux ou trois laboratoires avant moi et je l'ai
systématisé en physique. Et on arrive aux problèmes d'évaluation. Dans
la partie du CNRS qui est fortement hiérarchisée, ce système
d'évaluation et par conséquent de choix marche. Cela ne fonctionne déjà
pas aussi bien dans les laboratoires de biologie où d'après mes
souvenirs, souvent même le laboratoire propre n'est qu'un conglomérat
d'équipes avec un patron qui suit l'affaire sur son aspect
essentiellement direction du personnel et administration. Chaque équipe
a donc une très large indépendance.
L'évaluation par le comité de direction du laboratoire est nettement
plus difficile. La multiplication des laboratoires fait qu'au lieu
d'avoir le comité de direction tous les ans, on l'a tous les deux ans.
Ici aussi il y a eu ce que j'estime être une certaine perversion du
système. L'examen des équipes tous les 4 ans par le Comité national a
très bien fonctionné dans certaines disciplines. Le rôle du directeur
scientifique n'était pas négligeable : il m'arrivait 2 ou 3 fois par
séance de clouer au pilori un rapporteur qui faisait un mauvais
rapport, qui escamotait les vrais problèmes, qui racontait à tout le
monde que le laboratoire était excellent quand c'était le contraire. Je
crois que les choses étaient rarement aussi franches, en particulier en
sciences humaines. Vu de l'extérieur, je ne peux pas prétendre que le
système d'évaluation des équipes soit vraiment satisfaisant. L'intérêt
du financement sur projet apparait alors très nettement. Pour
l'examiner, on dispose d'une masse d'experts considérables, de temps et
l'on juge plus indépendamment des problèmes personnels. Une certaine
perversion du système des laboratoires et équipes associés fait que
l'on ne peut pas prétendre actuellement que l'ensemble des formations
financées par le CNRS soit évalué d'une manière très satisfaisante.
Sauf dans les secteurs très hiérarchisés comme l'IN2P3. Le problème des
laboratoires propres et associés est une donnée centrale de l'histoire
du CNRS. Ce système a bien fonctionné pendant 20 ans mais il me semble
maintenant à bout de souffle pour les trois quart des disciplines.
Les relations recherche enseignement et les SHS
J'ai créé le dispositif des laboratoires mixtes avec l'idée de
responsabiliser les présidents d'université ou le directeur de l'École
des hautes études. Vous avez senti au travers de plusieurs de mes
interventions que je suis plutôt favorable à un système universitaire
aidé par des conseils et que toutes les fois où l'on dévie trop de ce
système j'ai l'impression que quelque chose ne va plus. Le terme que
j'avais le plus souvent à la bouche était celui de symbiose du CNRS et
de l'université. Tant que la symbiose existait je considérais que cela
allait très bien. Mais si l'on en sortait j'estimais que l'on déviait
de la vocation du CNRS. Lorsque j'étais directeur général, j'ai tenté
d'établir un partage de responsabilité entre les présidents
d'université et la direction du CNRS, responsabilité que très souvent
les présidents n'étaient pas du tout capables d'assumer. J'avais en
tout cas essayé d'imposer que le président ou au moins le
vice-président assistent au comité de direction lorsqu'il s'agissait de
laboratoires associés. Le laboratoire mixte par sa solennité
officialisait cette double responsabilité. Jacques Le Goff au début,
puis François Furet ont mis ça en route car ils en ont bien vu les
avantages. Grâce à cela, l'EHESS (École des hautes études en sciences
sociales) pouvait garder son laboratoire, participer à la nomination du
directeur d'une manière très officielle. Elle cofinançait et elle avait
cette responsabilité locale qui fait la force des universités
américaine.
Les programmes interdisciplinaires de recherche (PIR) et les réseaux (GRECO)
Parlons maintenant des PIR, les programmes interdisciplinaires sont
apparus à peu près en même temps que les sciences pour l'ingénieur
(SPI). Nous formions au CNRS une petite équipe persuadée, ce qui
maintenant parait évident, de la nécessité de l'ouverture de la
recherche sur le domaine socio-économique. Je pensais et je pense
encore que c'est le rôle du CNRS, dans la mesure où il a su dans
certains secteurs s'imposer comme l'interlocuteur de l'industrie et où
a reçu les crédits nécessaires à l'indépendance des laboratoires.
Prenons une image que j'aime bien : les acteurs de la recherche, ce
sont les chercheurs. Les laboratoires sont en fait des entreprises
fortement indépendantes. Cette entreprise a ses bailleurs de fond, à la
limite ses actionnaires : un peu l'université, un peu le CNRS ou un
autre organisme et puis les crédits venant de la DGRST ou de
l'industrie. Un problème de fond s'est posé dès le départ pour les SPI.
Les comités nationaux, méprisant systématiquement les laboratoires
correspondants, le CNRS en était absent de fait. Il s'était alors
établi une tradition selon laquelle le plus gros des crédits venait de
l'industrie mais de façon trop ponctuelle, comme des mesures de
dépannage en quelque sorte ; il s'agissait de recherche à court terme.
De bons laboratoires d'engineering, comme le sont devenus beaucoup des
notre, ont un financement beaucoup plus large : 60-70 % des crédits
d'expérience viennent du CNRS plus l'université, 30 ou 35 % venant de
l'industrie ou de contrats mixtes avec l'industrie. Ouvrir le CNRS sur
l'extérieur c'était homogénéiser un peu les choses, que les
laboratoires universitaires classiques soient plus mobilisés par des
problèmes d'application et que les laboratoires des sciences pour
l'ingénieur, réciproquement, soient mieux alimentés en crédits
d'origine CNRS, donc à long terme. En chimie, le CERCOA durant une
période, vivait entièrement au crochet de l'industrie.
Les programmes étaient conçus à l'époque, ainsi que c'est encore le cas
actuellement, comme des programmes de transfert avec un double aspect :
interdisciplinarité et ouverture négociée sur l'industrie. Dès qu'il y
avait une direction de programme elle pouvait définir des objectifs
pouvaient être définis puis appliqués. J'insiste sur le fait que la
phase de définition d'un programme qui dure environ un an est la phase
la plus importante. C'est alors qu'a lieu la discussion globale avec
les utilisateurs afin de dégager la partie amont de l'axe que l'on
choisit. Le problème de l'énergie est apparu en 1973-74 comme une bonne
occasion d'expérimenter ce type d'effort global et interdisciplinaire.
Il s'en est suivi de nombreuses conséquences : les GRECO (groupements
de réseaux coopératifs). C'est lors de cette expérience que nous avons
réalisé qu'il était possible de regrouper les chercheurs non plus
géographiquement mais dans des structures de réseaux. Je pourrais vous
raconter la bataille des GRECO et la seule et unique fois où j'ai pris
une décision contre l'avis du Directoire. Au départ, il avait accepté
le système, les premiers étant passé par inadvertance. Mais lorsqu'ils
ont pris de la puissance, l'attitude a changé. Le Directoire - pour
être plus précis les représentants des grands syndicats - a jugé que
cette formule pouvait devenir dangereuse car elle risquait de se
substituer aux formations associées et d'être une atteinte aux
prérogatives du Comité national. Dans la pratique, lorsque l'on en
discutait individuellement avec l'un ou l'autre ils percevaient bien
quels en étaient les avantages. Mais ils avaient décidé de s'y opposer
et il y a eu un vote négatif du Directoire sur les 5 ou 6 GRECO que
l'on présentait.
Pour en revenir aux PIR, ils sont apparus pour l'énergie avec cette
volonté de créer des structures de type réseaux. Puis ils se sont
étendus. Le PIR-Océan est né bien après mon départ. Les programmes se
sont bien développés. Du point de vue de l'histoire de la science dans
ces dix dernières années, l'opérateur programme tend à devenir de plus
en plus important par rapport à l'opérateur organisme. Qu'il s'agisse
des programmes européens ou des programmes nationaux, ils ont contribué
à concurrencer les organismes dans le domaine de la technologie tout
particulièrement. En ce qui concerne la recherche fondamentale, les
petits réseaux GRECO et RCP m'apparaissent plus adaptés que les grands
programmes.
Le CNRS et l'énergie solaire
Nous l'avions choisi pour des raisons psychologiques. Cela avait aussi
quelques rapports avec les travaux de Félix Trombe (le four solaire de
Montlouis), mais surtout comme prétexte. Personnellement, cela me
plaisait aussi beaucoup. Vous savez, les choses ont évolué
fantastiquement ! Aujourd'hui s'il parait parfaitement naturel de voir
un grand nombre de chercheurs du CNRS participer à de grands programmes
de types industriels. En 1973 c'était tout à fait aberrant. Or il
s'agissait de faire coopérer massivement le CNRS avec des entreprises
privées et EDF qui heureusement était une entreprise nationale. Sur un
autre sujet, une telle expérience aurait pu ne pas être menée à terme.
Difficultés de financer la recherche sur projets
Certes, pour les ATP, il n'y a pas eu moins de dix-neuf opérations
successives avant que l’on obtienne la signature définitive. Le
directeur du PIRDES se donnait tout entier, trouvait des équipes, etc.
Je me rappelle d'une scène très significative. Le directeur du PIRDES,
à ce moment-là, c'était Otier de Marseille, que je rencontre un jour et
nous commençons à discuter. Je lui demande si tout marchait bien, s'ils
avaient progressé. Cela se passait trois mois après la rencontre où
l'on avait mis au point son programme. Il me répond :
"Je ne commencerai à travailler que lorsque j'aurais l'argent…
- Comment ça vous n'avez pas l'argent ?" Pourtant j'avais vu
Charles Gabriel, le Secrétaire général du CNRS qui m'avait assuré que
tout serait en route dans un délai de 15 jours, un mois au maximum. Six
mois après l'argent n'était toujours pas là ! On a passé des heures et
des heures à démonter les mécanismes administratifs pour trouver les
moyens de les assouplir. Mais il y avait des obstacles de fond dus aux
régles de la comptabilité publique. C'est un phénomène classique. Un
jour quelqu'un a une idée, il en fait un arrêté et cela prend force de
loi. Par exemple, le fameux problème du chercheur qui passe dans
l'industrie : le salaire qu'il touchera dans l'industrie ne peut être
supérieur à 115 % de son salaire public lorsqu'il s'agit d'un
détachement. Cela met automatiquement un frein à la circulation des
chercheurs. A chaque fois qu'on a voulu l'abolir, on s'est dit qu'on
allait prendre le décret nécessaire.
Les relations recherche industrie
Le développement de la recherche industrielle est en quelque sorte un
phénomène culturel. Aujourd'hui se tenait le banquet annuel de l'ANRT
(Association Nationale Recherche et Technique), présidé par les hautes
autorité, Jacques Chirac. Le président de l'ANRT a exposé sa conception
de la situation, jugeant que la recherche industrielle est actuellement
insuffisante en France. Selon lui cela tiendrait au fait qu'il est
exceptionnel que le patron de la boite ait été chercheur. A peine moins
exceptionnelle, la présence du directeur des recherches dans le Comité
de direction de l'entreprise. Alors qu'en Allemagne ou aux Etats-Unis
cette pratique est systèmatique. Un des problèmes est que la formation
des ingénieurs dans la recherche, qui est quasi générale aux Etats-Unis
est très relativement exceptionnelle en France. Ce qu'il y a de grave
dans le phénomène de double extension que je décrivais tout à l'heure,
c'est que nous avons développé un système où les meilleurs mécaniciens
se trouvent au CEA, les meilleurs electroniciens au CNET, et
naturellement 90 % de nos agronomes à l'INRA. Il n'est pas étonnant
dans ces conditions qu'il soit très difficile de faire des thèses de
recherche agronomique ou de mécanique. Les grandes écoles essaient
naturellement de développer de la recherche, mais ceux qui aux
Etats-Unis enseigneraient dans ces écoles, travaillent ici dans les
organismes public de recherche. Dans la recherche appliquée, bien plus
que dans la recherche fondamentale, on trouve un fossé entre ceux qui
découvrent et ceux qui enseignent. Les étudiants des grandes écoles ne
sont pas plongés comme leurs collégues anglo-saxons dans le bain de la
recherche intergraduate. De plus en plus les étudiants vont dans les
laboratoires dès leur deuxième année d'étude. Les industriels
américains ou allemands sont culturellement formés à la recherche et à
l'innovation dans les laboratoires. Le phénomène que vous dénoncez est
réel. Petit à petit les ponts s'établissent. Le PIRDES avait dès le
départ amené quelques dizaines ou quelques centaines de chercheurs de
l'industrie et du CNRS à travailler ensemble. Ils s'y sont plus et
c'est là le phénomène important : ils ont découvert qu'il était
intéressant de travailler ensemble. Après on a créé le PIREM, le PIRMED.
Le Programme Interdisciplinaire de surveillance et de prévision des éruptions volcaniques
Il y avait à la base le problème de la Soufrière avec les experts et
les contre-experts. On s'est aperçu à cette occasion qu'effectivement
nous n'étions pas organisés pour faire face à ces problèmes. Cela se
passait en août 1976, à l'époque où je suis arrivé à la direction du
CNRS. Nos experts s'entredéchiraient et c'est une haine d'ailleurs qui
n'a pas disparu. On avait heureusement réussi à réunir un comité
international de haut vol qui a éteint le feu à la base et qui a permis
de ramener les gens dans leur foyer. Une décision d'ensemble avait été
prise afin de régler le problème plus rapidement les fois suivantes. La
création de la Délégation aux catastrophes naturelles en 1982 est une
conséquence à très long terme de cet épisode. Entre temps on avait mis
en place une sorte de programme interdisciplinaire un peu particulier.
Cette formule s'est révélée correspondre fort bien à notre attente. On
a demandé à Treuil et à un certain nombre d'autres personnes de mettre
au point un programme qui avait pour lui la continuité,
l'interdisciplinarité et des moyens particuliers. C'était une structure
pas trop figée, qui permettait de mettre tout le monde d'accord. Le
PIRSEV a bien marché.
La création des directions scientifiques
Elle s'est faite en plusieurs étapes. La première création a été
introduite par Jacquinot dans la réforme du CNRS de 1966. C'était en
quelque sorte un combat entre les énarques et les scientifiques. Dès le
départ, Jacquinot voulait avoir autant de collaborateurs qu'il y avait
de disciplines importantes et il les avait conçus comme ce que l'on
appellerait dans l'industrie des directeurs de branches. Entre le
moment où le décret est sorti du secrétariat de la recherche et celui
où il a été signé on y avait introduit un certain nombre de clauses qui
faisaient de ces directeurs scientifiques des experts. Quand j'étais
directeur scientifique, je disposais d'une demi secrétaire et d'un
bureau. Lorsque l'on a été directeur du Laboratoire Aimé Cotton avec
les moyens que cela représente et que l'on débarque comme directeur de
la physique au CNRS, on a un choc. Les commissions n'étaient pas
habituées à ce qu'il y ait des directeurs scientifiques. Il a fallu 7
ou 8 ans pour que petit à petit se créent les direction scientifiques
sous leur forme actuelle, avec au départ une évidente diversification
car la physique n'est pas la biologie et etc. A mon avis, une
diversification qui n'était d'ailleurs pas assez grande. Le CNRS a le
défaut de ne pas s'être assez diversifié au fur et à mesure de son
évolution. Au début, quand il n'y avait que les sections, il n'y avait
aucun problème car chacune avait ses propres habitudes. Mais lorsque le
CNRS s'est départementalisé, que la direction a pris plus d'importance,
il y a eu insuffisance dans la diversification des formules. Quand je
suis devenu Directeur général, une chose m'a frappé : c'est de voir à
quel point sous des mots identiques se cachaient des réalités
différentes.
Le pouvoir n'a-t-il pas migré du Comité national vers la direction générale du CNRS ?
Je ne peux vous parler que pour la physique. Dans cette discipline, le
problème des lobbies s'articulait différemment. En physique, les
commissions ont toujours été relativement responsables dans leurs
actions. Donc en tant que directeur scientifique, je n'ai pas vécu cela
comme une prise de pouvoir contre le Comité national. En revanche nous
avons développé des choses auxquelles le Comité national s'est plus ou
moins adapté : les laboratoires associés, les PIR, les gréco, les ATP,
les gros équipements. On a essayé à chaque fois, et le plus souvent
avec succés, de modifier le comportement du Comité national afin qu'il
puisse s'adapter à la nouvelle donne. Quand je suis arrivé en 1970, le
Comité national refusait absolument de s'occuper d'autre chose que de
la répartition des crédits aux formations universitaires. Le problème
s'est posé quand on a voulu créer l'Institut Laüe-Langevin et nous leur
avons alors demandé s'ils étaient d'accord.
Les sciences pour l'ingénieur (SPI)
Nous avons d'une façon générale, en France, énormément souffert du fait
que si l'on voulait devenir ingénieur ou technicien, on passait par une
école, si l'on était tenté par l'enseignement et la recherche, on
rentrait à l'université. C'est un phénomène dont j'ai pris conscience
comme directeur de la physique. Cette discipline couvrait tout un
champs : la physique classique et ce que l'on appelait vraiment les SPI
(sauf la mécanique qui était rattachée aux mathématiques dans la
tradition française. L'électronique était, elle une annexe de la
physique). La notion d'ingénierie en France n'existait pas. Dans mon
séminaire, on a beaucoup réfléchi sur ce problème de la science pour
l'industrie. Nous avons pris conscience de l'existence d'une spécialité
d'ingénierie qui n'était ni des mathématiques, ni de la physique. Ce
n'est pas seulement une question de 'plus appliqué' : c'est un problème
de mode de pensée, de travail, qui font la différence. Cela n'a pas été
trop difficile à réaliser, on a pu y parvenir en 2 ou 3 ans, au sein de
la physique : on a progressivement distingué deux sous-ensemble et on a
vu petit à petit se grouper autour de cette idée des gens de l'étranger
puis des laboratoires, celui de Paul Germain par exemple, qui ont joué
un rôle capital dans la naissance de ces SPI. Le premier article qui
résume la pensée de l'époque a paru dans le Courrier du CNRS en 1974.
Il fallait prendre ses précautions avec les syndicats : un certain
nombre d'entre eux partaient en guerre contre les SPI car ils y
voyaient une manière de mettre le CNRS au services des grands
équipements.