Les débuts d'un ingénieur agronome
Je suis né en 1940 dans une famille paysanne du Sud-Ouest. Mes
grands-parents étaient des petits agriculteurs et artisans venus
de la région bordelaise et du Béarn. Mes parents qui étaient
enseignants s'étaient installés à Bordeaux où
j'ai fait mes études. Quand j'avais une dizaine d'années,
on me disait : " Jean-Claude, même si tu te débrouilles
bien à l'école, il faut que tu saches labourer. C'est ce
qui nous a permis de traverser les crises". J'ai donc appris à
labourer avec le boeuf et la charrue. Mais au milieu des années
cinquante, les gelées d'un printemps tardif ont détruit les
récoltes chez mes grands-parents. Je ne pouvais pas comprendre qu'avec
tout ce qu'on m'expliquait au lycée sur la science, l'éducation
et toutes ces valeurs républicaines, ils aient pu en arriver là....
Et c'est en terminale que j'ai décidé de faire de l'agronomie.
J'ai intégré l'Agro (Institut National d'Agronomie) où
j'ai eu la chance d'avoir un excellent maître, Georges Valdeyron,
un remarquable généticien. J'ai donc entamé une carrière
à l'Institut National de Recherche Agronomique (INRA) pour me former
à ce qu'on appelait à l'époque des méthodes
statistiques et quantitatives, c'est-à-dire la sélection
normale et la sélection individuelle après croisement.
N'y avait il pas une tradition de recherche génétique chez les agronomes ?
La première chaire de génétique créée
en France le fut à l'Agro en 1936. Elle avait été
confiée à Félicien Boeuf, l'homme du blé 'Florence-Aurore'
(une variété de blé dur qui a sauvé les cultures
de céréales en Afrique du Nord pendant la Seconde Guerre
mondiale). C'est de cette tradition de génétique agronomique
que sont issus aussi des hommes comme André Cauderon dont les recherches
ont conduit aux maïs hybrides de l'INRA, c'est à dire à
la grande révolution de la génétique végétale
des années cinquante. En fait il y a trois grands modèles
aux origines de la génétique. La première vient du
monde végétal, Mendel et ses petits pois et un peu plus tard
les travaux de Vilmorin en France. Le second est celui de la génétique
expérimentale pratiquée sur la drosophile par T. H. Morgan
et ses successeurs. Le troisième est celui de la génétique
des micro organismes qui s'est développée après la
guerre en France grâce aux travaux des pasteuriens (A. Lwoff J. Monod,
F. Jacob) sur Escherichia coli et à ceux des 'levuristes' du CNRS
(B. Ephrussi, P. Slonimski). C'est l'enseignement de monsieur Valdeyron
qui m'a permis de me rendre compte que ce qu'on me faisait faire à
l'INRA ne correspondait pas du tout à mes ambitions intellectuelles
et c'est lui qui m'a poussé à m'inscrire au DEA de génétique
de la faculté des Sciences tout en me conseillant d'aller voir monsieur
Slonimski.
C'est alors que vous êtes recruté par Piotr Slonimski
En octobre 1961, ma chance a été que Piotr Slonimski m'ait
proposé d'entrer au CNRS afin de travailler au laboratoire de génétique
physiologique de Gif-sur-Yvette. J'étais ébloui par la démarche
intellectuelle qui avait conduit à la mise en évidence d'une
génétique cytoplasmique, elle apportait une compréhension
des phénomènes héréditaires n'entrant pas dans
le schéma de la théorie mendélienne. La démarche
d'Ephrussi et de Slonimski avait une vertu heuristique fantastique et la
découverte des mutants 'petite colonie' avait donné matière
à construire un processus de validation expérimentale. Par
ailleurs, la découverte récente par les biochimistes du rôle
de l'ADN dans les mécanismes de l'hérédité
incitait à localiser la présence d'acides nucléiques
des les mitochondries de la levure. On savait qu'il y avait des acides
nucléiques dans les organites cytoplasmiques. Par conséquent,
toute démarche qui permettait de caractériser ces matériels
potentiellement porteurs d'une information génétique pouvait
espérer construire une cohérence des mécanismes de
la génétique.
Les acides nucléiques mitochondriaux
Il y avait donc des acides nucléiques dans le cytoplasme cellulaire.
Le fait qu'il s'agisse d'ARN était l'opinion de certains généticiens,
mais en même temps ils devaient bien constater qu'il y avait aussi
des bouts d'ADN une fois qu'ils avaient écrabouillé leurs
cellules, en particulier de l'ADN collé (on va dire cela comme ça,
même si on préjuge de résultats qui étaient
à venir...) à des structures membranaires dont on connaissait
les fonctions. En particulier Piotr Slonimski travaillait au laboratoire
de génétique physiologique sur les mitochondries de la levure
et leur cytochromes en pratiquant toutes sortes d'essais. Au même
moment aux Etats-Unis, des jeunes chercheurs (dont j'ai oublié le
nom) annoncent que grâce aux méthodes de C. de Duve,
ils avaient réussi à séparer les mitochondries de
la cellule, à extraire de l'ADN pour voir si celui de la levure
sauvage et celui de la levure mutée (petite) était le même.
Ils découvraient premièrement qu'ils avaient de l'ADN dans
leur préparation de mitochondries et que chez leurs mutants 'petite',
il y avait un ADN chimiquement différent de celui présent
dans les souches sauvages. Tout fiers, ils rédigent un article et
apportent leurs travaux à un des grands pontes de l'époque,
le professeur Gunther Stent. Mais celui-ci exprime son scepticisme car
il ne croit pas à l'existence d'ADN cytoplasmique. Leur papier est
rejeté et on n'en parle plus. Simultanément, un groupe d'Italiens
faisaient le même travail à l'université de Rome. Par
une comparaison simple, ils montraient qu'on trouve des ADN différents
dans les cellules qui respirent et dans celles qui ne respirent pas. Ils
publient un papier dans les Annales de l'Académie des sciences d'Italie,
mais ils se gardent de conclure...
Et vous isolez cet ADN mitochondrial...
Sur l'incitation de Piotr Slonimski et tout en ignorant ces travaux
réalisées à l'étranger, avec Hedwig Jakob j'avais
lancé une manip pour tenter d'identifier l'ADN mitochondrial des
levures 'grande' et 'petite' afin de démontrer son éventuel
rôle informationnel. C'est ici qu'intervient l'importance de la logique
et de la pertinence d'une construction génétique quand elle
est poussée dans toute la sophistication intellectuelle dont Piotr
Slonimski est capable. A l'époque il y avait dans son labo un excellent
biologiste moléculaire japonais, H. Fukuhara, avec lequel je travaillais
au quotidien et qui me conseillait. A l'été 1966, je pars
en vacances et pendant ce temps Piotr et Fukuhara décident de répéter
mes manip, mais ils n'obtiennent pas le même résultat que
moi. Rentré de congé je trouve sur mon bureau un petit papier
où Slonimski avait écrit :
"Hélas, hélas, hélas ! (ce devait être
peu après le fameux discours du Général), Jean-Claude
la manip ne marche pas, dès que vous arrivez au labo, venez me voir'.
J'étais dans mes petits souliers. Je me fais copieusement savonner
la tête ... Jean-Claude, tout ce que vous avez fait est
faux, personne ne peut reproduire vos résultats. Regardez, nous
avons pris votre protocole et voilà ce qu'on obtient, ce n'est pas
du tout ce que vous annoncez".
J'étais effondré et pourtant, j'étais sur
de mes résultats. Enfin, je remarque qu'ils n'avaient pas tout regardé
dans mon cahier de labo. Il n'empêche, ils m'ont demandé de
répéter l'expérience et j'ai pu leur montrer que ce
que j'avais obtenu était bien de l'ADN, même s'il s'agissait
d'une toute petite composante dans une marée de sucres. Donc, ce
qu'ils avaient vu étaient bien des sucres, mais une fois qu'on enlevait
ceux-ci, on se retrouvait avec le petit ADN mitochondrial qu'on pouvait
caractériser avec les propriétés que je mentionnais
dans mon cahier. En 1966, nous avons donc publié un article très
court dans une revue en vogue, un papier rédigé avec l'énergie
dont Slonimski est capable quand il décide d'écrire quelque
chose de puissant et dans lequel nous avancions que l'ADN mitochondrial
a un rôle génétique (Mitochondrial DNA from yeast
'petite' mutants : specific changes of buoyant density corresponding to
different cytoplasmic mutations. Biochem, Biophys. Res. Commun,
1966, 24). Cet article co-signé par Slonimski, Jakob et moi-même
est sans doute l'un des plus intellectuellement approfondi auquel j'ai
jamais participé.
Quelle morale tirez vous de l'histoire ?
Plusieurs. Même si pour moi cela a été un épisode
difficile, je pense que mes collègues ont bien fait d'avoir l'attitude
qu'ils ont eu à mon égard. Ce jour-là, ils m'ont appris
ce qu'est la recherche scientifique. J'avais eu plusieurs torts : celui
de ne pas expliquer ce que j'avais fait et celui de croire que, parce que
je l'avais fait, c'était la loi. Peut être avais-je été
un peu prétentieux ! En tout cas j'avais mené ma petite affaire
dans mon coin. Les jeunes gens ont tous envie de faire triompher leurs
idées et comme Slonimski n'était pas un homme du matin, lorsque
j'avais envie de faire des choses à mon idée, je venais au
labo vers 7h, voire 5 h, quand j'avais des manips particulièrement
longues. Je m'étais taillé donc un espace de liberté
à coup d'emplois du temps décalés par rapport au 'boss'.
En revanche, à 6h du soir j'avais terminé alors que lui travaillait
très tard le soir. Slonimski est un personnage pour lequel j'ai
un immense respect et beaucoup d'admiration sur le plan scientifique, il
a une personnalité extraordinaire, mais c'est aussi quelqu'un avec
lequel il n'etait pas toujours facile de vivre au quotidien...
Mais comment expliquer le scepticisme des 'chromosomistes' vis à vis de cet ADN mitochondrial?
Nous avions donc des cellules génétiquement différentes,
comme les Italiens et les Américains, mais en plus nous avions un
système de comparaison issu du travail d'Ephrussi et de Slonimski
sur des 'petite' génétiquement différentes, mais ayant
les mêmes fonctions. Donc au niveau de l'ADN, nous pouvions séparer
la cause de l'effet au niveau fonctionnel. Ceci permettait de savoir si
la relation entre propriété physico-chimique de l'ADN et
expression d'une fonction était une relation informationnelle, éventuellement
modulée par l'environnement. Nous avions franchi deux obstacles,
celui du barrage dogmatique rencontré par les jeunes Américains
et celui du manque de rigueur qui avait handicapé les Italiens.
Il faut se rappeler que la dominante de l'époque était :
l'ADN est dans les chromosomes un point c'est tout. Et si les cytologistes
en voyaient malgré tout, de l'avis de Stent il s'agissait d'une
réactivité chimique due à un hasard de contamination.
L'ADN mitochondrial allait contre la vision la plus répendue, focalisée
sur le noyau. Tout tournait autour de l'unité de la cellule, de
l'unité fondamentale de fonctionnement du monde vivant, l'ADN nucléaire
étant 'Le' matériel génétique, par essence...
Ce comportement était directement issu d'une approche physicienne
des mécanismes vitaux. Les biologistes étaient devenus newtoniens
: toute loi devait être universelles : l'ADN est le support de l'information
génétique, il se trouve dans les chromosomes. Au moment de
la publication de notre papier, Stent se trouvait précisément
à Gif pour un séminaire et il a reconnu qu'il avait rejeté
sur des bases dogmatiques celui de ses jeunes collègues aux Etats-Unis.
Ceux-ci seraient-ils allés jusqu'au bout sans cela ? Je ne sais
pas, mais ils avaient mis le doigt sur quelque chose, malheureusement ils
n'avaient pas eu de maîtres comme les miens et c'est ainsi que j'ai
soutenu ma thèse sur le 'rôle d'un ADN spécifique dans
le déterminisme génétique et physiologique des mitochondries
de la levure' (1967).
Et c'est le moment où vous quittez le CNRS...
J'avais terminé mes études en 1962 au moment où
la guerre d'Algérie s'achevait. Les élèves qui m'avaient
précédé à l'Agro avaient été
systématiquement appelés à la sortie de l'école
et affectés bien souvent dans les sections adminsitratives spéciales
des régions agricoles (dans les trois promotions qui m'ont précédé
un appelé sur dix était mort dans les embuscades). Nous militions
évidemment pour la paix en Algérie et je ne me suis donc
pas précipité pour faire mon service. Pour bénéficier
d'un sursis j'ai choisi de préparer une thèse. Ayant soutenu
ma thèse le premier juillet 1967, je suis incorporé le premier
septembre suivant dans le contingent scientifique. Dans les années
soixante, les attachés de recherche CNRS avaient des parrains. Le
mien était François Gros. Piotr m'a conseillé d'aller
le voir à l'Institut de Biologie Physico-Chimique (IBPC) où
il existait un laboratoire attaché à la Défense nationale
dirigé par Pierre Douzou (l'idée de Piotr étant que
je ferais mon service dans le laboratoire de Gros et que Douzou tamponnerait
mes papiers). Je rencontre donc François Gros et je lui demande
:
" Qu'est ce que je fais maintenant ?
- Que voulez-vous faire au juste ?
- Monsieur Slonimski m'a dit qu'il se passe des choses intéressantes
dans votre laboratoire.
- Oui. Bon, vous verrez bien ! On se reverra lorsque vous vous installerez...
".
Tout cela dit sur un ton gentil, mais pas très motivant. J'ai
compris le sens de sa réponse un peu plus tard lorsque j'ai constaté
qu'il était assailli de sollicitations semblables et que son labo
était rempli comme un oeuf de chercheurs de haute réputation.
...pour rejoindre le laboratoire de biophysique de Pierre Douzou
Je vais donc aller voir Pierre Douzou pour lui poser la même question
et il m'a répondu : " formellement, nous faisons de la biophysique
". Je lui explique que je suis agronome, que je suis passé à
la génétique puis de la génétique à
la biochimie, mais que je ne sais un peu près rien en biophysique.
En revanche je lui dit que passer un an associé à une équipe
de biophysique m'intéresserait beaucoup parce qu'au moins j'apprendrais
quelque chose. Monsieur Douzou était une forte personnalité,
quelqu'un pour lequel j'ai beaucoup d'admiration. Fils d'un ouvrier gantier
de Millau (Aveyron) il avait été poussé par son instituteur.
Pendant la guerre il avait participé à la Résistance
dans les services de renseignement de la France libre où il avait
fait des coups avec un autre personnage destiné à quelque
célébrité, Claude Paoletti. Passé dans le Service
de santé des Armées, quand je l'ai rencontré il avait
le grade de colonel. En 1971, il a quitté l'Armée pour devenir
directeur à l'Ecole pratique, puis professeur de biophysique au
Museum, par la suite il a été nommé président
de l'INRA. A l'époque, dans son laboratoire du service de Santé,
son laboratoire menait des programmes fondamentaux d'étude du fonctionnement
cellulaire et membranaire, de la réaction à des stress environnementaux
(basses températures, flashes lumineux, exposition à des
champs électriques ou magnétiques). Ces travaux s'intégraient
dans des perspectives thérapeutiques. Bref, j'ai eu la chance de
faire chez lui de la physico-chimie comme je n'en avais jamais fait auparavant.
Je m'étais toujours demandé comment la larve d'anguille,
certains céphalopodes ou certaines bactéries font de la lumière,
comment une activité chimique génère une activité
lumineuse alors que la photosynthèse réalise l'inverse.
Enseignant à Jussieu (Paris 6)...
Au tournant des années soixante dix, la génétique,
la biologie moléculaire ont essaimé à l'université.
Jussieu était en plein essor sous l'impulsion du doyen Zamanski,
le bâtisseur de tours, tandis que Piotr Slonimski venait de succéder
à Boris Ephrussi dans la chaire de génétique (Paris
6). Mais Piotr ne voulait pas quitter Gif où il était en
train de bâtir le CGM. Systématiquement Madeleine Gans et
lui poussaient les jeunes à se présenter sur des postes de
recrutement universitaire afin d'introduire la génétique
à l'université. En décembre 1968 madame Gans m'a annoncé
qu'il y avait un poste de maître de conférence et elle m'a
demandé si je voulais être candidat. En fait, trois postes
étaient à pourvoir pour les premiers cycles de Jussieu. La
situation était idéale pour les généticiens
car il y en avait un pour la biologie animale, un pour la biologie végétale
et un en concours pour le troisième. Ils m'ont présenté
sur le dit concours et j'ai obtenu le poste qui ne portait pas le titre
de 'génétique' - car il ne fallait pas effaroucher les collègues
! - mais de 'biologie cellulaire'. C'est ainsi que les sciences de la vie
se sont implantées à l'université Paris 6. Ceci s'est
opéré autour de trois chaires, celle de Claude-Louis Gallien
un embryologiste qui avait été l'élève de P.
P. Grassé, celle de Maxime Lamotte qui s'intéressait à
l'écologie des batraciens, enfin un pôle d'origine CNRS avec
la génétique cytoplasmique (Ephrussi-Gans-Slonimski). Ce
tri-pôle universitaire a pu fonctionner grâce à la bonne
entente de la nouvelle génération d'enseignants-chercheurs
que nous formions, Jean Claude Boucaut qui venait de chez Gallien, Robert
Barbault de chez Lamotte et moi de chez Slonimski.
L'Institut de Biologie Moléculaire
Ce tournant des années soixante dix fut aussi l'occasion d'installer
l'Institut de Biologie Moléculaire (IBM) à Jussieu. Les pasteuriens,
dont Jacques Monod, avaient de grands projets issus du colloque de Caen
(1966) où on avait pu observer des velléités de rapprocher
la recherche de l'université. En fait, c'est Raymond Dedonder qui
a installé l'IBM (futur institut Jacques Monod) sur un campus universitaire.
Cette structure était organisée par unités : Gorgio
Bernardi travaillait sur le génome, François Gros était
venu avec ses jeunes, dont Philippe Kourilsky, Michel Jacquet et d'autres
qui commençaient une brillante carrière, François
Chapeville qui venait du CEA faisait de l'embryologie (il a eu plus tard
son heure de gloire à l'Institut). Il y avait aussi des enzymologistes
comme René Cohen, Lucio Benedetti, un microscopiste électronicien
de très haute réputation, enfin Raymond Dedonder et son équipe
de génétique et de biochimie fondamentales qui ont bien voulu
m'accueillir dans la célèbre tour 43 du campus de Jussieu.
J'étais responsable de l'unité de génétique
et j'avais convaincu quelques jeunes collègues (H. Monnerot, H.
Pirion) de former une petite équipe. Nous vivions en symbiose avec
les autres. En cas de besoin, Benedetti nous prétait son matériel,
lorsque je devais faire de la biochimie, j'allais chez les enzymologistes
ou j'avais mon petit matériel. Lorsqu'on voulait faire des analyses
d'acides aminés, on montait dans le labo de Dedonder pour faire
des chromatographies. C'était ça l'Institut Jacques
Monod, une remarquable effervescence intellectuelle qui a donné
une belle série de séminaires de recherche. C'est alors que
Piotr Slonimski m'a demandé ce que j'allais faire comme recherche
à l'unité de génétique de l'IBM.
" Je voudrais continuer à travailler sur la levure. C'est
ce que vous m'avez appris et c'est ce que je sais faire le mieux.
- Ecoutez, Jean-Claude, si vous continuez à travailler sur
la levure, nous allons nous retrouver en compétition et je serai
plus fort que vous. En revanche, si vous choisissez une autre direction,
un autre sujet, et s'il est bon, je vous aiderai ".
Et il l'a fait. Mais sur le moment je n'ai pu qu'enregistrer le message.
Je ne pouvais difficilement débuter autrement que sur la levure
puis qu'il fallait produire. J'ai donc eu un petit programme levure qui
a donné quelques publications, suffisamment en tout cas pour ne
pas couler immédiatement et préparer d'autres activités.
Le xénope
A l'IBM, j'ai eu l'idée de chercher de nouveaux modèles
d'animaux pour étudier leur intimité mitochondriale et cellulaire.
J'ai aussi découvert des gens au travers de leurs séminaires,
comme par exemple l'embryologiste anglais J.B. Gurdon qui était
à l'époque à Oxford et qui travaille aujourd'hui à
Cambridge. Il s'intéressait au xénope, le crapaud-grenouille.
A la fin des années soixante, il avait montré que des ARN
messagers d'hémoglobine d'une autre espèce que le xénope,
une fois purifiés et injectés dans un ovocyte de xénope,
y dirigeaient la synthèse d'une hémoglobine identique à
celle de leur origine et donc différente de celle du receveur. Les
conséquences de cette observation me paraissaient fort intéressantes,
je me demandais s'il n'y avait pas là le moyen d'étudier
l'autonomie réplicative et fonctionnelle des mitochondries d'une
espèce replacées dans les cellules d'une autre espèce.
J'ai donc demandé à Gurdon si ce type de recherche l'intéressait
et si je pouvais venir chez lui pour un an. Il m'a répondu que lui
même ne comptait pas entreprendre un tel programme, mais que cela
pouvait s'avérer intéressant, donc que je pouvais venir me
roder dans son laboratoire afin de me familiariser avec l'embryologie animale.
Monsieur Dedonder, le patron de l'IBM, m'a facilité les choses en
me préparant un ordre de mission 'glissant', exactement comme on
le faisait alors pour les physiciens qui voulaient aller au CERN afin de
réaliser leurs manips (un ordre de mission glissant cela voulait
dire que si j'allais travailler à Oxford, il suffisait que je puisse
revenir sous préavis de 24 heures à l'IBM à Jussieu
en cas de réunion où me présence était nécessaire)
et j'ai fonctionné ainsi en 1971-72. A mon retour à l'IBM,
J'avais donc envie de développer la recherche sur le xénope,
mais François Chapeville qui avait une autre vision de l'embryologie
m'a fait comprendre qu'il n'était pas très chaud pour
mon modèle amphibien. C'est bien gentil le xénope, mais l'homme
n'est pas derrière et, en dehors des Anglais qui traitent les Français
de froggies, Chapeville voyait déjà la perspective
de développer l'embryologie moléculaires chez les mammifères
et donc à terme sur l'homme. De mon côté, je n'avais
pas envie de passer directement au mammifère. Je m'étais
formé sur les espèces végétales à l'INRA,
au CNRS j'étais passé à la levure, puis de la levure
aux mitochondries et enfin des mitochondries à l'amphibien. Mais
à l'époque je n'étais encore reconnu sur le xénope,
je n'avais presque rien publié et j'avais du mal à faire
vivre une équipe. Il me restait à faire mes preuves. C'est
peut être le résultat de mon éducation d'ingénieur
ou de ma prudence paysanne, mais je pensais que si on passe son temps à
sauter d'une pierre à l'autre pour franchir le gué, un jour
ou l'autre on tombe à l'eau. Si vous vous lancez dans un domaine
où vous n'êtes pas respecté par les pairs, vous risquez
de perdre votre crédibilité.
Puis vous allez à Orsay, à l'université Paris-Sud
J'estimais que j'avais rempli mon contrat de quatre ans à l'IBM
durant lesquels la génétique s'était renforcée
par la venue deux ans après moi de Gérard Butin, pasteurien
généticien, et de Michael Yarmonlinski (les descendants de
ces équipes travaillent toujours dans l'actuel département
de microbiologie de l'Institut Jacques Monod). J'avais aussi essayé
de convaincre l'institut de faire venir Herman Denis, un biologiste moléculaire
belge qui avait vécu aux Etats-Unis où il s'était
forgé une bonne réputation. C'était le moment où
la génétique entrait dans le développement animal.
Finalement Herman Denis est venu s'installer non pas à l'IBM, mais
au CGM (il a aussi été recruté comme prof à
Paris 6). En effet, c'est l'époque ou j'ai succédé
à Georges Prévost à la fac d'Orsay (Paris-Sud). Georges
Prévost, un élève de Madeleine Gans, avait participé
à l'essaimage d'une partie des équipes de généticiens
de Gif sur le campus d'Orsay (L'Héritier, Rizet, Chevangeon). Puis,
il fut un des acteurs essentiels de la construction du CGM. En effet, si
Piotr en fut le promoteur intellectuel, Georges Prévost en fut le
bâtisseur. En 1967, il installe son équipe et continue
son enseignement à Orsay. C'est quelqu'un qui a beaucoup oeuvré
pour faire accepter les généticiens dans les structures universitaires.
C'était aussi un grand chercheur qui s'intéressait aux régulations
des activités cellulaires. Il est décédé au
début des années 1970 d'une tumeur au cerveau provoquée
par les agents mutagènes extrêmement puissants qu'il utilisait
et qui sont d'ailleurs interdits aujourd'hui. Un poste de professeur (chaire
de biologie générale) se trouvait donc vacant à Orsay
et c'est Georges Rizet qui est venu me chercher à l'IBM. En 1972,
j'ai donc quitté Jussieu pour installer mon équipe et les
xénopes à Orsay. A côté des généticiens
installés dans le bâtiment 400, les microbiologistes et biologistes
moléculaires (Schaeffer, Berkaloff, Pathé) oeuvraient dans
le bâtiment voisin (409). Nous avons donc décidé de
nous associer pour créer l'Institut de Génétique et
de Microbiologie, un projet enthousiasmant qui consistait à concrétiser
sur ce campus l'émergence de la nouvelle génétique
moléculaire. Là, avec nos xénopes nous avons entrepris
de développer des recherches qui portaient sur les aspects cellulaires
et 'développementaux' du fonctionnement mitochondrial. Mais il nous
manquait une réflexion et une approche génétiques,
précisément celles qui étaient issues de l'enseignement
de Slonimski. Parallèlement au xénope, nous nous sommes donc
remis à la drosophile, le fameux modèle expérimental
sur lequel s'était bâtie la génétique formelle
et, avec Monique Monnerot et Michel Solignac, nous avons eu une période
très productive où les bases de la génétique
mitochondriale chez les animaux ont pu être établies.
Les rhumatismes et la génétique mitochondriale
En 1980, le modèle 'xénope' commençait à
s'épuiser ou du moins j'y trouvais moins d'intérêt
et je suis parti pour un an aux Etats-Unis afin de me refaire une santé,
en fait à la recherche de nouvelles idées. Je suis donc allé
au Texas, à Dallas, dans l'hôpital où est mort le président
Kennedy (Parkland Hosp.). Un biologiste moléculaire, R. Butow, m'avait
proposé de venir dans son laboratoire au Health Science Center de
l'université du Texas. Il travaillait sur les introns des gènes
mitochondriaux de la levure (comme mes collègues de Gif à
l'époque). Mais à Dallas, il y avait aussi d'excellents immunologistes
ainsi que des endocrinologistes moléculaires qui animaient des discussions
scientifiques passionnantes. En allant là bas, j'avais deux préoccupations
: la première, 'moléculaire', concernait la compréhension
des mécanismes de réplication-recombinaison dans les mitochondries
en général (pour cela la levure était un excellent
matériel), la seconde en physiologie moléculaire touchait
aux questions de contrôle hormonal du métabolisme mitochondrial.
Il y avait là des biologistes moléculaires qui travaillaient
en relation avec les endocrinologues et les rhumatologues. A partir de
ce que je savais sur l'ADN mt et le contrôle hormonal, je me suis
dit qu'il y avait peut-être une causalité au moins partielle
entre l'activité des gènes mitochondriaux et certaines pathologies
humaines. J'ai émis l'idée que certaines pathologies rhumatismales
pourraient être corrélées à des défauts
de fonctionnement des gènes mitochondriaux. Mais la suite a montré
que mon idée était erronée, il n'y a pas de rhumatisme
déclenché par un 'mauvais gène' mitochondrial..
Le lapin
En fait, je suis revenu des Etats-Unis avec davantage de connaissances
sur les rhumatismes et surtout j'étais enfin 'entré dans
le système mammifères' suivant la voie suggérée
auparavant par mes collègues de Jussieu. C'est ainsi qu'à
Orsay au début des années 1980, on a commencé à
travailler sur les lapins avec des médecins, des vétérinaires
et des pharmacologues grâce à des programmes de recherche
sur contrats. Ces recherches n'ont donc pas abouti, mais pour les mener
il nous à fallu étudier le génome mitochondrial du
lapin. Et on a fait quelques découvertes ! Comme des variations
du génome et des situations díhétéroplasmie
systématique qui n'existent ni chez l'homme ni chez la souris. Je
m'explique, le génome mitochondrial est une information qui existe
à l'intérieur de chaque cellule de chaque individu inscrite
dans les molécules d'ADN, mais à la différence de
l'homme où toutes ces molécules sont identiques chez le même
individu, le lapin entretient une population hétérogène
de molécules qui se transmet de générations en générations.
Autrement dit, nous sommes nous les hommes des clônes mitochondriaux,
toutes nos mitochondries sont formellement identiques, au moins à
notre naissance, et nous transmettons à nos enfants une information
unique sous forme d'une même molécule présente à
plusieurs exemplaires, tandis que le lapin transmet à sa descendance
un ensemble de molécules différentes les unes des autres.
Le génome mitochondrial du lapin se lit à la fois comme la
description nucléotidique d'une molécule, mais aussi par
l'ampleur des variations de toutes ces molécules transmises d'une
génération à l'autre : un point particulièrement
intéressant pour étudier le lien entre la génétique
et l'évolution naturelle des espèces.
Une année en Australie, regard sur l'écologie
Dans les commissions nationales du CNRS où je planchais, j'entendais
dire que les meilleurs et principaux compétiteurs étaient
en Australie ou aux Etats-Unis. En fait, les Australiens sont très
compétents en écologie fondamentale, les forestiers en particulier
(et en plus on sait que ce pays est envahi de lapins). En 1987, je suis
donc parti là-bas dans le cadre de ma troisième année
sabbatique. Il se trouve qu'à Canberra je connaissais un labo qui
faisait de la génétique de la levure et dont je connaissais
le directeur depuis ma période Slonimski. C'est la première
fois que j'allais en Australie et ce fut une découverte fantastique.
Pour un naturaliste, ce pays-continent est extraordinaire : les paysages
sont 'dépaysants', les plantes, la faune ont des comportement différents
de ceux de notre hémisphère, ainsi les eucalyptus orientent
de façon originale leurs feuilles par rapport au soleil. Cette fois
le voyage avait pour but de regarder autrement et d'écouter d'autres
réflexions à propos de l'évolution des génomes
mitochondriaux, certes, mais aussi en relation avec les mécanismes
de l'évolution et dans la perspective des développements
modernes de l'écologie. La vision néodarwinienne de l'évolution
est fondée sur trois processus, mutation - sélection - dérive.
En travaillant sur son objet de prédilection, un généticien
de l'ADN mitochondrial n'a réellement accès qu'au premier
et au troisième processus. Comment pourrait on avoir accès
à la sélection ? J'espérais pouvoir combiner des approches
moléculaires et éco-environnementales. Or, à l'Université
d'Australie (ANU), on rencontrait des chercheurs dans tous ces domaines
à la 'Research School for Biological Sciences '(RSBS), au
niveau 'mutation', Desmond Clark-Walker travaillait sur la levure, à
celui de la sélection, une pléiade de brillants chercheurs
généticiens-écologues-évolutionnistes utilisaient
différents systèmes : drosophiles, sauterelles, araignées,
graminées, arbres... A Canberra, je me suis remis à la levure,
j'ai aidé un thésard à finir sa thèse en faisant
un peu de manip de mon côté. J'ai surtout rencontré
des gens, écouté les forestiers, les écologistes.
J'assistais à leurs séminaires. Bref, j'ai respiré
un air scientifique qui n'était pas celui d'Orsay ou de Gif, en
deux mots celui de l'écologie moderne.
En 1992, vous prenez la direction du Centre de Génétique Moléculaire
A la fin de 1991, atteint par la limite d'âge, Piotr Slonimski
a quitté la direction du CGM pour prendre celle du nouveau GIP GREG
(Groupe de recherches et d'étude des génomes). Je me
suis donc présenté comme candidat à sa succession
ce qui s'est concrétisé en 1992. J'avais envie revenir
à proximité de personnes que j'avais bien connues. Il y avait
eu des renouvellements intellectuels très importants au cours de
la décennie qui venait de s'achever, mais où on sentait quelque
essoufflement en termes de projets scientifiques. Mon impression était
que le CGM devait renouveler son image, voire retrouver une cohésion
interne qu'il avait un peu perdue. Certes, la communauté scientifique
reconnaissait des individus ou des équipes en son sein, mais elle
n'arrivait plus à identifier le Centre à un grand projet.
On pouvait dire que la recherche sur le génome représentant
un domaine commun mais chacune de ses équipes avait pris l'habitude
de traiter les questions biologiques de manière différente,
sans que les acteurs n'aient peut être suffisamment prêté
attention aux forces centrifuges susceptibles de nuire à la cohésion
de l'ensemble. Mon souhait était de convaincre le CGM de reconstruire
une unité en tournant ses regards et ses intérêts vers
des thèmes qui ne soient pas seulement la génétique,
les gènes et leur expression, mais qui les mettent en scène
à d'autres échelles d'organisation du vivant et à
d'autres échelles de temps. Egoïstement et naïvement,
je croyais que le plaisir que j'avais pris en allant voir ce qui se passait
dans des laboratoires étrangers serait communicatif ! Je n'ai pas
réussi (André Adoutte sait mieux opérer aujourd'hui).
Pour ce projet, j'ai peut être eu une idée malheureuse. Nous
étions quelques uns penser que cet effort de prospective pourrait
coincider avec l'organisation d'un jubilée scientifique nous donnant
l'occasion de commémorer l'oeuvre de Piotr Slonimski. En essayant
d'organiser cette manifestation, j'ai rencontré des difficultés
auxquelles je ne m'attendais pas. Lorsque j'ai fait cette proposition à
Piotr, je me suis fait envoyer sur les roses : " Un jubilée ?
Mais enfin Jean-Claude, je ne suis pas si vieux ! Je suis toujours en pleine
activité. La preuve? On vient de me charger du Groupement de recherche
sur les génomes (GREG)". Du côté des chercheurs,
ce ne fut pas plus encourageant et je me suis retrouvé plongé
dans les séquelles de luttes de pouvoir entre Slonimski et ses jeunes,
notamment Bernard Dujon qui avait participé de très près
à l'affaire des gènes mosaïques quelques années
plus tôt. Bref, la poussière était loin d'être
retombée et certains m'ont dit clairement : " Jean-Claude, pour
moi ton idée de jubilée, c'est non "
Et du côté de la direction du CNRS?
J'ai également rencontré quelques mécomptes. Claude
Paoletti venait de prendre la direction du Département des sciences
de la vie et je m'étais entretenu avec lui du devenir du CGM. J'avais
ainsi obtenu une lettre de mission par laquelle il semblait accepter l'idée
de me laisser carte blanche en vue de sa réorganisation. Or, assez
rapidement, je me suis rendu compte que nous ne bénéficions
pas de son soutien. Pourquoi ? Peut être considérait-il que
j'avais laissé passer ma chance en n'acceptant pas la proposition
qui m'avait était faite (peu avant sa propre nomination) de prendre
la direction du Département SDV. Mais j'avais choisi celle du CGM
! Lorsque Pierre Tambourin lui a succédé en 1993, j'ai apprécié
le plan très clair (inspiré par les méthodes américaines
des NIH) où il définissait un programme thématique
interdisciplinaire des sciences de la vie (il nous l'avait exposé
lors d'une réunion des directeurs d'unité à la Maison
de la Chimie, mais il était malheureusement trop tard pour mettre
nos équipes sur une nouvelle voie). Ainsi, j'ai mené mon
mandat de directeur pendant quatre ans sur des bases qui n'étaient
pas celles que j'aurais souhaitées. En 1996, Ed Brody m'a succédé
et il a repris l'idée de jubilée. Cette fois là Piotr
était plus intéressé... Mais il s'agissait de faire
acte d'auto-satisfaction et je pense qu'avant de s'auto-encenser, il aurait
fallu qu'on sache de quoi on était satisfait, surtout s'il s'agissait
de préparer l'avenir. En définitive, Brody est reparti dans
les conditions que l'on sait et j'ai accepté d'assurer l'intérim
pour un an, jusqu'à la prise de fonction d'André Adoutte.
N'y avait il pas eu quelque équivoque sur les missions dévolues au CGM ?
Que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, le fait est qu'aujourd'hui
nos sociétés s'intéressent de très près
à la génétique. La question est donc de savoir quelles
réponses les scientifiques doivent donner à ses demandes.
Si on prend l'exemple de la recherche sur le génome humain, je vois
deux raisons pour lesquelles le CGM n'était pas très chaud.
Non pas des raisons scientifiques, mais des questions d'éthique
et de contraintes économiques. D'abord, considérons le cas
souvent évoqué où un progrès de connaissance
du génome humain suggérerait l'élaboration d'un nouveau
médicament. Avant d'en autoriser l'usage pour les hommes, la société
et les décideurs demanderont à la science de valider l'idée,
l'objet et les procédures d'emploi sur des modèles. Il faut
donc développer les connaissances génétiques et fondamentales
sur des modèles pertinents que nous trouvons dans le monde vivant.
Et en terme de recherche fondamentale, le CGM excelle. Le même raisonnement
pourrait être tenu pour les micro-orgnismes et le développement
des biotechnologies. Là, le CGM s'intéressera à ce
qui se passe en pharmacologie ou dans l'industrie si cela lui permet de
faire avancer sa recherche, mais lui-même ne s'imposera pas d'investir
ces domaines car il refusera de se laisser enfermer dans une recherche
dite 'programmée'. Par nature, le CGM n'est pas conduit par des
objectifs économiques, sa mission est d'essayer de mieux comprendre
le vivant et de délivrer des connaissances qui permettraient à
chacun de disposer de plus de liberté et d'outils pour mener sa
vie...
On pourrait donc parler de nouvelles responsabilités pour les chercheurs...
Force est de constater qu'aujourd'hui le rayonnement et la puissance
de la génétique moléculaire sont tels qu'ils ont des
incidences fortes dans le fonctionnement de la société, le
corps social cherche donc à s'approprier les informations et les
démarches de la science, il intervient dans la pratique scientifique,
il exige un service, il n'y a là rien d'anormal puisque c'est lui
qui finance ces recherches. Comme cette évolution concerne aussi
l'enseignement de la génétique, je considère qu'aujourd'hui
le rôle d'un prof est de dispenser un enseignement qui prépare
les étudiants à discuter avec les pharmaciens, les juristes
et les économistes. Une petite histoire à ce sujet : au début
des années 1990, j'étais président d'une des commissions
du CNRS et j'ai organisé des concours de recrutement. Je me souviens
de candidats qui présentaient des projets de recherche pour comprendre
pourquoi certains virus étaient neurotropes et d'autres pas (question
très intéressante au demeurant). Ils postulaient à
un poste de CR2 au CNRS et ils se voyaient nobélisés dans
l'année - c'est le caractère compétitif des concours
qui explique ce type de surenchère ! Bref, ces jeunes faisaient
certainement leur travail avec une conviction scientifique profonde et
une puissance intellectuelle remarquable : ils ne plaisantaient pas ! Or,
je me suis aperçu que j'en ai déstabilisé plusieurs
en leur posant cette simple question : " Que pensez-vous d'une construction
dans laquelle vous envoyez dans le système nerveux d'un organisme
(qui pourrait être l'homme) des informations génétiques
qui n'y étaint pas auparavant ? Prenez-vous un risque collectif
et de quelle nature ? ". Ils étaient complètement interloqués,
une vraie catastrophe (ce dont je ne me suis rendu compte qu'après).
Or, je pense que tout chercheur doit désormais se poser la question,
je ne dis pas qu'il doit la résoudre ou qu'il doit s'interdir de
faire sa manip, simplement qu'il doit y penser. Amener un jeune à
se la poser, c'est en tout cas de la responsabilité du chercheur
senior qui l'a formé, donc celle de l'enseignement dispensé
à l'université.
La gestion des ressources génétiques...
La convergence qui s'esquissait depuis les années 1970 entre
génétique moléculaire et société n'avait
pas seulement une dimension éthique, illustrée par exemple
par le moratoire sur les manipulations génétiques et le clonage
des gènes (cf. la conférence d'Asilomar à laquelle
je n'ai pas participé), elle mettait en exergue les potentialités
intellectuelles et technologiques nouvelles mises à disposition
de l'amélioration des plantes ou des animaux domestiques et de celle
des microorganismes et des procédés industriels. Simultanément,
après la prise de conscience des ravages de la désertification
en pays subtropicaux ou de la pollution en pays industrialisés,
les menaces que les activités humaines font peser sur la diversité
biologique et génétique (en forêt tropicale humide
par exemple) prenaient de l'ampleur dans le débat. Désormais,
la vie de nos sociétés reposera encore et toujours sur la
diversité et la richesse du monde vivant et par conséquent
la diversité génétique constituera encore et toujours
une ressource qu'il faudra connaître, gérer, protéger
et amplifier. La prise de conscience fut si claire et impérieuse
qu'en 1983, l'Etat a confié à monsieur Cauderon la tâche
de créer en France un Bureau des ressources génétiques.
J'ai eu la chance et l'honneur d'être associé à cette
entreprise (voir 'Biodiversité et environnement', Rapport
n°33 de l'Académie des sciences, juin 1995). J'y ai retrouvé
mes origines en même temps que des nouvelles perspectives. Sous l'impulsion
de monsieur Cauderon, puis d'André Charrier et de Marianne Lefort,
le BRG a réussi à construire une doctrine et un cadre opérationnel
pour la vison et la gestion futures des ressources génétiques.
Pour moi la création du BRG fut un grand événement.
Bien que le Bureau n'ait aucune autorité sur les 'grands organismes'
(INRA, CNRS, IRD, CIRAD, parcs nationaux et régionaux, conservatoires,
etc.) ni sur les entreprises privées (semanciers, industries, groupements
professionnels,...) il a réussi à faire parler d'une même
voix la communauté et à imposer un point de vue accepté,
notamment en diffusant des recommandations et en aidant certaines opérations-clés.
Il a ainsi contribué à réconcilier la société
française et sa science génétique. Une charte nationale
de
gestion des ressources génétiques, qui va de l'ADN au droit,
à l'économique et l'éthique, a été signée
par l'ensemble des partenaires publics et privés. Le BRG apporte
la voix compétente de la France au cours des négociations
internationales dans le domaine. La seconde grande force du BRG fut de
tirer parti de son indépendance pour organiser le dialogue et les
collaborations entre jeunes chercheurs et gestionnaires placés dans
des organismes différents. Dans des appels d'offres pour soutenir
des actions de recherche et de gestion, ou dans ses séminaires,
le BRG a affiché des thèmes de recherche transversaux demandant
aux différents acteurs s'ils avaient des contributions à
y apporter. On est même allé jusqu'à solliciter le
thésards et les jeunes post-doc en lieu et place des chercheurs
seniors confirmés, nous espérions ainsi préparer les
nouvelles générations aux situations et aux évolutions
qu'ils auront à vivre.
...notamment en matière forestière
Au BRG, j'ai renoué avec mes collègues de l'agronomie sensu lato et ils m'ont sollicité pour venir participer aux réflexions sur les ressources génétiques forestières. J'ai apprécié cette propositon comme une sorte de retour aux racines... Réfléchir à une gestion moderne des forêts demande de conjuguer sur le plan de la connaissance biologique les approches écologiques et génétiques dans un ensemble qui va de la modélisation mathématique et de la biologie moléculaire à l'ingénierie forestière et à l'économie de la filière bois : cela impose des démarches intégratives et réellement prospectives. Dans la forêt guyanaise, par exemple, les arbres ne peuvent être considérés isolément un par un, ce sont des milliers d'hectares qu'il faut gérer non mètre carré par mètre carré, mais globalement et dans un temps très court par rapport à la durée de vie des essences. Tous les ingrédients du questionnement biologique sont réunis pour des enjeux passionnants et pleins d'actualité. C'est ainsi qu'avec Françoise Fridlansky du BRG et Jacques Weber du CIRAD nous avons monté une série d'opérations au Mali au milieu des années 1990 (école thématique, organisation de colloque, etc.) ce qui a permis de créer des réseaux de recherche en Afrique des savanes. L'IRD (ex ORSTOM) a soutenu l'opération en ouvrant ses laboratoires en Afrique et en proposant quelques bourses d'étude à des jeunes gens de qualité. Mais nous ne sommes pas restés seuls, nos collègues des autres pays ont participé à l'opération. En 1997, l'Institut d'Economie Rurale du Mali nous a envoyé cinq thésards. Je suis convaincu qu'il faut continuer à pousser ce type d'opérations. Il y va de l'intérêt bien compris de notre pays et de son dispositif de recherche, comme de nos relations avec les jeunes des pays en voie de développement.