Lorsque vous avez pris la direction du Centre de Génétique Moléculaire en 1998, quelle était la situation ?
Quand on m'a proposé d'en prendre la direction, des
négociations étaient très avancées pour faire exploser le CGM en trois
unités distinctes. En clair son destin en tant que 'centre' semblait
compromis. J'ai répondu qu'il ne m'intéressait pas de devenir une sorte
de fédérateur d'unités éclatées. Je ne voulais pas assumer ce qui
s'était passé dans certain institut du campus de Gif scindé en morceaux
parce que les gens n'arrivaient plus à s'entendre. J'ai donc proposé un
projet qui permette de réorganiser le CGM selon son schéma d'origine,
c'est à dire sur la base d'une direction unique entourée de
départements, chacun étant doté de son centre de gravité scientifique,
donc un collège de direction avec des chefs de départements
responsables. Quand j'ai avancé cette idée, j'ai été frappé de
voir à quel point les gens qui avaient vécu dans les incertitudes
à propos des orientations scientifiques du Centre souhaitent le
rétablissement d'une véritable direction. En fait, ils ont tout de
suite adhéré à des propositions qu'ils auraient rejetées dix ans plus
tôt. Pour moi, il était clair que le CGM abritait des gens de qualité,
mais que le sentiment d'appartenir à une même entité avait pratiquement
disparu. Il fallait donc remotiver les chercheurs et comme ils me
connaissaient bien, ils ont accepté de me faire confiance. Je dois
ajouter qu'en la circonstance j'ai été parfaitement soutenu par le
département des sciences de la vie du CNRS (J. Samarut, J. Godet) et
fait non moins significatif par la commission 23 du Comité
national.
Quelle a été votre première tâche ?
La
première a été de renouveler les équipes, c'est-à-dire d'accompagner et
d'organiser des départs suscités par des arrivées de jeunes chercheurs.
Malgré le scepticisme des collègues, ça a marché, même si je reconnais
avoir bénéficié d'une conjoncture favorable que constituait une vague
de prises de retraites . En cinq ans j'estime que le tiers des
effectifs du CGM aura été renouvelé. Nous sommes en train d'attirer
quelques équipes de très grande qualité, je pense en particulier à un
chercheur (B. Séraphia) qui a passé sept ans à Laboratoire européen de
biologie moléculaire à Heidelberg (EMBL), mais qui souhaite revenir en
France pour s'installer chez nous. La restauration d'un cadre de
travail agréable et fonctionnel s'imposait également. C'est
pourquoi j'ai voulu installer au CGM une vraie bibliothèque 'à
l'américaine'. I.e. ouverte à tout le monde 24 heures sur 24 (j'exagère
un peu, la nuit il faudra quand même un passe pour entrer). On a donc
supprimé la salle de conférence pour faire une belle salle de lecture,
une autre d'archivage, on aura des ordinateurs ainsi que des coins de
lecture conviviaux. La aussi, les gens étaient dubitatifs ...rénover la
bibliothèque ? On en parlait depuis vingt ans! Mais comme j'ai
bénéficié là aussi de la bonne volonté du personnel ITA (et du soutien
du DSDV), c'est ainsi que nous avons pu ouvrir ce nouveau service.
Dans les sciences de la vie, le nouveau contexte n'est il pas le développement des biotechnologies?
Il est clair que la biologie est désormais prise dans un mouvement qui
la rapproche des 'big sciences', exactement comme les physiciens il y a
un demi siècle avec la physique nucléaire. Les biologistes sont de plus
en plus tributaires de gros équipements, de gros budgets. Leurs travaux
mettent en oeuvre des équipes sans cesse plus nombreuses, avec une
forte parcellisation des tâches. Aujourd'hui on pourrait presque parler
de taylorisme scientifique dans la biologie. Quand j'ai accepté de
prendre la direction du CGM, j'ai pas mal réfléchi à la situation de
ces gros instituts dans les sciences de la vie (j'ai aussi participé au
comité d'évaluation de l'Institut Jacques Monod qui est encore plus
gros que le CGM), ce qui m'a donné quelques idées sur l'avenir de ces
grands organismes dont la génétique moléculaire, la biologie
cellulaire, représentent l'essentiel des activités.
Pourriez vous en donner un exemple?
Par exemple, j'ai voulu insérer le CGM dans les plates-formes de puces à ADN (DNA chips).
Pour nous, il s'agit de collaborer avec près de 27 équipes (tous les
instituts du campus de Gif et un très grand nombre de laboratoires du
campus d'Orsay) pour développer ces gadgets qui permettent d'étudier
l'expression de milliers ou de quelques milliers de gènes d'un seul
coup. On les dispose sur une petite plaque de verre, on les hybride
avec des ARN extraits de tel ou tel tissu, ou de telle ou telle
cellule, qui sont dans telle ou telle condition physiologique, dans
telle ou telle condition pathologique et on regarde quels gènes sont
actifs, exprimés, et dans telle condition, dans telle ou telle
pathologie . Grâce à ces puces, on obtient en une seule manip l'image
du fonctionnement de milliers, voire de dizaines de milliers de gènes,
un résultat concentré sur une toute petite surface que l'on peut
analyser grâce à des programmes informatiques. Avec les puces à ADN on
peut comparer un tissu tumoral et un tissu sain. On peut montrer que
sur les 40 000 ou 50 000 gènes humains, il y en a quinze mille qui sont
susceptibles de s'exprimer dans telle tumeur du sein, parmi lesquels
cent gènes sont sur-exprimés dans la tumeur par rapport à une cellule
de sein normal. On voit les ouvertures vers les applications médicales.
L'équipement nécessaire à ces techniques requiert des investissements
et des moyens matériels importants et nous avons réservé un étage
complet du Centre pour l'infrastructure nécessaire à la fabrication de
ces puces à ADN, à la réalisation de l'hybridation, à la lecture et à
l'analyse et à l'interprétation des séquences.
Quid de vos relations avec l'industrie ?
Il y a eu au CGM des recherches intéressantes à caractère
biotechnologique, voire susceptibles d'applications pharmacologiques ou
industrielles menées en relation avec l'industrie. Nous avons dans la
maison des gens qui travaillaient avec Roussel ou Rhône Poulenc par
exemple. Mais je veux être clair, notre objectif n'est pas de
développer systématiquement ce type de coopération. Cela signifie
que, le cas échéant, je ne fais pas des pieds et des mains pour
empêcher les chercheurs qui le souhaitent de prendre leur indépendance.
Nous n'aurons pas la politique de nos collègues de l'Institut de chimie
des substances naturelles (ICSN) qui sont souvent d'origine
pharmacienne et ont, de ce fait , une culture différente de la notre.
Donc, si je ne suis pas opposé à ce qu'un certain nombre de jeunes
chercheurs (ou de 'moyennement jeunes' chercheurs) se lancent dans des
entreprises de biotechnologie, ils doivent savoir qu'ils resteront
minoritaires au CGM. A mon sens, notre véritable mission doit nous
maintenir en amont du technologique.
Les relations parfois délicates entre la recherche
fondamentale et les applications n'expliquent t'elle pas la courte
existence du Groupe de recherche pour l'étude des génomes (GREG) au
début des années 1990?
Je ne le crois pas. Dans
l'affaire du GREG, Piotr Slonimski avait déclaré d'amblée qu'il n'était
pas question de se cantonner au génome humain et il avait raison.
Il défendait le point de vue de la génétique fondamentale selon lequel
le séquençage d'organismes simples apporterait énormément à l'étude du
génome humain ce qui s'est avéré exact. C'est ainsi que le GREG a joué
un rôle très important dans ce pays en préservant la diversité des
modèles en génomique tout en essayant de soutenir des projets de
qualité, ce qui était au fond le seul critère à retenir pour évaluer
son activité. Mais il est vrai qu'il s'avère souvent difficile
d'harmoniser le déroulement des grands programmes scientifiques de type
Human Genome Project,
Génopole d'Evry ou Centre national de séquençage qui sont d'autant plus
difficiles à gérer que les enjeux deviennent politiques, c'est-à-dire
qu'on voit surgir des rivalités de pouvoir qui prennent le pas
sur les aspects purement scientifiques de leur activité.
Nonobstant, les relations du GREG avec le CGM n'avaient elles pas suscitées quelques tensions à l'époque?
En l'occurence, je crois qu'il s'est davantage agi de problèmes de
personnes que d'une question politique. Lorsqu'en 1992 Piotr
Slonimski a pris sa retraite du CNRS il s'est vu confier la direction
du GREG et Jean-Claude Mounolou qui avait été son élève
'brillantissime' lui a succédé à la tête du CGM. Or, le GREG était un
organisme doté de moyens de fonctionnement très supérieurs à ceux du
CGM tandis que la direction des SDV rejetait les demandes les plus
élémentaires de Mounolou. La période suivante a été encore plus
pénible, Ed Brody a pris le relais tout en continuant les activités
qu'il avait aux Etats-Unis dans les biotechnologies. Finalement,
Jean-Claude a accepté de revenir au CGM pour assurer l'intérim, c'est à
dire en attendant que je prenne mes fonctions. C'est ainsi que nous
avons pris ensemble les décisions qui engageaient l'avenir du
Centre et que j'essaye de mettre en oeuvre aujourd'hui.
Développer les relations avec l'université
Il s'agit évidemment d'un point capital. Comme je suis professeur et
pas chercheur je continue d'enseigner et comme je suis un 'vrai'
professeur, cela me fait encore pas mal d'heures de cours à donner à
Orsay et à l'ENS; je forme aussi des étudiants en physique du niveau
DEA intéressés par l'interface physique-biologie, il s'agit d'ouvrir
les jeunes physiciens à la biologie. Certes la tâche est lourde,
mais elle me parait essentielle.
Vous même êtes un chercheur fondamental d'origine universitaire
Il est clair que ma formation s'inscrit dans la tradition de
la recherche fondamentale qui fut jusqu'ici celle de l'université comme
du CGM et c'est là que j'ai soutenu ma thèse avec Janine Beisson
sur la génétique mitochondriale chez les ciliés. Mais si, en tant
que nouveau directeur du Centre, je suis tenu de prendre acte de
l'évolution de la biologie vers la 'big science', c'est à dire de gérer
l'accès et le traitement de ces masses énormes d'information provenant
du génome, j'essaye d'y maintenir la tradition d'une
recherche libre. D'ailleurs, je constate que malgré cette
évolution de la biologie vers le 'big' il existe toujours des petites
équipes extrêmement productives dans notre domaine. Je lisais
récemment une interview de Christiane Nüsslein-Volhard qui racontait
dans quelles conditions elle a découvert les gènes qui déterminent le
développement précoce de la drosophile (avec Eric Wieschaus et l'aide
d'un technicien, c'est à dire trois personnes dans un coin de l'EMBL !)
ce qui leur a valu le Nobel de 1995. Je suis persuadé qu'on peut encore
faire des choses d'une grande originalité au sein de toutes petites
équipes, surtout si on a un bon projet . Je dirais que l'existence de
ces créneaux au milieu de la 'big science' est en quelque sorte
l'heureux paradoxe de la biologie d'aujourd'hui.
La phylogenèse
Ce qui m'intéresse c'est de comprendre comment marche le
vivant, ce qui signifie que je n'ai aucun complexe du 'chercheur
enfermé dans sa tour d'ivoire', ... du type inutile à la société. Au
vrai, le but de la recherche scientifique n'est-il pas d'essayer
de comprendre les mystères de la nature ? Depuis que je fais de la
recherche, je suis passionné par les mécanismes de l'évolution. Je
considère que la genèse des plans d'organisation qui distinguent les
grands ensemble d'espèces (le phylum) reste l'une des grandes questions
de la biologie. Quand j'étais à Orsay, j'avais une grosse équipe d'une
trentaine de personnes. J'avais un groupe de recherche sur la
morphogenèse cellulaire qui travaillait sur le cytosquelette, un
deuxième qui se consacrait à la construction phylogénétique ( i.e.
reconstruire l'histoire de l'évolution par l'analyse comparée des
séquences) et qui a acquis une certaine notoriété internationale.
Enfin, j'avais lancé un troisième thème sur l'étude de l'évolution du
développement. Nous essayions de comprendre (nous continuons) comment
les modifications qui surviennent dans les gènes du développement
précoce ont pu être responsables de la genèse des grands plans
d'organisation chez les animaux. Les zoologistes reconnaissent une
trentaine de phylum animaux qui se caractérisent tous par ce que l'on
appelle des plans d'organisation. Ils sont différents selon les
espèces, anélides, mollusques, arthropodes, chordés... On est de plus
en plus convaincu que ce qui fait les différences entre ces groupes ce
ne sont pas des gènes radicalement différents (l'étude comparée des
génomes nous montre que ce sont les mêmes) mais la façon dont ils sont
utilisés au cours du développement. Très schématiquement, tel produit
est sur-exprimé à tel moment, tel produit est sur-exprimé dans tel
groupe de cellule, c'est ce qui explique la morphogenèse.
En tant que directeur du CGM, vous continuez à faire de la paillasse ?
Je n'en ai malheureusement plus guère le temps. Il y a cinq
ans, j'avais décidé de me recycler et j'ai suivi un séminaire
d'embryologie au laboratoire de biologie marine de Woods Hole. Il
s'agissait d'un enseignement de très haut niveau destiné aux doctorants
ou aux post doc, comme j'étais le plus vieux du groupe, on avait
hésité à m'accepter mais ensuite ce sont les Américains qui m'ont
invité à revenir, mais comme professeur ! Depuis lors, je passe six ou
sept semaines à Woods hole chaque année afin de rester dans le bain.
C'est mon petit créneau de recherche, le moment où je peux faire
quelques petites choses par moi même, discuter avec les collègues,
faire de la bibliographie, etc. Cela me donne l'occasion de travailler
avec mes thésards, un petit groupe de doctorants de très haut niveau
que j'ai introduit au CNRS.
Les biotechnologies au service de la phylogénétique
Aujourd'hui, les nouvelles technologies rendent abordable le
vieux rêve des phylogénéticiens. Grâce aux puces à ADN dont je vous
parlais plus haut, on peut étudier les gènes qui s'expriment
progressivement au cours du développement de tel ou tel organisme, on
peut essayer de voir comment ils fonctionnent chez différents
organismes, comment l'altération de ces gènes, le changement de leur
régulation, pourraient expliquer les changements de leurs plans
d'organisation. C'est ainsi que les vingt cinq équipes du
CGM se partagent entre projets fondamentaux et projets à visée
appliquée. Il existe entre ces deux aspects de la recherche un
important espace de recouvrement parce que, d'une part, les méthodes
d'origine sont communes, d'autres part on en est encore à développer
les outils conceptuels pour analyser les données que nous fournit la
génomique. La lecture d'une succession de bases de nucléotides a
nécessité la mise au point de grilles pour apprendre à interpréter, à
comprendre la lecture des génomes ce qui a nécessité de nouvelles
méthodes d'analyse, donc engendre un dialogue entre ceux qui cherchent
à interpréter ces données et ceux qui les collectent. Ainsi, les
équipes que je cherche à attirer au CGM sont constituées de gens qui se
posent les grandes questions du futur en biologie et, de ce point de
vue, les équipements lourds que nous mettons en place ne sont que les
moyens de répondre à ces interrogations.