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Quand on a parlé d'instituts autonomes, on a pensé tout de suite à un institut rassemblant l'astronomie et la geophysique pour donner l'INAG?
Au début il n'est question que d'un Institut National d'Astronomie
(INA); cela a duré un an ou deux, au moment où les premières idées
furent avancées. Et puis Jean Coulomb
vint me voir, me proposa de faire un INAG et non plus un INA. Coulomb
qui faisait autorité en matière de géophysique avait vu un certain
intérêt à regrouper les deux disciplines. C'est-à-dire qu'il y avait
une correspondance entre l'Astronomie et la Géophysique. Dans les IPG
(Instituts de Physique du Globe) il y avait un corps spécial qui
ressemblait au corps des astronomes, on avait donc là une communauté
relativement homogène. Leurs relations avec le CNRS étaient du même
ordre que les nôtres. Cela m'a paru faisable... J'accepte et nous
tentons de créer un INAG très rapidement. En fait deux raisons
expliquent le projet de l'INA: d'une part l'intérêt que le Comité
consultatif de la recherche scientifique et technique (CCRST) porte à
la mise en place d'Instituts Nationaux, et d'autre part le départ de
Danjon en 1963. Andre Danjon
avait une place prépondérante en astronomie. Il pouvait se permettre de
régler seul l'ensemble des problèmes, puisqu'on le trouve à la fois au
Comité consultatif des universités, à la commission du CNRS, au poste
de directeur de l'Observatoire de Paris, sans parler de ses élèves,
qu'il avait placés un peu partout. Au départ de Danjon je me trouve
propulsé à sa place. Mais je ne me sentais ni le tempérament, ni la
capacité de jouer son rôle. Je pensais qu'une certaine cohésion - pas
une centralisation - mais une certaine cohérence était nécessaire au
niveau des décisions à prendre, essentiellement parce que l'astronomie
réclame de gros instruments. L'INAG a été créé en particulier pour
assurer cette cohérence. Pour moi, un Institut national était d'abord
nécessaire pour mettre en place de très gros instruments ou de grosses
opérations qui réclament d'importants moyens. Pour réaliser une telle
opération il faut d'abord instruire les problèmes posés par sa
réalisation, c'est-à-dire par une étude préliminaire évaluer les
apports et les inconvénients scientifiques, évaluer la faisabilité
technique, les risques, les moyens financiers et techniques à mettre en
oeuvre; cette étude préalable est essentielle pour faire approuver le
projet par la communauté scientifique. Ensuite il faut assurer la
réalisation, le plus souvent dans ou avec le concours de l'industrie,
c'est-à-dire disposer d'un bureau d'études capable de suivre et de
contrôler le développement industriel. Eventuellement enfin, assurer la
gestion de l'instrument ou de l'opération si celle-ci présente des
difficultés (site d'accès difficile, coopération internationale, etc.).
Jusque là, les astronomes avaient pour réaliser leurs instruments que
la structure d'un gros laboratoire. Cela fut le cas pour le radiotelescope de Nancay avec bien des difficultes.
Ainsi pour les grosses opérations l'INAG devait jouer le rôle d'une
sorte d'agence de moyens vis-à-vis de la communauté des astronomes,
analogue au rôle que jouent le CNESou l'IFREMER dans leur domaine
respectif. A ce moment-là au CCRST l'idée des Instituts Nationaux
prenait corps, on envisageait de les rattacher au CNRS, mais dans le
cas de l'astronomie la plupart des établissements dépendaient de
l'Enseignement Supérieur et cela était vrai, aussi, pour les Instituts
de physique du globe (IPG), seuls deux gros établissements,
l'Observatoire de Haute-Provence (OHP) et l'Institut d'Astrophysique de
Paris (IAP) dépendaient du CNRS. C'était important, mais pas plus que
le reste, en outre pour l'instrumentation le capital intellectuel se
trouvait plus ou moins à l'Observatoire de Paris, avec des gens comme
Lallemand ou Couderc. Je pensais qu'il fallait réunir tout cela. Pour
ces raisons, je trouvais stupide de faire un Institut national du CNRS
qui ne regroupe pas les moyens financiers et en personnel des
universités, et également tout le personnel un peu hybride du cadre des
Observatoires et des IPG. C'était cela, l'originalité de l'INAG. A la
différence de l'IN2P3 créé à la même époque, qui se voulait un institut
gestionnaire de tous les établissements qui s'occupaient de physique
nucléaire et des particules. L'INAG, lui, a laissé les Observatoires et
les laboratoires se gérer eux-mêmes tout en leur assurant la
possibilité d'utiliser les moyens (calculateurs, grands
Observatoires...) qui dépendaient de lui.
Pourquoi cette différence ?
Je crois que cela vient d'une conception différente quant à la gestion
de la Recherche. Je trouvais que c'était inutile et même nuisible de
vouloir faire entrer au CNRS des établissements comme une Chaire du
Collège de France, un Observatoire... en plus il y avait le problème
des personnels qui n'appartenaient pas au même cadre. Une telle fusion
aurait entrainé d'insurmontables difficultés. Je dois dire que j'y
voyais, au contraire, une diminution du potentiel par la diminution de
la diversité, par l'uniformisation des situations des différentes
personnes qui travaillaient. Donc j'ai proposé un institut qui n'avait
vocation que pour les grandes affaires, les grandes décisions et la
réalisation des grands projets, mais pas du tout pour la gestion des
laboratoires ni même pour la gestion des observations... D'ailleurs il
a fallu qu'on sorte tout de suite un gros calculateur, le calculateur
de Meudon et c'est l'INAG qui l'a pris en charge.
C'était partie importante des activités de l'INAG.. Vous l'aviez prévue ?
Non, pas au début, mais c'était bien pour cela que l'INAG était fait,
c'était une des premières choses qu'il fallait faire, mais j'aurais
préféré en tant que directeur de l'INAG susciter la création d'un
calculateur par exemple à l'Observatoire de Paris. Il s'est trouvé que
c'était plus difficile que de faire un calculateur INAG, où tout les
astronomes devaient avoir accès. Que ce soient les gens de Toulouse, de
Bordeaux ou de Lille, où d'ailleurs, ils s'y sentaient chez eux et cela
sûrement plus que d'aller dans un Observatoire indépendant. Ensuite on
a réalisé le télescope de Hawaï et le radiotélescope l'IRAM , ces
instruments ont été mise en oeuvre avec la coopération des canadiens et
des allemands; il s'agissait là, d'opérations internationales que des
laboratoires ne pouvaient pas entreprendre seuls.
Avant il y avait eu l'ESO (European South Observatory) ?
L'ESO a commencé juste à ce moment-là à exister oui, oui...c'était
Danjon qui avait commencé avec l'astronome hollandais Oort. Ils ont
lancé un Observatoire européen qui était indépendant de toute autre
structure.
Il y avait déjà cette idée, pour des opérations ponctuelles, de créer un institut...
Bien
sûr, en France, le seul organisme vraiment bien accepté pour gérer la
recherche est un Institut qui gère tout, une structure verticale de
type militaire, la notion d'Agence, une structure horizontale, (qui
fonctionne comme le CNES, qui dispose d'aucun laboratoire propre de
recherche) apparaît toujours suspecte dans notre pays, alors qu'elle
est bien acceptée dans les pays anglo-saxons. Voyez le CNRS, il a été
initialement créé comme un «Fond de la Recherche», une structure
horizontale, mais il s'est rapidement transformé en une structure
intégrée. Cette même structure verticale a prévalu pour le CEA, le
CNET, l'INRA ...etc. Le CNES a vraiment dérogé à cette habitude.
Encore, qu'il ait fallu lutter contre le Ministère des finances qui
voulait que le CNES intègre et gère directement les laboratoires CNRS,
universitaires ou autres, au lieu de leur passer des contrats. C'est
évidemment plus facile à contrôler financièrement, mais la recherche y
acquière une rigidité, un isolement, un conservatisme, une
spécialisation excessive, une moindre vitalité. Dans le cas de l'ESO,
projet international, il était assez normal de lui donner le statut
d'un organisme international; d'où il résulte d'ailleurs que l'ESO a
beaucoup de difficultés pour harmoniser les activités de ses chercheurs
«internes» avec celles des chercheurs «externes» venant des
laboratoires des pays membres de l'ESO. L'ESA, l'organisation spatiale
européenne a été conçue sur le modèle du CNES, elle n'a pas a
proprement parlé de laboratoires de recherche propres. Elle contracte
l'essentielle de ses recherches aux laboratoires nationaux des pays
membres.
Etait-il évident que cet institut soit rattaché au CNRS ?
Non
ce n'était pas évident, on aurait pu faire un grand établissement dans
le cadre de l'Enseignement supérieur, par exemple. Mais je pense que si
on ne l'avait pas fait au CNRS, celui-ci n'aurait jamais voulu
participer à un établissement extérieur...
Le contraire était possible ?
Le CNRS, comme je viens de le dire est devenu un établissement très
structuré verticalement, il peut intégrer dans sa structure de nouveaux
organes comme l'INAG, ou comme les laboratoires associés
universitaires, mais il n'est pas conçu pour accepter une tutelle
extérieure sur l'une ou plusieurs de ses parties. Pendant longtemps,
alors que l'INAG étendait son action sur de nombreux laboratoires et
établissements universitaires qui l'ont très bien acceptée, les deux
gros laboratoires astronomiques du CNRS, L'IAP et l'Observatoire de
Saint-Michel de Haute Provence n'ont pas accepté la tutelle même légère
de l'INAG, ce qui était paradoxal puisque l'INAG était un institut du
CNRS ayant la tutelle de tous les groupes astronomiques du Centre. Par
contre, tous les Observatoires et IPG, et même l'Observatoire de Paris
qui pouvait prétendre à sa vocation d'Observatoire nationale, ont
accepté cette tutelle. Comme j'étais aussi le directeur de
l'Observatoire de Paris, il est vrai que cela a facilité les choses.
A
l'époque vous dites que c'était plus logique de rattacher l'institut au
CNRS. Sentiez-vous au CCRST ou de la part du Gouvernement la volonté de
renforcer le CNRS, de ne pas faire ce que l'on avait fait avec le CEA ?
D'émietter le CNRS ? oui probablement. Vis-à-vis de la création de
l'INAG, la direction du CNRS a eu une position, je ne dirais pas
négative, mais certainement très prudente. Il m'a semblé que la
direction ne voyait pas d'un très bon oeil cette création. Il faut dire
que je demandais de créer un Institut du CNRS, mais avec un budget
séparé et un statut dérogatoire pour une catégorie de personnels. Des
conditions qui me paraissaient essentielles. Pour un directeur ce n'est
jamais agréable, donc je peux comprendre ces réticences. A cette époque
il existait un Secrétaire général à l'éducation nationale qui coiffait
le CNRS et les établissements universitaires. Ce poste était occupé par
Pierre Laurent, c'est une personne remarquable. C'est lui qui a créé
les IUT , la seule réforme universitaire importante et essentielle de
ces vingt dernières années. Je suis allé le voir pour proposer de
placer les établissements de l'Education nationale (Observatoires, IPG
et certains laboratoires universitaires) sous une certaine tutelle du
CNRS, par le biais de l'INAG. C'est de lui que pouvaient venir des
réticences, mais il a bien compris l'intérêt du projet et il a accepté.
J'ai d'ailleurs gardé de ce contact une estime profonde pour Pierre
Laurent. Edgar Faure a dit de lui, lors des évènements de 1968 «Laurent est un homme irremplaçable, il ne sera donc pas remplacé
». J'ai la conviction que sans la mise en oeuvre de cette boutade,
l'université n'aurait pas connu les innombrables difficultés dans
lesquelles elle se débat encore aujourd'hui. Bref, la direction du CNRS
a joué le jeu sans enthousiasme particulier, mais sans générer
d'obstacles.
Un institut CNRS on l'aurait imaginé comment ?
Je ne sais pas, je n'ai pas le souvenir d'avoir eu l'occasion de
discuter sérieusement avec la direction du CNRS des motivations qui
sous-tendaient le projet d'INAG. En tous cas on ne m'a rien proposé.
Comment
au Comité consultatif est apparue cette nécessité de changer les
structures du CNRS et de créer de Instituts nationaux ?
Comme je vous l'ai dit, en France, les organismes de recherche sont
traditionnellement constitués comme un conglomérat de laboratoires, et
par essence un laboratoire est comme les chercheurs qui le composent,
il est conservateur. Les chercheurs qui se passionnent pour le domaine
qu'ils traitent ont tendance à s'y maintenir, car c'est là qu'ils ont
leur compétence, leur notoriété, leurs sastisfactions. En outre les
développements technologiques font qu'ils traitent leurs sujets de
mieux en mieux, d'où l'impression qu'ils ne déméritent pas, bien au
contraire. Mais toutes ces raisons ne les incitent guère à regarder ce
qui se fait ailleurs et encore moins à changer de domaine...Ils
poursuivent donc dans la même voie. Ainsi ces gros organismes ne sont
pas constitués pour définir une politique scientifique, ils ne
disposent pas d'organes capables de cette fonction: c'est-à-dire de
préparer l'avenir sur la base d'une connaissance globale de mouvements
de la science qui se fait dans le monde et d'une vision prospective.
Par exemple, au CNRS, le conseil d'administration administre le centre,
le directoire est une chambre d'enregistrement, un organe sans pouvoir
dont les membres lancent, au mieux, quelques phrases immortelles, sans
conséquences. Reste le comité national, c'est-à-dire l'ensemble des
Sections, mais ces Sections ne sont (ou n'étaient) pas non plus
constituées pour faire une politique. Elles peuvent certes donner un
avis autorisé sur un projet scientifique, mais définir, préparer,
exécuter et mettre en oeuvre une politique c'est autre chose. Avec
l'INAG qui ferait la politique de l'Astronomie en France, je souhaitais
combler cette lacune. Mais nous avons vu il y a un dizaine d'années un
Président de la République vouloir s'informer sur la politique à mettre
en oeuvre en matière de biologie, il a réuni trois personnes éminentes
dans le domaine pour lui proposer une politique. Il n'a pas eu l'idée
de demander au CNRS de proposer cette politique. Je trouve cette
démarche très caractéristique de la vie française. Aujourd'hui un
gouvernement n'aurait pas l'idée de demander à Monsieur untel de
définir une politique pour l'astronomie, on sait que l'INAG remplit
cette fonction...C'est vrai que je trouve que le CNRS n'est pas
constitué pour faire une politique et c'est dommage parce que c'est lui
qui devrait la faire. Mais ses structures ne le lui permettent pas.
Aujourd'hui cela s'est amélioré avec la création des directions
scientifiques, mais avant il n'existait q'un directeur pour les
sciences humaines et un directeur pour les sciences exactes; que voulez
vous qu'ils fassent. Alors que la division en départements homogènes a
partiellement amélioré la situation. Mais à mon avis si le C.N.R.S a,
quand même, bien survécu c'est grâce aux laboratoires associés
universitaires. Ce fut une réforme fondamentale conçue et mise en
oeuvre par Jacquinot, alors directeur du CNRS. Cette réforme, à mon
avis, a sauvé à la fois le CNRS qui serait sans cela resté un organisme
complètement fermé sur lui même et sauvé aussi le monde universitaire
qui aurait continué à végéter sans moyens. Notez que par cette
opération le CNRS a agit comme une agence de moyens vis-à-vis des
laboratoires universitaires. A l'époque où j'étais chef de la Mission
de la recherche à l'éducation nationale il y avait environ 200
laboratoires propres du CNRS et 600 laboratoires associés
universitaires. C'est dire l'importance, mais j'ai eu l'impression
également que c'est d'eux que venait l'essentiel du renouvellement des
idées. Ainsi quand on a voulu développer l'informatique, c'est dans les
laboratoires associés qu'on a trouvé le personnel compétent et la même
situation s'est retrouvée quand on a voulu développer la biotechnologie
au cours des années 70; Cela tient probablement au fait que le
chercheur universitaire, en raison de ses fonctions d'enseignement, ne
peut pas se permettre d'ignorer ce qui se passe ailleurs, il est
nécessairement ouvert. La confrontation avec les étudiants est une
tâche redoutable qui ne souffre pas que vous restez enfermé dans vos
murs, ou alors vous êtes un mauvais enseignant. Cette ouverture se
retrouve aussi avec le milieu industriel. A l'époque dont je vous
parle, on avait constater qu'un laboratoire universitaire, en dépit de
ses charges d'enseignement, déposait deux fois plus de brevets
industriels, en moyenne, qu'un laboratoire propre du CNRS. Il est
significatif qu'un excellent laboratoire propre comme l'IAP n'a pas
réussi à acclimater la radioastronomie, ni à participer activement à la
recherche spatiale, deux évènements qui ont complètement renouvelé, au
cours des dernières décennies, notre perception des phénomènes
astronomiques. A l'inverse le CNRS, nouvellement créé à la fin des
années 30, avait créé ce même IAP et l'Observatoire de Saint-Michel de
Haute-Provence pour palier la carence des astronomes, qui il y a un
demi-siècle refusaient de s'intéresser à l'astrophysique découverte
plus de cinquante ans auparavant. Je pense qu'aujourd'hui, le CNRS
aurait beaucoup à gagner et peu à perdre, à s'organiser comme une
agence d'objectifs et de moyens vis-à-vis de la recherche
universitaire.
C'est donc sur le modèle du CNES que vous avez fondé l'INAG ?
En fait j'ai proposé la création de l'INAG avant de devenir Président
du CNES, mais j'ai toujours pensé que les fonctions d'exécution de la
recherche et d'élaboration d'une politique sont deux fonctions
distinctes. Bien sûr ces deux fonctions peuvent et doivent être
accopmplies par les mêmes personnes, mais pas dans le même cadre, ces
personnes doivent changer de casquettes. D'ailleurs il n'y a pas que le
CNRS qui souffrent de cette carence. Voyez le CEA qui a développé des
filières hors des préoccupations industrielles, donc non rentables. Il
a fallu que l'EDF son principal client lui impose la filière américaine
beaucoup plus compétitive. Les allemands ont l'avantage de disposer du
système des Max Planck, beaucoup plus décentralisées que le CNRS et aux
Etats Unis les agences telles que la NSF fonctionnent comme des agences
vis-à-vis du milieu universitaire et leur recherche s'en porte plutôt
bien. Le CNRS fonctionne un peu comme l'Académie des sciences de l'URSS
et je trouve que ce n'est pas un bon modèle. Pour une activité comme la
recherche où les constantes de temps d'excécution de la recherche à
l'échelon d'un laboratoire sont très longues, alors que le
renouvellement des idées et des technologies à l'échelle du monde est
très court, on ne peut confier à un même organisme la responsabilité de
la politique et de l'excécution qui préparent notre futur. En fonction
des évolutions de la recherche mondiale, l'organe politique doit
effectuer les choix. Mais ce n'est ni simple, ni indolore de faire des
choix qui impliquent nombre de conséquences: que faut-il développer,
créer, arrêter. C'est sûr que la mise en oeuvre d'une politique suscite
au mieux au tant de satisfactions que de mécontentements. Elle suscite
des tensions, voir des conflits qu'il faut minimiser et surmonter. Ceci
est particulièrement vrai pour les sciences «lourdes» où la mise en
place d'un instrument engage la recherche dans une certaine voie pour
de nombreuses années. Aussi est-il essentiel parallèlement de conserver
un secteur entièrement libre où les meilleurs chercheurs sauront faire
de nouvelles découvertes, en général très peu coûteuses et qui
préparent les développements les plus originaux.
Les statuts envisagés pour l'INAG remplissaient-ils ces objectifs ?
Oui je le pense, il a été vraiment conçu, au moins à l'origine, pour
faire la politique scientifique dans le domaine qui est le sien. Placer
la Section du CNRS en position de conseil scientifique n'avait rien de
contradictoire. Car donner un avis sur un projet, ce qu'elle peut bien
faire, ne se confond pas avec la définition d'une politique.
En mettant les membres de la Section X au conseil scientifique de l'INAG n'avez-vous pas doublé leur pouvoir de décision?
Cette disposition permettait d'une part à la Section d'être informée
des intentions de l'INAG, d'autre part, à l'INAG, de disposer d'un avis
scientifique essentiel, mais il n'en résultait pas pour la Section de
pouvoir de décision. Celui-ci restait à l'INAG. La Section avait un
rôle consultatif accru qu'elle pouvait assez bien remplir, alors
qu'elle ne disposait ni des éléments, ni de la structure qui lui aurait
permis de prendre des décisions.
Par sa composition n'y avait-il pas le risque de voir apparaître des lobbies, astronomes, radioastronomes, géophysiciens?
Oui, on aurait pu le penser, mais l'expérience a montré, curieusement,
que cet effet lobby a très très peu joué. Les deux disciplines se sont
développées parallèlement, elles ont l'une et l'autre pas mal bénéficié
d'avoir un INAG. Il y a eu quelques conflits bien sûr...mais sans
conséquences. Quand on est arrivé à des périodes de restriction
budgétaire, cela a accentué les conflits.
Des projets étaient prioritaires: EISCAT, le 3m60 ,
l'IRAM... Les groupes qui défendent un projet, inévitablement, se
voyant hiérarchisés dans les priorités ont pu mal vivre la situation...
Ce que vous dites là est une évidence! Dès que vous mettez en oeuvre
une politique scientifique, c'est-à-dire dès que vous faites un choix
entre plusieurs options, vous créez nécessairement des conflits. Tout
choix favorise évidemment les uns et défavorise d'autres. Or les choix
sont nécessaires puisque les moyens financiers sont limités, alors que
les «bonnes» idées sont innombrables. Si vous ne faites ni politique,
ni choix, vous éviterez certainement les conflits, mais la recherche
scientifique finira par s'en très mal porter, c'est du moins ma
conviction. On a vécu récemment l'exemple d'un choix très difficile. La
France devait-elle oui ou non participer au très grand téléscope
européen (VLT ) que l'ESO se propose de mettre en place au Chili ?
L'INSU a très bien rempli son rôle en instruisant le problème. Un
groupe de travail mis en place a étudié très à fond les aspects
scientifiques, techniques, industriels du projet, les alternatives
possibles et a conclu au bien fondé de notre participation au VLT. Mais
par ce choix très «lourd», un certain nombre d'astronomes et parmi les
meilleurs se trouvaient frustrés, soit parce qu'ils avaient un projet
concurrent, soit parce qu'ils préféraient ne pas participer à une
organisation internationale, ce qui présente effectivement pas mal de
difficultés. Finalement l'INSU a demandé à l'Académie des Sciences de
donner un avis. Après avoir confronté les points de vue des uns et des
autres, tous estimables d'ailleurs, un avis unanime des uns et des
autres a été émis pour confirmer notre participation au VLT. Cette
digression pour illustrer que la mise en oeuvre d'une politique
scientifique n'est pas chose simple, ni indolore. Il n'y a jamais de
solution «parfaite» qui puisse satisfaire tout le monde. Mais il y a
une solution meilleure que les autres qu'il s'agit de faire émerger.
L'INAG
en tant qu'organisme de décision a eu peut-être un peu de mal à se
faire admettre par la communauté qui se voyait un peu dépossédée...
C'est vrai qu'il y a eu au début quelques réactions de rejet. Mais la
communauté a vite compris qu'il s'agissait pour l'INAG de ne s'occuper
que d'opérations très importantes hors de la portée d'un seul
établissement: ce n'est pas la même chose de mettre en place à Hawaï un
télescope de 3m60 en coopération internationale et d'installer un
instrument modeste pas très loin de chez nous.
que
peut faire l'INAG dans la définition d'une politique. Quand un projet
est défendu par un groupe de scientifiques, comment l'INAG peut-il
juger de l'intérêt de ce projet ?
Mais là c'est le rôle du conseil scientifique...
Mais vous croyez qu'un groupe peut accepter l'avis du conseil ?
Je le crois, si le projet a été très soigneusement instruit, du point
de vue scientifique, avec la participation des promoteurs, bien sûr et
si tous les problèmes ont été mis à plat. Je vous dis on vient d'en
avoir l'expérience avec le VLT et le projet concurent proposé par les
astronomes de l'Observatoire de Marseille avait lui aussi ses
avantages.
Mais n'y a-t-il pas eu le risque que les choix soient forcés par un jeu d'équilibre entre les groupes ?
Certes, mais il y a d'une part la qualité des groupes qui joue beaucoup
et puis effectivement il faut tâcher de ne pas faire souffrir des
groupes particuliers. Ces deux aspects sont à prendre en compte dans la
définition d'une politique. Ce ne sont pas des choix commodes, c'est
vrai.
En tout cas l'INAG est né au bon moment, au moment où il a fallu gérer d'énormes projets
C'est
vrai, les budgets croissaient de 15% par an au cours des IV° et V°
Plans. A ce moment-là on pouvait recruter, on avait de l'argent, c'est
une situation qu'on ne verra plus jamais. Les années 60 représentent la
belle période, la crise du pétrole n'est arrivée qu'en 1974. On a lancé
alors des projets importants et la communauté n'était pas très
nombreuse. Je ne me rappelle pas de projet important, très prospectif,
qu'on ait dû abandonner. Aujourd'hui la pyramide des âges des
chercheurs et les probables difficultés de recrutement vont poser des
problèmes très difficiles.
Vous aviez posé dans
les statuts de l'institut la possibilité d'engager des personnes sur un
statut de droit privé, quel était l'intérêt de la chose ?
L'intérêt, je crois demeure encore aujourd'hui, à cette époque on ne
pouvait recruter des ingénieurs de haut niveau, dans les grilles du
CNRS, c'était absolument impossible. Les salaires étaient trop bas, pas
compétitifs, et c'est quelque chose que l'on va à nouveau connaître
dans les dix prochaines années, quand il va falloir remplacer les
nombreux chercheurs qui partiront à la retraite. Les industriels
créaient aussi leurs gros laboratoires, aussi existait-il une tension
sur le marché de l'emploi technique, qui était difficile à réduire.
C'est pourquoi j'ai demandé qu'on puisse avoir des statuts un peu
meilleurs. Il existait au CEA une grille d'ingénieurs, un peu
particulière qui permettait de mieux payer les gens. Cela me paraissait
essentiel dans la mesure où l'on voulait avoir un bureau d'études
capable de gérer la construction de grands instruments. Et là, il était
indispensable d'avoir un statut qui déroge un peu aux règles du CNRS.
Ce dernier n'avait pas prévu ce type d'ingénieur, et cela prouve que le
CNRS ne concevait pas son rôle en tant que promoteur de grands projets.
Dans
les statuts de l'INAG il est dit que l'institut gèrerait et
centraliserait les budgets attribués par les différents organismes.
Cela se passait comment avant ?
En fait il
s'agissait seulement pour l'INAG de centraliser les contrats et
notamment ceux passés par le CNES qui étaient les seuls importants.
Personnellement cette disposition ne m'a jamais paru nécessaire, mais
elle nous a été imposée par le Ministère des Finances qui obtenait par
cette disposition un contrôle plus efficace des contrats. En ce qui me
concerne je pense qu'il est absolument nécessaire que les laboratoires
de recherche puissent disposer de sources de crédits aussi diversifiées
que possible et sous leur seule responsabilité. C'est nécessaire pour
assurer l'indépendance et la créativité des chercheurs, qui sont les
seuls capables de faire germer les idées «porteuses d'avenir» comme on
dit. L'INAG en est complètement incapable et n'est pas prévue pour
cela. Aussi il me paraît très bon qu'un laboratoire universitaire
puisse disposer de crédits indifférenciers (qui lui sont fournis par la
Direction de la recherche de l'enseignement supérieur) dont il puisse
disposer librement, sous réserve qu'il explique en gros ce qu'il compte
en faire, de crédits un peu plus directifs fournis par le CNRS, de
crédits de recherche entièrement finalisés sous forme de contrats qui
lui viennent du CNES par exemple ou d'autres agences spécialisées, de
crédits orientés vers les développements qui lui viennent de
l'industrie ou des régions.
Et là les différentes communautés étaient-elles d'accord ? Comment cela se passait à votre époque ?
Le souvenir que j'en ai est plutôt positif. Je n'ai pas eu l'impression
d'avoir eu de grosses difficultés avec les labos. Je crois que la
réussite s'est révélée par le fait que les gens ont voulu s'agréger à
l'INAG. Ils y voyaient certainement un avantage. Des inconvénients il y
en a eu, mais je crois que les avantages d'avoir une gestion coordonnée
étaient plus grands que les inconvénients.
A la différence de la Grande-Bretagne, en France la radioastronomie ne s'est développée qu'en un seul endroit
C'est
vrai, parce que l'INAG n'existait pas à cette époque. Si l'INAG avait
pris en charge le radiotélescope de Nançay, cela aurait probablement
facilité le développement d'autres centres de radioastronomie que celui
de Meudon
Cette découverte a été permise par le
développement des techniques, alors qu'il y avait à ce moment-là des
problèmes théoriques important à traiter ?
Mais l'un ne va pas sans l'autre...
Peut-être, mais à l'époque il n'était pas évident de faire de l'interférométrie...
Pas évident, mais on en faisait sans le dire. Il ne faut pas oublier
que c'est James Lequeux qui a découvert les sources doubles avec un
interféromètre constitué de deux miroirs Wurzburg de 7m50 montés sur
voie ferrée. Au lieu de faire le grand radiotélescope on se disposait à
faire un grand interféromètre avec des miroires de 25 m de diamètre.
Mais la nature du terrain de Nançay ne se prétait pas à une telle
opération. En fait c'est la qualité du choix proprement scientifique
qui est le plus difficile à évaluer. Ainsi le choix du télescope de
Nançay reposait sur la raie de 21cm de l'hydrogène, la seule connue à
l'époque on ne pouvait imaginer qu'on allait découvrir une multitude de
raies émises par des éléments différents et le choix s'est révélé
meilleur qu'on ne pouvait prévoir, mais l'inverse peut arriver. Il est
certain que la grande surface de Nançay est aujourd'hui très appréciée.
En plus de l'étude d'un grand nombre de raies très faibles qu'on peut
étudier, elle a permis la découverte d'Eric Gérard sur les masers dans
les comètes qui est à mon avis une des découvertes majeures qu'on ait
faites en radioastronomie, en observant des effets masers naturels. On
ne pouvait pas le trouver ailleurs que sur une des comètes, du fait que
ces dernières ont des positions variables par rapport au soleil, alors
que les étoiles sont fixes les unes par rapport aux autres. On voyait
bien, qu'on avait des raies bizarres comme amplitude, on se disait
donc, il doit y avoir des effets masers et ce ne peut pas être des
effets thermiques. Mais on ne pouvait pas le prouver. Il faut dire que
Gérard avec sa théorie sur le rayonnement des comètes, a prouvé l'effet
maser naturel. C'est une très belle découverte, qui n'a pas été
suffisamment reconnue et là c'est un problème de marketing. Je me
rappelle, quand on a découvert les sursauts de type IV à Nançay, j'ai
été faire du marketing aux Etats-Unis et ailleurs et cela est très
important.
C'est une façon de donner corps au résultat...
Oui cela solidifie le résultat et accroît le prestige du groupe. Cela
permet d'être invité ailleurs, fertilise le sujet.
En
ce qui concerne la géophysique, à l'époque c'était Jean Coulomb qui
représentait les Sciences de la Terre au CNRS. Et justement à l'époque
on séparaît les Sciences de la Terre de l'astronomie...
Oui c'est lui qui a proposé d'adjoindre la géophysique à l'astronomie,
puis se sont joints, l'aéronomie, la météorologie, l'océanographie, et
les sciences de la Terre... Aujourd'hui l'INAG est devenu L'INSU avec
la responsabilité sur toutes les sciences de la Terre.
Il semble que dans leurs domaines sans Institut national les géophysiciens ne pouvaient pas lancer de grands projets
Je
suis certain que l'INSU leur a été très utile pour mettre en oeuvre de
grands projets, par exemple celui sur la lithosphère. Pour l'aéronomie,
par exemple, l'INAG avait un avion. Alors qu'un laboratoire ne peut pas
gérer un avion, même pas un gros calculateur.
Mais cette transformation de l'INAG en INSU n'a-t-elle pas trahi l'esprit de votre projet ?
En fait quand on a opéré cette transformation, j'y ai vu deux
difficultés. La première c'est de faire un institut trop gros. Je
pensais qu'il fallait mieux faire deux instituts séparés: un INAG qui
regroupait comme à l'origine l'astronomie et la géophysique externe et
un institut des sciences de la Terre avec la géologie, la géophysique
interne, l'océanographie, la météorologie et l'aéronomie. Aucune
séparation n'est idéale mais celle-la préservait les synergies
essentielles. Mais probablement pour des raisons financières (il aurait
fallu nommer duex directeurs au lieu d'un seul...etc.) on a regroupé
l'ensemble. La seconde difficulté, distincte de la première, est que le
Directeur de l'INSU est devenu responsable du Secteur TOAE du CNRS.
Certes ces deux fonctions ne sont pas incompatibles, mais elles sont
très différentes. Ceci a entrainé l'INSU à s'immiscer plus étroitement
dans le fonctionnement interne des laboratoires, par le biais des
crédits indifférenciés, par exemple. Il semble que la direction
actuelle s'accomode bien de cette situation, mais je ne connais pas
suffisamment l'INSU de l'intérieur pour pouvoir donner un avis sur ce
problème.
Lorsqu'on
compare la naissance de l'INAG à celle de l'IN2P3, elle apparaît comme
facile. Pourtant la création de l'IN2P3 avait été envisagée,
semble-t-il, bien avant celle de l'INAG ?
C'est parce qu'ils ont voulu fédérer et gérer les laboratoires. Pour
moi c'était plus facile, je créais une structure souple, qui ne voulait
pas s'immiscer dans la gestion des laboratoires, mais qui se chargeait
des grosses affaires. C'était moins dangereux que de rassembler des
laboratoires d'université et du CNRS et d'ailleurs et puis de les
mettre sous une même structure. Alors là, c'est beaucoup plus
difficile, plus lourd à mettre en place, c'était beaucoup plus
ambitieux. Cela va à l'encontre de ce que je pense, de la façon dont la
recherche doit fonctionner en France. Mais, c'est vrai que c'est
ambitieux de vouloir faire un organisme à gestion complètement
intégrée. Je me souviens pour l'INAG des gens m'ont dit « mais ça ne marchera pas ton truc, puisque tu n'as pas la gestion, tu n'a pas le personnel».
Mais mon idée était de faire un organisme qui pense la politique de la
discipline et qui prépare les gros investissements. Je voulais que les
laboratoires conservent leur autonomie pour les petites expériences
qu'ils faisaient. Je ne prétendais pas influer, autrement, que sur leur
vocation scientifique. Puis, peu à peu bien sûr, il se trouve que comme
l'INAG recevait des crédits indifférenciés, qui sont indispensables au
fonctionnement des laboratoires, l'institut a eu un poids plus
important dans le fonctionnement des laboratoires. De mon temps il n'y
avait pas ce type de crédits.
En ce qui concerne
l'idée de faire des instituts autonomes, elle sera vite mise à
exécution. Au CCRST on émet l'idée en décembre 1963, en 65 elle est
précisée et en 66 on dépose les statuts de l'INAG. Ce fut semble-t-il
une décisison facile ?
Le gouvernement
était favorable aux propositions. remarquez que le fait que je sois au
CCRST me donnait des entrées, un peu d'influence auprès du
gouvernement. Il faut dire que c'est Pierre Laurent qui l'a prise. En
fait c'était lui qui gérait ce genre de chose à la place du Ministre.
J'ai été lui vendre cette idée, parce que je sentais bien que c'était
de lui que pouvaient venir les réticences, mais il a très bien compris
et finalement le CNRS s'est laissé faire. Le CNRS dépendait du
Ministère de l'éducation nationale, donc le Secrétaire général avait
autorité sur le centre. J'ai traité directement avec Laurent, c'était
bien le bon niveau. L'inauguration de l'INAG s'est faite à
l'Observatoire de Paris.Je me rappelle que Peyrefitte, le ministre, est
venu à cette inauguration on avait presque l'impression que c'était une
création de l'Observatoire de Paris et non du CNRS, d'ailleurs le
directeur du CNRS n'y a pas assisté.