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Entretien avec Jean Stoezel

Elisabeth Pradoura, le 14 octobre 1986  (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Jean Stoezel
DR

Au lycée, j'ai fait la section latin-sciences ; mais pour passer l'agrégation de philosophie, j'ai bien dû faire du grec. C'est Michel Lejeune qui m'a appris, quand j'étais à l'Ecole Normale Supérieure, ce que je sais de grec. C'est un ami intime d'au moins cinquante ans !Ensuite, je l'ai retrouvé comme doyen à Bordeaux, puis à la Sorbonne. Un jour il m'a dit qu'il avait besoin de quelqu'un pour le Centre d'Etudes Sociologiques et il m'a demandé si je pouvais venir. C'est lui qui en sait le plus sur toute cette histoire du CNRS. J'ai donc dirigé le Centre d'Etudes Sociologiques de 1955 à 1968. En 1967 j'ai demandé d'en être déchargé. Jean Coulomb m'a dit de rester, car on avait besoin de moi. Je suis donc resté jusqu'en 1968. En 68 j'ai empêché que ça s'effondre, je vous raconterai comment, si c'est nécessaire. Mais de toute manière on ne pouvait pas m'empêcher de partir et le Directeur du moment m'a alors nommé, ce qui est rare, Directeur Honoraire. Ce qui pour moi est peut-être le plus grand honneur de ma vie. En général, on vous nomme honoraire quand on vous fout dehors : moi, on m'a retenu !
Mes premiers rapports avec le CNRS ont été avec ce qui s'appelait alors la Caisse de la Recherche Scientifique. Pendant l'Occupation, comme j'étais un petit peu recherché par les occupants, j'ai demandé un congé que j'ai obtenu difficilement, parce qu'on manquait de professeurs de philo. Comme il fallait bien que j'aie un point de chute, j'ai demandé à avoir une bourse du CNRS, ce qui m'a permis de faire ma thèse. Dès que le manuscrit de ma thèse a été terminé, l'Université m'a repris et m'a nommé dans un lycée parisien qui s'appelle maintenant Jacques Decour et qui était le Lycée Rollin. Je n'y suis resté qu'un an, parce que c'était intolérable. Pour le 11 novembre 43, qui était un jeudi, le proviseur m'a dit de revenir au lycée pour garder les élèves et les empêcher d'aller à l'Arc de Triomphe. Je lui ai dit : "je regrette, Monsieur le Proviseur, débrouillez-vous, mais moi je vais à l'Arc de Triomphe ! Signalez-moi, si vous voulez, ça ne me gêne pas !" J'ai toujours été un très mauvais subordonné ! J'aurais des tas d'histoires à raconter sur cette période. Ainsi ce type qui arrive quinze jours en retard, qui fait la composition, qui fait la meilleure composition et qui n'est même pas là pour savoir qu'il a été premier car il est juif et a été déporté. On n'a plus jamais entendu parler de lui... Ce sont des souvenirs affreux, horribles.
A cette époque, j'étais donc au CNRS. J'avais été promu à un moment Maître de recherches. Quand j'ai demandé à le rester sans traitement, on a refusé : j'occupais un poste, il fallait démissionner. J'ai démissionné. A ce moment là je servais la République dans d'autres organismes, y compris dans un organisme qui s'appelle maintenant l'INSEE (Institut national des statistiques et des études économiques) et où était camouflé un organisme de reconstitution des centres de mobilisation. On m'avait chargé de faire des enquêtes par sondage, parce que j'avais déjà créé l'IFOP (Institut français d'opinion publique) en 1938. Je peux me vanter d'avoir créé les enquêtes par sondage de l'INSEE.
Je suis un homme libre, indépendant, je donne à ceux qui travaillent avec moi leur totale indépendance, je suis là pour les aider et pas pour les embêter.Je vous livre une petite anecdote : un directeur de laboratoire est chargé de noter tous les ans les collaborateurs techniques. Quand je suis arrivé au CES, ils étaient tous à 18 ou 19 et je ne pouvais plus faire de promotion. J'ai inventé un système et j'ai prévenu le Cnrs par écrit que pour moi le maximum serait 15 : ceux qui avaient 19 ont eu 15 et j'ai pu refaire de nouvelles promotions, ce qui m'a permis de pousser les collaborateurs techniques qui le méritaient. C'était un système tout -à fait anti-administratif ! D'ailleurs j'avais toujours des fleurs sur mon bureau et je m'étais fait engueuler parce qu'il parait que ce n'est pas administratif d'avoir des fleurs dans son bureau... J'ai dit : "je m'en fous, c'est moi qui les paye !" J'ai fait des tas de choses irrégulières !
Le Centre d'Etudes Sociologiques a été créé par un très grand philosophe qui s'appelait Georges Gurvitch. Il y a sous le nom de sociologie deux sortes de science : il y a une "sociophysique" ou physique sociale, c'est celle que je pratique, dont a parlé Auguste Comte qui ignorait ce que c'était. Il y a aussi une "socio-ousio-logie". Gurvitch était un socio-ousio-logue, c'est-à-dire un monsieur qui recherchait l'essence des choses. Je pense que ça ce n'est pas de la science, c'est de la philosophie. Ce n'est pas défendu, mais les gens qui ont travaillé avec moi au Centre d'Etudes Sociologiques étaient des sociophysiciens et pas des socio-ousiologues, sauf exception. Un type comme Mendras, par exemple, est un sociophysicien. Un type comme Dogan (?), qui a quitté la sociologie parce qu'il trouve qu'elle devient un tout petit peu trop ousiologique, s'est rattaché à la science politique... Et combien d'autres qui ont vraiment fait de la recherche sociologique sur le terrain et ont trouvé ainsi des choses qu'on ne peut pas découvrir avec sa tête. L'histoire de la sociologie est exactement comme l'histoire de l'alchimie : elle est d'une part une espèce de philosophie de la matière, de la forme et du pneuma selon Aristote, et il y a d'autre part une partie expérimentale qui a débouché sur la chimie. Moi je suis dans cette partie de la sociologie. Je suis encore un homme du XVIème siècle ! J'attends deux siècles pour que la sociologie existe telle que je conçois la sociophysique.
Aux élèves qui étaient au Centre d'Etudes Sociologiques, j'ai laissé une parfaite liberté et j'ai tâché de leur donner le plus de moyens possibles. Par exemple Jean Coulomb m'a demandé un jour pourquoi je voulais absolument un petit ordinateur. Etait-ce pour "jouer" ? J'ai dit : "mais c'est exactement ça! Un enfant apprend la vie avec des jouets, puis peu à peu ça devient la vraie vie. Il y aura un jour où on se servira des ordinateurs pour faire de la vraie recherche, laissez donc "jouer", comme vous dites, avec un ordinateur. Je demande un petit ordinateur, pas quelque chose d'important, mais qu'ils puissent s'en servir, et chez eux!". Coulomb, qui est un physicien, a très bien compris !
Il m'a engueulé, parce que dans l'ancien établissement de bains où j'ai installé le Centre d'Etudes Sociologiques, rue Cardinet, la bibliothèque était beaucoup trop petite. C'est sûr qu'elle était trop petite, mais il fallait aussi que je loge mes chercheurs. Quand elle serait vraiment trop petite, on irait ailleurs. La Maison (des Sciences de l'Homme) a essayé de s'emparer de cette bibliothèque. Fernand Braudel, avec qui j'ai passé une semaine à Santiago du Chili dans le même appartement d'un grand hôtel, a essayé de nous "voler" cette bibliothèque ! Je ne l'ai pas laissé faire ! Je pense qu'il est quand même utile de savoir qu'il a fallu défendre le Centre d'Etudes Sociologiques!

Quels étaient les rapports entre la VIème Section de l'Ecole des Hautes Etudes et le CES ?
Il y a là des gens que j'aime beaucoup. Il y a des gens comme Alain Touraine qui est plutôt un socio-ousiologue, sa thèse l'a montré ! Il s'est fait engueuler terriblement par Aron, par Georges Friedmann, mon prédécesseur au Centre d'Etudes Sociologiques et par moi... On lui a dit que sa thèse était très bien, mais qu'il employait des mots qui n'étaient pas des mots sociologiques. C'est lui qui avait commencé par être agressif et à engueuler son jury, alors le jury s'est défendu. Mais j'aime beaucoup Touraine ! Quand on vieillit, on reçoit quelques petites décorations et généralement on reçoit une épée et il y a des gens qui viennent faire des discours sur vous dont nécessairement un élève. J'ai choisi Touraine, ce qui a surpris tout le monde parce que nous n'avons pas du tout, et encore moins à ce moment-là, les mêmes opinions. Mais qu'est-ce que ça peut me faire ? c'est un type que j'aime et qui m'aime.

Est-ce que vous pourriez revenir sur cette discussion avec Fernand Braudel, comment cela s'est-il passé ?
C'est-à-dire que Clemenz Heller, encore plus que Braudel, désirait prendre la bibliothèque du Centre d'Etudes Sociologiques. A l'époque c'était la meilleure bibliothèque sociologique d'Europe. C'est fini maintenant, on est dépassé, parce qu'on n'a pas les crédits qu'il faut.

A l'époque, c'est-à-dire?
Je suis entré en 1955. Après Gurvitch, il y avait eu Georges Friedmann et après lui un géographe, géographe humain, qui était Max Sorre. A mes yeux la géographie humaine a entretenu pendant un demi-siècle la tradition sociologique. La sociologie, la tradition de Durkheim, s'était réfugiée chez les géographes.
Voici une anecdote sur Durkheim : nous avons reçu un jour au Centre d'Etudes Sociologiques un américain qui nous a demandé où il pourrait trouver les statistiques dont s'est servi Durkheim pour écrire Le Suicide. Nous lui avons dit qu'il ne les trouverait pas car Durkheim a fait les statistiques à partir des documents du Ministère de la Justice sur le suicide qu'il a dépouillés lui-même. C'est lui qui a fait ça de ses mains, et sans collaborateurs techniques ! Cet américain a reçu là une grande leçon ! Les statistiques de Durkheim sont d'un niveau très bas, mais il n'y en avait pas avant !

Est-ce que vous aviez une philosophie générale de la marche de ce Centre quand vous en avez pris la direction ?
Non. Je suis infernalement libéral ! Avant d'entrer dedans, j'ai demandé de voir les dossiers de tout le personnel, administratifs, collaborateurs techniques et chercheurs, et je savais à qui j'avais à faire.
Depuis longtemps, depuis Joliot, je servais dans une certaine commission qui était une commission du Comité du CNRS dans lequel on trouvait les juristes, les économistes, les psychologues, les sociologues, les démographes... D'ailleurs au Comité Consultatif des Universités, pendant des années, j'ai assuré le service des Sciences sociales, sauf l'économie et le droit qui étaient mis à part. J'avais dans les mains la sociologie, la psychologie, l'ethnologie, la démographie et quand on a réorganisé le Comité Consultatif des Universités, j'ai compté qu'il y a 64 personnes qui m'ont remplacé ! Evidemment ça s'était développé !
Mes rapports avec le C.N.R.S. commencent comme chercheur et se poursuivent, à partir de Joliot, comme membre d'une commission du Comité Directeur. Je dirais que le CNRS d'alors était, aux yeux des gens d'aujourd'hui, rudimentaire. Dans cette séance constitutive qui remonte peut-être à 45 ou 46, Joliot avait fait venir un certain nombre de spécialistes de toutes les disciplines. Je me rappelle qu'il y en a un qui a dit : "mais, écoutez, le latin c'est un monde !" et un autre, qui était un ami, Georges Darmoy, a dit :" mais, cher Monsieur, est-ce que vous ne vous représentez pas que la statistique aussi c'est un monde ?". Joliot a dit : "ne vous disputez pas, tout ça croîtra, je vous ai fait venir pour vous dire qu'il faut travailler ensemble, que la science ça fait une unité et que mon idée à moi c'est que des chercheurs scientifiques doivent pouvoir trouver au CNRS une carrière. Que les professeurs fassent de la recherche, c'est leur affaire, c'est aussi leur devoir, mais qu'on puisse être chercheur scientifique sans être professeur, c'est ce que je conçois. Je veux qu'on puisse faire carrière au CNRS.". Je suis témoin que cette idée est celle de Joliot. Ca m'a paru extrêmement juste, moi qui ai été les deux toute ma vie.
Quand j'ai fondé l'IFOP, je l'ai fait intentionnellement comme organisation privée avec mon idée à moi que la recherche doit payer pour elle-même, que si on ne paye pour les recherches qui sont faites, c'est que ces recherches ne sont pas l'image que je m'en fais. Je ne dis pas qu'elles doivent être nécessairement appliquées. Je souhaitais faire ça, au contraire, pour faire mes recherches théoriques à moi, et pour être indépendant. Je pense qu'un chercheur doit être indépendant et ne doit pas dépendre d'une commission qui dira que ce qu'il veut faire est absurde.
Je donne un exemple. Il y a un test extraordinaire qui comporte 10 questions. L'auteur, un Américain, a commencé avec 300 questions, puis il s'est démontré à lui-même qu'il y en avait beaucoup de redondantes et qu'avec 10 questions on peut mesurer l'équilibre affectif d'une personne. J'ai travaillé avec ces 10 questions. Ici (à Faits et Opinions), mes collaborateurs ont essayé avec 3 questions : ça ne donne rien. Avec 10 questions, l'équilibre affectif est relié à peu près avec toutes les opinions, politiques, religieuses, les habitudes de toute nature. C'est un test puissant. Nous sommes les maîtres d'oeuvre pour les enquêtes européennes commandées par la Communauté de Bruxelles. Pour une étude qu'on nous avait demandé de faire sur l'énergie nucléaire, sujet sensible, nous avons introduit ces 10 questions. Le type de Bruxelles nous a demandé pourquoi nous posions des questions aussi bêtes ! "Est-ce qu'il vous est arrivé dans les dernières trois semaines d'être très affecté par un reproche qu'on vous a fait ? " ou ailleurs : "est-ce qu'il vous est arrivé d'avoir été félicité pour quelque chose, est-ce que ça vous a fait un très grand plaisir ? " : poser des questions de ce type quand on demande si vous êtes pour ou contre l'énergie nucléaire, ça a l'air absurde. On a fini par passer outre l'opposition de cet homme qui ne comprend rien à la psychologie, mais il y a une résistance terrible. Je savais dès avant la guerre, quand j'ai commencé, que je rencontrerai des gens qui me demanderaient pourquoi je pose ces questions... Alors j'ai dit : moi je le fais sans rien vous demander, je rentre des Etats-Unis, je ramène une machine à écrire, je peux trouver des gens qui travailleront bénévolement pour moi, je fais mes enquêtes et je suis resté jusqu'à ce jour d'une indépendance farouche. C'est pourquoi j'ai laissé leur indépendance aux chercheurs. J'ai été en ce sens un mauvais directeur, puisque je me contentais d'aider les gens à chercher ! C'est cela ma philosophie.

Cette philosophie libérale ne vous a-t-elle pas occasionné des difficultés avec les commissions, par exemple ?
Les commissions, je dois le dire, m'ont respecté. Je ne les empêchais pas de faire ce qu'elles voulaient, mais moi je faisais ce qui me paraissait bien et elles ne m'empêchaient pas de le faire. J'ai gardé mon autonomie et j'ai laissé aux autres leur autonomie et nous nous sommes bien entendus.

Que pensez-vous de la programmation de la recherche?
On ne peut pas programmer les résultats, mais on peut programmer les préoccuppations et, à partir de là, concevoir des techniques. Sachez que dans cette maison (Faits et Opinions), dès le mois de septembre dernier, mon équipe a montré qu'il y aurait une victoire de l'opposition de l'époque, mais qu'elle ne serait pas grosse, alors que dans toute la presse, d'après les sondages faits par nos confrères, ça devait être un immense succès de Messieurs Chirac, Barre et Giscard. Nous avons dit, grâce à nos techniques appropriées : "ils seront entre 51 et 52 %". Quand nous avons montré ce résultat à notre client qui est L'Express, les journalistes ne voulaient pas le publier, parce que c'était contraire à ce que disaient les autres. Ils ont ensuite été bien contents de pouvoir dire que dès le mois de septembre ils avaient annoncé qu'il y aurait un succès, mais limité. On peut programmer, on peut faire des projections, comme les démographes, à partir non seulement d'un certain nombre d'hypothèses, mais à partir d'un certain nombre de données. Pour vous révéler quelque chose qui n'est pas vraiment un secret : au lieu de demander : "comment voterez-vous la prochaine fois ? ", moi je dirai : "voilà cinq grandes possibilités, quelle est la probabilité que vous votiez communiste ? quelle est la probabilité que vous votiez socialiste ? Y a-t-il un parti dans les cinq, les écologistes, Le Pen, etc. pour lequel vous ne voterez pas ? " Pour celui-là, vous dites : "oui, peut-être" ou "peut-être pour celui là." Et à partir de là, je peux moi faire mes calculs, donner du poids à chacune de ces réponses qu'on ne fait pas ! A la question : comment voterez vous ? vous me dites : "moi, je voterai socialiste !", peut-être !, mais vous me dites souvent : "je ne sais pas encore, c'est trop tôt", "oui, mais est-ce que vous voterez ou ne voterez pas pour Monsieur Le Pen ?", vous me dites, je suppose, "Moi sûrement pas Le Pen !" alors là c'est sûr, mais : "je voterai peut-être pour celui-ci ou pour celui-là", je verrai en continuant mes enquêtes dans le temps comment ceux qui disaient, et ce ne sont pas les mêmes, "je voterai peut-être pour Barre, mais je voterai peut-être aussi pour Mitterrand" ont varié ! C'est avec ces procédés que je peux dire "attention, ne croyez pas ce que vous lisez dans la presse !". C'est rudimentaire.
Je réponds à votre question qu'on ne peut pas programmer ce qu'on trouve, mais qu'on peut programmer ce qu'on cherche.

Vous insistez sur la nécessité d'un outil technique très affiné, mais cet outil a peut-être des terrains plus ou moins adaptés. Le CES, pour revenir au CNRS, offrait une gamme assez étendue de terrains de recherche...
Mais, comme disait Darmois, c'est infini ! Dans n'importe quel domaine, c'est infini. Il y a eu par exemple des équipes de recherches religieuses, mais il n'y a pas de limites. Les différents aspects des problèmes de sociologie religieuse sont multiples : il y a la pratique, il y a les croyances, il y a les besoins, il y a la confiance dans les institutions religieuses, ce n'est pas lié linéairement, c'est lié d'une manière complexe. Il y a des athées qui vont à l'église, il y a des athées qui prient, ça existe, j'ai des chiffres !

Il y a un domaine qui a démarré au Centre d'Etudes Sociologiques, qui a été très fort et qui continue à l'être, ce sont les sciences de l'éducation.
Oui, ils sont tombés sur des gens intelligents. Viviane Isambert est une femme absolument remarquable.

Etait-ce une caractéristique de la sociologie de l'après guerre et d'où venait-elle?
C'est l'une des caractéristiques. Vous pensez sans doute à Zazzo ? Moi je me suis heurté à Zazzo à un moment parce que j'ai conçu une des plus grandes enquêtes qu'on ait jamais faite qui portait sur 100 000 enfants. Dans cette enquête, on a trouvé des tas de choses, parce qu'il y avait justement 100 000 enfants. On m'a dit que c'était de la folie. Mais en dessous de 100 000, on ne trouverait rien. Je travaille sur les grands nombres souvent accumulés. Zazzo a trouvé scandaleux qu'on montre que les enfants d'intellectuels avaient des résultats scolaires et aux tests de performance (on les appelle test d'intelligence mais moi, "intelligence", je ne sais pas ce que ça veut dire, je préfère "performance"), supérieurs à ceux des fils des classes qu'on appelle laborieuses - comme s'il y avait des classes plus laborieuses que d'autres ! Zazzo trouvait ça scandaleux, mais c'était le fait ! Un fils d'instituteur ou un fils de professeur de médecine a plus de chance d'avoir de bons résultats à ces tests qu'un fils de manoeuvre de Renault, c'est comme ça ! Je ne dis pas que je préfère ça ! J'ai posé pour principe que quand je commence à faire une recherche je m'engage par là-même à publier les résultats de ma recherche qu'ils me plaisent ou non, qu'ils vous plaisent ou non. Je n'ai pas de tabous, moi !

 Zazzo, juste à l'après guerre, était dans la mouvance communiste...
Bien sûr ! Alors ça le gênait. Ça ne le gêne plus, il sait bien que c'est vrai, que c'est un autre fait.
On peut dire qu'on va tâcher de modifier ces faits, si on peut, mais là encore il y a des techniques pour les modifier. Or les idéologues (et les hommes politiques encore bien plus) croient qu'ils peuvent agir sur les faits : c'est pourquoi pendant longtemps, il y a eu par décret une journée sans accident ! C'est imbécile, un accident on ne le cherche pas par définition ! Ce sont des gens qui vivent dans la magie politique. Je sais bien ce que c'est que la magie, je sais que la plupart de mes compatriotes connaissent leur signe astrologique, je sais qu'ils pensent qu'en désirant beaucoup une chose on l'obtient, je sais qu'ils se trompent !

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt l'article "Sociology in France, an empiricist view" que vous avez publié en 1957 dans Modern Sociological Theory. Je suis restée un peu sur ma faim en ce qui concerne le rôle possible des références idéologiques des différentes périodes et des chercheurs qui y sont présentés. Quelqu'un comme Friedmann, par exemple...
C'est un vieux copain.

Ca n'empêche pas, vous disiez tout à l'heure avoir demandé à Touraine...
Il a accepté tout de suite et Touraine dans ses premiers mots a dit : "Bien que nous soyons d'opinions très opposées, je suis heureux...". Je préfère fréquenter des gens avec qui j'ai des relations d'amitié et même d'affection et une certaine admiration. Et j'ai de l'admiration pour Touraine !

Ce que je voudrais essayer de comprendre, c'est comment les positions idéologiques ont pu jouer dans l'évolution du CES et même du CNRS : quelqu'un comme Joliot, par exemple, était communiste...
On ne voyait pas qu'il était communiste quand il créait le CNRS, ça ne se voyait pas du tout ! Et les gens qu'il a fait venir étaient de tous bords. Georges Darmois était le gendre d'un industriel de fonderie de ma ville natale, Saint-Dié. Joliot était un vrai scientifique. Ca n'empêchait pas qu'il votait comme il voulait !
Je vais vous raconter une autre histoire, puisque vous m'entraînez sur ce terrain. Il y a longtemps, un jeune homme qui n'était pas mon élève de licence, vient se présenter à moi et me dit qu'il voudrait faire avec moi son diplôme d'études supérieures, mais, ajoute-t-il : "je vous préviens, j'ai la carte !". Je lui ai répondu : "bon, mais quel est le sujet ?". Il voulait étudier qui tient les cordons de la bourse selon la classe sociale, chez les bourgeois, chez les ouvriers, etc. C'est un très beau sujet et il a fait un très bon travail. Il a trouvé que c'était un peu plus compliqué qu'il ne pensait d'abord : dans les classes ouvrières, c'est la femme qui tient les cordons de la bourse, mais ce qu'il n'avait pas trouvé et que moi j'ai trouvé par ailleurs, c'est que dans les classes paysannes autrefois (ce n'est plus comme ça - il n'y a plus de paysans, d'ailleurs :Mendras a écrit sa thèse sur La Fin des paysans) c'était la femme qui achetait tous les vêtements, y compris les chaussures de son mari ! Dans la moyenne bourgeoisie, il y avait des spécialisations et il y avait aussi dans les classes supérieures le mari qui achète ce qui lui plait et la femme qui achète ce qui lui plait avec indépendance totale des budgets.
Des années plus tard, j'arrive un jour à Dakar, invité par Senghor dont je suis camarade de classe. Mon ancien étudiant m'attend à l'arrivée et me propose de m'emmener faire un tour sur la corniche, parce qu'il a quelque chose à me dire : "C'est vous qui m'avez fait sortir du Parti communiste". Je lui dis : "j'en suis bien désolé" et il me répond : "c'est justement pour ça, parce que vous en êtes désolé, que vous m'en avez fait sortir ; car lorsque je suis venu vous voir et que je vous ai dit "je vous préviens, j'ai la carte", vous m'avez dit: "bon, quel est le sujet ?" Vous étiez à ce moment là le seul qui m'ait parlé comme ça ! On me disait ou bien "tu es un camarade, travaillons !" ou bien "Monsieur, je n'ai pas de rapport avec les communistes". Vous, vous avez dit : "quel est le sujet?" Alors j'ai réfléchi pendant des années et je me suis dit "si pour cet homme ça a si peu d'importance, c'est que ce n'est peut-être pas aussi important que je le crois ! Et vous êtes un ce ceux qui m'avez fait sortir avec éclat du Parti communiste, à cause de ça !". Je lui ai dit que c'était son affaire et que je n'en étais ni heureux ni malheureux ! Cet ancien étudiant, c'était Fougeyrollas !
Pour sa thèse, qu'il a faite avec moi, Fougeyrollas voulait avoir Raymond Aron dans son jury. Aron lui demande de lire son manuscrit et lui dit que ce n'est pas du tout comme ça qu'il fallait faire. Poliment, Fougeyrollas lui demande comment il faut faire. Trois mois plus tard Fougeyrollas revient présenter à Aron un nouveau manuscrit qu'il avait fait selon ce qu'Aron lui avait dit. Aron reconnait qu'en effet il a fait ce qu'il lui avait dit, mais il s'étonne : "En trois mois?, mais il n'y a que moi qui suis capable de refaire en trois mois un tel travail !" C'est une très belle histoire sur l'un et sur l'autre.
Raymond Aron était un autre de mes frères. J'ai eu beaucoup de frères dans ma vie : le bon Georges dont vous prononciez le nom, c'était mon frère, Raymond celui-là était mon frère, vraiment, depuis l'Ecole Normale, sans que nous soyons nécessairement toujours d'accord. D'ailleurs il a tellement varié, lui aussi...

On aborde là votre rôle d'enseignant...

Vous dites d'"enseignant"

Ou de maître...
J'ai des élèves qui diraient que je suis leur maître et qui le disent tous les jours, c'est vrai, mais non. Le rôle d'un professeur n'est pas d'enseigner. Un étudiant est capable de s'enseigner lui-même. Il y a des livres, il y a son travail. Le rôle d'un professeur est double. Un professeur, c'est un modèle, modèle qui peut être positif, qui peut être négatif. J'ai eu des professeurs que j'ai beaucoup aimés qui ont été pour moi des modèles négatifs. Je pensais que si j'étais professeur un jour je ne ferais surtout pas comme eux : ils m'ont beaucoup servi. C'est là le premier rôle d'un professeur : montrer des voies, ce qui entraîne ou bien qu'on les suive, ou bien qu'on prenne la voie contraire. Le deuxième rôle, très important, du professeur est de comprendre ses élèves, d'encourager dans la voie qui convient à celui-là le travail qu'il fait, ou de lui dire qu'il ferait mieux de ne pas faire cela car il ne pourrait pas lui en garantir le succès. Quant au reste, le professeur est souvent sinon toujours dépassé par ses propres élèves, il sera sûrement dépassé un jour. Qu'il transvase ses connaissances dans la tête de l'étudiant, il faut être aussi bête qu'un Ministre de l'Education Nationale pour le croire ! On peut montrer des techniques, les détailler, dire voilà à quoi elles conduisent et voilà comment on procède, mais des connaissances, non.
Je me suis toujours gardé de donner en début d'année de longues bibliographies : ça ne sert à rien ! J'ai dit pendant beaucoup d'années à mes élèves : réfléchissez : si vous lisez un livre par jour (il y a des manières de lire : il y a des livres qu'il faut dix ans pour absorber, il y a des livres qu'on lit en un quart d'heure), en un an vous en aurez lu trois cents, en dix ans vous en aurez lu trois mille, en trente ans de travail, vous en aurez lu dix mille : un bibliothèque de dix mille, c'est rien ! Je ne vous cache pas que j'ai une bibliothèque de plus de vingt mille titres, je n'ai pas tout lu, sûrement pas la plume à la main les vingt mille, mais ils sont là, je sais où trouver la chose dont j'ai besoin.
Je sais par exemple que Hérodote parle de ces hommes rarissimes qui n'ont pas de nom personnel, ils s'appellent les "Atarantes", ils sont vers l'endroit où se trouve la Lybie ; si c'est vrai, ça n'est attesté que par Hérodote, c'est très intéressant en ce qui concerne la personne : quand on n'a pas un nom personnel, on ne peut pas être une personne. Il y a des ethnies, des cultures dans lesquelles on n'est pas soi, on est fils d'untel, frère d'untel, etc., on est au centre d'un réseau social et c'est ça qui fait que vous êtes vous. Ce n'est pas du tout le cas ici, de moins en moins, je ne dis pas que c'est meilleur là-bas qu'ici, mais ce sont des manières différentes de concevoir sa personne et même si on est une personne.
Si donc vous n'avez pas lu, touché, un livre par jour vous n'irez pas très loin. Quand j'étais en khâgne, le professeur de français nous disait qu'il fallait lire par semaine au moins un texte et un livre de critique, le professeur d'histoire au moins un livre original par mois, pour le professeur de philo. un livre par semaine était indispensable. Ils nous ont fait lire ces professeurs et ils avaient raison.
Enseigner ce n'est pas transvaser des connaissances, c'est guider. Mes étudiants vous diront que c'est ce que j'ai fait avec eux. Naturellement ils n'ont pas lu un livre par jour et moi non plus, mais il y a des jours où on peut lire plusieurs livres.

Votre rôle dans la création d'une licence de sociologie a été très important.
Pour les licences de sociologie et de psychologie sociale. Ca a été dur ! Mais c'est moi aussi qui ai inventé les partiels. J'ai eu beaucoup de peine à persuader le Conseil d'Université, j'ai invoqué le fait que les scientifiques pratiquaient les partiels et j'ai proposé de faire trois partiels dans l'année, selon une technique particulière dont j'étais assez content : les partiels comportaient plusieurs parties qui exploraient chacune un certain aspect du travail de l'étudiant. Quand 68 est arrivé, le système des partiels fonctionnait déjà depuis un an. Faire passer des examens en juin 68 était impossible. Tous ceux qui auraient été reçus avec les partiels ont été reçus et ne se sont présentés en octobre que ceux qui n'avaient pas réussi ou qui n'étaient pas venus aux partiels. Ce qui a été un soulagement immense pour mes étudiants.

Ce système de partiels était postérieur à la création de la licence de sociologie, pourriez-vous me dire comment ça s'est passé ?
Il y avait déjà une licence de psychologie. Mais comme je vous ai dit qu'il y avait un mélange au début au CNRS dans la commission de sciences sociales, il y avait dans la section de philosophie un mélange : il y avait des philosophes, des logiciens, mais aussi des psychologues, des sociologues et j'ai même fait venir un ethnologue : Leroi-Gourhan. Ce n'était pas un mauvais choix ! J'ai essayé de faire venir un linguiste, je pensais que c'était très utile d'avoir un linguiste, mais il n'a pas voulu. Plus tard, dans l'UER cette fois, j'ai fait venir une indianiste : Charlotte Vaudeville. Elle vient d'être mise à la retraite, mais ce fut notre meilleure indianiste après Lacombe, et Lacombe après Renou : il y a une longue tradition d'indianisme en France. Charlotte Vaudeville a deux spécialités : le sanskrit et la société indienne contemporaine ; c'était extrêmement important pour des étudiants d'avoir sous la main un professeur qui fait des cours et d'Inde ancienne et d'Inde contemporaine !
A la Sorbonne, dès que Gaston Berger, Directeur de l'Enseignement Supérieur (ce devait être en 1956), a inventé les professeurs associés, ce qu'on appelle en anglais les visiting professors, j'ai sauté sur l'occasion : j'ai d'abord fait venir deux Américains, Paul Lazarsfeld et Otto Kleinberg. Je me suis fait insulter par Gurvitch, parce que si Lazarsfeld était un bon juif, Kleinberg était un renégat, il était devenu chrétien, protestant ! Ça c'était Gurvitch. Gurvitch est le seul homme, je peux le dire, qui m'a insulté dans ma vie : il a fait courir le bruit que j'avais servi aux Affaires juives auprès des américains qui sont venus me demander de montrer que c'était le contraire ! Evidemment que c'était le contraire : les Affaires juives m'ont emmerdé et m'ont obligé à montrer mon certificat de baptême ! et puis j'ai aidé quelques Juifs pendant l'occupation. C'est monstrueux !
J'ai fait venir aussi un Persan, un Iranien et d'autres encore. J'ai notamment demandé au vice-président de l'Académie des Sciences de l'URSS de me désigner celui qui pourrait venir comme professeur associé à la Sorbonne. Ça ne se fait pas, mais je connais les "Urssiens" ! Ils ont désigné quelqu'un que je connaissais bien et j'étais très heureux de ce choix. J'ai eu mille difficultés à persuader mon UER, puis le Conseil de l'Université, puis le Comité Consultatif des Universités d'inviter ce "moscovite". Ils ont enfin accepté de faire venir un communiste soviétique à la Sorbonne ! Il a été nommé et pour cela il faut trois signatures, celles du ministre de l'Education Nationale, le Premier Ministre et le Président de la République ! La nomination de ce Soviétique a paru au Journal Officiel. Je le lui ai fait savoir par des voies officielles, y compris par l'Académie des Sciences de l'URSS. Or il n'est pas venu, je suis allé exprès à Vienne rencontrer mon ami le vice-président de l'Académie des Sciences de l'URSS pour lui dire qu'il était en train de me faire perdre la face, qu'il fallait qu'il vienne ! Vers Pâques, j'ai reçu d'Italie une lettre de ce collègue qui me suppliait de le croire, qu'il ne refusait pas de venir, mais que c'était ces imbéciles chez eux, ces hommes de l'appareil qui l'en empêchaient. Et pourtant je suis l'un des trois fondateurs du Centre de Recherche Sociale de Vienne, seul endroit où l'on peut faire des recherches conjointes entre les pays de l'Est et les pays de l'Ouest.
J'ai commencé ma carrière à Columbia, à New York où j'ai enseigné après l'agrégation. Dès que j'ai trouvé un moyen de transport pour retourner aux Etats-Unis, en 45 - ce devait être un transport de troupes -, ma première visite a été pour la Fondation Rockefeller. Elle a énormément aidé la France, dans le domaine des sciences sociales, grâce à Bouglé, en 1919. Je leur ai demandé de nous donner des collections de revues et d'envoyer à la Faculté de Bordeaux où j'étais professeur un Américain qu'ils payeraient. Je voulais faire venir Everett C. Hughes de Chicago, qui parle français ! Les gens de la Rockefeller n'ont pas voulu me donner un Américain, mais ils m'ont donné 80 dollars pour aller à Québec, ce qui suffisait à l'époque, pour demander au Recteur de l'Université Laval qu'il détache un Canadien français formé aux Etats-Unis. J'y suis allé et Jean-Charles Fallardeau, élève de Hughes, justement, est venu à Bordeaux. Après cela, deux années de suite, j'ai eu un américain Theodore Caplow qui se trouve à la tête de l'Association Tocqueville. Il n'y avait pas encore de professeur associé, il fallait que ce soit la Fondation Rockefeller qui les paye. Je suis sûr que je suis le premier à avoir fait venir ces affreux étrangers, ces horribles yankees, en France !

A propos de la création de la licence de psychologie sociale...
Il faut dire que j'ai été aidé par Daniel Lagache qui mérite d'avoir son nom dans tout ça !

Vous avez tout de suite évoqué le mélange des commissions du CNRS qui réunissaient des gens de disciplines variées : est-ce que ces commissions ont joué un rôle, même indirect, dans la création de cette licence ?
Non, je ne crois pas. Les hommes qui étaient là étaient tous des universitaires et ne se seraient pas opposés. Un homme comme le doyen Davy, qui n'était pas un homme aux idées très larges, n'a pas fait d'opposition. Les philosophes n'ont pas fait opposition non plus. J'étais professeur à Bordeaux de ce qu'on appelait "Sciences sociales". Sur les trois heures par semaine que je devais faire, j'ai commencé, dès 47, à faire un enseignement de psychologie sociale. On m'avait confié la morale, mais au bout de deux ans, j'ai dit que j'étais incapable d'enseigner la morale ! J'ai enseigné à Bordeaux, sous le nom de sociologie, la psychologie sociale, comme d'ailleurs Kleinberg chez lui.

Etait-ce très courant qu'un enseignement nouveau se fasse en province plutôt qu'à Paris ?
Bordeaux a été l'université de Durkheim et a une longue tradition de spécialisation en sciences sociales. Quand Durkheim est venu à la Sorbonne, il n'y avait pas de chaire de sociologie, on lui a donné la chaire de pédagogie, mais il a fait de la sociologie aussi. La sociologie s'est introduite dans l'Université et dans la Recherche d'une manière quasi subreptice...

Si vous deviez dire de quelle grande réussite au CES vous êtes le plus satisfait, que diriez-vous ?
Ma plus grande réussite au CES a été de persuader Jean Coulomb d'y installer un ordinateur. C'était important que les gens qui faisaient essentiellement des monographies, de la recherche de terrain, sachent utiliser les données de terrain mathématiquement. C'est à mon initiative qu'ils le doivent, au fait que Jean Coulomb a compris qu'il fallait utiliser un petit cagibi pour y mettre un ordinateur, prendre un collaborateur technique, qui débutait dans la technique, et le mettre à la disposition de ses camarades pour "jouer", comme disait Coulomb, avec eux. Il est très probable que je n'aurais pas pris toutes ces initiatives si je n'avais pas fait quelque chose qu'on a appelé l'IFOP, qui a beaucoup changé depuis, mais qui a été alors une organisation de pointe.
Nous avons calculé à un certain moment le nombre des premières que nous avons faites ; parmi toutes ces premières, il y en a une qui a coûté très cher à l'IFOP : persuader la société IBM de programmer les premières analyses factorielles. Ca leur a pris trois mois. L'IFOP a payé.
Si vous vouliez une définition de ma vie, ce pourrait être que j'ai été payé essentiellement à ne rien faire, j'ai fait énormément de choses gratuitement. L'IFOP ne m'a jamais enrichi, car ce n'était pas ce que je voulais.
La mécanographie est également une chose à l'origine de laquelle je suis aussi. En juin 45, j'ai été chargé d'organiser une mission militaire de récupération de trieuses-compteuses IBM en Allemagne. J'ai ramené des machines. Par un travail presque d'"intelligence", j'ai découvert l'endroit où les allemands avaient caché les pièces de paralysie de ces machines. Quand j'ai eu ces machines que j'ai ramenées de Stuttgart avec un camion militaire, j'ai découvert la cave, le souterrain dans lequel, très loin de là, au bord du Lac de Constance, les pièces de paralysie étaient cachées. Dans une fromagerie qui travaillait dans le Wurtemberg pour les avions allemands Heinkel, j'ai retrouvé la machine électrique qui seule pouvait faire marcher ces machines IBM.
Je vais vous montrer ce qu'a produit la première analyse factorielle que j'ai faite à la main. J'ai profité d'une enquête d'opinion pour faire l'enquête suivante : je vous propose sur un plateau un certain nombre de boissons : cognac, armagnac, bénédictine,..., il y en avait 9 ou 10. Je demande quelle est celle que vous ne prendrez sûrement pas, mettons le rhum, qui prendra le numéro 9 ou 10, et celle que vous prendrez sûrement, mettons le cognac, qui prendra le numéro 1. Je les enlève, il en reste 7 ou 8, je fais le même demande et ainsi de suite. J'obtiens un rang pour chacune de ces liqueurs et un tableau pour la personne interrogée. J'interroge 10 000 personnes et cela me donne une énorme matrice. IBM a ensuite calculé toutes les corrélations deux à deux. Ces corrélations, c'est la longueur de chaque vecteur multipliée par le sinus de l'angle qu'ils forment. A partir de là, nous trouverons quel est le facteur principal : on attachera une certaine valeur à chacune de ces liqueurs et on aura en trois dimensions une image des relations entre les différentes liqueurs chez les Français ainsi que le sens de chacun de ces facteurs. Il est clair que dans une certaine dimension (la verticale ou l'horizontale), la position des différents points est liée au fait que c'est du doux ou du fort, dans la deuxième dimension la position est liée au prix, dans la troisième dimension la position est corrélée très fortement avec les variations régionales de certaines de ces boissons. Ce que je voulais, c'était avoir un logiciel qui me permette d'étudier d'autres choses. J'ai donc étudié de la même manière la corrélation chez les parisiens entre les différents spectacles, le cirque, le théâtre, le cinéma, les concerts, etc. J'ai obtenu des valeurs et j'ai constaté que un seul quadrant de l'espace de ce cube était occupé : ce qui veut dire que ceux qui vont au cirque vont aussi au théâtre, au concert, mais plus ou moins. J'ai trouvé là une méthode d'analyse puissante.
C'était au moment où on était envahi par un individu qui faisait ce qu'il appelait des analyses de motivation. Ce type, qui était du Nord de New York, sur l'Hudson, a conduit les établissements Ford à construire une voiture, qui s'appelait l'"Edsel" qui ne s'est jamais vendue car les études de motivation ne conduisent à rien. Il avait demandé comment devait être la couleur, la forme, le système des portes, etc., et avec ça il avait construit la voiture idéale. Mais la voiture idéale ne s'est pas vendue ! Je lui avais dit que je n'avais confiance que dans les études quantitatives, que je me méfiais des études qualitatives. J'ai fait avec lui quelques études qui n'avaient pas d'application pratique immédiate, mais celle qu'il a faite avec la plus grande application pratique a été l'"Edsel" qui a été un flop total.
L'IFOP était un véritable laboratoire de recherches : nous avons fait une vingtaine de premières. Notamment, à titre expérimental, une étude pour savoir quels seraient les encombrements et à quelles heures aux différentes portes de Paris. On a demandé à la Gendarmerie de nous donner les résultats. Ça ne correspondait pas du tout avec ce que nous avions trouvé, mais au premier péage, c'est-à-dire à une demi-heure, ce qu'on avait trouvé sur les portes s'est produit très exactement là ! Le système est utilisé maintenant pour prévoir les embouteillages.
Tout ça est tellement amusant à faire ! C'est ça que j'appelle de la sociophysique !

Vous avez beaucoup joué !
Mais je n'ai fait que ça toute ma vie !

Votre passage au CNRS est-il aussi chargé de pareils souvenirs ?
Ça m'a laissé de très agréables souvenirs, parce que je laissais aux gens imaginer leur recherche. Ils ont fait des quantités de recherches qui ont été publiées. C'est d'ailleurs moi qui ai créé la Revue Française de Sociologie. Avant, ils publiaient une vague feuille ronéotée ! Ce dont avaient besoin les chercheurs, c'était de pouvoir publier des articles. L'Année Sociologique, par exemple, ne paraissait qu'une fois par an et ne publiait que des mémoires !
Dès le mois de juin 39, j'ai publié une revue qui s'appelait Sondages, qui a été interrompue par la Guerre puis qui a repris jusqu'à ce qu'en 79 je me sépare avec éclat de l'IFOP pour des raisons déontologiques. Nous étions cinq et trois de mes partenaires n'ont pas voulu mettre à la porte un type qui avait donné des résultats faux à un ministre, parce que les résultats qu'il avait trouvés ne lui plaisaient pas ! Quand je lui ai demandé de démissionner, il m'a dit que c'est moi qui partirais, et quand j'ai vu que les autres ne voulaient pas le mettre à la porte je suis parti. Jusqu'en 79 j'ai travaillé là avec joie, en trouvant des tas de choses dans toutes sortes de domaines.
J'ai eu dans ma vie à faire marcher ensemble divers instituts dont, par exemple, l'Institut des Sciences Sociales du Travail qui était gouverné à la fois par l'Université de Paris et le Ministère des Affaires Sociales.
J'ai demandé aux chercheurs du CNRSde calculer le prix de revient d'une recherche, qui coûte un certain prix et prend un certain temps : eh bien je n'ai jamais pu l'obtenir ! Au CNRS, on est payé à la fin du mois, on n'a pas d'inquiétude. Les chercheurs au Cnrs ne sont pas non plus préoccupés par le temps : je leur demandais un calendrier, mais ils en étaient incapables et ne tenaient jamais les délais qu'ils avaient promis verbalement.
Faisant marcher côte à côte l'IFOP et le CES j'ai très franchement été plus ou moins déçu par le CES. Un fonctionnaire n'est pas un type qui travaille dans une entreprise qui doit gagner son pain. C'est un fait. Il est sûr que la privatisation du ramassage des ordures dans Paris, inventée par Chirac, coûte beaucoup moins cher que le service municipal. Chez les américains, les prisons privées coûtent moins cher que les prisons d'Etat...

N'y a-t-il pas eu le lancement de recherches sur contrats au CES vers la fin des années 50 ?
Oui, mais c'étaient des petites recherches et il n'y en a pas eu beaucoup. Je crois que ce serait à encourager, mais je ne suis pas le Directeur Général ! Et je n'insisterais certainement pas auprès de Jacques Lautman, que je connais bien par ailleurs : j'étais le camarade de son père, j'ai passé l'agrégation avec sa mère, il a fait sa thèse avec moi...

Vous avez donc trouvé que les recherches sur contrat au CNRS, c'était peu...
Je n'en sais rien... Je ne suis pas un politique. J'ai créé un autre institut : l'Institut d'Etudes des Comportements dans les Catastrophes, qui a travaillé en liaison avec les pompiers... On a eu quelques difficultés et Haroun Tazieff est arrivé pour s'occuper des catastrophes. On lui a présenté ce qu'on faisait : Tazieff n'en avait rien à faire, des comportements humains ! Tout récemment, le problème s'est reproduit à l'Institut de France où le Chancelier s'inquiète beaucoup du fait que si on met une bombe, on n'a pas les crédits suffisants pour réparer la Coupole... Je lui ai montré qu'il y avait aussi le problème des victimes, qu'il fallait penser aux portes, au grand portail à ouvrir ! Le Chancelier considérait la chose impossible, le grand portail ne peut s'ouvrir que pour le Président de la République ! Il y a eu un grand dégagement la semaine dernière pour Louis Pauwels, et on était tout prêt à ouvrir le grand portail s'il y avait eu une bombe...
Le Centre d'Etudes Sociologiques a failli avoir un contrat avec le maire de Fréjus : le barrage de Malpasset a cédé et a fait beaucoup de victimes. Le maire est venu me voir : il recevait énormément d'argent, les gens croyant bêtement que ça allait recommencer, alors que le barrage était encore par terre, et il m'a demandé d'étudier la meilleure manière d'utiliser tout cet argent. Très vite, le Maire a trouvé un autre emploi à cet argent et nous n'avons pas fait l'étude.

Est-ce que le CES a été amené à faire des études pour le compte du CNRS, avec pour client le CNRS ?
Le meilleur exemple que je puisse donner, c'est que c'est le CES qui a fait la partie sociologie du Bulletin Analytique. Car il s'agit là du personnel technique. On peut lui demander de faire telle et telle chose et il le fait volontiers. C'est la Bibliothèque qui a fait ça, et très bien. La bibliothèque a été dirigée par Lucienne Thomas, ensuite par Madame TCHEP (?), c'est une bibliothèque qui marchait très bien, les bibliothécaires connaissaient bien leur fonds et leurs clients, mais on vient de la noyer dans la bibliothèque générale de la rue Pouchet et c'est regrettable.
Je n'ai pas désigné mes successeurs parce que ça ne se fait pas: on voudrait que son successeur soit comme soi et ce n'est pas nécessairement désirable. On laisse choisir ceux qui auront ces gens-là soit comme chef, soit comme collègue.

Vous avez déclaré votre intention de quitter le CES en 67, un an avant la grande crise de 68, vous avez donc dû pouvoir la regarder avec un certain recul...
Oui, je disais qu'il y avait des gens qui pouvaient me remplacer. J'avais fait désigner Naville comme Directeur adjoint. Ca ne l'intéressait pas beaucoup, mais je pensais qu'il aurait pu être un bon directeur. Nous n'avons pas exactement les mêmes idées politiques lui et moi, mais qu'est-ce que ça peut faire : j'ai confiance dans Naville, c'est un homme intelligent, intègre qui a fait de très bonnes choses. C'est Raymond Boudon qui a pris la suite, mais ça ne l'intéressait pas beaucoup non plus ! C'est une illusion de croire que chacun désire diriger ! On m'a entraîné chaque fois à diriger. Il n'y a qu'une chose que j'ai dirigé volontiers, parce que je l'ai choisie et que je suis mon maître, c'est l'IFOP. C'est une façon d'être quelqu'un, un type de personne ! Ce doit être décevant pour vous !

Pas du tout, mais cela laisse un certain sentiment de flou sur le plan de la vie de l'institution : on a du mal à percevoir la place d'un homme comme vous dans un CNRS qui devient de plus en plus administratif, rigide...
Ça c'est regrettable !

Il y a eu en 1966 la création d'une Direction Administrative et Financière qui a fait, je crois, pas mal de remous...
Vous parlez de Monsieur Lasry. Je l'ai bien connu. Il a compris qu'il ne devait pas me mettre des bâtons dans les roues, que je ne me laisserai pas faire. J'ai eu avec lui des conversations et je lui disais que ma démission était toute prête qu'il n'avait qu'à me remplacer... Ce n'était pas une menace, c'était une proposition !
Braudel me faisait des quantités d'offres, au moment de la transformation de la VIème section, mais je lui disais que je ne pouvais pas accepter : je suis un homme indépendant, un homme libre. J'étais bien où j'étais ! Il a pris des gens au CES et il a bien fait.
L'IFOP a été la seule institution de sondage, jusqu'à la création de l'autre, la Sofrès, vers 56. Mes collaborateurs se sont alarmés de voir arriver un concurrent. Mais je leur ai expliqué au contraire que c'était un confrère, que c'était très bon qu'on soit deux ! Les gens se contrôleront les uns les autres. Que des gens quittent le CES pour aller à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, je trouve ça très bien : c'est bien d'essaimer !
Il y en a - et ce ne sont pas ceux-là - qui voudraient détruire le Centre d'Etudes Sociologiques pour eux-mêmes. Mais là je m'oppose : je n'aime pas qu'on assassine son père.
Le champ est si immense qu'il y a de la place pour tout le monde. Il m'est arrivé d'avoir des étudiants qui faisaient une thèse avec moi et qui s'inquiétaient de ce qu'un autre étudiant déposait avec quelqu'un d'autre un sujet sur le même domaine. Je les rassurais: il ne ferait sûrement pas le même travail, on aurait ainsi deux choses parallèles qui ne se rejoindront pas. Il n'y a pas de chasse gardée. C'est un de mes principes et à cet égard je suis un mauvais directeur !

Pour vous la conservation d'une institution n'est pas une fin en soi...
 Je ne suis pas du type que les psychanalystes appellent "anal", c'est-à-dire celui qui est constipé, celui qui garde tout!

Pouvez vous me parler de la linguistique?
On pense en dehors de sa langue. Les gens qui ont critiqué l'enseignement du latin n'ont pas compris quelle était la fonction du latin, de la même manière qu'on ne comprend pas quelle est la fonction des mathématiques. Ce sont des formations du caractère : par exemple, dans les khâgnes, on vous fait toujours faire des choses impossibles à faire, ce qui forme à la vraie vie, car toute sa vie on doit faire des choses qui sont impossibles, pour lesquelles on n'a pas le temps, pour lesquelles on n'a pas les moyens. Avec les mathématiques on vous apprend un certain niveau d'attention, d'attention très aiguë.
Quand on lit une page littéraire, on peut sauter un mot. Le linguiste Sapir a montré que les langues sont infiniment redondantes ; il prend l'exemple suivant : illa formosa puella quae venit : illa veut dire un féminin singulier, formosa est aussi un féminin singulier et, comme illa, il va être sujet du verbe, puella c'est la même chose, quae va renvoyer au sujet, il n'y a que venit qui apporte quelque chose de nouveau. En lisant une page d'écriture courante sans s'en rendre compte, on saute des tas de mots.
Dans les mathématiques c'est le contraire : tout compte. Chaque signe, chaque opérateur : un +, un petit 2, une barre doivent tous être regardés. Ce qui est pédagogique dans les mathématiques c'est juste le contraire de ce qui est pédagogique dans le latin et ça se complète pour former quelqu'un qui sera capable, quand il parle, d'être un automate dont le corps sait très exactement où il va aller. Ces automatismes sont une économie de pensée. Enseigner des mathématiques à ceux qui n'en feront pas, c'est pédagogique. Tout ça n'est absolument pas compris par ceux qui disent qu'ils sont des pédagogues, ils ne savent pas ce qu'ils font !

Ne pensez vous pas que la science de la langue, la linguistique, et la sociologie, toutes deux "sciences" relativement récentes, ont largement profité l'une de l'autre ?
Je crois que la linguistique a raté son affaire. Il se trouve que je suis l'un des rares qui ai lu le De Linguae Latina de Varon. Je l'ai lu dans un exemplaire de l'an 1805, à la Bibliothèque de la Sorbonne. Il y avait des pages qui m'intéressaient qui n'étaient pas rognées : je me suis permis d'écrire au crayon : cette page a été coupée en 1957 ! Varon est le père de notre grammaire, c'est un ignorant encyclopédique, il connaît toutes les langues du monde, c'est-à-dire le grec et le latin, et il a conçu un système selon lequel il ne peut y avoir que trois personnes et que trois temps. Il s'est trompé et Benvéniste a mis le doigt sur un point : il y a deux premières personnes du pluriel qu'on trouve dans le malais, et dans quelques langues je peux dire nous par opposition à vous, ou bien nous : vous et moi. Le japonais n'a pas de déclinaison mais il conjugue les adjectifs : l'adjectif du présent n'a pas la même forme que l'adjectif du passé. Il n'y a pas de futur en japonais, le futur est un incertain et le japonais a un incertain dans le passé qui s'exprime par le futur... La linguistique a raté son affaire parce qu'elle ne s'intéresse pas à un certain nombre de choses que j'ai écrites dans un petit livre de psychologie sociale. Etienne Gilson m'a d'ailleurs écrit que les pages les plus intéressantes étaient celles sur le langage. J'y écris qu'il y a toutes sortes d'aspects de l'utilisation du langage : penser que le langage est fait pour dire quelque chose est une illusion : il y a des ordres, des prières, qui ne sont pas une information, il y a le langage utilisé par deux personnes qui se connaissent bien et il y a le langage utilisé à l'atelier le matin où le contenu de ce qu'on dit est convenu. Le psychologue social voit la langue d'un point de vue que les linguistes ont totalement négligé. Il y a là un champ immense à explorer qui exprime toutes sortes de nuances de rapports interpersonnels. La linguistique s'est coupée des parlants, elle ne s'occupe que du parlé.

Qu'est-ce qui vous a poussé à passer de la philosophie à cet intérêt aussi précis pour l'humain ?
Je vais vous le dire : j'ai fait un Diplôme d'Etudes Supérieures qui portait sur ce qu'on appelait à l'époque la psychologie de la réclame. On devait faire ce diplôme avant l'agrégation et mes camarades m'ont dit que c'était de la folie et que ça ne me servirait à rien ! Mais ce qui m'intéresse, moi, c'est ce qui détermine la volonté, chapitre de la psychologie qui a mal été exploré, l'acte volontaire. Or un acte volontaire particulièrement caractérisé est celui qui consiste à mettre la main dans la poche, à sortir un peu d'argent en échange d'autre chose. Je voudrais bien comprendre ce qui se passe là, et pour ça je vais voir comment les "réclamistes", qu'on appelle maintenant les publicitaires, s'y prennent pour essayer de déterminer cet acte : ça me renseignera sur cet acte. J'ai donc fait un diplôme avec Bouglé qui voulait le publier. Mais je n'ai pas voulu parce que j'avais découvert qu'il y avait en Angleterre des gens qui faisaient des études de marché. Avec les études de marché on peut avoir les documents qui permettent de comprendre comment fonctionne cet acte volontaire. J'ai donc dit à Bouglé que je voulais faire une thèse avec lui sur la propagande. Pour lui cela signifiait manipulation de l'opinion, mais pour moi il s'agit de l'opinion, simplement. Le mot propagande qu'on emploie maintenant librement en anglais, c'était encore dans les années trente un mot insupportable, sale, de la même manière que le mot horrible de "socialist", voire même de "liberal" ! Cela parce qu'après la Réforme le Vatican a créé un comité "De propaganda fide". Propaganda en anglais est devenu dès lors une sorte d'insulte, jusque vers ces années-là.
Il s'est trouvé qu'en sortant de l'agrégation j'ai été "snatché" par un doyen d'une faculté de Columbia qui m'a emmené parce qu'il voulait montrer un objet rare chez eux : un normalien. Mes camarades me disaient que je faisais une erreur d'aller là-bas enseigner à des ignares ! Je suis probablement l'un des rares européens qui, allant enseigner, soit devenu élève. J'ai découvert ce que je faisais, j'ai découvert la mot de psychologie sociale qui avait vaguement été utilisé par Tarde, mais dans un sens différent. Cela avait un sens assez précis bien que ce ne soit que plus tard, en 55, qu'ils ont eu leur première chaire de psychologie sociale. J'avais à ma disposition la bibliothèque de ce College et de l'Université. C'est là que j'ai lu la thèse de Gallup, dactylographiée ! Ce sont vraiment les Américains qui m'ont découvert ce que je ne savais pas que je voulais faire. Rares sont les gens qui savent qu'ils veulent faire quelque chose et qui le font !
Mon génie à moi c'est Gauss. Il a fait des choses bien plus importantes que la fameuse courbe. Il ne publiait pas ce qu'il trouvait, il attendait en disant que d'autres les découvriraient. Ils lui envoyaient leurs découvertes et il disait "bravo, vous avez trouvé ça, c'est merveilleux", alors qu'il l'avait trouvé depuis longtemps ! C'est lui qui a trouvé les géométries non euclidiennes et on ne lui en fait pas hommage, alors qu'on a les textes manuscrits ! Je vais vous raconter une chose que je voudrais que tous les petits Français qui ont un peu d'instruction connaissent. Le petit Gauss a neuf ans, il est en classe primaire, l'instituteur donne un exercice : calculer le total que font les soixante premiers nombres entiers. Au bout de quelques minutes le petit Gauss arrive : 1830 ! L'instituteur lui demande étonné comment il a fait. Il répond que c'était très facile : 1+60 ça fait 61, 2+59 ça fait 61, 3+58 ça fait 61, il y en a 30 comme ça, alors j'ai fait 30 fois 61, ça fait 1830 ! L'instituteur l'a envoyé à l'Université, sans doute celle du Hanovre, et très vite le petit Gauss a commencé à faire avec les professeurs de mathématiques des choses qui étaient chaque fois des inventions et il a continué toute sa vie ! C'est lui qui a inventé la méthode des moindres carrés que nous utilisons ici toutes les heures ! Il a fait aussi des découvertes en physique... A mes yeux Gauss est au sommet des grands mathématiciens.
L'histoire des gens qui font de la science est une histoire incroyablement instructive !

Celle des gens comme celle des institutions. Une question étant de savoir si une institution comme le CNRS a permis réellement les découvertes qu'on en attendait
Je vais vous répondre par l'anecdote suivante : Michel Matarasso a failli être une victime de ce méchant Gurvitch, heureusement je l'ai sauvé : il voulait faire une thèse sur le gaspillage, je lui ai montré les cotés positifs du gaspillage. Le problème, c'est la quantité admissible de gaspillage. D'ailleurs je suis pour le gaspillage, c'est pourquoi je suis pour le CNRS !


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