Au
lycée, j'ai fait la section latin-sciences ; mais pour passer
l'agrégation de philosophie, j'ai bien dû faire du grec. C'est Michel
Lejeune qui m'a appris, quand j'étais à l'Ecole Normale Supérieure, ce
que je sais de grec. C'est un ami intime d'au moins cinquante ans
!Ensuite, je l'ai retrouvé comme doyen à Bordeaux, puis à la Sorbonne.
Un jour il m'a dit qu'il avait besoin de quelqu'un pour le Centre
d'Etudes Sociologiques et il m'a demandé si je pouvais venir. C'est lui
qui en sait le plus sur toute cette histoire du CNRS. J'ai donc dirigé
le Centre d'Etudes Sociologiques de 1955 à 1968. En 1967 j'ai demandé
d'en être déchargé. Jean Coulomb m'a dit de rester, car on avait besoin
de moi. Je suis donc resté jusqu'en 1968. En 68 j'ai empêché que ça
s'effondre, je vous raconterai comment, si c'est nécessaire. Mais de
toute manière on ne pouvait pas m'empêcher de partir et le Directeur du
moment m'a alors nommé, ce qui est rare, Directeur Honoraire. Ce qui
pour moi est peut-être le plus grand honneur de ma vie. En général, on
vous nomme honoraire quand on vous fout dehors : moi, on m'a retenu !
Mes premiers rapports avec le CNRS ont été avec ce qui s'appelait alors
la Caisse de la Recherche Scientifique. Pendant l'Occupation, comme
j'étais un petit peu recherché par les occupants, j'ai demandé un congé
que j'ai obtenu difficilement, parce qu'on manquait de professeurs de
philo. Comme il fallait bien que j'aie un point de chute, j'ai demandé
à avoir une bourse du CNRS, ce qui m'a permis de faire ma thèse. Dès
que le manuscrit de ma thèse a été terminé, l'Université m'a repris et
m'a nommé dans un lycée parisien qui s'appelle maintenant Jacques
Decour et qui était le Lycée Rollin. Je n'y suis resté qu'un an, parce
que c'était intolérable. Pour le 11 novembre 43, qui était un jeudi, le
proviseur m'a dit de revenir au lycée pour garder les élèves et les
empêcher d'aller à l'Arc de Triomphe. Je lui ai dit : "je regrette,
Monsieur le Proviseur, débrouillez-vous, mais moi je vais à l'Arc de
Triomphe ! Signalez-moi, si vous voulez, ça ne me gêne pas !" J'ai
toujours été un très mauvais subordonné ! J'aurais des tas d'histoires
à raconter sur cette période. Ainsi ce type qui arrive quinze jours en
retard, qui fait la composition, qui fait la meilleure composition et
qui n'est même pas là pour savoir qu'il a été premier car il est juif
et a été déporté. On n'a plus jamais entendu parler de lui... Ce sont
des souvenirs affreux, horribles.
A cette époque, j'étais donc au CNRS. J'avais été promu à un moment
Maître de recherches. Quand j'ai demandé à le rester sans traitement,
on a refusé : j'occupais un poste, il fallait démissionner. J'ai
démissionné. A ce moment là je servais la République dans d'autres
organismes, y compris dans un organisme qui s'appelle maintenant
l'INSEE (Institut national des statistiques et des études économiques)
et où était camouflé un organisme de reconstitution des centres de
mobilisation. On m'avait chargé de faire des enquêtes par sondage,
parce que j'avais déjà créé l'IFOP (Institut français d'opinion
publique) en 1938. Je peux me vanter d'avoir créé les enquêtes par
sondage de l'INSEE.
Je suis un homme libre, indépendant, je donne à ceux qui travaillent
avec moi leur totale indépendance, je suis là pour les aider et pas
pour les embêter.Je vous livre une petite anecdote : un directeur de
laboratoire est chargé de noter tous les ans les collaborateurs
techniques. Quand je suis arrivé au CES, ils étaient tous à 18 ou 19 et
je ne pouvais plus faire de promotion. J'ai inventé un système et j'ai
prévenu le Cnrs par écrit que pour moi le maximum serait 15 : ceux qui
avaient 19 ont eu 15 et j'ai pu refaire de nouvelles promotions, ce qui
m'a permis de pousser les collaborateurs techniques qui le méritaient.
C'était un système tout -à fait anti-administratif ! D'ailleurs j'avais
toujours des fleurs sur mon bureau et je m'étais fait engueuler parce
qu'il parait que ce n'est pas administratif d'avoir des fleurs dans son
bureau... J'ai dit : "je m'en fous, c'est moi qui les paye !" J'ai fait
des tas de choses irrégulières !
Le Centre d'Etudes Sociologiques a été créé par un très grand
philosophe qui s'appelait Georges Gurvitch. Il y a sous le nom de
sociologie deux sortes de science : il y a une "sociophysique" ou
physique sociale, c'est celle que je pratique, dont a parlé Auguste
Comte qui ignorait ce que c'était. Il y a aussi une
"socio-ousio-logie". Gurvitch était un socio-ousio-logue, c'est-à-dire
un monsieur qui recherchait l'essence des choses. Je pense que ça ce
n'est pas de la science, c'est de la philosophie. Ce n'est pas défendu,
mais les gens qui ont travaillé avec moi au Centre d'Etudes
Sociologiques étaient des sociophysiciens et pas des socio-ousiologues,
sauf exception. Un type comme Mendras, par exemple, est un
sociophysicien. Un type comme Dogan (?), qui a quitté la sociologie
parce qu'il trouve qu'elle devient un tout petit peu trop ousiologique,
s'est rattaché à la science politique... Et combien d'autres qui ont
vraiment fait de la recherche sociologique sur le terrain et ont trouvé
ainsi des choses qu'on ne peut pas découvrir avec sa tête. L'histoire
de la sociologie est exactement comme l'histoire de l'alchimie : elle
est d'une part une espèce de philosophie de la matière, de la forme et
du pneuma selon Aristote, et il y a d'autre part une partie
expérimentale qui a débouché sur la chimie. Moi je suis dans cette
partie de la sociologie. Je suis encore un homme du XVIème siècle !
J'attends deux siècles pour que la sociologie existe telle que je
conçois la sociophysique.
Aux élèves qui étaient au Centre d'Etudes Sociologiques, j'ai laissé
une parfaite liberté et j'ai tâché de leur donner le plus de moyens
possibles. Par exemple Jean Coulomb m'a demandé un jour pourquoi je
voulais absolument un petit ordinateur. Etait-ce pour "jouer" ? J'ai
dit : "mais c'est exactement ça! Un enfant apprend la vie avec des
jouets, puis peu à peu ça devient la vraie vie. Il y aura un jour où on
se servira des ordinateurs pour faire de la vraie recherche, laissez
donc "jouer", comme vous dites, avec un ordinateur. Je demande un petit
ordinateur, pas quelque chose d'important, mais qu'ils puissent s'en
servir, et chez eux!". Coulomb, qui est un physicien, a très bien
compris !
Il m'a engueulé, parce que dans l'ancien établissement de bains où j'ai
installé le Centre d'Etudes Sociologiques, rue Cardinet, la
bibliothèque était beaucoup trop petite. C'est sûr qu'elle était trop
petite, mais il fallait aussi que je loge mes chercheurs. Quand elle
serait vraiment trop petite, on irait ailleurs. La Maison (des Sciences
de l'Homme) a essayé de s'emparer de cette bibliothèque. Fernand
Braudel, avec qui j'ai passé une semaine à Santiago du Chili dans le
même appartement d'un grand hôtel, a essayé de nous "voler" cette
bibliothèque ! Je ne l'ai pas laissé faire ! Je pense qu'il est quand
même utile de savoir qu'il a fallu défendre le Centre d'Etudes
Sociologiques!
Quels étaient les rapports entre la VIème Section de l'Ecole des Hautes Etudes et le CES ?
Il y a là des gens que j'aime beaucoup. Il y a des gens comme Alain
Touraine qui est plutôt un socio-ousiologue, sa thèse l'a montré ! Il
s'est fait engueuler terriblement par Aron, par Georges Friedmann, mon
prédécesseur au Centre d'Etudes Sociologiques et par moi... On lui a
dit que sa thèse était très bien, mais qu'il employait des mots qui
n'étaient pas des mots sociologiques. C'est lui qui avait commencé par
être agressif et à engueuler son jury, alors le jury s'est défendu.
Mais j'aime beaucoup Touraine ! Quand on vieillit, on reçoit quelques
petites décorations et généralement on reçoit une épée et il y a des
gens qui viennent faire des discours sur vous dont nécessairement un
élève. J'ai choisi Touraine, ce qui a surpris tout le monde parce que
nous n'avons pas du tout, et encore moins à ce moment-là, les mêmes
opinions. Mais qu'est-ce que ça peut me faire ? c'est un type que
j'aime et qui m'aime.
Est-ce que vous pourriez revenir sur cette discussion avec Fernand Braudel, comment cela s'est-il passé ?
C'est-à-dire que Clemenz Heller, encore plus que Braudel, désirait
prendre la bibliothèque du Centre d'Etudes Sociologiques. A l'époque
c'était la meilleure bibliothèque sociologique d'Europe. C'est fini
maintenant, on est dépassé, parce qu'on n'a pas les crédits qu'il faut.
A l'époque, c'est-à-dire?
Je suis entré en 1955. Après Gurvitch, il y avait eu Georges Friedmann
et après lui un géographe, géographe humain, qui était Max Sorre. A mes
yeux la géographie humaine a entretenu pendant un demi-siècle la
tradition sociologique. La sociologie, la tradition de Durkheim,
s'était réfugiée chez les géographes.
Voici une anecdote sur Durkheim : nous avons reçu un jour au Centre
d'Etudes Sociologiques un américain qui nous a demandé où il pourrait
trouver les statistiques dont s'est servi Durkheim pour écrire Le
Suicide. Nous lui avons dit qu'il ne les trouverait pas car Durkheim a
fait les statistiques à partir des documents du Ministère de la Justice
sur le suicide qu'il a dépouillés lui-même. C'est lui qui a fait ça de
ses mains, et sans collaborateurs techniques ! Cet américain a reçu là
une grande leçon ! Les statistiques de Durkheim sont d'un niveau très
bas, mais il n'y en avait pas avant !
Est-ce que vous aviez une philosophie générale de la marche de ce Centre quand vous en avez pris la direction ?
Non. Je suis infernalement libéral ! Avant d'entrer dedans, j'ai
demandé de voir les dossiers de tout le personnel, administratifs,
collaborateurs techniques et chercheurs, et je savais à qui j'avais à
faire.
Depuis longtemps, depuis Joliot, je servais dans une certaine
commission qui était une commission du Comité du CNRS dans lequel on
trouvait les juristes, les économistes, les psychologues, les
sociologues, les démographes... D'ailleurs au Comité Consultatif des
Universités, pendant des années, j'ai assuré le service des Sciences
sociales, sauf l'économie et le droit qui étaient mis à part. J'avais
dans les mains la sociologie, la psychologie, l'ethnologie, la
démographie et quand on a réorganisé le Comité Consultatif des
Universités, j'ai compté qu'il y a 64 personnes qui m'ont remplacé !
Evidemment ça s'était développé !
Mes rapports avec le C.N.R.S. commencent comme chercheur et se
poursuivent, à partir de Joliot, comme membre d'une commission du
Comité Directeur. Je dirais que le CNRS d'alors était, aux yeux des
gens d'aujourd'hui, rudimentaire. Dans cette séance constitutive qui
remonte peut-être à 45 ou 46, Joliot avait fait venir un certain nombre
de spécialistes de toutes les disciplines. Je me rappelle qu'il y en a
un qui a dit : "mais, écoutez, le latin c'est un monde !" et un autre,
qui était un ami, Georges Darmoy, a dit :" mais, cher Monsieur, est-ce
que vous ne vous représentez pas que la statistique aussi c'est un
monde ?". Joliot a dit : "ne vous disputez pas, tout ça croîtra, je
vous ai fait venir pour vous dire qu'il faut travailler ensemble, que
la science ça fait une unité et que mon idée à moi c'est que des
chercheurs scientifiques doivent pouvoir trouver au CNRS une carrière.
Que les professeurs fassent de la recherche, c'est leur affaire, c'est
aussi leur devoir, mais qu'on puisse être chercheur scientifique sans
être professeur, c'est ce que je conçois. Je veux qu'on puisse faire
carrière au CNRS.". Je suis témoin que cette idée est celle de Joliot.
Ca m'a paru extrêmement juste, moi qui ai été les deux toute ma vie.
Quand j'ai fondé l'IFOP, je l'ai fait intentionnellement comme
organisation privée avec mon idée à moi que la recherche doit payer
pour elle-même, que si on ne paye pour les recherches qui sont faites,
c'est que ces recherches ne sont pas l'image que je m'en fais. Je ne
dis pas qu'elles doivent être nécessairement appliquées. Je souhaitais
faire ça, au contraire, pour faire mes recherches théoriques à moi, et
pour être indépendant. Je pense qu'un chercheur doit être indépendant
et ne doit pas dépendre d'une commission qui dira que ce qu'il veut
faire est absurde.
Je donne un exemple. Il y a un test extraordinaire qui comporte 10
questions. L'auteur, un Américain, a commencé avec 300 questions, puis
il s'est démontré à lui-même qu'il y en avait beaucoup de redondantes
et qu'avec 10 questions on peut mesurer l'équilibre affectif d'une
personne. J'ai travaillé avec ces 10 questions. Ici (à Faits et
Opinions), mes collaborateurs ont essayé avec 3 questions : ça ne donne
rien. Avec 10 questions, l'équilibre affectif est relié à peu près avec
toutes les opinions, politiques, religieuses, les habitudes de toute
nature. C'est un test puissant. Nous sommes les maîtres d'oeuvre pour
les enquêtes européennes commandées par la Communauté de Bruxelles.
Pour une étude qu'on nous avait demandé de faire sur l'énergie
nucléaire, sujet sensible, nous avons introduit ces 10 questions. Le
type de Bruxelles nous a demandé pourquoi nous posions des questions
aussi bêtes ! "Est-ce qu'il vous est arrivé dans les dernières trois
semaines d'être très affecté par un reproche qu'on vous a fait ? " ou
ailleurs : "est-ce qu'il vous est arrivé d'avoir été félicité pour
quelque chose, est-ce que ça vous a fait un très grand plaisir ? " :
poser des questions de ce type quand on demande si vous êtes pour ou
contre l'énergie nucléaire, ça a l'air absurde. On a fini par passer
outre l'opposition de cet homme qui ne comprend rien à la psychologie,
mais il y a une résistance terrible. Je savais dès avant la guerre,
quand j'ai commencé, que je rencontrerai des gens qui me demanderaient
pourquoi je pose ces questions... Alors j'ai dit : moi je le fais sans
rien vous demander, je rentre des Etats-Unis, je ramène une machine à
écrire, je peux trouver des gens qui travailleront bénévolement pour
moi, je fais mes enquêtes et je suis resté jusqu'à ce jour d'une
indépendance farouche. C'est pourquoi j'ai laissé leur indépendance aux
chercheurs. J'ai été en ce sens un mauvais directeur, puisque je me
contentais d'aider les gens à chercher ! C'est cela ma philosophie.
Cette philosophie libérale ne vous a-t-elle pas occasionné des difficultés avec les commissions, par exemple ?
Les commissions, je dois le dire, m'ont respecté. Je ne les empêchais
pas de faire ce qu'elles voulaient, mais moi je faisais ce qui me
paraissait bien et elles ne m'empêchaient pas de le faire. J'ai gardé
mon autonomie et j'ai laissé aux autres leur autonomie et nous nous
sommes bien entendus.
Que pensez-vous de la programmation de la recherche?
On ne peut pas programmer les résultats, mais on peut programmer les
préoccuppations et, à partir de là, concevoir des techniques. Sachez
que dans cette maison (Faits et Opinions), dès le mois de septembre
dernier, mon équipe a montré qu'il y aurait une victoire de
l'opposition de l'époque, mais qu'elle ne serait pas grosse, alors que
dans toute la presse, d'après les sondages faits par nos confrères, ça
devait être un immense succès de Messieurs Chirac, Barre et Giscard.
Nous avons dit, grâce à nos techniques appropriées : "ils seront entre
51 et 52 %". Quand nous avons montré ce résultat à notre client qui est
L'Express, les journalistes ne voulaient pas le publier, parce que
c'était contraire à ce que disaient les autres. Ils ont ensuite été
bien contents de pouvoir dire que dès le mois de septembre ils avaient
annoncé qu'il y aurait un succès, mais limité. On peut programmer, on
peut faire des projections, comme les démographes, à partir non
seulement d'un certain nombre d'hypothèses, mais à partir d'un certain
nombre de données. Pour vous révéler quelque chose qui n'est pas
vraiment un secret : au lieu de demander : "comment voterez-vous la
prochaine fois ? ", moi je dirai : "voilà cinq grandes possibilités,
quelle est la probabilité que vous votiez communiste ? quelle est la
probabilité que vous votiez socialiste ? Y a-t-il un parti dans les
cinq, les écologistes, Le Pen, etc. pour lequel vous ne voterez pas ? "
Pour celui-là, vous dites : "oui, peut-être" ou "peut-être pour celui
là." Et à partir de là, je peux moi faire mes calculs, donner du poids
à chacune de ces réponses qu'on ne fait pas ! A la question : comment
voterez vous ? vous me dites : "moi, je voterai socialiste !",
peut-être !, mais vous me dites souvent : "je ne sais pas encore, c'est
trop tôt", "oui, mais est-ce que vous voterez ou ne voterez pas pour
Monsieur Le Pen ?", vous me dites, je suppose, "Moi sûrement pas Le Pen
!" alors là c'est sûr, mais : "je voterai peut-être pour celui-ci ou
pour celui-là", je verrai en continuant mes enquêtes dans le temps
comment ceux qui disaient, et ce ne sont pas les mêmes, "je voterai
peut-être pour Barre, mais je voterai peut-être aussi pour Mitterrand"
ont varié ! C'est avec ces procédés que je peux dire "attention, ne
croyez pas ce que vous lisez dans la presse !". C'est rudimentaire.
Je réponds à votre question qu'on ne peut pas programmer ce qu'on trouve, mais qu'on peut programmer ce qu'on cherche.
Vous
insistez sur la nécessité d'un outil technique très affiné, mais cet
outil a peut-être des terrains plus ou moins adaptés. Le CES, pour
revenir au CNRS, offrait une gamme assez étendue de terrains de
recherche...
Mais, comme disait Darmois, c'est infini ! Dans n'importe quel domaine,
c'est infini. Il y a eu par exemple des équipes de recherches
religieuses, mais il n'y a pas de limites. Les différents aspects des
problèmes de sociologie religieuse sont multiples : il y a la pratique,
il y a les croyances, il y a les besoins, il y a la confiance dans les
institutions religieuses, ce n'est pas lié linéairement, c'est lié
d'une manière complexe. Il y a des athées qui vont à l'église, il y a
des athées qui prient, ça existe, j'ai des chiffres !
Il
y a un domaine qui a démarré au Centre d'Etudes Sociologiques, qui a
été très fort et qui continue à l'être, ce sont les sciences de
l'éducation.
Oui, ils sont tombés sur des gens intelligents. Viviane Isambert est une femme absolument remarquable.
Etait-ce une caractéristique de la sociologie de l'après guerre et d'où venait-elle?
C'est l'une des caractéristiques. Vous pensez sans doute à Zazzo ? Moi
je me suis heurté à Zazzo à un moment parce que j'ai conçu une des plus
grandes enquêtes qu'on ait jamais faite qui portait sur 100 000
enfants. Dans cette enquête, on a trouvé des tas de choses, parce qu'il
y avait justement 100 000 enfants. On m'a dit que c'était de la folie.
Mais en dessous de 100 000, on ne trouverait rien. Je travaille sur les
grands nombres souvent accumulés. Zazzo a trouvé scandaleux qu'on
montre que les enfants d'intellectuels avaient des résultats scolaires
et aux tests de performance (on les appelle test d'intelligence mais
moi, "intelligence", je ne sais pas ce que ça veut dire, je préfère
"performance"), supérieurs à ceux des fils des classes qu'on appelle
laborieuses - comme s'il y avait des classes plus laborieuses que
d'autres ! Zazzo trouvait ça scandaleux, mais c'était le fait ! Un fils
d'instituteur ou un fils de professeur de médecine a plus de chance
d'avoir de bons résultats à ces tests qu'un fils de manoeuvre de
Renault, c'est comme ça ! Je ne dis pas que je préfère ça ! J'ai posé
pour principe que quand je commence à faire une recherche je m'engage
par là-même à publier les résultats de ma recherche qu'ils me plaisent
ou non, qu'ils vous plaisent ou non. Je n'ai pas de tabous, moi !
Zazzo, juste à l'après guerre, était dans la mouvance communiste...
Bien sûr ! Alors ça le gênait. Ça ne le gêne plus, il sait bien que c'est vrai, que c'est un autre fait.
On peut dire qu'on va tâcher de modifier ces faits, si on peut, mais là
encore il y a des techniques pour les modifier. Or les idéologues (et
les hommes politiques encore bien plus) croient qu'ils peuvent agir sur
les faits : c'est pourquoi pendant longtemps, il y a eu par décret une
journée sans accident ! C'est imbécile, un accident on ne le cherche
pas par définition ! Ce sont des gens qui vivent dans la magie
politique. Je sais bien ce que c'est que la magie, je sais que la
plupart de mes compatriotes connaissent leur signe astrologique, je
sais qu'ils pensent qu'en désirant beaucoup une chose on l'obtient, je
sais qu'ils se trompent !
J'ai
lu avec beaucoup d'intérêt l'article "Sociology in France, an
empiricist view" que vous avez publié en 1957 dans Modern Sociological
Theory. Je suis restée un peu sur ma faim en ce qui concerne le rôle
possible des références idéologiques des différentes périodes et des
chercheurs qui y sont présentés. Quelqu'un comme Friedmann, par
exemple...
C'est un vieux copain.
Ca n'empêche pas, vous disiez tout à l'heure avoir demandé à Touraine...
Il a accepté tout de suite et Touraine dans ses premiers mots a dit :
"Bien que nous soyons d'opinions très opposées, je suis heureux...". Je
préfère fréquenter des gens avec qui j'ai des relations d'amitié et
même d'affection et une certaine admiration. Et j'ai de l'admiration
pour Touraine !
Ce
que je voudrais essayer de comprendre, c'est comment les positions
idéologiques ont pu jouer dans l'évolution du CES et même du CNRS :
quelqu'un comme Joliot, par exemple, était communiste...
On ne voyait pas qu'il était communiste quand il créait le CNRS, ça ne
se voyait pas du tout ! Et les gens qu'il a fait venir étaient de tous
bords. Georges Darmois était le gendre d'un industriel de fonderie de
ma ville natale, Saint-Dié. Joliot était un vrai scientifique. Ca
n'empêchait pas qu'il votait comme il voulait !
Je vais vous raconter une autre histoire, puisque vous m'entraînez sur
ce terrain. Il y a longtemps, un jeune homme qui n'était pas mon élève
de licence, vient se présenter à moi et me dit qu'il voudrait faire
avec moi son diplôme d'études supérieures, mais, ajoute-t-il : "je vous
préviens, j'ai la carte !". Je lui ai répondu : "bon, mais quel est le
sujet ?". Il voulait étudier qui tient les cordons de la bourse selon
la classe sociale, chez les bourgeois, chez les ouvriers, etc. C'est un
très beau sujet et il a fait un très bon travail. Il a trouvé que
c'était un peu plus compliqué qu'il ne pensait d'abord : dans les
classes ouvrières, c'est la femme qui tient les cordons de la bourse,
mais ce qu'il n'avait pas trouvé et que moi j'ai trouvé par ailleurs,
c'est que dans les classes paysannes autrefois (ce n'est plus comme ça
- il n'y a plus de paysans, d'ailleurs :Mendras a écrit sa thèse sur La
Fin des paysans) c'était la femme qui achetait tous les vêtements, y
compris les chaussures de son mari ! Dans la moyenne bourgeoisie, il y
avait des spécialisations et il y avait aussi dans les classes
supérieures le mari qui achète ce qui lui plait et la femme qui achète
ce qui lui plait avec indépendance totale des budgets.
Des années plus tard, j'arrive un jour à Dakar, invité par Senghor dont
je suis camarade de classe. Mon ancien étudiant m'attend à l'arrivée et
me propose de m'emmener faire un tour sur la corniche, parce qu'il a
quelque chose à me dire : "C'est vous qui m'avez fait sortir du Parti
communiste". Je lui dis : "j'en suis bien désolé" et il me répond :
"c'est justement pour ça, parce que vous en êtes désolé, que vous m'en
avez fait sortir ; car lorsque je suis venu vous voir et que je vous ai
dit "je vous préviens, j'ai la carte", vous m'avez dit: "bon, quel est
le sujet ?" Vous étiez à ce moment là le seul qui m'ait parlé comme ça
! On me disait ou bien "tu es un camarade, travaillons !" ou bien
"Monsieur, je n'ai pas de rapport avec les communistes". Vous, vous
avez dit : "quel est le sujet?" Alors j'ai réfléchi pendant des années
et je me suis dit "si pour cet homme ça a si peu d'importance, c'est
que ce n'est peut-être pas aussi important que je le crois ! Et vous
êtes un ce ceux qui m'avez fait sortir avec éclat du Parti communiste,
à cause de ça !". Je lui ai dit que c'était son affaire et que je n'en
étais ni heureux ni malheureux ! Cet ancien étudiant, c'était
Fougeyrollas !
Pour sa thèse, qu'il a faite avec moi, Fougeyrollas voulait avoir
Raymond Aron dans son jury. Aron lui demande de lire son manuscrit et
lui dit que ce n'est pas du tout comme ça qu'il fallait faire.
Poliment, Fougeyrollas lui demande comment il faut faire. Trois mois
plus tard Fougeyrollas revient présenter à Aron un nouveau manuscrit
qu'il avait fait selon ce qu'Aron lui avait dit. Aron reconnait qu'en
effet il a fait ce qu'il lui avait dit, mais il s'étonne : "En trois
mois?, mais il n'y a que moi qui suis capable de refaire en trois mois
un tel travail !" C'est une très belle histoire sur l'un et sur
l'autre.
Raymond Aron était un autre de mes frères. J'ai eu beaucoup de frères
dans ma vie : le bon Georges dont vous prononciez le nom, c'était mon
frère, Raymond celui-là était mon frère, vraiment, depuis l'Ecole
Normale, sans que nous soyons nécessairement toujours d'accord.
D'ailleurs il a tellement varié, lui aussi...
On aborde là votre rôle d'enseignant...
Vous dites d'"enseignant"
Ou de maître...
J'ai des élèves qui diraient que je suis leur maître et qui le disent
tous les jours, c'est vrai, mais non. Le rôle d'un professeur n'est pas
d'enseigner. Un étudiant est capable de s'enseigner lui-même. Il y a
des livres, il y a son travail. Le rôle d'un professeur est double. Un
professeur, c'est un modèle, modèle qui peut être positif, qui peut
être négatif. J'ai eu des professeurs que j'ai beaucoup aimés qui ont
été pour moi des modèles négatifs. Je pensais que si j'étais professeur
un jour je ne ferais surtout pas comme eux : ils m'ont beaucoup servi.
C'est là le premier rôle d'un professeur : montrer des voies, ce qui
entraîne ou bien qu'on les suive, ou bien qu'on prenne la voie
contraire. Le deuxième rôle, très important, du professeur est de
comprendre ses élèves, d'encourager dans la voie qui convient à
celui-là le travail qu'il fait, ou de lui dire qu'il ferait mieux de ne
pas faire cela car il ne pourrait pas lui en garantir le succès. Quant
au reste, le professeur est souvent sinon toujours dépassé par ses
propres élèves, il sera sûrement dépassé un jour. Qu'il transvase ses
connaissances dans la tête de l'étudiant, il faut être aussi bête qu'un
Ministre de l'Education Nationale pour le croire ! On peut montrer des
techniques, les détailler, dire voilà à quoi elles conduisent et voilà
comment on procède, mais des connaissances, non.
Je me suis toujours gardé de donner en début d'année de longues
bibliographies : ça ne sert à rien ! J'ai dit pendant beaucoup d'années
à mes élèves : réfléchissez : si vous lisez un livre par jour (il y a
des manières de lire : il y a des livres qu'il faut dix ans pour
absorber, il y a des livres qu'on lit en un quart d'heure), en un an
vous en aurez lu trois cents, en dix ans vous en aurez lu trois mille,
en trente ans de travail, vous en aurez lu dix mille : un bibliothèque
de dix mille, c'est rien ! Je ne vous cache pas que j'ai une
bibliothèque de plus de vingt mille titres, je n'ai pas tout lu,
sûrement pas la plume à la main les vingt mille, mais ils sont là, je
sais où trouver la chose dont j'ai besoin.
Je sais par exemple que Hérodote parle de ces hommes rarissimes qui
n'ont pas de nom personnel, ils s'appellent les "Atarantes", ils sont
vers l'endroit où se trouve la Lybie ; si c'est vrai, ça n'est attesté
que par Hérodote, c'est très intéressant en ce qui concerne la personne
: quand on n'a pas un nom personnel, on ne peut pas être une personne.
Il y a des ethnies, des cultures dans lesquelles on n'est pas soi, on
est fils d'untel, frère d'untel, etc., on est au centre d'un réseau
social et c'est ça qui fait que vous êtes vous. Ce n'est pas du tout le
cas ici, de moins en moins, je ne dis pas que c'est meilleur là-bas
qu'ici, mais ce sont des manières différentes de concevoir sa personne
et même si on est une personne.
Si donc vous n'avez pas lu, touché, un livre par jour vous n'irez pas
très loin. Quand j'étais en khâgne, le professeur de français nous
disait qu'il fallait lire par semaine au moins un texte et un livre de
critique, le professeur d'histoire au moins un livre original par mois,
pour le professeur de philo. un livre par semaine était indispensable.
Ils nous ont fait lire ces professeurs et ils avaient raison.
Enseigner ce n'est pas transvaser des connaissances, c'est guider. Mes
étudiants vous diront que c'est ce que j'ai fait avec eux.
Naturellement ils n'ont pas lu un livre par jour et moi non plus, mais
il y a des jours où on peut lire plusieurs livres.
Votre rôle dans la création d'une licence de sociologie a été très important.
Pour les licences de sociologie et de psychologie sociale. Ca a été dur
! Mais c'est moi aussi qui ai inventé les partiels. J'ai eu beaucoup de
peine à persuader le Conseil d'Université, j'ai invoqué le fait que les
scientifiques pratiquaient les partiels et j'ai proposé de faire trois
partiels dans l'année, selon une technique particulière dont j'étais
assez content : les partiels comportaient plusieurs parties qui
exploraient chacune un certain aspect du travail de l'étudiant. Quand
68 est arrivé, le système des partiels fonctionnait déjà depuis un an.
Faire passer des examens en juin 68 était impossible. Tous ceux qui
auraient été reçus avec les partiels ont été reçus et ne se sont
présentés en octobre que ceux qui n'avaient pas réussi ou qui n'étaient
pas venus aux partiels. Ce qui a été un soulagement immense pour mes
étudiants.
Ce
système de partiels était postérieur à la création de la licence de
sociologie, pourriez-vous me dire comment ça s'est passé ?
Il y avait déjà une licence de psychologie. Mais comme je vous ai dit
qu'il y avait un mélange au début au CNRS dans la commission de
sciences sociales, il y avait dans la section de philosophie un mélange
: il y avait des philosophes, des logiciens, mais aussi des
psychologues, des sociologues et j'ai même fait venir un ethnologue :
Leroi-Gourhan. Ce n'était pas un mauvais choix ! J'ai essayé de faire
venir un linguiste, je pensais que c'était très utile d'avoir un
linguiste, mais il n'a pas voulu. Plus tard, dans l'UER cette fois,
j'ai fait venir une indianiste : Charlotte Vaudeville. Elle vient
d'être mise à la retraite, mais ce fut notre meilleure indianiste après
Lacombe, et Lacombe après Renou : il y a une longue tradition
d'indianisme en France. Charlotte Vaudeville a deux spécialités : le
sanskrit et la société indienne contemporaine ; c'était extrêmement
important pour des étudiants d'avoir sous la main un professeur qui
fait des cours et d'Inde ancienne et d'Inde contemporaine !
A la Sorbonne, dès que Gaston Berger, Directeur de l'Enseignement
Supérieur (ce devait être en 1956), a inventé les professeurs associés,
ce qu'on appelle en anglais les visiting professors, j'ai sauté sur
l'occasion : j'ai d'abord fait venir deux Américains, Paul Lazarsfeld
et Otto Kleinberg. Je me suis fait insulter par Gurvitch, parce que si
Lazarsfeld était un bon juif, Kleinberg était un renégat, il était
devenu chrétien, protestant ! Ça c'était Gurvitch. Gurvitch est le seul
homme, je peux le dire, qui m'a insulté dans ma vie : il a fait courir
le bruit que j'avais servi aux Affaires juives auprès des américains
qui sont venus me demander de montrer que c'était le contraire !
Evidemment que c'était le contraire : les Affaires juives m'ont emmerdé
et m'ont obligé à montrer mon certificat de baptême ! et puis j'ai aidé
quelques Juifs pendant l'occupation. C'est monstrueux !
J'ai fait venir aussi un Persan, un Iranien et d'autres encore. J'ai
notamment demandé au vice-président de l'Académie des Sciences de
l'URSS de me désigner celui qui pourrait venir comme professeur associé
à la Sorbonne. Ça ne se fait pas, mais je connais les "Urssiens" ! Ils
ont désigné quelqu'un que je connaissais bien et j'étais très heureux
de ce choix. J'ai eu mille difficultés à persuader mon UER, puis le
Conseil de l'Université, puis le Comité Consultatif des Universités
d'inviter ce "moscovite". Ils ont enfin accepté de faire venir un
communiste soviétique à la Sorbonne ! Il a été nommé et pour cela il
faut trois signatures, celles du ministre de l'Education Nationale, le
Premier Ministre et le Président de la République ! La nomination de ce
Soviétique a paru au Journal Officiel. Je le lui ai fait savoir par des
voies officielles, y compris par l'Académie des Sciences de l'URSS. Or
il n'est pas venu, je suis allé exprès à Vienne rencontrer mon ami le
vice-président de l'Académie des Sciences de l'URSS pour lui dire qu'il
était en train de me faire perdre la face, qu'il fallait qu'il vienne !
Vers Pâques, j'ai reçu d'Italie une lettre de ce collègue qui me
suppliait de le croire, qu'il ne refusait pas de venir, mais que
c'était ces imbéciles chez eux, ces hommes de l'appareil qui l'en
empêchaient. Et pourtant je suis l'un des trois fondateurs du Centre de
Recherche Sociale de Vienne, seul endroit où l'on peut faire des
recherches conjointes entre les pays de l'Est et les pays de l'Ouest.
J'ai commencé ma carrière à Columbia, à New York où j'ai enseigné après
l'agrégation. Dès que j'ai trouvé un moyen de transport pour retourner
aux Etats-Unis, en 45 - ce devait être un transport de troupes -, ma
première visite a été pour la Fondation Rockefeller. Elle a énormément
aidé la France, dans le domaine des sciences sociales, grâce à Bouglé,
en 1919. Je leur ai demandé de nous donner des collections de revues et
d'envoyer à la Faculté de Bordeaux où j'étais professeur un Américain
qu'ils payeraient. Je voulais faire venir Everett C. Hughes de Chicago,
qui parle français ! Les gens de la Rockefeller n'ont pas voulu me
donner un Américain, mais ils m'ont donné 80 dollars pour aller à
Québec, ce qui suffisait à l'époque, pour demander au Recteur de
l'Université Laval qu'il détache un Canadien français formé aux
Etats-Unis. J'y suis allé et Jean-Charles Fallardeau, élève de Hughes,
justement, est venu à Bordeaux. Après cela, deux années de suite, j'ai
eu un américain Theodore Caplow qui se trouve à la tête de
l'Association Tocqueville. Il n'y avait pas encore de professeur
associé, il fallait que ce soit la Fondation Rockefeller qui les paye.
Je suis sûr que je suis le premier à avoir fait venir ces affreux
étrangers, ces horribles yankees, en France !
A propos de la création de la licence de psychologie sociale...
Il faut dire que j'ai été aidé par Daniel Lagache qui mérite d'avoir son nom dans tout ça !
Vous
avez tout de suite évoqué le mélange des commissions du CNRS qui
réunissaient des gens de disciplines variées : est-ce que ces
commissions ont joué un rôle, même indirect, dans la création de cette
licence ?
Non, je ne crois pas. Les hommes qui étaient là étaient tous des
universitaires et ne se seraient pas opposés. Un homme comme le doyen
Davy, qui n'était pas un homme aux idées très larges, n'a pas fait
d'opposition. Les philosophes n'ont pas fait opposition non plus.
J'étais professeur à Bordeaux de ce qu'on appelait "Sciences sociales".
Sur les trois heures par semaine que je devais faire, j'ai commencé,
dès 47, à faire un enseignement de psychologie sociale. On m'avait
confié la morale, mais au bout de deux ans, j'ai dit que j'étais
incapable d'enseigner la morale ! J'ai enseigné à Bordeaux, sous le nom
de sociologie, la psychologie sociale, comme d'ailleurs Kleinberg chez
lui.
Etait-ce très courant qu'un enseignement nouveau se fasse en province plutôt qu'à Paris ?
Bordeaux a été l'université de Durkheim et a une longue tradition de
spécialisation en sciences sociales. Quand Durkheim est venu à la
Sorbonne, il n'y avait pas de chaire de sociologie, on lui a donné la
chaire de pédagogie, mais il a fait de la sociologie aussi. La
sociologie s'est introduite dans l'Université et dans la Recherche
d'une manière quasi subreptice...
Si vous deviez dire de quelle grande réussite au CES vous êtes le plus satisfait, que diriez-vous ?
Ma plus grande réussite au CES a été de persuader Jean Coulomb d'y
installer un ordinateur. C'était important que les gens qui faisaient
essentiellement des monographies, de la recherche de terrain, sachent
utiliser les données de terrain mathématiquement. C'est à mon
initiative qu'ils le doivent, au fait que Jean Coulomb a compris qu'il
fallait utiliser un petit cagibi pour y mettre un ordinateur, prendre
un collaborateur technique, qui débutait dans la technique, et le
mettre à la disposition de ses camarades pour "jouer", comme disait
Coulomb, avec eux. Il est très probable que je n'aurais pas pris toutes
ces initiatives si je n'avais pas fait quelque chose qu'on a appelé
l'IFOP, qui a beaucoup changé depuis, mais qui a été alors une
organisation de pointe.
Nous avons calculé à un certain moment le nombre des premières que nous
avons faites ; parmi toutes ces premières, il y en a une qui a coûté
très cher à l'IFOP : persuader la société IBM de programmer les
premières analyses factorielles. Ca leur a pris trois mois. L'IFOP a
payé.
Si vous vouliez une définition de ma vie, ce pourrait être que j'ai été
payé essentiellement à ne rien faire, j'ai fait énormément de choses
gratuitement. L'IFOP ne m'a jamais enrichi, car ce n'était pas ce que
je voulais.
La mécanographie est également une chose à l'origine de laquelle je
suis aussi. En juin 45, j'ai été chargé d'organiser une mission
militaire de récupération de trieuses-compteuses IBM en Allemagne. J'ai
ramené des machines. Par un travail presque d'"intelligence", j'ai
découvert l'endroit où les allemands avaient caché les pièces de
paralysie de ces machines. Quand j'ai eu ces machines que j'ai ramenées
de Stuttgart avec un camion militaire, j'ai découvert la cave, le
souterrain dans lequel, très loin de là, au bord du Lac de Constance,
les pièces de paralysie étaient cachées. Dans une fromagerie qui
travaillait dans le Wurtemberg pour les avions allemands Heinkel, j'ai
retrouvé la machine électrique qui seule pouvait faire marcher ces
machines IBM.
Je vais vous montrer ce qu'a produit la première analyse factorielle
que j'ai faite à la main. J'ai profité d'une enquête d'opinion pour
faire l'enquête suivante : je vous propose sur un plateau un certain
nombre de boissons : cognac, armagnac, bénédictine,..., il y en avait 9
ou 10. Je demande quelle est celle que vous ne prendrez sûrement pas,
mettons le rhum, qui prendra le numéro 9 ou 10, et celle que vous
prendrez sûrement, mettons le cognac, qui prendra le numéro 1. Je les
enlève, il en reste 7 ou 8, je fais le même demande et ainsi de suite.
J'obtiens un rang pour chacune de ces liqueurs et un tableau pour la
personne interrogée. J'interroge 10 000 personnes et cela me donne une
énorme matrice. IBM a ensuite calculé toutes les corrélations deux à
deux. Ces corrélations, c'est la longueur de chaque vecteur multipliée
par le sinus de l'angle qu'ils forment. A partir de là, nous trouverons
quel est le facteur principal : on attachera une certaine valeur à
chacune de ces liqueurs et on aura en trois dimensions une image des
relations entre les différentes liqueurs chez les Français ainsi que le
sens de chacun de ces facteurs. Il est clair que dans une certaine
dimension (la verticale ou l'horizontale), la position des différents
points est liée au fait que c'est du doux ou du fort, dans la deuxième
dimension la position est liée au prix, dans la troisième dimension la
position est corrélée très fortement avec les variations régionales de
certaines de ces boissons. Ce que je voulais, c'était avoir un logiciel
qui me permette d'étudier d'autres choses. J'ai donc étudié de la même
manière la corrélation chez les parisiens entre les différents
spectacles, le cirque, le théâtre, le cinéma, les concerts, etc. J'ai
obtenu des valeurs et j'ai constaté que un seul quadrant de l'espace de
ce cube était occupé : ce qui veut dire que ceux qui vont au cirque
vont aussi au théâtre, au concert, mais plus ou moins. J'ai trouvé là
une méthode d'analyse puissante.
C'était au moment où on était envahi par un individu qui faisait ce
qu'il appelait des analyses de motivation. Ce type, qui était du Nord
de New York, sur l'Hudson, a conduit les établissements Ford à
construire une voiture, qui s'appelait l'"Edsel" qui ne s'est jamais
vendue car les études de motivation ne conduisent à rien. Il avait
demandé comment devait être la couleur, la forme, le système des
portes, etc., et avec ça il avait construit la voiture idéale. Mais la
voiture idéale ne s'est pas vendue ! Je lui avais dit que je n'avais
confiance que dans les études quantitatives, que je me méfiais des
études qualitatives. J'ai fait avec lui quelques études qui n'avaient
pas d'application pratique immédiate, mais celle qu'il a faite avec la
plus grande application pratique a été l'"Edsel" qui a été un flop
total.
L'IFOP était un véritable laboratoire de recherches : nous avons fait
une vingtaine de premières. Notamment, à titre expérimental, une étude
pour savoir quels seraient les encombrements et à quelles heures aux
différentes portes de Paris. On a demandé à la Gendarmerie de nous
donner les résultats. Ça ne correspondait pas du tout avec ce que nous
avions trouvé, mais au premier péage, c'est-à-dire à une demi-heure, ce
qu'on avait trouvé sur les portes s'est produit très exactement là ! Le
système est utilisé maintenant pour prévoir les embouteillages.
Tout ça est tellement amusant à faire ! C'est ça que j'appelle de la sociophysique !
Vous avez beaucoup joué !
Mais je n'ai fait que ça toute ma vie !
Votre passage au CNRS est-il aussi chargé de pareils souvenirs ?
Ça m'a laissé de très agréables souvenirs, parce que je laissais aux
gens imaginer leur recherche. Ils ont fait des quantités de recherches
qui ont été publiées. C'est d'ailleurs moi qui ai créé la Revue
Française de Sociologie. Avant, ils publiaient une vague feuille
ronéotée ! Ce dont avaient besoin les chercheurs, c'était de pouvoir
publier des articles. L'Année Sociologique, par exemple, ne paraissait
qu'une fois par an et ne publiait que des mémoires !
Dès le mois de juin 39, j'ai publié une revue qui s'appelait Sondages,
qui a été interrompue par la Guerre puis qui a repris jusqu'à ce qu'en
79 je me sépare avec éclat de l'IFOP pour des raisons déontologiques.
Nous étions cinq et trois de mes partenaires n'ont pas voulu mettre à
la porte un type qui avait donné des résultats faux à un ministre,
parce que les résultats qu'il avait trouvés ne lui plaisaient pas !
Quand je lui ai demandé de démissionner, il m'a dit que c'est moi qui
partirais, et quand j'ai vu que les autres ne voulaient pas le mettre à
la porte je suis parti. Jusqu'en 79 j'ai travaillé là avec joie, en
trouvant des tas de choses dans toutes sortes de domaines.
J'ai eu dans ma vie à faire marcher ensemble divers instituts dont, par
exemple, l'Institut des Sciences Sociales du Travail qui était gouverné
à la fois par l'Université de Paris et le Ministère des Affaires
Sociales.
J'ai demandé aux chercheurs du CNRSde calculer le prix de revient d'une
recherche, qui coûte un certain prix et prend un certain temps : eh
bien je n'ai jamais pu l'obtenir ! Au CNRS, on est payé à la fin du
mois, on n'a pas d'inquiétude. Les chercheurs au Cnrs ne sont pas non
plus préoccupés par le temps : je leur demandais un calendrier, mais
ils en étaient incapables et ne tenaient jamais les délais qu'ils
avaient promis verbalement.
Faisant marcher côte à côte l'IFOP et le CES j'ai très franchement été
plus ou moins déçu par le CES. Un fonctionnaire n'est pas un type qui
travaille dans une entreprise qui doit gagner son pain. C'est un fait.
Il est sûr que la privatisation du ramassage des ordures dans Paris,
inventée par Chirac, coûte beaucoup moins cher que le service
municipal. Chez les américains, les prisons privées coûtent moins cher
que les prisons d'Etat...
N'y a-t-il pas eu le lancement de recherches sur contrats au CES vers la fin des années 50 ?
Oui, mais c'étaient des petites recherches et il n'y en a pas eu
beaucoup. Je crois que ce serait à encourager, mais je ne suis pas le
Directeur Général ! Et je n'insisterais certainement pas auprès de
Jacques Lautman, que je connais bien par ailleurs : j'étais le camarade
de son père, j'ai passé l'agrégation avec sa mère, il a fait sa thèse
avec moi...
Vous avez donc trouvé que les recherches sur contrat au CNRS, c'était peu...
Je n'en sais rien... Je ne suis pas un politique. J'ai créé un autre
institut : l'Institut d'Etudes des Comportements dans les Catastrophes,
qui a travaillé en liaison avec les pompiers... On a eu quelques
difficultés et Haroun Tazieff est arrivé pour s'occuper des
catastrophes. On lui a présenté ce qu'on faisait : Tazieff n'en avait
rien à faire, des comportements humains ! Tout récemment, le problème
s'est reproduit à l'Institut de France où le Chancelier s'inquiète
beaucoup du fait que si on met une bombe, on n'a pas les crédits
suffisants pour réparer la Coupole... Je lui ai montré qu'il y avait
aussi le problème des victimes, qu'il fallait penser aux portes, au
grand portail à ouvrir ! Le Chancelier considérait la chose impossible,
le grand portail ne peut s'ouvrir que pour le Président de la
République ! Il y a eu un grand dégagement la semaine dernière pour
Louis Pauwels, et on était tout prêt à ouvrir le grand portail s'il y
avait eu une bombe...
Le Centre d'Etudes Sociologiques a failli avoir un contrat avec le
maire de Fréjus : le barrage de Malpasset a cédé et a fait beaucoup de
victimes. Le maire est venu me voir : il recevait énormément d'argent,
les gens croyant bêtement que ça allait recommencer, alors que le
barrage était encore par terre, et il m'a demandé d'étudier la
meilleure manière d'utiliser tout cet argent. Très vite, le Maire a
trouvé un autre emploi à cet argent et nous n'avons pas fait l'étude.
Est-ce que le CES a été amené à faire des études pour le compte du CNRS, avec pour client le CNRS ?
Le meilleur exemple que je puisse donner, c'est que c'est le CES qui a
fait la partie sociologie du Bulletin Analytique. Car il s'agit là du
personnel technique. On peut lui demander de faire telle et telle chose
et il le fait volontiers. C'est la Bibliothèque qui a fait ça, et très
bien. La bibliothèque a été dirigée par Lucienne Thomas, ensuite par
Madame TCHEP (?), c'est une bibliothèque qui marchait très bien, les
bibliothécaires connaissaient bien leur fonds et leurs clients, mais on
vient de la noyer dans la bibliothèque générale de la rue Pouchet et
c'est regrettable.
Je n'ai pas désigné mes successeurs parce que ça ne se fait pas: on
voudrait que son successeur soit comme soi et ce n'est pas
nécessairement désirable. On laisse choisir ceux qui auront ces gens-là
soit comme chef, soit comme collègue.
Vous
avez déclaré votre intention de quitter le CES en 67, un an avant la
grande crise de 68, vous avez donc dû pouvoir la regarder avec un
certain recul...
Oui, je disais qu'il y avait des gens qui pouvaient me remplacer.
J'avais fait désigner Naville comme Directeur adjoint. Ca ne
l'intéressait pas beaucoup, mais je pensais qu'il aurait pu être un bon
directeur. Nous n'avons pas exactement les mêmes idées politiques lui
et moi, mais qu'est-ce que ça peut faire : j'ai confiance dans Naville,
c'est un homme intelligent, intègre qui a fait de très bonnes choses.
C'est Raymond Boudon qui a pris la suite, mais ça ne l'intéressait pas
beaucoup non plus ! C'est une illusion de croire que chacun désire
diriger ! On m'a entraîné chaque fois à diriger. Il n'y a qu'une chose
que j'ai dirigé volontiers, parce que je l'ai choisie et que je suis
mon maître, c'est l'IFOP. C'est une façon d'être quelqu'un, un type de
personne ! Ce doit être décevant pour vous !
Pas
du tout, mais cela laisse un certain sentiment de flou sur le plan de
la vie de l'institution : on a du mal à percevoir la place d'un homme
comme vous dans un CNRS qui devient de plus en plus administratif,
rigide...
Ça c'est regrettable !
Il y a eu en 1966 la création d'une Direction Administrative et Financière qui a fait, je crois, pas mal de remous...
Vous parlez de Monsieur Lasry. Je l'ai bien connu. Il a compris qu'il
ne devait pas me mettre des bâtons dans les roues, que je ne me
laisserai pas faire. J'ai eu avec lui des conversations et je lui
disais que ma démission était toute prête qu'il n'avait qu'à me
remplacer... Ce n'était pas une menace, c'était une proposition !
Braudel me faisait des quantités d'offres, au moment de la
transformation de la VIème section, mais je lui disais que je ne
pouvais pas accepter : je suis un homme indépendant, un homme libre.
J'étais bien où j'étais ! Il a pris des gens au CES et il a bien fait.
L'IFOP a été la seule institution de sondage, jusqu'à la création de
l'autre, la Sofrès, vers 56. Mes collaborateurs se sont alarmés de voir
arriver un concurrent. Mais je leur ai expliqué au contraire que
c'était un confrère, que c'était très bon qu'on soit deux ! Les gens se
contrôleront les uns les autres. Que des gens quittent le CES pour
aller à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, je trouve ça
très bien : c'est bien d'essaimer !
Il y en a - et ce ne sont pas ceux-là - qui voudraient détruire le
Centre d'Etudes Sociologiques pour eux-mêmes. Mais là je m'oppose : je
n'aime pas qu'on assassine son père.
Le champ est si immense qu'il y a de la place pour tout le monde. Il
m'est arrivé d'avoir des étudiants qui faisaient une thèse avec moi et
qui s'inquiétaient de ce qu'un autre étudiant déposait avec quelqu'un
d'autre un sujet sur le même domaine. Je les rassurais: il ne ferait
sûrement pas le même travail, on aurait ainsi deux choses parallèles
qui ne se rejoindront pas. Il n'y a pas de chasse gardée. C'est un de
mes principes et à cet égard je suis un mauvais directeur !
Pour vous la conservation d'une institution n'est pas une fin en soi...
Je ne suis pas du type que les psychanalystes appellent "anal",
c'est-à-dire celui qui est constipé, celui qui garde tout!
Pouvez vous me parler de la linguistique?
On pense en dehors de sa langue. Les gens qui ont critiqué
l'enseignement du latin n'ont pas compris quelle était la fonction du
latin, de la même manière qu'on ne comprend pas quelle est la fonction
des mathématiques. Ce sont des formations du caractère : par exemple,
dans les khâgnes, on vous fait toujours faire des choses impossibles à
faire, ce qui forme à la vraie vie, car toute sa vie on doit faire des
choses qui sont impossibles, pour lesquelles on n'a pas le temps, pour
lesquelles on n'a pas les moyens. Avec les mathématiques on vous
apprend un certain niveau d'attention, d'attention très aiguë.
Quand on lit une page littéraire, on peut sauter un mot. Le linguiste
Sapir a montré que les langues sont infiniment redondantes ; il prend
l'exemple suivant : illa formosa puella quae venit : illa veut dire un
féminin singulier, formosa est aussi un féminin singulier et, comme
illa, il va être sujet du verbe, puella c'est la même chose, quae va
renvoyer au sujet, il n'y a que venit qui apporte quelque chose de
nouveau. En lisant une page d'écriture courante sans s'en rendre
compte, on saute des tas de mots.
Dans les mathématiques c'est le contraire : tout compte. Chaque signe,
chaque opérateur : un +, un petit 2, une barre doivent tous être
regardés. Ce qui est pédagogique dans les mathématiques c'est juste le
contraire de ce qui est pédagogique dans le latin et ça se complète
pour former quelqu'un qui sera capable, quand il parle, d'être un
automate dont le corps sait très exactement où il va aller. Ces
automatismes sont une économie de pensée. Enseigner des mathématiques à
ceux qui n'en feront pas, c'est pédagogique. Tout ça n'est absolument
pas compris par ceux qui disent qu'ils sont des pédagogues, ils ne
savent pas ce qu'ils font !
Ne
pensez vous pas que la science de la langue, la linguistique, et la
sociologie, toutes deux "sciences" relativement récentes, ont largement
profité l'une de l'autre ?
Je crois que la linguistique a raté son affaire. Il se trouve que je
suis l'un des rares qui ai lu le De Linguae Latina de Varon. Je l'ai lu
dans un exemplaire de l'an 1805, à la Bibliothèque de la Sorbonne. Il y
avait des pages qui m'intéressaient qui n'étaient pas rognées : je me
suis permis d'écrire au crayon : cette page a été coupée en 1957 !
Varon est le père de notre grammaire, c'est un ignorant encyclopédique,
il connaît toutes les langues du monde, c'est-à-dire le grec et le
latin, et il a conçu un système selon lequel il ne peut y avoir que
trois personnes et que trois temps. Il s'est trompé et Benvéniste a mis
le doigt sur un point : il y a deux premières personnes du pluriel
qu'on trouve dans le malais, et dans quelques langues je peux dire nous
par opposition à vous, ou bien nous : vous et moi. Le japonais n'a pas
de déclinaison mais il conjugue les adjectifs : l'adjectif du présent
n'a pas la même forme que l'adjectif du passé. Il n'y a pas de futur en
japonais, le futur est un incertain et le japonais a un incertain dans
le passé qui s'exprime par le futur... La linguistique a raté son
affaire parce qu'elle ne s'intéresse pas à un certain nombre de choses
que j'ai écrites dans un petit livre de psychologie sociale. Etienne
Gilson m'a d'ailleurs écrit que les pages les plus intéressantes
étaient celles sur le langage. J'y écris qu'il y a toutes sortes
d'aspects de l'utilisation du langage : penser que le langage est fait
pour dire quelque chose est une illusion : il y a des ordres, des
prières, qui ne sont pas une information, il y a le langage utilisé par
deux personnes qui se connaissent bien et il y a le langage utilisé à
l'atelier le matin où le contenu de ce qu'on dit est convenu. Le
psychologue social voit la langue d'un point de vue que les linguistes
ont totalement négligé. Il y a là un champ immense à explorer qui
exprime toutes sortes de nuances de rapports interpersonnels. La
linguistique s'est coupée des parlants, elle ne s'occupe que du parlé.
Qu'est-ce qui vous a poussé à passer de la philosophie à cet intérêt aussi précis pour l'humain ?
Je vais vous le dire : j'ai fait un Diplôme d'Etudes Supérieures qui
portait sur ce qu'on appelait à l'époque la psychologie de la réclame.
On devait faire ce diplôme avant l'agrégation et mes camarades m'ont
dit que c'était de la folie et que ça ne me servirait à rien ! Mais ce
qui m'intéresse, moi, c'est ce qui détermine la volonté, chapitre de la
psychologie qui a mal été exploré, l'acte volontaire. Or un acte
volontaire particulièrement caractérisé est celui qui consiste à mettre
la main dans la poche, à sortir un peu d'argent en échange d'autre
chose. Je voudrais bien comprendre ce qui se passe là, et pour ça je
vais voir comment les "réclamistes", qu'on appelle maintenant les
publicitaires, s'y prennent pour essayer de déterminer cet acte : ça me
renseignera sur cet acte. J'ai donc fait un diplôme avec Bouglé qui
voulait le publier. Mais je n'ai pas voulu parce que j'avais découvert
qu'il y avait en Angleterre des gens qui faisaient des études de
marché. Avec les études de marché on peut avoir les documents qui
permettent de comprendre comment fonctionne cet acte volontaire. J'ai
donc dit à Bouglé que je voulais faire une thèse avec lui sur la
propagande. Pour lui cela signifiait manipulation de l'opinion, mais
pour moi il s'agit de l'opinion, simplement. Le mot propagande qu'on
emploie maintenant librement en anglais, c'était encore dans les années
trente un mot insupportable, sale, de la même manière que le mot
horrible de "socialist", voire même de "liberal" ! Cela parce qu'après
la Réforme le Vatican a créé un comité "De propaganda fide". Propaganda
en anglais est devenu dès lors une sorte d'insulte, jusque vers ces
années-là.
Il s'est trouvé qu'en sortant de l'agrégation j'ai été "snatché" par un
doyen d'une faculté de Columbia qui m'a emmené parce qu'il voulait
montrer un objet rare chez eux : un normalien. Mes camarades me
disaient que je faisais une erreur d'aller là-bas enseigner à des
ignares ! Je suis probablement l'un des rares européens qui, allant
enseigner, soit devenu élève. J'ai découvert ce que je faisais, j'ai
découvert la mot de psychologie sociale qui avait vaguement été utilisé
par Tarde, mais dans un sens différent. Cela avait un sens assez précis
bien que ce ne soit que plus tard, en 55, qu'ils ont eu leur première
chaire de psychologie sociale. J'avais à ma disposition la bibliothèque
de ce College et de l'Université. C'est là que j'ai lu la thèse de
Gallup, dactylographiée ! Ce sont vraiment les Américains qui m'ont
découvert ce que je ne savais pas que je voulais faire. Rares sont les
gens qui savent qu'ils veulent faire quelque chose et qui le font !
Mon génie à moi c'est Gauss. Il a fait des choses bien plus importantes
que la fameuse courbe. Il ne publiait pas ce qu'il trouvait, il
attendait en disant que d'autres les découvriraient. Ils lui envoyaient
leurs découvertes et il disait "bravo, vous avez trouvé ça, c'est
merveilleux", alors qu'il l'avait trouvé depuis longtemps ! C'est lui
qui a trouvé les géométries non euclidiennes et on ne lui en fait pas
hommage, alors qu'on a les textes manuscrits ! Je vais vous raconter
une chose que je voudrais que tous les petits Français qui ont un peu
d'instruction connaissent. Le petit Gauss a neuf ans, il est en classe
primaire, l'instituteur donne un exercice : calculer le total que font
les soixante premiers nombres entiers. Au bout de quelques minutes le
petit Gauss arrive : 1830 ! L'instituteur lui demande étonné comment il
a fait. Il répond que c'était très facile : 1+60 ça fait 61, 2+59 ça
fait 61, 3+58 ça fait 61, il y en a 30 comme ça, alors j'ai fait 30
fois 61, ça fait 1830 ! L'instituteur l'a envoyé à l'Université, sans
doute celle du Hanovre, et très vite le petit Gauss a commencé à faire
avec les professeurs de mathématiques des choses qui étaient chaque
fois des inventions et il a continué toute sa vie ! C'est lui qui a
inventé la méthode des moindres carrés que nous utilisons ici toutes
les heures ! Il a fait aussi des découvertes en physique... A mes yeux
Gauss est au sommet des grands mathématiciens.
L'histoire des gens qui font de la science est une histoire incroyablement instructive !
Celle
des gens comme celle des institutions. Une question étant de savoir si
une institution comme le CNRS a permis réellement les découvertes qu'on
en attendait
Je vais vous répondre par l'anecdote
suivante : Michel Matarasso a failli être une victime de ce méchant
Gurvitch, heureusement je l'ai sauvé : il voulait faire une thèse sur
le gaspillage, je lui ai montré les cotés positifs du gaspillage. Le
problème, c'est la quantité admissible de gaspillage. D'ailleurs je
suis pour le gaspillage, c'est pourquoi je suis pour le CNRS !