Après l'École Normale Supérieure, je suis passé par l'École
française d'Athènes avant de poursuivre l'ensemble de ma carrière
universitaire à Lyon où je suis resté durant 46 ans et demi.
J'ai découvert le CNRS en 1950, quand les commissions étaient encore
de petites commissions. J'étais le "bébé" au milieu de ces vieillards
barbus que j'ai remplacés maintenant. Parmi les douze ou treize membres
de la commission, il y avait quelques jeunes élus comme moi, parce
qu'il en fallait bien quelques-uns pour donner confiance à la
vieillesse ! Le fonctionnement en était assez simple. Dans la
commission des Antiquités classiques, l'actuelle section 39, se
trouvaient deux vieux messieurs qui ne s'aimaient pas beaucoup, Charles
Picard et Charles Dugas ; à la fin d'une séance, chose qui ne se
verrait plus de nos jours, ils se sont aperçus qu'il restait un certain
nombre de postes qu'ils avaient oublié de distribuer. Picard qui
présidait dit alors : "Charles, si tu veux un collaborateur technique,
il y en a un, tu peux le prendre !". Voilà comment cela se passait ! Le
fonctionnement en était très doux, il mobilisait peu de gens et ne
durait qu'un après-midi. On répartissait les crédits, le président de
la commission transmettait les résultats de la délibération à monsieur
Gabriel. Puis, on vous faisait ouvrir un compte courant sur lequel,
durant toute l'année, on versait des sommes qui n'étaient pas énormes !
La gestion était extrêmement simple : à la fin de l'année, on faisait
un état des dépenses et on envoyait des quittances ; et c'était réglé !
À cette période, l'administration du CNRS était extrêmement simple :
j'ai eu une première formation de recherche, qui s'appelait équipe
associée, autour de 1958 ou peut-être 1960 ou 1962. C'était l'ERA 60.
Cela s'est compliqué peu à peu. Quand je parle de la commission des
Antiquités classiques, il s'agit en fait de beaucoup plus que cela, de
la section littéraire pour l'Antiquité ; néanmoins, il y avait beaucoup
de domaines concernés et très peu de chercheurs. On a commencé à
vraiment entrer dans le jeu quand Michel Lejeune est arrivé. Il y avait
un directeur général et un directeur adjoint pour les Lettres. Michel
Lejeune a été le premier directeur adjoint.
Avez-vous connu Jamati ?
Bien sûr mais il n'y avait pas encore d'équipes associées à son époque. Elles sont apparues avec Michel Lejeune.
Jamati a été un très grand bonhomme. Il a mis sur pied l'ensemble de
l'administration et s'est arrangé pour que les sciences humaines ne
soient pas complètement oubliées. Parce qu'à l'origine, il faut bien le
dire et peut-être encore maintenant, les sciences humaines sont venues
là par hasard, on n'y avait pas pensé ! Ca s'appelait d'ailleurs les
Lettres et les Arts. C'est ensuite avec Michel Lejeune qu'elles ont
pris un grand départ. Le directeur général était alors Dupouy avec sa
gestion débonnaire.
Avant la création des équipes associées, il n'y avait que des aides
individuelles. Quand Lejeune est arrivé, il y a eu ce phénomène très
important qu'a été la création des laboratoires propres. Je me rappelle
ce tollé parmi mes nobles maîtres qui protestaient véhémentement car,
pour avoir une aide du CNRS, on leur demandait les frais de leur
laboratoire. Évidemment, jamais ces messieurs des Lettres et des Arts
n'avaient pensé qu'ils auraient un "laboratoire", terme qui pour eux
signifiait des cornues, des machines énormes, etc. et eux n'avaient pas
besoin de cornues ! Il y a eu, dès le départ, cette sorte de crispation
qui a rendu l'intégration assez difficile, particulièrement du fait des
littéraires. Michel Lejeune, qui a une habileté extraordinaire, a
réussi à faire avaler ces pilules, qui n'étaient pas amères du tout et
qui étaient essentiellement une affaire de vocabulaire, à des gens qui
avaient été élevés dans cette "idéologie", si j'ose dire.
Ensuite cette maison a beaucoup grossi. Les sciences se sont divisées,
subdivisées et se sont bien établies, fixées sur ces laboratoires
propres qu'elles avaient créés. Heureusement d'ailleurs, car vu l'état
de l'administration universitaire, la recherche ne pourrait pas exister
actuellement s'il n'y avait pas le CNRS. Et cela particulièrement dans
nos disciplines. C'est une illusion extraordinaire de certains
syndicats universitaires que de croire que tout irait mieux si on
reversait les sciences humaines dans l'université, étant donné
l'incapacité de l'université, même celle de Paris, à s'administrer
elle-même et à connaître même ses besoins. Ce serait une catastrophe.
J'ai lu avant les élections des projets qui me rendaient pantois : ou
bien ceux qui faisaient ces projets ignoraient tout de la recherche ou
bien ils étaient de mauvaise foi ou bien ils étaient sans savoir !
Quand cette subdivision s'est opérée, on a vu apparaître dans les
sciences humaines de nouvelles sections. Il faut bien reconnaître qu'il
y a des disciplines qui ne font pas de recherche. Si les juristes
m'entendaient, ils ne seraient certainement pas d'accord, mais il n'y a
qu'à peine deux ou trois unités de recherche juridique. Les économistes
se sont découvert des moyens scientifiques nécessaires, ce n'est pas
pour autant que leurs prévisions sont plus exactes !
Il y avait toute une partie qui concernait ce que l'on pourrait appeler
les sciences ou disciplines philologiques et historiques, ce qui
correspondait autrefois aux humanités. Là-dessus s'est greffé un
certain nombre d'autres disciplines que j'ai vues naître et fructifier,
malheureusement pour les étudiants, les disciplines des sciences
sociales. Ces disciplines des sciences sociales ont été, et pour
l'université et pour le CNRS et pour les chercheurs, une calamité,
parce qu'elles ont grossi sans armature de discipline. La sociologie,
par exemple, bien qu'elle soit sans doute nécessaire à notre époque,
est devenue une énorme section. Elle a grossi avec l'intégration des
hors statuts en 1977, et maintenant elle est fichue pour 20 ans ! Et
cela d'autant plus que l'armature universitaire de ces disciplines
n'existe pas ou très faiblement. Je connais bien deux universités en
France : Lyon II et Paris IV, université entre toutes célèbre. Je crois
bien qu'ils n'ont pas de sociologie à Paris IV, sinon Bourricaud qui
n'est pas du tout négligeable... Mais ce sont des disciplines qui sont
nées par scissiparité, se détachant de la philosophie. J'ai vu le
professeur de la faculté des Lettres de Lyon, qui a été successivement
professeur de philosophie donc de morale et de sociologie, puis
professeur de sociologie et qui a fini par ne plus s'occuper que des
sociologues et quels sociologues ! Une meute extraordinaire qui a
répandu tout son mécontentement, un mécontentement justifié, en 1968.
Il y a eu aussi des disciplines comme la géographie qui se sont bien
développées. Au CNRS, c'est mon vieux Sanlaville qui à la dernière
session a laissé partir sa commission. Je lui avais conseillé la
prudence, mais il a été un peu imprudent et Madame Niéva a bien sûr
chargé avec tous les bataillons et cuirassiers... Lautman en veut un
peu à Sanlaville, je lui ai dit qu'il avait tort parce que Sanlaville
est un homme merveilleux, un géographe sérieux -ils ne le sont pas
tous-, de terrain, qui a été directeur de la Maison de l'Orient depuis
que j'en suis parti, en 1974.
Donc il y a eu ce départ à Lyon, avec l'ERA 60 "Antiquité grecque"
sous Michel Lejeune. Cette équipe recouvrait deux choses, la
littérature grecque et l'épigraphie grecque. Elle a été la seule en
France pendant très longtemps. Les bouleversements de 68 n'ont pas
affecté la province, ni notre équipe. En 1972, il s'est trouvé que par
hasard, je connaissais à la fois à la tête du CNRS, le directeur des
relations culturelles (un de mes anciens élèves), le directeur du CNRS,
Hubert Curien et le directeur administratif et financier, Pierre
Creyssel. On a monté ensemble un projet, pour répondre à l'un des maux
majeurs de ces disciplines, à savoir la dispersion. J'avais pour ma
part réussi un premier regroupement à Lyon, où l'on trouvait des
latinistes, qui ne s'entendaient pas forcément avec les hellénistes,
parce qu'il trouvaient que les hellénistes leur faisaient de l'ombre ;
il y avait des archéologues classiques, c'est-à-dire qui faisaient de
l'archéologie monumentale ou sculpturale et qui n'avaient pas fait
beaucoup de terrain ; et cinq bibliothèques qui tenaient toutes sur la
Grèce, Rome et pour mon malheur - car il m'a souvent été reproché
d'avoir abandonné l'hellénisme, ce qui n'est pas vrai - l'orientalisme
et l'égyptologie. On s'était donc dit, avec Jean Sirinelli et Hubert
Curien, puis avec Pierre Creyssel qui est arrivé un peu après, que si
on regroupait toutes ces bibliothèques, si on coordonnait les achats,
si on mettait à la disposition de ces bibliothèques des moyens communs,
cela pourrait donner naissance à quelque chose d'efficace.
J'ai
eu une chance inouïe car il y avait alors à Lyon un recteur
complètement immobile, Monsieur Pierre Louys, un homme charmant,
délicieux et très courtois qui a fait sa carrière par le silence et
l'inactivité et qui a fini conseiller d'État. Il avait une vertu : il
laissait faire. Ce à quoi je tenais, c'était à ne pas m'en aller trop
loin de la Bibliothèque Universitaire. Il y avait un vieux hangar
désaffecté dans le quadrilatère de l'ancienne université des sciences,
au coeur de Lyon, tout à côté de l'autre université. C'était un hagard
dans lequel il pleuvait beaucoup et qui avait servi pour des travaux
pratiques de chimie. J'ai réussi à le kidnapper. Cela s'est bien passé
parce que personne ne l'a su, sans quoi on aurait ouvert la porte à
toutes les jalousies du monde. Jean Sirinelli, alors directeur de
l'Enseignement supérieur d'une part, Pierre Creyssel de l'autre par
l'intermédiaire de l'administration déléguée de Lyon ont permis qu'on
obtienne les crédits de l'Enseignement supérieur. Ainsi, ce n'est pas
le CNRS qui a payé mais l'Enseignement supérieur, qui nous a permis de
réaliser cette maison qui s'appelle maintenant Maison de l'Orient.
C'est alors qu'on m'a accusé d'avoir trahi la Grèce : à l'origine, elle
s'appelait la Maison de l'Orient Méditerranéen ancien, puis elle est
devenue la Maison de l'Orient Méditerranéen... Si les locaux ont été
payés par l'Éducation nationale, grâce à Jean Sirinelli, l'équipement
presque tout entier a été payé par le CNRS grâce à Pierre Creyssel.
C'est aussi en 1972 que vous devenez président du Comité Technique de l'Archéologie.
Oui, et c'est comme cela qu'ils m'ont piégé pour me faire venir à
Paris. Hubert Curien, alors directeur général, que je connaissais très
bien par son beau-père Dumézil et par lui-même, était convaincu que
pour opérer la conversion de l'archéologie humaniste à l'archéologie
scientifique, on avait besoin d'analyses. Il s'agissait de faire une
archéologie qui soit à peu près fondée sur les mêmes principes que
l'étude de la préhistoire, permettant de situer les objets dans leur
environnement et dans leur cadre antique. Pour cela, Curien m'avait
envoyé à Londres avec Jendé pour voir ce que les Anglais faisaient, eux
dont partout à l'étranger, et à la DGRST, on vantait les procédures.
Nous avons visité l'Institut archéologique de Londres qui était en
effet à cette époque un modèle. On a donc fondé le Centre de Recherche
Archéologique à Valbonne.
Entre temps j'avais été délégué au 6e Plan pour m'occuper de
l'archéologie : j'avais essayé de réaliser cette "cristallisation" des
équipes de manière à éviter la dispersion invraisemblable de moyens,
véritable gâchis. Dans le projet soutenu au 6e Plan, j'avais proposé
trois grands points d'appui : Paris, Aix-en-Provence et Lyon. Je suis
convaincu qu'on ne fera rien à Paris maintenant si l'on ne prend pas
une décision que j'avais voulu faire prendre il y a une dizaine
d'années : il faut construire à Paris, en particulier à Nanterre, où il
y a du terrain. Le 4e point d'appui était le Centre de Recherche
Archéologique. Il avait été lancé à l'initiative d'un grand monsieur
qui est mort maintenant, Henri Seyrig. Il nous avait réunis, avec
l'accord de Curien, dans l'ancienne salle Joliot-Curie où se trouve
maintenant le bureau du directeur des Sciences de la Vie. Nous étions
d'accord sur le principe, sur ce qu'il fallait faire, sur ce qu'il
fallait mettre à Valbonne, sur le fait aussi qu'il fallait amener au
Centre de Recherche Archéologique les gens qui voulaient y venir - et
c'est là que cela a dévié. Je pensais que pour que les gens travaillent
ensemble, il fallait qu'ils le veuillent d'abord et Seyrig était
d'accord avec moi. Nous étions donc d'accord sur le fait qu'il fallait
mettre des scientifiques à la disposition de l'archéologie et les loger
quelque part. Nous étions 18, il y avait Martin, Georges Vallée, Jean
Claude Gardin, Groslier, le Musée Guimet (c'était une archéologie qui
se voulait générale), peu de préhistoriens (c'est dommage, mais ils
sont venus par la suite et ont tout mangé comme partout, parce qu'eux
ils ont des "allures" scientifiques) et nous étions d'accord sur le
statut et sur les moyens à mettre en oeuvre. Il y avait peut-être eu
une illusion informatique de la part de Pierre Creyssel, mais il est si
intelligent... Il est d'un enthousiasme que les ans ne tariront pas et
sans lui rien ne se serait fait. Mais il y a un point sur lequel nous
n'avons pas été d'accord, et une fois de plus j'ai perdu ! Je
considérais que Valbonne était très éloigné, sur la ligne aérienne la
plus chère de France. J'ai été un mauvais avocat, et Jean-Claude Gardin
un très bon avocat et il le reste encore ! Seyrig, qui était un homme
extrêmement riche, pour qui l'argent n'est rien du tout, a apporté son
appui à Jean-Claude Gardin ; on a donc voté et nous avons été trois à
voter contre et les quatorze autres ont voté pour et on a implanté le
Centre de Recherche Archéologique à Valbonne.
Certes, il y avait beaucoup d'arguments en faveur de cette implantation
: le voisinage de l'École des Mines qui s'implantait là-bas et le fait
que Laffitte, directeur de l'École des Mines, et maintenant sénateur
des Alpes Maritimes, avait une épouse propriétaire de grands terrains
là-bas ! De plus, cela a été fait admirablement et les locaux de
Valbonne sont splendides, ce que l'on doit à Pierre Creyssel. Grégory,
alors directeur général, m'a demandé pourquoi on avait choisi ce lieu
et pas plutôt Orléans ?Je lui ai répondu que je ne voulais pas mais que
cela avait été le choix de la majorité. Cela a sûrement été un grand
handicap d'autant plus qu'à Nice, il n'y avait pas de support
universitaire alors qu'un peu plus loin, on trouve une ville
considérable par ses personnels et ses programmes : Aix-en-Provence. Il
y a une rivalité certaine.
Avec le Service d'Architecture Antique ?
Il ne s'appelle plus Service mais Institut de Recherche sur
l'Architecture Antique. C'est moi qui l'ai fait débaptisé avant de m'en
aller. Le vocabulaire a une importance considérable. Quand il
s'appelait service, les gens avaient l'impression que l'on frappait
pour demander quelque chose comme si on était chez l'épicier ! Le
nouveau nom a changé les choses.
La première chose que j'ai faite a donc été la construction à Lyon de
la Maison de l'Orient, avec l'appui de Pierre Creyssel, de Madame
Bonniffet et aussi de François Juilhet qui était directeur de recherche
détaché auprès de la Préfecture et a eu un rôle énorme. La deuxième
chose est donc le CRA.
Il y a eu d'autre part la Maison de la Méditerranée à Aix. Elle aussi a
été lancée par Pierre Creyssel. Là aussi, il y a eu des histoires
invraisemblables avec le rectorat et la préfecture pour des problèmes
de couverture, de garage, etc. On a perdu des années ! Cela s'est tout
de même fait ; et maintenant qu' il faut qu'ils travaillent, c'est
autre chose !
A Paris, quand nous étions au Plan, avec Jendé qui est mort bien trop
vite, nous avions pensé qu'on pourrait faire un Institut d'Art, non pas
une réplique, mais quelque chose d'assez semblable à ce qu'il y avait à
Lyon. Cela a été impossible ! On a tout de même réussi à réunir les
archéologues dans un même lieu mais cet Institut d'Art est fichu comme
l'as de pique, les quatre cinquièmes ne sont pas utilisables ; ce
pavillon de l'Exposition Coloniale n'était pas fait pour ça. D'autre
part, il y a ce fait terrible qu'à Paris, tous les professeurs se
considèrent comme étant au top niveau, et il ne peut y avoir
qu'égalité. Ils sont entassés comme des sardines à l'Institut d'Art, il
va falloir qu'ils s'en aillent. Dès 1975, il y a eu à Nanterre un
emplacement de 5000 mètres carrés, soit sur deux étages 10000 et sur
trois 15000, dans une ancienne cafétéria qui n'a jamais servi ! Il y
aurait de quoi faire, mais figurez-vous que les gens qui travaillent au
Quartier Latin ne peuvent pas prendre le RER !
Seyrig est mort trop vite lui aussi. Un jour où nous étions réunis
quai Anatole France, dans l'ancienne salle Joliot-Curie, on attendait
Seyrig et il n'est pas venu. Il a envoyé un télégramme disant
"impossible venir", il s'était cassé une jambe, "demandez soit à
Pouilloux, soit à Vallée de prendre la direction à ma place ".Vallée
qui était directeur de l'École française de Rome m'a dit : "Tu ne vas
pas me faire ce coup-là". La psychologie humaine est complexe,
peut-être au fond que je le voulais, que j'étais content, mais je ne
savais pas dans quoi je m'embarquais ! J'ai accepté et j'ai été
président du conseil d'administration du CRA pendant un certain temps,
deux ans et demi. À ce moment-là, Grégory est venu inaugurer la Maison
de l'Orient et m'a dit : "Pouilloux, maintenant que vous avez fait ça,
il faut faire autre chose !" On ne pouvait résister à Grégory ! Je lui
ai donc répondu que j'étais prêt à l'aider dans tout ce que je
pourrais, et il m'a embarqué.
J'ai été pendant sept ans avec
cette peuplade sauvage et désordonnée qui s'appelle les Sciences
Humaines. A mon arrivée, malgré mes vieux amis comme Jacques Le Goff ou
Vidal-Naquet, j'ai changé le nom du département. C'est de mon temps, en
1975, qu'on a créé les départements du CNRS. Auparavant, il y avait une
administration générale et un service qui s'occupait de tous les
laboratoires ; c'était Gabriel et son adjoint qui établissaient le
budget des laboratoires propres. Cette division en départements s'est
très bien passée dans l'ensemble parce que Gabriel a été d'une habileté
quasi diabolique. Mais moins bien pour les sciences humaines et
sociales, pour deux raisons. Tout d'abord, malgré ce que j'ai dit tout
à l'heure sur la division, je crois qu'il ne faut pas diviser. La bonne
idée qu'a eue Godelier, ou plutôt Chevènement, c'est qu'il faut réunir
absolument, parce qu'on est constamment en porte-à-faux. Lisle, qui
était directeur des Sciences sociales quand j'étais aux Humanités,
était un homme délicieux, mais c'était un homme du non concret si j'ose
dire, de l'abstrait, admirable quand il faisait un exposé théorique, et
je lui tire tous les chapeaux que je n'ai jamais portés ! Mais il était
rempli d'illusions sur l'humanité ! Cette division était donc difficile
à faire. Grâce à la bonne volonté de Lisle et à mon mauvais caractère,
on a réussi à s'entendre, mais c'était une erreur difficile à
compenser. À partir de cette division en départements, le rôle des
directeurs scientifiques a considérablement crû ; l'administration
s'était beaucoup complexifiée. J'ai assisté, durant sept ans, à une
réunion qui s'appelait réunion de coordination présidée par Gabriel,
lors de laquelle on répétait qu'il fallait alléger les dossiers qui
étaient beaucoup trop gros. J'y allais tout à fait résigné à en sortir
avec une feuille de plus dans les dossiers. Cela s'est produit
régulièrement et Gabriel, c'est pour cela que je dis qu'il était un peu
diabolique, avait une certaine satisfaction à nous voir nous empêtrer !
Qui a décidé cette division ?
C'est Chabbal, juste quand Grégory est parti. Cette fragmentation a
d'une certaine façon était une très bonne idée. De même que Pierre
Creyssel a eu cette excellente idée de créer les administrations
déléguées pour en faire des sortes de préfets et il a su choisir des
gens très bien. Tous ceux de mon époque qui sont restés ont tous réussi
parfaitement. C'était donc une très bonne idée pour l'administration.
C'est pourquoi il faudrait qu'un jour apparaisse le rôle central de
Pierre Creyssel dans cette affaire.
Pierre Creyssel est apte à concevoir admirablement, mais il faudrait
qu'il ait constamment avec lui quelqu'un pour le suivi des choses. Il
s'est nourri d'illusions et il a fabriqué deux monstres au sein du CNRS
: l'un qui s'appelle le CDST, l'autre qui s'appelle le CDSH. C'est
peut-être le seul cas où j'ai dit à Pierre que ce n'était pas possible
et qu'il ne connaissait rien à l'affaire. Il se figurait que la
documentation pouvait se faire avec des spécialistes de la
documentation et que les chercheurs interviendraient après ; or ce
qu'il fallait, ce que j'ai tenté, c'est l'interpénétration, la
cohérence de la recherche et de la documentation. Je n'ai pas réussi là
non plus, sauf en deux matières : en préhistoire, parce que cela
s'appuyait sur le laboratoire de Leroi Gourhan ; et en histoire de
l'art, où cela fonctionne très bien parce que cela s'appuyait sur
l'IRHT avec madame Toubert. Je me souviens de la première fois où je
suis allé au CDSH en tant que directeur scientifique : une charmante
vieille dame, qui était toute contente et toute émoustillée parce que
je venais la voir, me dit : "Ah monsieur, je sais que vous travaillez à
Chypre alors venez voir, c'est moi qui fait le bulletin de Chypre".
Pour une fois, je n'ai pas été méchant parce que c'était une vieille
dame, mais elle était en retard de quatre ans ! C'était un non-sens à
mon avis. Là, je me suis heurté à un individu pour qui je n'ai plus
d'estime, Roger Brunet. Il est ensuite allé ailleurs, au ministère où
il n'a pas fait que de belles choses, mais maintenant il a trouvé un
refuge doré à Montpellier avec un laboratoire de géographie qui,
parait-il, rend de grands services aux géographes. Mais Brunet était un
individu difficile ! Le CDST est devenu une machine énorme dont ils
sont bien encombrés maintenant. Ils l'envoient à Nancy, mais je ne sais
pas s'ils y iront !
C'est Anne Marie Meunier qui a mis en place le département avec moi ;
je devrais plutôt dire qu'elle a mis le département en place et que je
l'ai accompagnée. Elle a un esprit administratif admirable, un
caractère souvent difficile, mais avec moi cela n'avait pas
d'importance car je l'aime beaucoup ; mais il est évident qu'elle ne
s'entend pas avec tout le monde et quand c'est le cas, elle le dit !
Avec Monsieur Lisle par exemple, cela faisait des flammes, même s'il
n'y a pas eu d'incendie ! Le poste de directeur scientifique s'était
alors complètement métamorphosé. Dans le domaine des sciences humaines
et sociales, à mon sens, le rôle des directeurs scientifiques était de
suivre les commissions et de connaître les chercheurs, ce que Lisle et
moi avons fait. Et quand Jacques Lautman a succédé à Lisle avec
Christian Morisson, il avait déjà très bien rempli ce rôle, et j'étais
tout content de le voir revenir. Au moment de la scission, de la
séparation, j'ai débaptisé sans le dire le secteur qui s'appelait
d'abord secteur des sciences humaines, en le nommant humanités. J'ai
balancé cela dans un comité sectoriel et personne ne s'en est aperçu,
sauf mon vieux camarade Jacques Le Goff qui m'a dit : "Tu te fous
dedans, il ne faut pas faire ça, tu vas être un homme rétro ". Je lui
ai répondu que cela m'était égal. Deux choses importaient pour moi :
comme je suis un homme de l'Antiquité, ce parfum rétro ne m'incommodait
pas, et il y avait une petite provocation ! La première fois où c'est
apparu, c'était pour la nomination de mon adjoint. Encore une fois,
j'avais préjugé de mes forces, je menais une vie un peu trépidante et
j'avais conservé des cours à Lyon. Si bien que au mois de février, j'ai
eu un "stress" et j'ai été paralysé durant une journée...
Chacun, dans les départements, avait une politique. Chabbal, qui a de
grands mérites lui aussi et des vertus étonnantes, me disait toujours
qu'il serait le dernier directeur général avec des sciences humaines.
Chabbal est un homme qui pense : il s'occupe d'un sujet durant trois
semaines, puis il l'oublie complètement ; cela m'était égal si pendant
ces trois semaines, on essayait de faire quelque chose. Il y a eu des
séances vraiment très intéressantes dans le bureau de Chabbal où l'on
voyait ce qu'on pourrait faire. J'étais plus âgé que les autres, raison
pour laquelle Grégory m'avait appelé, désirant qu'il y ait "un vieil
universitaire là-dedans ". Je faisais l'affaire ; tous les directeurs
généraux m'ont soutenu. Il y en avait un qui était un homme
énigmatique, pas fait du tout pour être directeur général car incapable
de signer ! c'était Ducuing. Gabriel disait : "Je n'ai jamais vu de
directeur général comme ça ! Il a fallu qu'un jour je lui fasse envoyer
un télégramme d'Israël pour dire "sommes obligés de tout fermer si vous
ne pouvez pas nous envoyer telle chose"".
On avait donc défini une politique. Pour ma part, je m'étais donné pour
devoir, et ils l'ont tout de suite admis, d'essayer de lutter contre
cet éparpillement universitaire, laboratoires associés compris, car les
formations associées se diluaient dans la poussière. Je crois bien
qu'il n'y a pas beaucoup de gens qui connaissent autant les universités
littéraires de France que moi : je les ai toutes faites. Il y avait
celles qui naissaient au gré d'Alice Saunier Séité qui était candidate
à Metz ! ou bien au gré du chef de gouvernement quand il avait un
protégé qui allait être candidat à Perpignan ! Celles-là, je les ai
vues naître. Les autres, il n'y en avait pas beaucoup : dix-huit, je
les connaissais déjà, je les ai toutes visitées. C'était affligeant de
voir la dilution de la recherche et des moyens. Il y avait un gâchis
fantastique. Ce que j'ai essayé de faire avec Anne Marie Meunier et
Bernard Dormy venu nous rejoindre, énarque en mobilité qui ne coûtait
donc rien à personne et s'occupait de ce que je ne pouvais pas faire,
c'est-à-dire de la musique, car je n'ai pas d'oreille ! et de
l'informatique, car je n'ai jamais su taper à la machine à écrire !
Tous les trois, nous avons essayé de faire des noyaux de
cristallisation. Je dois dire que cela n'a pas mal marché et on m'a
reproché d'avoir trop favorisé l'archéologie. Dans une publication, M.
Godelier a écrit que "le précédent directeur -c'est-à-dire ma pomme-
avait couvert d'or la Bibliothèque Nationale, un endroit où il n'y a
jamais de chercheurs". Qu'on écrive cela, je trouve ça insensé !
Évidemment, il n'y a pas beaucoup de littérature océanienne à la
Bibliothèque Nationale...
On a donc essayé de faire ces noyaux de cristallisation de trois
façons. Nous avons inventé les groupements d'intérêt scientifique. Le
premier vient de la Maison de l'Orient et c'est Pierre Creyssel qui a
trouvé l'appellation, car on parlait à l'époque de groupements
d'intérêt économique. Le jour de sa venue à Lyon, nous avions organisé
une grande fête, largement financée par M. Mérieux. Ce jour-là donc,
nous cherchions quel statut donner à cette maison et c'est Pierre
Creyssel qui a proposé "groupement d'intérêt scientifique "puisqu'il y
avait des groupements d'intérêt économique en France, mais pas au CNRS
bien sûr ! Et on l'a mis sur pied. Cette association de l'université et
du CNRS est encore sur le papier. Maintenant, ils ont retiré le mot
"intérêt ", et cela s'appelle simplement "groupement scientifique ".
Cette première formule consistait à réunir un certain nombre d'équipes
dans un même local et à les nantir, comme dirait R. Barre, de moyens
communs. Par exemple, on n'aurait jamais développé l'informatique comme
on l'a fait à la Maison de l'Orient, si on n'avait pas été tous
ensemble. D'autre part, à réunir toutes les bibliothèques autant que
possible dans le même local et les faire coordonner les achats de
manière à faire le meilleur emploi possible des crédits. Et enfin à
réunir des gens de spécialités extrêmement diverses : des littéraires
avec des archéologues, des archéologues classiques avec des
préhistoriens, des préhistoriens avec des ethnologues et des
sociologues de manière à faire des études globales. Cela ne marche pas
si mal que ça : ils sont 120 maintenant dans la Maison et il n'y a pas
eu encore de guerre civile!
Une autre idée avait été imaginée par Bernard Pottier, mais qui ne
s'est pas faite faute de temps, les GRECO. Ce sont des groupements de
recherches coordonnées, soit exactement l'inverse des GIS. Il
s'agissait de prendre des gens dispersés et les réunir sur des thèmes
communs mais pas géographiquement. Cela a été la deuxième grande idée
du règne si j'ose dire.
La troisième grande idée a été les CID : les Centres d'Information et
Documentation. C'est à cause d'eux que Brunet ne me portait pas dans
son coeur ! Bernard Dormy était venu faire l'exposé de présentation au
comité de direction ; c'était un exposé excellent comme savent faire
les énarques et qui a emporté l'adhésion de Chabbal et de tous les
autres. J'ai essayé d'implanter des CID dans un certain nombre
d'endroits qui seraient les points de cristallisation de la
documentation et de la recherche. Je dois avouer que les plus
importants CID ont été en archéologie et pour l'Antiquité. On en a
réalisé trois à Paris et un à Nancy parce qu'il y a une très bonne
bibliothèque. Mais le problème est que s'il a une très bonne armature
universitaire, il manque d'étudiants. Je ne sais pas pourquoi je n'en
ai pas fait à Strasbourg ; peut-être que je trouvais les Strasbourgeois
un peu lents... ils n'avaient pas d'éclat en tout cas. Il y en a un à
Bordeaux.
Le problème rencontré au CDSH à propos des CID ne venait-il
pas du fait que l'on pensait que les CID seraient montés à partir de
"biens "et personnels CDSH ?
Il y a eu une réaction de défense. Bernard Dormy s'est pris par la
barbe avec Brunet ! Ils se sont dit qu'on allait les émietter ! Ce
n'était pas mon idée consciente. Mais peut-être que dans l'arrière-fond
de ma tête, c'était bien de cela qu'il s'agissait...
Il y avait un autre point sur lequel j'ai échoué, celui d'établir avec
la Culture des liens beaucoup plus étroits. Avec le ministère des
Affaires étrangères en revanche, cela a bien marché. J'ai découvert
hier que cela faisait 22 ans que j'étais à la Commission des fouilles
et j'ai dit que ça faisait beaucoup et qu'il faudrait bien songer à me
remplacer ! Avec les Affaires étrangères, cela a bien marché avec cette
restriction que Philippe Guillemin, directeur ou sous directeur des
Sciences humaines, rue La Pérouse, ne s'est pas bien entendu avec
l'actuel directeur du CRA ; et je trouve que c'est Philippe Guillemin
qui a tort. Depuis 16 ans, il a fait énormément de bien à l'archéologie
; la commission des fouilles que j'ai connue autrefois dans un état
élémentaire est devenue un instrument complexe, mais utile et efficace.
Depuis vendredi dernier, on a tout de même distribué près de 9 millions
de francs pour les fouilles à l'étranger. J'ai essayé de faire la même
chose avec le ministère de la Culture mais je me suis cassé les dents à
cause d'un monsieur qui avait des idées différentes des miennes et qui
a été redoutable : M. de la Rozière. Maintenant cela va infiniment
mieux maintenant parce que le directeur est le fils de Georges Vallée,
Christophe Vallée. J'ai échoué sur les deux plans : sur le plan de
l'archéologie nationale d'abord, bien que nous ayons soutenu et qu'ils
le fasse encore, la revue Gallia
; et sur le plan de l'ethnologie où la situation est catastrophique.
L'ethnologie française est au plus bas niveau et il faudrait pourtant
qu'elle évolue. Ce ministère de la Culture a toujours joué de malchance
: il y a eu Malraux ; je ne dis pas que c'était une malchance, mais
cela ne se remplace pas. Ensuite, il y a eu cet homme qui était un
saint mais extrêmement malade, qui avait été déporté, son nom
m'échappe... il était député de Dol. Après il y a eu la calamité Druon
: il lui fallait 6 motards pour penser et maintenant il est Secrétaire
Perpétuel... Puis, il y a eu Lecat qui a fait ce qu'il a pu mais il y
avait un retard énorme. Puis, il y a eu notre ami Jack et maintenant la
bande à Léo. C'est un ministère pas gâté !
Aussi bien les
Affaires étrangères que la Culture ont essayé de créer un personnel
autonome qui ne soit ni universitaire, ni CNRS, mais ils vivent tout de
même sur nous. Ces derniers jours, tous ceux à qui nous avons accordé
des crédits sont des personnels du CNRS qui mènent des fouilles à
l'étranger. Mais ces gens-là ne sont pas raisonnables non plus : je les
connais bien, je les aime bien, mais ils se plaignent que le CNRS ne
leur donne pas assez. Le CNRS donne du personnel et les autres ne
feraient rien sans ça. De même, le service de l'Archéologie nationale
serait incapable de faire quoi que ce soit sans le CNRS : ils n'ont
qu'un personnel élémentaire ! Il est choquant de voir que les
directeurs de circonscription, nommés par de la Rozière et quasi
analphabètes, vont se voir attribuer le rang A dans les nouvelles
commissions ; je trouve cela scandaleux !
Nous en venons au dernier point qui concerne les publications. Il
faut bien voir que le CNRS assume une grande partie des publications de
la Culture. Jusqu'à 1975, il assumait tout ! Par exemple, nous avons
des revues. C'est là que Godelier m'a accusé d'avoir succombé à tous
mes vices et d'avoir été archéologue malgré tout. Il y avait un
problème des revues, mais petit à petit, j'ai fait en sorte avec Anne
Marie Meunier et avec Perronin qui était un homme délicieux, un poète,
que toutes ou presque toutes ces revues soient des revues propres du
CNRS : Gallia, Les Antiquités Africaines, Les Études Celtiques, La Revue Narbonnaise, La Revue Archéologique de l'Est...
Évidemment s'ils regardent ça, ils disent que je les ai eus ! Mais
c'était nécessaire car ces revues mourraient. D'autre part, Maurice
Caveing s'en est occupé.
J'aimerais aussi parler de l'IRHT afin
de rétablir la réalité de ce qui s'est passé. C'est un laboratoire du
CNRS qui est plus vieux que le CNRS lui-même, fondé par Félix Grat
1936. Je connaissais bien l'IRHT parce que j'avais souvent besoin d'eux
pour des manuscrits et des microfilms. La première fois que je suis
allé à l'IRHT, avenue d'Iéna, j'ai été bouleversé par ce que je voyais
: c'était effrayant, les pièces, les couloirs étaient pleins de fiches
jusqu'au plafond. À nouveau, on retrouve l'action de Pierre Creyssel.
Avec Jean Glénisson, il a réussi à faire construire à Orléans un local
qui a décomprimé l'IRHT ! Cela me fendait un peu le coeur d'y aller,
parce que je me disais que si on avait mis l'archéologie là, elle
serait tout de même plus à portée de la main. Seulement, il y a un
problème, Orléans est tellement loin de Paris ! Il faut donc savoir que
l'IRHT est le point d'appui de toute la recherche sur les manuscrits.
Glénisson lui a donné une ampleur considérable : ils ont une collection
de microfilms ou de films de manuscrits qui est sans doute la plus
importante du monde. Glénisson a fait cela admirablement. Il a eu
constamment mon aide, et c'était justifié ; c'est un Saintongeais comme
moi, mais on n'est pas de la même religion : c'est un hyper tala
alors que je suis un vieux parpaillot ! Madame Mirabel l'a aidé
également avec les missions à l'étranger. C'est une femme de tête à qui
aucun directeur n'a pu faire faire ce qu'elle ne voulait pas. Le jour
où elle a vu qu'elle devrait avoir directement quelqu'un au-dessus
d'elle, elle est partie rue de l'École Polytechnique chez Monsieur
Curien !
J'ai rencontré Monsieur Varloot père qui s'est occupé du
laboratoire sur la littérature du XVIIIe. Il citait l'IRHT comme modèle
et disait qu'il aurait aimé pouvoir faire l'équivalent pour les textes
modernes.
Il y a quelqu'un qui voulait tellement le faire qu'avant de partir je
lui ai réalisé ! C'était Louis Hay. Il a un laboratoire propre, sur les
manuscrits modernes justement, qui est établi à l'École Normale d'une
part et à la Bibliothèque Nationale de l'autre.
Il y a une catastrophe dans ce secteur : le Trésor de la Langue
Française. 140 bonshommes pour ne pas faire un dictionnaire en 20 ans,
c'est invraisemblable ! C'est la responsabilité du premier directeur
qui était un grand mandarin, un grand savant philologue, Monsieur Imbs.
Il a cru qu'avec l'informatique, cela se ferait tout seul... et d'autre
part, il a fait un recrutement sur Nancy presque uniquement quand Nancy
n'était pas capable de fournir le personnel nécessaire au point de vue
intellectuel. Ce Trésor de la Langue Française était établi à Nancy,
installé avec un grand luxe. J'avais promis qu'il n'y aurait pas de
recrutement, mais il y en a eu quand même parce qu'il y avait les hors
statuts : ils sont tout de même 145 là-dedans et cela avance sagement.
Il y a une petite chose que j'ai faite, qui n'a pas été clamée, mais
dont je vous parle quand même : ce dictionnaire devait être diffusé par
Klincksieck, mais ils ne faisaient rien et les volumes traînaient
pendant des années sans être vendus. Quand M. Imbs est parti à la
retraite, on a nommé à Nancy le seul homme capable de sauver la barque
: Bernard Quemada. D'une part, c'est un très bel homme, mais il est
aussi indiscutable sur le plan scientifique. La première fois que je
suis allé à Nancy, il y avait 140 personnes dans la salle et j'ai eu
droit à de nombreuses attaques ; c'est là que j'ai vu combien les dames
étaient dangereuses ! Il y avait le délégué de la CGT, je ne sais pas
comment on a pu embaucher un minable pareil, qui s'appellait Papin : il
n'a jamais été capable de finir une phrase, comment voulez-vous qu'il
fasse un article de dictionnaire ? La dame de la CFDT, qui était
charmante d'ailleurs, était beaucoup plus acide et acérée... enfin,
j'en suis sorti vivant, la preuve !
Petit à petit, on a réussi à mettre, je ne dis pas à remettre, la
machine en route, mais il fallait trouver un diffuseur. Alors je l'ai
vendu à Gallimard (rires). On a fait un marché. Je pense que Gallimard
savait ce qu'il faisait. En réalité, il a fourni un matériel énorme
d'équipement en traitement de texte pour qu'on ne passe pas par toutes
les phases traditionnelles. D'autre part, il a eu des compensations et
c'est là qu'on m'a accusé de vendre la science, etc. Je me rappelle
encore une séance à Nancy où Papin voulait m'accuser vertement, mais il
n'arrivait plus à faire ses phrases, alors je lui ai dit : "écoutez
monsieur Papin, j'ai pitié de vous, alors je vais parler pour vous ! ".
Il est devenu tout rouge et m'a regardé d'un air pas du tout amical.
Ils essayent donc de diversifier et de moderniser le Trésor de la
Langue Française, si bien que cette énorme documentation assemblée à
Nancy, sera sans doute utile et utilisable d'ici peu de temps. Mais il
est évident que, là encore, j'ai été peut-être un "précurseur" des
idées actuelles, c'est-à-dire qu'on a privatisé, mais pas l'ensemble...
Il y a encore un autre problème que j'ai essayé de traiter, mais
c'était impossible : celui des bibliothèques dans les centres. Je dois
dire qu'il y a quatre endroits où le problème des bibliothèques a été
résolu : Nancy est peut-être la plus jolie réussite des CID. Parce qu'à
Nancy Édouard Ville, qui était professeur à ce moment-là, a réussi à se
faire concéder par le bibliothécaire en chef une partie de la
Bibliothèque Universitaire. Je suis allé l'inaugurer l'année où je suis
parti, en 1982 et c'était vraiment bien. Il y en deux autres endroits
qui sont des réussites parfaites : à Bordeaux, la Bibliothèque sur
l'hispanisme. C'est nous qui l'avons mise en route avec le président
Perez et le CNRS. Il y a aussi le Centre de Robert Etienne à Paris. Et
Aix-en-Provence où il y a une belle bibliothèque. Monsieur Zéna (?)
dirait que c'est lui qui l'a faite, ce qui est vrai au départ, mais il
l'avait stérilisée et on lui a redonné vie. C'était une bibliothèque
d'Afrique du Nord.
À quoi attribuez-vous cette force d'inertie des deux "monstres "CDST et CDSH dont vous parliez tout à l'heure ?
La force d'inertie était inévitable, parce qu'ils se sont, peut-être
même dès l'origine, coupés des chercheurs. J'ai fait faire des
questionnaires à ce sujet, ce que Brunet n'appréciait pas d'ailleurs,
demandant s'il y avait des équipes qui voulaient travailler avec les
gens du CDSH et nous avons eu des réponses. On voit bien qu'il y avait
un certain nombre de gens qui étaient disposés à collaborer.
Quel rôle le CNRS a-t-il joué dans le développement de la discipline que vous avez le plus pratiquée ?
Il y a d'abord eu une conversion de l'archéologie. Autrefois,
l'archéologie française, c'était les grandes écoles : Athènes, Rome, Le
Caire et puis La Casa Velasquez. Ces écoles pratiquaient l'archéologie
traditionnelle, l'archéologie classique qui est avant tout l'étude des
monuments, le Temple d'Athéna Nikè, etc. C'était une archéologie très
traditionnelle qui s'appuyait d'ailleurs, et c'est bien regrettable que
cela cesse, sur une connaissance des langues anciennes et qui
travaillait à partir de cette connaissance pour la compréhension de
l'Antiquité. Je fais partie des deux concours d'admission d'Athènes et
de Rome, et à mon sens cette connaissance se dilue. Puis, les
préhistoriens qui sont des gens qui travaillent admirablement nous ont
appris à fouiller, Leroi Gourhan en pazrticulier. Ces préhistoriens ont
la grande chance de ne pas avoir de monuments ! Ils ont donc été
conduits à faire une fouille très minutieuse et à faire attention à
tout ce qu'ils trouvaient. Cela leur a permis, depuis longtemps (Leroi
Gourhan a montré la voie à tous ceux qui ont travaillé à Pincevent :
Brésillon, Le Perrot, Claudine Karlin, Françoise Audouze, Catherine
Perlesse...) de montrer ce qu'on pouvait faire par la fouille. D'autre
part, il y a eu une influence considérable de l'École anglaise avec
Mortimer Willer. C'était un bonhomme extraordinaire ; la dernière fois
que je l'ai vu, il avait quatre-vingt-deux ans et venait de se remarier
! Les fouilles anglaises qui sont elles aussi moins riches en
documentation ou en documents ont tout de suite pris le pli de la
méthode préhistorienne. J'ai vécu tout cela. Je suis juste au virage,
si j'ose dire. Je l'ai vu même sur ma fouille, à Salamine de Chypre.
J'ai fouillé autrefois à Delphes et à Thassos : c'était le déblai au
wagonnet et il y avait beaucoup de choses qui s'en allaient, je n'avais
pas encore adopté la religion du tesson. On ne gardait que les beaux
tessons, mais pas tous. Et puis, on gardait la monnaie, celle qu'on
voyait... Mais s'ils n'avaient pas fouillé comme ça, eux que j'appelle
les pionniers, on n'aurait pas les grands sites qu'on a. Il faut donc
s'y résoudre. C'est là où j'ai vu, précisément parce que nous étions à
Chypre, la conversion nécessaire de l'archéologie classique. Cette
archéologie chypriote n'est pas productive de grands monuments, même si
à Amatonte il y en a un. Si on ne prêtait pas attention à la fouille
comme on le fait, avec les méthodes des préhistoriens,
vraisemblablement on n'en sortirait rien. Au contraire, si l'âge du
bronze, c'est-à-dire le deuxième millénaire, est devenu une période
historique, si j'ose dire, alors qu'elle était protohistorique et même
préhistorique il y a trente ans, c'est dû à ce procédé de fouille.
Au fond, il a fallu attendre 1950 pour que les archéologues classiques
se rendent compte de cette évidence qu'en fouillant ils détruisent.
L'archéologie détruit son objet. Bien sûr, il faudrait beaucoup
d'efforts pour ne pas voir un temple comme celui d'Athéna Nikè. Mais
avec cette pratique qui a été une grande conquête, nous sommes à un
moment privilégié. Les gens du début du vingtième siècle ont été des
classificateurs, avec la céramique en particulier mais avec la
sculpture de même, ils sont arrivés à établir des séquences
chronologiques qui sont pratiquement intouchables maintenant. C'est
là-dessus qu'on peut se fonder pour l'étude des monuments eux-mêmes.
Mais cette conviction que chaque coup de pioche entame l'accumulation
des siècles fait que l'on doit faire attention à tout. C'est impossible
! Mais on a cette chance d'avoir maintenant trouvé à Chition deux très
grands temples, les plus beaux temples qu'on ait jamais trouvés de
l'âge du bronze. Il se trouve que c'est comme ça à Chypre parce que
Chypre était l'île du cuivre et que ces temples étaient couplés avec la
production du bronze. On a fait l'analyse des scories et on a eu à
déterminer exactement d'où elles venaient ; chaque fois qu'on fouille,
il y a évidemment un grand nombre d'éléments organiques : les oeufs,
les coquilles d'huîtres, les arêtes de poissons, et on arrive
maintenant à retrouver ce qu'au deuxième millénaire, à Chypre, il y
avait comme faune chypriote et comme faune exotique.
C'est un travail multidisciplinaire
Exactement, si bien qu'au fond, on ne peut jamais contenter tout le
monde. On sait maintenant que l'archéologie a pour propos de restituer,
non pas une série d'objets, une série de monuments, mais un certain
mode de vie. C'est passionnant. Et je trouve qu'on n'a pas donné assez
de crédits à l'ethnoarchéologie. L'autre jour, Monsieur Le Clan a fait
un exposé sur l'archéologie en Nubie. C'était très bien ficelé.
L'archéologie de Nubie, il y a trente ans, était absolument inconnue ;
maintenant, c'est peut-être la mieux connue au monde parce qu'on a
transporté les monuments de Nubie pour les faire échapper au barrage
Nasser. Mais la conclusion de Le clan est que les gens qui habitaient
là autrefois sont maintenant errant dans le désert. Ce fut la rupture
d'une continuité ethnologique. Je disais tout à l'heure à Pierre
Guillaumat : "il y a quelque chose qui est capital et que vous n'avez
pas compris, c'est que l'archéologie peut servir à l'ethnologie et par
l'ethnologie à la politique immédiate !".
En tout cas, je dois dire ce que je disais à Feneuille l'autre jour :
"si le CNRS abandonne les sciences humaines, il aura manqué à sa
vocation". Il m'a dit : "Je vous promets, Pouilloux, que tant que je
serai là, on n'abandonnera pas les sciences humaines !".