En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
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Entretien avec Louis Néel

J.-F. Picard & E. Pradoura, 4 juin 1986 à Meudon (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)


DR

Voir aussi : D. Pestre, 'Louis Néel, le magnétisme et Grenoble' (Cahiers pour l'histoire du CNRS, 1990 - 8)

Quels furent vos premiers contacts avec le CNRS, monsieur Néel ?

En 1939, j'ai été un des premiers chargés de missions du CNRS. Son directeur, Henri Longchambon m'avait convoqué en septembre pour me charger des missions les plus diverses. Pour réaliser la mobilisation de la recherche, il avait envoyé des avis de réquisitions absolument magnifiques à tout le monde, sans se préoccuper d'aucune hiérarchie, sans s'occuper de l'avis des doyens des facultés des Sciences, ce qui avait donné lieu à des frictions considérable. Par exemple il m'avait expédié à Strasbourg sans en référer à André Danjon, le doyen de la faculté des sciences dont je dépendais alors. Ni le recteur de Strasbourg replié à Clermont-Ferrand, ni Danjon n'avaient été prévenus, moyennant quoi nous - i.e. le CNRS - avons étés accusés de cambriolage. Tout cela est remonté jusqu'au ministère ! Dans mes papiers, j'ai gardé ce document, je lis : 'ordre de mission du 20 octobre 1939. Monsieur Néel se rendra à Strasbourg pour procéder à l'évacuation du matériel scientifique. Les autorisées civiles et militaires sont priées de lui faciliter sa mission en particulier en lui assurant la liaison téléphonique avec le ministère de l'Education nationale'. Tout cela était parfaitement réglementaire, le CNRS avait des PRDI (Personnel requis disponible immédiatement) et des PRD (Personnel requis différé). Le tout inscrit dans la loi du 11 juillet 1938 sur la mobilisation scientifique en temps de guerre.


Il s'agissait d'une évacuation suscitée par la mobilisation scientifique ?

Exactement. On a évacué ce matériel à Meudon Bellevue. J'ai ramené trois wagons de marchandise,entre autres des électro-aimants de plusieurs tonnes. On avait forcé les bureaux des professeurs pour ramener tout ce qui était dans les armoires. Vous imaginez le pataquès. Longchambon avait pratiqué l'année précédente une grande enquête dans les laboratoires universitaires de province. Un rapport avait été publié et il l'avait utilisé pour pêcher dedans le nom des professeurs ou des chercheurs qui lui semblaient les plus valables et ils les avaient nommés 'chargés de mission'. A l'époque, je me souviens d'avoir lu ce fameux rapport. C'est d'ailleurs à cette occasion que j'ai découvert qu'il y avait des choses très intéressantes à Grenoble, par exemple sur la métallurgie du magnésium, ce qui m'a donné l'idée plus tard de m'y installer plutôt que de revenir à Strasbourg.


Pourriez vous parler de vos débuts à la faculté des sciences de Strasbourg ?

En 1932, j'ai commencé comme assistant de Pierre Weiss à Strasbourg avec un traitement misérable. A l'époque, il n'y avait pas d'assistants agrégés, les agrégés étaient payés comme les autres et j'ai soutenu ma thèse alors que j'étais en sixième classe d'assistant. Pierre Weiss était déjà très connu à l'étranger, ce qui était exceptionnel à cette époque où les universités françaises n'avaient quasiment pas de relations avec leurs homologues étrangères. C'était un spécialiste du ferromagnétisme qui avait une connaissance approfondie du milieu des physiciens allemands, A. Einstein, W. Pauli, etc. et il avait été professeur au Polytechnikum et directeur de laboratoire à Zurich. Je l'ai souvent accompagné à l'étranger. On allait faire des conférences en Suisse et ailleurs, en fait ce genre de pratique n'était pas courante à l'époque. Le premier congrès réellement international pour lequel on avait réuni les meilleurs magnéticiens d'Europe et même des Etats-Unis, s'est tenu à Strasbourg en 1940. C'est une triste histoire. Tous les comptes-rendus ont été perdus pendant l'exode du CNRS, sauf le mien. Après la guerre, on a eu deux congrès internationaux à Strasbourg en 1950 (ferromagnétisme et antiferromagnétisme) et en 1955. Celui-là a été très intéressant parce qu'il y avait alors une quinzaine d'années de recherches qui n'étaient pas connues, donc des communications extrêmement denses. Aujourd'hui, on fait des congrès tout les trois mois, çà n'a plus aucun sens.


Pierre Weiss avait d'étroites relations avec Jean Perrin

Il était effectivement très lié à Jean Perrin et c'est la Caisse nationale des sciences dont ils s'occupaient qui m'a fait avoir une bourse en 1931 ou en 1932. Il était aussi très 'Front populaire' et il avait défilé à Paris le poing levé. Or, c'était très mal vu à Strasbourg où la population était plutôt très conservatrice. Je me souviens que lorsque j'ai du évacuer les appareils de la faculté des Sciences, des appareils qui pèsent deux ou trois tonnes, j'avais pris contact avec les ateliers de la Société alsacienne de construction mécanique à Graffenstaden. Je voulais leur demander du personnel de manutention, mais je me suis fait gentiment éconduire : "le laboratoire de Pierre Weiss ? Le Front populaire ! ? Pas question" et ils m'ont envoyé balader. L'atmosphère à Strasbourg dans l'immédiat avant-guerre était très différente de celle de Paris. On pressentait l'imminence de la guerre et on était inquiet. Dans les milieux parisiens, au contraire, c'était l'insouciance, on ne pensait pas que l'Allemagne hitlérienne présentait un réel danger. J'ajoute que si Strasbourg avait une excellente université scientifique, les Strasbourgeois s'y intéressaient beaucoup moins qu'à la fac de Lettres, les études germaniques, théologiques, etc. Pendant les dix années que j'ai passé dans la capitale alsacienne, je n'ai jamais rencontré ni le maire, ni un député ou un conseiller général. Rien à voir avec l'ambiance de Grenoble que j'ai connu quelques années plus tard. Là bas, au bout de quinze jours, je connaissais tous les hommes politiques de la région et puis il y avait le doyen René Gosse, très lié à J. Perrin lui aussi, Longchambon, le lyonnais, etc.


Quelle était l'ambiance dans ce CNRS en pleine mobilisation ?

Vous savez qu'il avait deux directeurs, Henri Laugier et Henri Longchambon. Ce duo était très amusant par ce qu'ils avaient tous  deux des caractères complètement différents. Autant Longchambon était dynamique et fonçait au risque de provoquer des réactions parfois violentes, autant Laugier était un homme politique qui essayait toujours d'arranger les choses. Au début, Longchambon m'a chargé d'une mission de relations entre le CNRS et les services de propagande de Jean Giraudoux au Majestic. Ca n'avait aucun intérêt pour un scientifique et je lui ai demandé de faire autre chose. Il m'a donc proposé de recevoir les inventeurs, une vingtaine par jour qui faisaient la queue pour proposer au CNRS les trucs les plus farfelus. Finalement je lui ai demandé de trouver quelqu'un d'autre pour ce job et il a l'a confié à Jean Wyart. C'est alors que j'ai été appelé à travailler pour la Marine. Un autre requis de l'université de Strasbourg, l'astronome André Lallemand, avait des idées sur l'emploi des cellules photos électriques et l'imagerie infrarouge, susceptibles d'intéresser la Marine. On a convaincu Longchambon qu'il serait intéressant de fabriquer des cellules infrarouges au CNRS et on a créé un laboratoire à trois, Lallemand, Soleillet et moi sur le site de Bellevue. On a mis notre affaire sur pieds en trois mois on a démarré une fabrication, avec prise de brevets, vers le mois de mars 1940.


L'affaire des mines magnétiques allemandes

C'est alors que la Marine a pensé à moi pour un autre type de problèmes. Pendant l'hiver 1939-40, les Allemands ont commencé à mouiller des mines magnétiques dans la Manche et la mer du Nord, ce qui a pris les Alliés au dépourvu. La Marine a alors demandé au CNRS s'il disposait d'un spécialiste pour s'occuper du problème. Bref, un jour Longchambon me demande de m'occuper de cette affaire. Venant d'un laboratoire où j'avais fait ma thèse sur le magnétisme, cela m'intéressait évidemment. Au début, il était prévu que je ne travaillerais qu'un ou deux jours par semaine chez les marins au titre de conseiller. Puis ça s'est développé et à partir de janvier 1940, j'ai passé presque tout mon temps à la Marine. Les marins m'ont collé un grade et un jour Longchambon m'a accueilli d'un ton goguenard : "Ah! vous êtes capitaine de corvette maintenant". En fait, j'ai assez rapidement trouvé un truc pour protéger les bateaux contre les mines magnétiques. J'ai compté, à l'époque, j'ai fait 25.000 kilomètres sur les routes ou en chemin de fer pour aller de Toulon à Dunkerque, à Lorient, à Brest ou à Cherbourg pour installer des stations de protection contre les mines magnétiques. Un dispositif de démagnétisation qui s'est révélé très efficace puisque la Marine n'a perdu aucun bateau à cause ce ces mines.


Vous avez participé aux opérations militaires ?

Le 10 mai 1940, au moment de l'attaque allemande, j'étais à Dunkerque. On a subi un bombardement terrible qui a duré toute la nuit. Le matin, je suis descendu à l'Amirauté et j' ai demandé ce qui se passait. C'était le début de l'attaque allemande et l'Armée a reçu l'ordre de pénétrer en Belgique. L'etat-major voulait organiser une expédition pour débarquer à Flessingue sur la côte hollandaise. Or, les passes pour sortir de Dunkerque suivent un chenal parallèle à la côte dans lequel on savait que les Allemands avaient posé des mines magnétiques. La veille du bombardement de la Luftwaffe, on y avait vu sauter un magnifique cargo. L'amiral Abrial me convoque : "il faut que vous désaimantiez les bateaux, fissa.
- Ca va être difficile amiral, l'installation de démagnétisation est à peine terminée et nous n'avons aucun appareil de mesure
- Je ne veux pas le savoir, débrouillez-vous
- Mais on ne pourra pas compenser les compas, il faudrait faire une nouvelle compensation
- Je prends çà sur moi, désaimantez les bateaux". Ce que l'on a fait au pifomètre, puis ils ont embarqué les troupes et je les ai vu sortir du port et défiler le long de la côte. On se demandait : sautera, sautera pas ? Finalement, ils n'ont pas sautés. Ils sont allés pour faire ce débarquement sur la côte hollandaise qui a d'ailleurs complètement foiré et ils sont revenus au bout de deux jours. Puis ça a été le début de l'encerclement de Dunkerque. J'étais revenu sur place à la demande de la Marine, mais Longchambon me pressait de regagner Paris. Il avait des informations du ministère de la guerre lui disant que l'affaire commençait à mal tourner. Ce retour a été toute une histoire, un périple à travers les lignes, huit jours à dormir la nuit dans des poulaillers et j'arrive un matin, pas rasé, dans le petit bistro de la mère Deville, rue de l'Université, où les autorités du CNRS avaient l'habitude de déjeuner. Je leur raconte mes aventures, la déroute militaire, etc. Puis ça à été l'évacuation de Paris. Longchambon qui n'était pas un homme optimiste était complètement à plat. Je m'efforçais de le remonter : "Allez ! Gardez le moral. Vous savez, avec le temps tout finit par s'arranger.
- Bon, mais ce n'est pas tout ça, vous même, où faut-il que vous alliez maintenant ?
- Vous pourriez me donner trois ordres de mission, lui dis je, l'un pour Brest, l'autre pour Bordeaux et enfin un Toulon". C'est ce qu'il a fait. Finalement, je suis arrivé à Toulon au Centre de recherche de la marine. Au moment de l'armistice, celui ci a été déménagé à Oran où l'on est arrivé là au moment de l'affaire de Mers el-Kébir. L'attaque de la Royal Navy a durement secoué les marins. Ensuite, on a passé un mois en Algérie, installé dans un lycée de jeunes filles situé dans les hauts d'Alger où j'ai rédigé un mémoire sur la protection contre les mines magnétiques, mémoire qui n'a jamais été publié et dont je conserve d'ailleurs le seul exemplaire.


Vous avez gardé beaucoup d'archives personnelles

On a toujours intérêt à garder ses papiers. Je vous en donne un autre exemple. En 1941, la Marine m'a envoyé en mission pour enquêter sur des mines que les Allemands avaient déposées au large de Bizerte. Or, à la Libération, il y a eu une élection pour le docanat de la faculté de Grenoble. Il y avait un candidat, un professeur de l'université de Tunis, israélite, qui était professeur là-bas, mais qui avait été révoqué pour ces raisons. Je n'ai pas voté pour lui ce qui l'a rendu furieux. Ayant découvert que j'avais été envoyé à Bizerte pendant la guerre, il a prétendu que c'était pour aider à l'effort de guerre de l'ennemi. A l'époque, tout le monde dénonçait tout le monde. Fort heureusement, j'avais conservé les papiers qui prouvaient que ma mission en Tunisie était de désamorcer des mines allemandes.


Ce service de recherche de la Marine est passé au CNRS

Exactement, j'ai d'ailleurs protesté contre la suppression du centre de recherche de la Marine. Tout le personnel est passé au CNRS qui en a fait le laboratoire de Marseille dirigé par François Canac. J'estime que l'on a fait là une erreur, la Marine aurait du le conserver.


C'est alors que vous revenez en France métropolitaine

On est alors fin juillet, début août 1940. J'ai reçu une lettre de mon doyen replié à Clermont Ferrand me disant : "Vous êtes mobilisé, mais ce n'est pas tout çà. Il y a des baccalauréats à faire passer". Je n'étais pas très chaud, mais c'était un ordre et je suis venu à Clermont. C'était dégoûtant. Il régnait un pagaille invraisemblable. Je me suis dit : ce n'est pas possible, on ne peut pas rester là, on ne pourra rien faire. Sur les conseils de mon ami Félix Esclangon qui avait été envoyé à Oran par le doyen Gosse, j'ai décidé d'aller à Grenoble où il m'avait dit il y avait là un bâtiment entièrement vide susceptible d'abriter un laboratoire. J'ai donc décidé de foncer…


Une installation à Grenoble

Certains de mes collègues Strasbourgeois disaient : "la guerre ne va pas durer, dans six mois nous serons de retour. Inutile de démarrer un service de recherche…". Je n'étais pas convaincu. Mais, fait intéressant, ni le doyen de Strasbourg, ni celui de Clermont-Ferrand, ni le ministre d'ailleurs, n'étaient chauds pour me voir quitter le lieu officiel de replis de la fac de Strasbourg. Le ministre était Emile Mireaux, l'ancien directeur du journal 'Le Temps'. Il m'a convoqué. Il était installé dans la loge du concierge d'un centre technique d'apprentissage à Clermont-Ferrand. Je lui ai exposé mon cas, c'est-à-dire les conditions pour lesquelles j'aimerais bien travailler à Grenoble. "Bon. Combien y a t il d'habitants dans cette ville ? me demande t il
- 90.000 lui dis-je.
- Et à Clermont-Ferrand ?
- 100.000.
- Donc Grenoble est plus petit que Clermont-Ferrand ?
- Oui, monsieur le Ministre.
- Dans ces conditions je vous autorise à vous y installer". En fait je n'ai jamais compris le fond du raisonnement ministériel. Longchambon était vexé que j'ai obtenu l'accord de Mireaux. Il m'a morigéné : "je vous autorise à aller à Grenoble, mais je vous défend de faire des cours à l'université". C'est comme cela que j'ai été détaché à Grenoble, payé comme professeur d'université, mais avec interdiction d'enseigner.


Vous n'avez jamais envisagé de revenir à Paris ?

Lorsque j'ai décidé d'aller à Grenoble, j'ai dit que je refuserais par principe une nomination à Paris. Et pourtant, en 1940, mon arrêté de nomination comme maître de conférence à l'ENS était sorti, il ne lui manquait plus que la signature du directeur de l'Ecole. Finalement, c'est Alfred Kastler qui a été nommé, ce que je n'ai pas regretté car j'aimais beaucoup mieux être professeur à Grenoble qu'à la Sorbonne. J'ai d'ailleurs donné l'exemple d'une carrière entièrement provinciale. Normalement dans toutes les facultés de province, après avoir fait trois ou quatre ans, les gars se font nommer à Paris. Or, pendant quinze ans, il n'y a pas eu de nominations de grenoblois à Paris. Tous les profs préféraient rester sur place. Le seul à s'être fait nommer à Paris a été Félix Esclangon. Le pauvre, cela ne lui a pas porté bonheur puisqu'il s'est électrocuté dans son cours au PCB. En réalité, à Paris, les collègues passaient leur temps à se bouffer le nez, ce qui n'était pas le cas en province.


Le CNRS de Charles Jacob

J'ai donc commencé à travailler pendant l'occupation, grâce à des crédits octroyés par Charles Jacob, le directeur du CNRS qui avait succédé à Longchambon. Le Ministre de l'Education nationale, Jacques Chevalier, lui avait demandé une enquête sur le CNRS. Celle-la lui a pris tout l'été et il a rendu un rapport concluant qu'il fallait maintenir le centre. A la Libération, on lui a fait des histoires parce qu'il avait soi-disant collaboré, ce qui était totalement infondé. Donc, Jacob nous a donné quelques crédits, pas très élevés, mais suffisants pour commencer à démarrer quelque chose. En plus, on a été aidé par les marins qui nous ont donné du matériel. Et puis, on a eu une aide modeste de la faculté de Grenoble. J'ai gardé toute ma comptabilité. A l'époque, les directeurs de laboratoires CNRS étaient à la fois les comptables, trésoriers, responsables scientifiques, etc... J'avais l'impression d'avoir choisi la bonne voie. C'était formidable d'avoir tout son temps libre pour faire de la recherche. Lorsque j'étais professeur à Strasbourg non seulement je faisais les cours réguliers mais aussi des tas de cours supplémentaires non payés sur la physique moderne... Donc, à Grenoble j'avais du temps. Il n'y avait plus aucun congrès, plus de relations internationales. On ne pouvait pas aller à Paris à cause de la ligne de démarcation. On avait tout le temps de réfléchir à nos problèmes. C'est ainsi que pendant quatre ans j'ai pu établir un programme de recherche qui a est resté viable pendant une quinzaine d'années.


Recherche fondamentale et recherches appliquées

Avant la guerre, dans le laboratoire de Pierre Weiss à Strasbourg, on était totalement isolé du milieu industriel. On ne s'intéressait pas du tout aux applications du magnétisme. A l'époque, je faisais beaucoup de bibliographie, parce que j'avais été chargé de rédiger les tables internationales de constantes pour la partie magnétisme. Aux Etats-Unis ou en Allemagne, on voyait se développer une industrie des alliages très perméables ou des choses comme çà et nous, nous restions totalement en dehors du coup. Ca m'écœurait un peu de voir qu'on ne s'intéressait qu'à des questions de recherche fondamentale, aux propriétés atomiques des alliages magnétiques, etc., que l'on ne comprenait d'ailleurs pas. Ce qui n'est guère étonnant, étant donné que l'on a mis pratiquement un demi siècle à comprendre, et encore... En revanche, avec les marin, le travail était passionnant. Par exemple, lorsque on évaluait le moment magnétique d'un croiseur de 30 ou 40.000 tonnes, retrouver l'hystérésis que nous avions décelé sur un échantillon d'un gramme, voilà le genre de chose qui me frappait et qui m'ont fait prendre conscience de l'intérêt des applications. C'est ce qui a orienté mes premières recherches à Grenoble, faire la théorie des propriétés du fer dans des champs faibles, cela n'avait jamais était faite jusque-là.


Votre installation à Grenoble était donc aussi motivée par la tradition industrielle de cette ville

Bien sur, cette tradition remontait d'ailleurs fort loin. Le premier comité d'accueil pour les étudiants étrangers avait été fondé dès 1895 par des industriels grenoblois. C'était également eux qui avaient cédés le terrain pour construire l'Institut Polytechnique. Leurs mobiles n'étaient d'ailleurs pas désintéressés. Au début du (vingtième) siècle, au moment de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, Casimir Brunil qui avait récupéré des terrains qui appartenaient à un séminaire l'a cédé à l'Etat pour y construire l'Institut. Il y avait également la firme Merlin Gérin créée en 1920. Paul Louis Merlin était un 'gad'zarts' très sympathique, il a présidé l'association des amis de l'université. C'est à lui que l'on doit la construction de la cité universitaire. On sait que c'est à Grenoble qu'a été créée la première école d'électricité à la suite du développement de la houille blanche. L'initiateur en fut Paul Janet qui avait fondé l'Institut électrotechnique de Grenoble avant de faire l'Ecole supérieure d'électricité de Paris (Sup'Elec). C'est l'hydro-électricité qui a assuré le développement d'industries comme la papeterie, grosse consommatrice d'énergie, ou l'électrochimie avec Ugine, une firme dirigée par des gens comme Georges Painvin, un type brillant qui avait d'excellentes relations avec l'université. Il y avait aussi des universitaires comme Louis Barbillon, professeur à la fac et promoteur des grandes écoles d'ingénieurs grenobloises. Je ne connais pas beaucoup d'autres endroits en France où il y ait eu ce même type de relations entre l'université et l'industrie. Toulouse bien sur, avec la chimie et l'industrie aéronautique. Mais il ne s'agit pas d'une éclosion locale comme à Grenoble puisqu'elle résulte de la volonté décentralisatrice de l'Etat.


Une association pour le développement de la recherche à l'université

Nous avons donc fondé à Grenoble la première association pour le développement de la recherche à l'université. Cet organisme nous a permis de court-circuiter les agents comptables de l'université prisonniers des règles de la comptabilité publique. Le système était tellement rigide qu'on ne pouvait rien payer, pas créer de postes, etc. Notre affaire a si bien marché qu'on a pu multiplier son chiffre d'affaires de vingt ou trente fois en l'espace d'une dizaine d'années. Nous avions pris toutes les précautions nécessaires nous permettant de parer à tout détournement de fonds. On sait qu'il y a eu quelques abus dans certaines facs de province, ce genre d'association étant simplement le moyen de s'octroyer des suppléments de traitement. A Grenoble on avait fait en sorte que les dirigeant soient des industriels et pas des universitaires et Paul Louis Merlin est resté longtemps notre premier président.


Le laboratoire d'électrostatique et de physique du métal (LEPM)

C'est comme cela que j'ai pu créer l'un des premiers laboratoires propres du CNRS, le laboratoire d'électrostatique et de physique du métal (LEPM), le nom sous lequel il a été officialisé en 1945 par Joliot. On lui a donné ce nom pour la raison suivante. Au CNRS en 1940, le physicien Charles Guillaud qui avait commencé une thèse à Strasbourg et été mobilisé pendant la guerre, a fini par s'installer à Meudon Bellevue. Or, il se trouvait qu'il a trouvé là tout le matériel que j'avais ramené de Strasbourg sur instructions du CNRS. Guillaud a mis la main dessus pour installer son laboratoire de magnétisme. Evidemment, j'étais assez mécontent. Guillaud était un tout jeune chercheur à l'époque, et l'affaire m'avait semblée un petit peu curieuse. Quoiqu'il en soit, je ne voulais pas faire d'histoire et comme il avait intitulé son laboratoire du magnétisme à Bellevue, j'ai décidé de faire le mien à Grenoble en prenant un autre titre.


Vous aviez un autre concurrent à Bellevue, le labo Aimé Cotton

Industriellement, ils ne sont jamais arrivés à fabriquer un seul truc. C'était semelles de plombs ce laboratoire...


Les développements du LEPM

Sous l'occupation, il s'est produit un évènement extrêmement favorable pour la recherche - si je puis dire - en l'occurrence les lois raciales de Vichy qui ont mis à la porte tous les Israélites, notamment mon excellent assistant Louis Weil qui m'avait suivi de Strasbourg. Je me suis dis que si je voulais le garder, il fallait que je lui trouve de quoi se nourrir. J'étais en train d'étudier les grains fins avec lesquels je savais qu'on pourrait fabriquer de bons aimants. J'ai donc décidé d'aller voir le directeur des aciéries d'Ugine pour lui demander un contrat d'étude. C'est ainsi qu'on a eu nos premiers contrats avec l'industrie. Ugine nous a payé deux où trois collaborateurs et nous a fourni tous les crédits de recherche que nous voulions ce qui nous a permis de mettre au point un procédé de fabrications d'aimants, puis de prendre des brevets secrets en 1942. On a démarré la fabrication en essayant de ne pas trop attirer l'attention des Allemands. En effet, nos aimants qui avaient par ailleurs des propriétés absolument semblables aux aimants courants, ne contenaient ni cobalt ni nickel, des matériaux stratégiques à l'époque. Notre matière première étaient les riblons métalliques de l'usine Raymond de Grenoble qui fabriquait des boutons pressions. Ces chutes de métal ne coûtaient rien puisqu'on les mettait à la décharge publique. C'est ainsi qu'Ugine a installé une première usine pilote de fabrication d'aimants dans la région de Grenoble destinée en particulier à la fabrication des petites dynamos pour l'éclairage des vélos. C'est comme cela que la recherche a contribué à développer le poids industriel de Grenoble.


La Société anonyme des machines électrostatiques (SAMES)

Cette affaire a été montée à la suite d'une demande Frédéric Joliot qui avait besoin de développer les générateur de courant continu à haute tension nécessaires pour accélérer les particules sub atomiques. J'étais en très bons termes avec lui. Je le connaissais depuis que nous l'avions fait venir à Strasbourg en 1940 pour donner l'une des premières conférences publiques sur la réaction en chaîne. On avait trouvé çà passionnant, il s'avait très bien exposer ces choses. Par la suite, j'ai fait partie du comité de direction de son laboratoire de synthèse atomique à Ivry.


Comme vous, Frédéric Joliot était partisan de relations étroites entre la recherche et l'industrie

Bien sur, il s'est bien mieux intégré au C.E.A. qu'il ne l'a jamais été à l'université où il n'était d'ailleurs pas bien vu. Quand j'étais à l'Ecole normale supérieure en 1924-1928, je me souviens qu'on nous déconseillait de fréquenter le laboratoire Joliot ou celui de madame Curie. J'ignore si c'était pour des raisons politiques ou autres. Donc au lendemain de la guerre, le CNRS et l'EDF nous ont donné les crédits nécessaires pour fabriquer et exploiter ces générateurs statiques, une machine mise au point par Noël Felici. A la suite d'un accord passé avec l'université de Grenoble et d'une prise de brevet (1947), Felici et moi avons créé la S.A.M.E.S, une affaire absolument magnifique pour le LEPM, surtout qu'après s'est développé le Centre d'étude nucléaire de Grenoble (CEN-G) pour lequel elle a construit beaucoup de générateurs électrostatiques. Elle a aussi développé des techniques de poudrage pour l'agriculture (Truffaut) ou des peintures électrostatiques.


Yves Rocard était l'autre physicien qui prônait ces relations recherche - industrie

Certes, mais il était d'une autre coloration politique que Joliot. Peut être savez vous qu'il a été candidat à sa succession au Commissariat quand Joliot a été remercié en 1950. Il n'a pas été pris et il en a été très vexé, mais il a eu un rôle capital dans les programmes du CEA. Rocard était un excellent physicien, intéressé par les applications de la recherche. Je trouve scandaleux que ses histoires de radiesthésie aient incité certains de ses collègues, bien moins valables que lui, à refuser son élection à l'Académie des sciences. Je pense d'ailleurs qu'en reprenant son travail sur les ondes de manière scientifique, on aurait pu obtenir des résultats extrêmement intéressants, en biologie par exemple.


Autre entreprise grenobloise, les très basses températures

Le Centre de recherche sur les très basses températures (C.R.T.B.T.) est une autre de nos réalisations avec l'industrie. Les basses températures sont devenues une spécialité grenobloise grâce à Louis Weil et un chef de travaux grenoblois (Forer). Après sa thèse sur le magnétisme, Weil s'est orienté vers les très basses températures et il a conçu un liquéfacteur mixtes hélium hydrogène. C'était un homme d'affaire né et nous avons créé une affaire qui a si bien marché que cela a fini par inquiéter la société l'Air liquide. Moyennant quoi, celle ci a fini par nous racheter en payant nos actions quatre fois leur prix d'émission. Nous prenions aussi des brevets soit par l'entremise du CNRS, pour l'électrostatique par exemple, soit via l'industrie pour les aimants permanents avec Ugine. Le service des brevets d'Ugine, grâce aux conseils de René Perrin qui était un métallurgiste éminent, était bien meilleur que celui du CNRS. La preuve les brevets pris pour la S.A.M.E.S. par le CNRS nous ont valu pas mal de procès avec les Américains et la perte d'une centaine de millions.


La physique de l'état solide n'a donc que des relations indirectes avec la physique nucléaire et des particules

Je trouve qu'on dépensait beaucoup trop d'argent pour la physique nucléaire. Là, il me semblait que les choses étaient moins pressées. La recherche de la grande unification est certes extrêmement intéressante, mais qu'on la découvre aujourd'hui ou dans vingt cinq ans, au fond ça ne change rien.


Le Centre d'études nucléaire de Grenoble (CEN-G)

J'ai joué un rôle primordial dans cette création. Au début des années 1950, nous ne faisions que du ferromagnétisme. Or dans le ferromagnétisme à basse température les moments magnétiques de tous les atomes de fer sont parallèles les uns aux autres. Il n'y a pas de problèmes. Mais il existe des corps dont on ne comprenait pas le magnétisme. En 1947, j'ai développé une théorie du ferrimagnétisme - avec un i - et que j'ai pu expliquer quantitativement les propriétés de la magnétique. Le point intéressant était que dans ce corps, tous les atomes de fer ont des moments magnétiques, mais non parallèles, les uns dans un sens, les autres dans l'autre. Nous avons alors envisager les moyens de déterminer la maille cristallographique magnétique, c'est-à-dire de pouvoir déterminer le moment magnétique des atomes en fonction de leur position dans un réseau cristallin. C'est le genre de manips que l'on ne peut faire qu'en diffractant des neutrons, parce que les neutrons possèdent un moment magnétique alors que les photons n'en ont pas. Je me suis dit : il me faut une source de neutrons, c'est-à-dire un réacteur nucléaire. C'est l'époque où l'on commençait à parler de réacteurs universitaires dédiés à la recherche et en 1953-54, j'ai entrepris des démarches auprès du Commissariat à l'énergie atomique afin qu'il nous aide à en fabriquer un, ce qui a donné la pile 'Mélusine'.


Vos relations avec le CEA

Il est clair qu'on ne pouvait réaliser une telle opération dans un cadre purement universitaire. Fort opportunément, c'était le moment ou le Commissariat avait plus ou moins ouvertement décidé de faire de l'atome militaire et de créer le département une Direction des applications militaires (D.A.M.). Pour ce faire, le CEA avait créé un laboratoire dans la région parisienne à Limeil-Brévannes. Or, une commission chargée de l'aménagement du territoire trouvait que le CEA avait déjà suffisamment de centres dans la région parisienne, Saclay, Fontenay-aux-Roses, maintenant Limeil, et l'incitait donc à s'installer en province. Dès que j'ai eu écho de cela, je me suis dit qu'il y avait là les moyens de concilier les deux demandes. Il y avait d'ailleurs d'autres candidats à la décentralisation des installations du CEA en province, comme Toulouse, Lyon où le centre de recherche nucléaire ne marchait pas très bien, voire Strasbourg. Mais dans cette dernière ville le Centre de recherche de Kronenbourg avait eu de gros problèmes de gestion, des arrangements douteux de l'un des directeurs [Cüer] avec ses collègues allemands. Pour défendre Grenoble, j'ai fait valoir nos avantages : l'importance qu'avait prise notre université, les stations de ski toutes proches, les industries qui intéressaient directement le Commissariat, Merlin-Gérin, l'hydraulique, etc. De plus, nous avions la proximité de centres comme Cadarache et Marcoule. Finalement Pierre Guillaumat et Francis Perrin les patrons du CEA ont choisi Grenoble. C'est ainsi que je suis devenu le directeur du Centre d'études nucléaires.


La construction du CEN-G

Au commencement l'ambition était modeste. Guillaumat m'a demandé de trouver une dizaine d'hectares pour installer un centre de recherches d'environ deux cents personnes. Finalement je lui ai trouvé cent hectares pour le prix dérisoire de cent millions d'anciens francs. Il s'agissait d'un terrain militaire situé en bordure de la ville, que la municipalité cherchait à reprendre, sans succès, et que j'ai réussi à récupérer parce que j'avais fait valoir à la Défense qu'il ne s'agissait pas d'y fabriquer des bombes atomiques. Cinq ans plus tard, nous avions trente mille mètres carrés de surface couverte et nous avions huit cents personnes. C'est moi qui ai conçu le plan masse. On me reprochait de l'avoir dessiné de manière trop géométrique, pas assez esthétique. En fait, le centre s'est développé d'un facteur dix et ce plan est resté valable. De plus j'ai eu la satisfaction d'avoir fait planter cinq ou six cents arbres qui sont devenus de grands beaux arbres.


Un organisme mixte, CEA - CNRS

J'ai profité du fait qu'étant à la fois directeur du CNRS et directeur du Centre d'étude nucléaire de Grenoble du CEA, donc dépendant de deux ministères, pour obliger les gens à travailler ensemble. C'était une grande première. Le laboratoire d'électrostatique logé jusque là dans les locaux de l'université s'était beaucoup développé et j'ai obtenu du CEA qu'il cède une partie du terrain du polygone au CNRS afin d'y installer le nouveau bâtiment qui lui était destiné. Puis nous avons constitué un conseil scientifique mixte où le CNRS et le CEA étaient représentés à parité. Ca a été une période passionnante. L'ambiance du CEA était tout à fait différente de celle du CNRS. Il y avait évidemment beaucoup plus de moyens, mais aussi beaucoup plus de liberté et en même temps beaucoup plus d'autorité. Quand on décidait quelque chose au Commissariat, les gens suivaient. Au CNRS, c'était une autre histoire. Je me souviens par exemple d'avoir eu les syndicats à mes trousses pour que je leur construise une cantine. «Il n'en est pas question, vous irez manger à la cantine du Commissariat où vous pourrez rencontrer vos collègues». En plus, il était plus facile d'organiser une cantine pour mille personnes que pour cent. On a pu fonctionner comme çà jusqu'à mon départ en 1970 dans une coopération très étroite entre l'Université, le CNRS et l'Institut Polytechnique de Grenoble dont j'étais aussi le directeur. C'était des charges assez lourdes, mais j'avais de bonnes secrétaires de direction.


L'Institut Laüe - Langevin (I.L.L.)

L'installation de l'I.L.L. s'est passée de la manière suivante. Au CEN-G, on avait commencé par une première pile 'Mélusine' qui avait une puissance thermique de un mégawatt (MW). Une machine d'ailleurs si bien construite qu'elle fonctionne depuis trente ans à huit mégawatt, c'est-à-dire à une puissance presque dix fois supérieure à celle pour laquelle elle avait été conçue. Mélusine s'étant révélée insuffisante, il a fallu prévoir une deuxième pile piscine, 'Siloé', conçue par Guy Daniélou, un ancien de la Marine, ingénieur CEA, devenu ensuite président de l'université de Compiègne. Construite pour 6 MW, 'Siloé' a débité jusqu'à 45 MW. En fait, l'appétit vient en mangeant et on s'est aperçu qu'on avait pas assez de neutrons, qu'il y avait des choses beaucoup plus passionnantes à faire si on en avait dix fois plus et l'idée du réacteur à haut flux nous est venue ainsi qu'à E. F. Lewy-Bertaut, un cristallographe du CNRS, dynamique membre de l'Institut. On a fait une première étude et on a vu que çà coûtait très cher et que çà ne pouvait entrer dans les possibilités du CNRS. J'en ai parlé à H. Mayer-Leibnitz un physicien allemand qui disposait d'une grande influence dans les organismes de recherche allemands. L'idée de faire un truc franco-allemand l'intéressait beaucoup, de là la création de l'Institut Laue-Langevin dont il a été le premier directeur, celle ci étant ensuite passée à ensuite à R. L. Mössbauer. En tant que directeur du CEN-G, j'ai dit que je pouvais offrir 20 hectares de terrain. On a continué de bénéficier de l'excellent environnement local en particulier du soutien du maire de Grenoble, Hubert Dudebout, un ancien sous-marinier, directeur des relations extérieures du CEA que j'avais fait venir au CEN-G. Il s'est préoccupé des problèmes d'adduction d'eau à Grenoble, ce qui l'a mené à la carrière politique que l'on sait.


Est-ce l'exemple d'une coopération internationale réussie ?

En matière purement scientifique, on connaît les vertus d'une coopération internationale, non exempte par ailleurs d'un fort esprit de compétition. Mais les choses se compliquent dès qu'il est question de développements industriels. Du point de vue du scientifique, c'est toute la différence qui peut exister entre une publication et une prise de brevets. Si vous prenez le cas du CERN de Genève, par exemple, son grand développement me semble surtout dû au fait qu'il n'y avait aucun enjeu en termes d'applications industrielles.


Finalement que tirez-vous d'une comparaison entre les modes de fonctionnement du CNRS et ceux du CEA ?


Je ne peux pas dire que j'ai eu d'excellentes relations avec le CNRS. Je trouve assez scandaleux de n'avoir pu obtenir de crédits d'équipement avant la fin des années 1950. En fait, le CNRS a commencé à me donner ces crédits au moment ou déjà j'avais fait vingt ans de recherche dans le magnétisme derrière moi, donc quand je n'avais, au fond, plus grand chose à raconter. Pareil en ce qui concerne ma présente dans son conseil d'administration. Comme toutes les instances de ce genre il ne sert à rien, sinon à entériner des décisions prises ailleurs. Je ne parle même pas des derniers auxquels j'ai assisté et dans lesquels les syndicats avaient pris un pouvoir outrancier. Cela m'a d'ailleurs frappé si l'on compare le C.E.A. et le CNRS. Il y a des syndicats au Commissariat qui sont très actifs, mais qui restent dans les limites de leurs compétences, i.e. la défense du personnel. A l'inverse, au sein du conseil du CNRS, les syndicats ont tendance à ne s'occuper que des questions scientifiques, c'est absurde. Bref, j'ai préféré les modes de fonctionnement du CEA. C'est un organisme structuré où les gens ont l'habitude de commander et d'obéir. Tous les chefs de service que j'ai embauchés au CEN-G venaient d'ailleurs de la Marine où ceci fait partie de l'ordre naturel des choses. Quand on commande un bateau il faut se faire obéir. Finalement, dans un grand centre de recherches comme le notre, l'atmosphère était très bonne. On prenait une décision et celle-ci était exécutée. A l'inverse dans les conseils de laboratoires CNRS, on recommençait 'n' fois la discussion sur des problèmes aussi idiots que celle de savoir s'il fallait fermer à clef, ou nom, le laboratoire le samedi ! Au fond, quand j'étais dans la Marine pendant la guerre sous les ordres de l'amiral Raymond Fénard qui était chargé de la recherche, j'étais heureux. J'avais l'impression d'être sous les ordres d'un gars qui était à sa place, qui savait faire avancer les choses. Plus tard, avec des doyens d'université un peu apathiques et parfois incompétents, évidemment c'était différent.

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