Comment êtes-vous venu à la recherche, monsieur Luzzati ?
Par les voies de la Providence, impénétrables comme il se
doit, et par quelques détours : né en Italie dans une famille juive,
j'ai émigré en Argentine à l'âge de 15 ans pour aboutir neuf ans plus
tard en France, muni d'un diplôme d'ingénieur et d'une vocation de
chercheur.
Pourquoi en France ?
La guerre finie je
souhaitais rentrer en Europe. L'Italie étant alors peu accueillante,
dévastée qu'elle était par la guerre, mon choix s'est porté sur la
France. Deux raisons à cela. Ma fiancée, d'une part, Argentine mais à
plus des deux tiers Française, voyait d'un oeil très favorable la
perspective de terminer ses études de médecine à Paris; d'autre part
Andrea Levialdi, le physicien qui à Buenos Aires avait guidé mes
premiers pas dans la recherche, avait fréquenté les laboratoire
parisiens à la veille de la guerre et il y avait gardé quelques bons
amis. Au printemps de 1947 l'un de ceux-ci, Marcel Mathieu, m'a fait
une place au service de diffraction des rayons X du Laboratoire Central
des Services Chimiques de l'Etat (le Laboratoire des Poudres d'avant
guerre). Au mois de novembre j'ai été recruté par le CNRS, que je n'ai
pas quitté depuis. J'ai préparé ma thèse sur la structure cristalline
de l'acide nitrique et de ses hydrates (cela sent la poudre...) que
j'ai soutenue en 1951 sous la présidence de Edmond Bauer. Je note en
passant que Bauer, savant éminent, a occupé en 1946 (il avait alors 60
ans) la première chaire de Chimie Physique créée à la Sorbonne. Encore
un exemple, avec celui de Boris Ephrussi, de l'extrême réticence des
milieux académiques français à faire une place aux sciences émergentes,
à la frontière entre disciplines traditionnelles.
Les Anglais étaient alors les pionniers dans l'utilisation des techniques cristallographiques appliquées à la biologie...
...et, plus généralement, à la chimie. L'importance qu'avait acquise en
Grande Bretagne la détermination des structures moléculaires par voie
cristallographique n'avait pas d'égale dans le monde. En France il a
fallu attendre les années 70 pour que se manifeste un intérêt concret
pour ces recherches, sous líimpulsion notemment de Derek Barton, un
Britannique (et prix Nobel) nommé en 1977 directeur du Laboratoire des
Substances Naturelles du CNRS à Gif. En ce qui concerne les aspects
structurels de la biologie, c'est encore à des Britanniques que revient
le rôle de pionniers, qu'il suffise de citer les noms de J. D. Bernal,
William Astbury, Lawrence Bragg, Dorothy Hodgkins, Max Perutz, John
Kendrew. Vers les années 50 le laboratoire Cavendish de Cambridge, et
ensuite son émanation le Laboratoire de Biologie Moléculaire, sont
devenus la Mecque de cette discipline naissante, la
bio-cristallographie.
Vous étiez en contact avec eux ?
A partir de
la fin des années 40 j'allais souvent à Cambridge et je suivais avec
grand intérêt les travaux de Perutz et de Kendrew sur l'hémoglobine et
la myoglobine, plus tard ceux de Francis Crick et Aaron Klug. J'ai
toujours été séduit par la richesse des rapports qui se nouent en
Grande Bretagne entre spécialistes de disciplines différentes. Je garde
un merveilleux souvenir des "high table dinners" par contraste avec le
cloisonnement qui semblait prévaloir en France. Rétrospectivement, j'ai
compris les raisons qui avaient conduit à la création, à la veille de
la guerre, de l'Institut de Biologie Physico-chimique, un havre
d'interdisciplinarité où des sciences émergentes (biochimie,
biophysique) étaient destinées à s'épanouir.
C'est l'époque où vous avez rencontré Rosalind Franklin, l'héroine dans l'affaire de l'ADN
Nous nous sommes en effet rencontrés au Laboratoire Central des
Services Chimiques : elle s'occupait de charbon, moi d'acide nitrique.
Rosalind, qui pendant la guerre s'était beaucoup intéressée aux
réfugiés politiques en Angleterre, s'était liée d'amitié avec une
Française, Adrienne Weill (fille de Mme Bruschwicg, ancienne Secrétaire
d'Etat du gouvernement de Léon Blum), qui avait fui avec sa fille
Marianne la France occupée. La guerre terminée c'est A. Weill qui a
attiré Rosalind en France. Pour Rosalind comme pour moi M. Mathieu a
joué le rôle de parrain. Rosalind est rentrée en Angleterre en 1951
pour s'occuper de l'ADN. La suite de cette histoire est bien connue...
Rosalind était une personne très attachante, généreuse et intelligente
avec qui ma femme et moi nous nous sommes profondément liés. Après son
retour en Angleterre elle me tenait au courant de ses recherches, mais
j'étais alors loin de saisir l'importance de l'ADN et je crains de ne
pas avoir toujours été de bon conseil.
Comment êtes-vous venu à la structure physique des systèmes biologiques ?
Vers 1950 je m'étais intéressé à certains aspects théoriques de la
cristallographie. En 1953, cela m'a valu une invitation au "Protein
Structure Project" que David Harker, fort d'une subvention d'un million
de dollars (somme inouie à cette époque) venait de créer à Brooklyn
(New York). Là j'ai eu la chance de partager un bureau avec Francis
Crick, qui venait tout juste de déterminer la structure de l'ADN.
Francis est un personnage charismatique, généreux et enthousiaste : son
example, ses arguments, ses aphorismes "Vittorio, we'll be able to do
excellent biology without having to learn it.../ Never believe an
experimental result without a theoretical reason.../ Don't listen to
biochemists when they claim that things are more complicated than that"
- ont eu une influence profonde sur moi. J'ai décidé alors d'orienter
mon travail vers la structure physique des systèmes biologiques.
Vous avez ainsi participé de près aux débuts de la biologie moléculaire
Celle-ci est née de la rencontre de la génétique (dans le sens de la
fonction des gènes) et de la structure physique des molécules mises en
jeu. Son essor date de la détermination de la structure de l'ADN en
1953. Pour des raisons qu'il serait intéressant de creuser, la
curiosité des biologistes "moléculaires" Français s'est limitée aux
aspects fontionnels des génes et ceci pendant plusieurs décennies.
Prenez, pour illustrer ce propos, deux rencontres particulièrement
importantes dans l'histoire de cette nouvelle discipline. L'une, le colloque de Royaumont
organisé par le groupe du phage en 1952, réunit le gotha de la biologie
moléculaire "avant la lettre"; les Français y sont nombreux -
pasteuriens, Ephrussi et ses élèves, etc. L'autre, organisée en 1953 à Pasadena par Linus Pauling
sur les aspects structurels de la biologie, réunit tous les noms
importants de l'époque (à l'exception de D. Bernal, D. Hodgkins et
quelques autres interdits de séjour aux USA à cette époque de
maccathysme), et pas un seul Français (sauf moi, invité au titre de
post-doc d'un laboratoire américain).
Comment les généticiens voyaient-ils les cristallos ?
Je me souviens de Jacques Monod me disant (vers 1970) : "Pourriez-vous
me dire ce que la structure cristallographique de l'hémoglobine nous a
appris sur le mécanisme du transport de l'oxygène ? " Toute provocation
mise à part, on trouve là l'expression d'une surprenante
incompréhension des relations entre structure et fonction, surtout de
la part d'un esprit aussi clairvoyant. Car il faut bien se dire que la
démarche de la biologie moléculaire ne se distingue guère de celle de
la chimie (i.e. : reconnaître les voies réactionnelles, identifier les
molécules mises en jeu, déterminer leur structure chimique puis
physique, pour aborder enfin les mécanismes) et quelle n'admet guère de
court circuits. En génétique les choses ne se présentent pas
différemment. Les mutations portent sur la structure chimique (la
séquence des bases), la sélection opère sur la structure
tridimensionnelle des protéines. Je ne cesse de m'étonner devant ces
éminents séquenceurs qui ne s'intéressent qu'à la structure chimique
des gènes et tournent ostensiblement le dos à la structure physique des
produits de ces gènes.
En plus ces nouvelles disciplines à la jonction de la physique et la biologie étaient peu enseignées en France
C'est le moins qu'on puisse dire. A mon retour des Etats-Unis et sur
les conseils de Mathieu, j'ai rejoint le Centre de Recherches sur les
Macromolécules que Charles Sadron venait de fonder à Strasbourg. Bien
que Strasbourg eût une bonne tradition universitaire, l'ambiance y
était alors quelque peu provinciale, à l'écart des grands courants de
la biologie moléculaire naissante. C'est à Strasbourg que j'ai envisagé
pour la première fois une carrière universitaire; plus tard (en 1963)
Monod m'a pressenti pour l'enseignement de la biophysique dans la
chaire de biochimie qu'il venait d'occuper à Paris. Finalement, j'ai
tenté ma chance à Orsay en 1969. Le fait de ne pas être de nationalité
française (je n'ai obtenu ma naturalisation qu'en 1968) et surtout
celui de ne pas appartenir à une bonne écurie (je n'étais ni normalien
ni polytechnicien) ont été les premiers obstacles; je me suis rendu
compte plus tard que j'étais perçu comme physicien par les biologiste
et comme biologiste par les physiciens.
Ainsi, vous fûtes en quelque sorte contraint de rester chercheur !
En revenant sur ma longue et heureuse carrière il me reste ce petit
regret de ne pas m'être suffisamment mesuré à la jeunesse. Le fait qui
a marqué ma vie de chercheur a été de me trouver au bon endroit au
moment où les sciences de la vie avaient besoin de physiciens. Ainsi au
début des années 1960. Ephrussi m'a invité à rejoindre le Centre qu'il
était en train de monter au CNRS à Gif sur Yvette. Il était épaulé, en
cela, par Piotr Slonimski, qui semblait s'intéresser à avoir une
fenêtre ouverte sur cette cour. J'ai éprouvé une immense admiration
pour Ephrussi, un des plus grands hommes de science de la France au
XXème siècle, pour la clarté de son esprit, la profondeur de ses vues
et la liberté avec laquelle il a su quitter les chemins qu'il avait
ouverts lorsque d'autres voies ont attiré sa curiosité. Boris Ephrussi
m'a honoré de son amitié. Il cachait sous un côté quelque peu
intimidant une chaleur et une loyauté à bien des égards
exceptionnelles.
Il s'agissait d'installer le Centre de Génétique Moléculaire...
...dont l'initiative revient à la DGRST, cette agence gouvernementale
chargée vers 1960 de relancer la recherche française. En adoptant les
vues de quelques chercheurs parmi les plus brillants de la France de ce
temps, le gouvernement avait décidé de briser le monopole des corps
constitués, notemment de l'Université et ceci par le biais d'une
attribution directe d'importants crédits aux équipes destinées à s'en
servir. Cette décision a eu l'effet salutaire de coupler fortement
compétence scientifique et responsabilité administrative, deux notions
que le système traditionnel tendait à dissocier. Au moment de mon
arrivée à Gif (1963) Piotr s'occupait, sous l'oeil tutélaire d'Ephrussi
qui était alors basé à Cleveland, de l'organisation du CGM naissant.
Lorsqu'il a été question du retour d'Ephrussi à Gif, Piotr a levé
l'étendard de la démocratie et nous (les quelques chefs d'équipe
pressentis) a embarqués dans cette croisade. J'ai le regret, comme
Piotr d'ailleurs, d'avoir causé de la peine à Ephrussi, mais je dois
reconnaître que cette levée de boucliers nous a valu de définir sans
ambiguité l'autonomie des différentes équipes. Sous la tutelle
bienveillante de Claude Lévi, directeur des SDV au CNRS, il fut ainsi
convenu que les laboratoires d'Ephrussi, de Piotr et de Madeleine Gans,
ainsi que le mien (l'organigramme a quelque peu évolué par la suite)
auraient chacun le statut de 'Laboratoire Propre' avec locaux et ligne
budgétaire indépendants. C'est l'association de ces départements qui
constituait le Centre de génétique moléculaire avec un directeur qui
n'avait d'autorité que sur son propre département et sur les services
communs (bibliothèque, etc.). Cette organisation est restée en vigueur,
du moins formellement, jusqu'à mon départ à la retraite. J'ajoute que
j'ai acquis, en cotoyant Piotr, une grande estime pour ses qualités
intellectuelles. Je garde un souvenir éblouissant de l'époque des gènes
morcelés et des séminaires qu'il animait. Un peu comme le prix Nobel de
Francis Crick en 1962, en 1985 sa médaille d'or du CNRS m'a
comblé d'une joie presque enfantine. Mon regret en est d'autant plus
vif de ne pas avoir réussi à l'intéresser aux études structurales...
...dont vous étiez chargé
A mon retour en
France, en 1954, j'ai senti comme un devoir de porter le flambeau de la
cristallographie, surtout celle des protéines. Plusieurs raisons ont
fini par me détourner de cette mission. Une est mon peu de goût pour
les tâches de scieur de long... Or, jusqu'aux années 1980 la
détermination d'une structure protéique était une aventure incertaine
qui pouvait engager une équipe de chercheurs pour plusieurs années. Une
autre raison est le peu d'intérêt que j'ai rencontré auprès des
biologistes français; il était imprudent de s'engager dans cette voie
sans la couverture de quelque personnalité influente (analogue à celle
qu'a fournie L. Bragg en Angleterre). Plus tard j'ai été heureux
d'aider l'équipe animée par Jean Loup Risler à tenter sa chance sur la
méthionyl-tRNA synthétase, la première protéine dont la structure fût
entièrement déterminée en France. Pour ma part, dès 1955 j'ai été
séduit par les phénomènes d'ordre/désordre qui ont lieu dans certains
systèmes physiques d'intérêt biologique. J'avais alors l'impression,
qui ne m'a pas quitté depuis, que c'est à la lisière entre ordre et
désordre, la necessité du cristal et le hasard du chaos, qu'il convient
de chercher certains attributs de ce qu'on appelle "la vie". Avec
plusieurs collaborateurs (A. Nicolaïeff, J. Witz, G. Spach, A. Mathis,
P. Saludjian, J. Ninio) j'ai d'abord exploré le polymorphisme des
polypeptides et des acides nucléiques. Bien que nous fussions sur des
pistes intéressantes - nucléosomes, tARN, ribosomes - les temps
n'étaient pas mûrs pour cette aventure, du fait de la mauvaise
connaissance chimique des systèmes. Et puis j'ai fait la rencontre des
lipides.
Les lipides ?
Les lipides sont une vaste
famille de molécules formées d'une partie hydrosolubles et d'une partie
non-hydrosoluble (on dit généralement "liposoluble") liées entre elles
de manière assez souples pour permettre à chacune de manifester sa
propre idiosyncrasie. L'exemple le plus simple est celui des savons et
des détergents. Du point de vue biologique les lipides qui sont avec
les protéines, les sucres et les acides nucléiques les composants
essentiels du monde vivant jouent un rôle particulièrement important
dans les membranes cellulaires. Nous avons découvert dans les lipides
des phénomènes d'ordre/désordre paradoxaux. Il s'agit en général
d'organisations à l'équilibre thermodynamique, induites spontanément
sans aucun biais morphogénétique. En biologie on appelle cela auto
assemblage. Jusqu'aux années 80, avant que la mode ne nous rejoigne,
nous avons été presque seuls à nous intéresser à ce phénomène; nous
l'avons exploré, nous en avons précisé la nature et cerné la portée
biologique. J'ai partagé cette aventure avec de nombreux collaborateurs
: F. Reiss-Husson, H. Mustacchi, A. Skoulios, A. Tardieu, T.
Gulik-Krzywicki, E. Rivas, P. Rand, J.L. Ranck, F. Caron, L. Mateu,
D.M. Sadler, A. Gulik, H. Delacroix, P. Mariani. En 1998, à l'occasion
de mon 75ème anniversaire, une centaine de collègues venant du monde
entier m'ont fait l'honneur de se réunir à Paris pour retracer le
chemin qui va 'Des lipides aux membranes' (c'était le titre du
Colloque).
Pourquoi disiez-vous que les généticiens négligeaient ces travaux ?
Je dirais plutôt que les généticiens du CGM les ont ignorés, pris
qu'ils étaient par les gènes mosaïques et le séquençage. Mais les
choses ne se sont vraiment gâtées qu'avec l'arrivée de Jacques Demaille à la direction des SDV du CNRS en 1985.
On sait que Demaille est un adepte des grands instituts monolithiques
et monocéphales, du genre 'avant-DGRST'. Petit à petit, je me suis
aperçu que l'indépendance de mon département était mise en question. En
particulier, j'ai le regret de pas avoir été en mesure d'assurer
l'épanouissement du groupe de cristallographes des protéines au moment
(fin des années 80) où une révolution technologique, en tout point
analogue à celle qui a bouleversé le séquençage des gènes, a porté la
durée des études structurales de quelques années à quelques jours,
voire quelques heures. Entretemps, je me suis intéressé à l'étude par
diffraction des rayons X des systèmes biologiques en solution (le
désordre, une fois encore, par contraste avec l'ordre cristallin),
technique qui ne devait prendre son essor qu'avec l'utilisation du
rayonnement synchrotron.
Cependant le CNRS ne pouvait pas négliger les études de structures...
Bien sûr que non. Vers la fin des années 80 le CNRS a lancé le
Projet Interdisciplinaire de Recherche IMABIO, richement doté, qui a
été comme un grand coup de fouet porté aux études structurales
d'intérêt biologiques. Cela a permis à de bonnes équipes de se
consolider, à d'autres de voir le jour. Une de ces équipes, d'ailleurs,
aurait souhaité s'implanter au CGM, mais elle en a été dissuadée.
Le développement de ces biotechnologies ne semble toujours pas bien vécu par les chercheurs...
C'est aussi mon impression. On n'a pas en biologie une
tradition de grands projets collectifs comme cela existe en physique ou
en chimie depuis fort longtemps. La multiplication des tâches
fastidieuses et répétitives finit par détourner les esprits les plus
originaux, aussi longtemps du moins qu'on n'arrivera pas à donner un
sens à cette avalanche de données qui envahit nos ordinateurs. Il me
semble enfin que les biologistes ne vivent pas bien les applications de
leur science. Malgré quelques exeptions retentissantes, Louis Pasteur
par exemple, ils n'ont pas eu l'occasion d'acquérir, comme l'ont fait
chimistes et physiciens, l'habitude d'être confrontés aux applications
de leurs découvertes. Le battage médiatique qui accompagne l'essor des
biotechnologies illustre, à mes yeux, le manque de maturité et de sens
des responsabilités des biologistes qui se prêtent à ce jeu.