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Entretien avec Claude Lalou

J-F Picard, 18 juin 1986 (source :
https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)


A l'époque, les cheminements pour arriver à la recherche n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui. Alors que j'étais en seconde au Lycée, je lui avais dit que je voulais faire de la géographie générale. Après mon bac, mon père qui était universitaire s'est occupé de ma faire entrer dans un labo. Il connaissait le secrétaire du doyen de l'Université de Paris et c'est comme cela que je suis entré chez Jacques Bourcart, un professeur de géographie physique et dynamique de la Sorbonne. Comme Jacques Labeyrie qui m'a acceuillie plus tard au Centre des faibles radioactivités du CNRS, Bourcart disait qu'il fallait prendre les gens dans la recherche avant que l'université ne les ait déformés! C'est comme cela que je suis rentrée dans un laboratoire pour préparer ma licence. J'ai rencontré le CNRS une première fois, fin septembre, début octobre 1939. Henri Longchambon dirigeait la mobilisation scientifique avec des 'affectés spéciaux'. Ceux-ci se baladaient dans Paris avec des brassards rouges bordés de violet ou violets bordés de rouge portant le sigle 'A.S.R.S.' (Affecté spécial à la recherche scientifique). Bourcart m'a emmenée au CNRS pour faire partie de la race élue des 'calculateurs à la règle'. On était loin de l'âge des ordinateurs! Je me souviens de grands bacs remplis de fiches dans lesquelles on enfilait des aiguilles à tricoter afin de trouver tous les physiciens aux yeux bleus... Bourcart parti à l'Armée m'a laissé en héritage à Jean Wyart et j'ai été affecté au laboratoire de minéralogie de la Sorbonne. Je travaillais dans les caves où l'on passait des nuits à fabriquer des cristaux de chlorure et d'iodure de sodium destinés aux détecteurs infrarouges de la Marine. Nos travaux devaient être ultra-secrets ! On voyait partout les affiches : "taisez-vous, méfiez-vous, les oreilles ennemies vous écoutent". Mais je me souviens que nous allions fêter nos cristaux au bistrot de la place de la Sorbonne, Le Gavarnie. C'est Wyart qui m'a fait passer le certificat de minéralogie et un jour, je me suis dit : ma thèse est prête, il faudrait peut-être que je finisse ma licence. Tout naturellement, mon père avait fait la connaissance de Wyart et ils ont fraternisé. Il y avait aussi un type merveilleux, le père Charles Gaudefroy qui était à la fois professeur à l'Institut Catholique et chef de travaux en minéralogie chez Wyart.

A Paris sous l'occupation, j'étais dans une 'Commission scientifique et technique de la Seine' un organisme qui étudiait le bassin de la Seine en employant des gens qualifiés de chômeurs intellectuels. J'ai un peu participé à la Résistance, mais je dirais maintenant, sans vouloir rabaisser ce genre de chose, que c'était pour nous les jeunes le grand frisson, le grand jeu scout. On allait dans des endroits interdits avec une inconscience totale. Je me souviens que 'Défense de la France' s'imprimait dans une petite impasse du côté du boulevard Saint-Jacques et que l'on entendait les machines depuis la rue ! On circulait en vélo avec des tracts sur nos porte-bagages. Pendant toute cette période, Bourcart s'occupait plus ou moins du laboratoire. Il travaillait pour la Résistance, il a fait des recherches sur les plages du débarquement. On ne le voyait qu'en pointillés. En 1944, il m'a fait entrer au CNRS et j'y suis restée depuis à l'exception de quatre ans dans l'Enseignement supérieur pour m'occuper de la station océanographique de Villefranche s/mer qui dépendait de la faculté des sciences de Paris. Il existait l'Institut Océanographique rue Saint Jacques, qui était une émanation de Monaco. Mais à la Sorbonne, on n'enseignait pas l'océanographie. A l'origine, les stations marines étaient uniquement des labos d'accueil. Elles recevaient des stages d'étudiants, des chercheurs étrangers ou français qui avaient besoin de ramasser du matériel pendant l'été pour leurs chères études de l'hiver. Chacun venait, s'installait et faisait son travail dans son coin. Puis une demoiselle arrivait, à qui l'on donnait une chambre, à qui l'on donnait la salle voisine et qui faisait-elle aussi son travail. Dans le couloir, on se rencontrait et on se plaisait. Mariage, enfants, on achetait une maison et on restait sur place alors que les sujets de recherche étaient complètement divergents. Vous ne pouviez donc pas organiser l'activité du laboratoire autour d'un (ou de) thème(s) précis. Il s'agissait toujours de trucs ponctuels. Ceci a été un des gros problèmes de ces dernières années. Réussir à refaire des laboratoires dans lesquels il y ait des sujets de recherche. Mais c'est terriblement difficile, il y a un héritage dont on ne peut pas sortir. Ou bien il faudrait -c'est ce que je dis aux directeurs des stations marines- vider tout le monde, prendre un directeur qui mette sur pieds un programme de recherche et fasse venir les chercheurs intéressés.

Grâce à la commission de géologie du CNRS, je suis devenue stagiaire de recherche. J'ai retrouvé dans mes archives ma nomination au grade d'attachée de recherche le 4 aout 1950. J'étais en géologie parce qu'il n'y avait pas de subtilités à cette époque là. On était géologue, physicien, chimiste, biologiste. On ne faisait pas la différence entre la biologie animale, la biologie végétale, l'écologie, etc... Il n'y avait pas d'enseignement d'océanographie. Cette discipline a été reconnue au CNRS grâce à Jacques Bourcart. Le certificat qu'il dirigeait à la Sorbonne s'appelait "Géographie physique et Géologie dynamique". Mais géographie et géologie, où est la limite ? L'océanographie que Bourcart voulait créer concerne l'ensemble des études sur un milieu, un écosystème avec toutes ses implications, en équilibre ou non, en fonction de certains stress extérieurs. Ces stress extérieurs relèvent de la chimie, de la physique et de la géologie. Mais les gens avaient du mal à comprendre. L'enseignement universitaire a une part de responsabilité. Il y a quelque chose qui est en train de mourir, c'est l'honnête homme du XIXéme siècle. Aujourd'hui, vous n'avez plus que des spécialistes. Alors faire une science pluridisciplinaire dans un milieu où on ne rencontre que des spécialistes, c'est quasiment impossible. Jacques Bourcart était un géologue qui considérait que la ligne de côte n'était pas une interruption et qu'il fallait aller voir plus loin. Il avait dû être plus ou moins rattaché à la Marine à un moment donné. Il avait connaissance des cartes du plateau continental méditerranéen qui avaient été réalisées par des méthodes de sondages ponctuels (le plomb de sonde). Il avait étudié le voisinage de Toulon, bien prospecté à cause des chenaux d'accès pour sous-marins. Il avait mis en évidence le fait que tout ce plateau continental -que l'on croyait régulier et descendant doucement vers les plaines abyssales- était en fait complètement haché par des vallées sous-marines. Pour expliquer la formation de ces vallées, il fallait en dresser une topographie plus précise et il a commencé à chercher un bateau équipé d'un matériel permettant de réaliser des sondages en continu. On a commencé en 1948 avec un bâtiment de la Marine Nationale qui s'appelait 'L'Elie Monnier'. J'ai eu ainsi quelques problèmes pour obtenir l'autorisation de monter à bord. Puis on a commencé à relever toute la côte méditerranéenne. Le bateau dépendait du "Groupe d'Etudes et de Recherches Sous-marines" de la Marine Nationale à Toulon et il était commandé par Jacques-Yves Cousteau. Cousteau faisait aussi ses essais du scaphandre autonome. C'était partout du bricolage un peu génial. Par exemple nous ne disposions pas de sondeurs comme ceux que l'on trouve aujourd'hui et il avait mis un asdic de pêche sur le bateau, mais au lieu de l'orienter vers l'avant -comme il devait l'être pour repérer les bancs de poissons- il l'avait orienté verticalement. Cela permettait de repérer le fond que l'on enregistrait sur des bandes de papier humide. C'était une cuisine invraisemblable, comme ce papier était humide, il se produisait des étincelles et avec l'iode, tout cela faisait des taches marron. Il fallait faire sécher le papier de façon à ce qu'il ne se déforme pas trop. Mais c'est comme ça qu'on a réussi à dresser notre carte. Vers 1956-57 Cousteau a eu 'La Calypso' et à partir de ce moment là, on a travaillé avec elle. Comme l'armement de 'La Calypso' coûtait affreusement cher, il avait obtenu que le CNRS prenne en charge une partie des frais de fonctionnement. Le Centre lui laissait la libre jouissance de son bateau pendant un certain temps de l'année tandis que le CNRS pouvait le proposer à ses équipes pendant l'autre période. Ensuite, quand le matériel s'est multiplié, les procédures se sont alourdies et il y a eu la création d'une Commission des navires et engins.

Le CNRS a créé un de ses premiers laboratoires propres à Roscoff (Yves Delage). Mais il intéressait essentiellement la biologie marine. C'est là que les travaux sur l'œuf d'oursin ont fait avancer le biologie moléculaire. Les autres centres constituent quant à eux des unités associées. Banyuls est un laboratoire associé, comme Marseille. Villefranche est devenu un laboratoire associé ce qui l'a un peu obligé à se focaliser sur certains thèmes. L'appartenance au CNRS implique de ne pas laisser chaque individu faire son propre travail dans son coin. Au moment où j'étais présidente de la section d'océanographie du Comité National, nous avions quelques problèmes avec le laboratoire de Banyuls dont Pierre Drach avait été le directeur, mais il était beaucoup plus professeur à Paris que directeur à Banyuls et il laissait tellement de liberté à ses gens que ceux-ci étaient partis dans tous les sens. Quand le Centre de Banyuls a été repris par Jacques Soyer, on a mis en place un comité de direction et le CNRS m'a demandé d'aller voir avec le nouveau directeur comment ou pourrait restructurer le labo. Cela s'est fait progressivement, grâce à l'aide du comité de direction, mais sans intervention officielle lourde.

Autrefois, la commission des navires et engins récupérait les dossiers de toutes les sections puisqu'il y avait aussi des biologistes qui demandait des bateaux, des géologues, des géophysiciens, etc... Cette commission était faite avec deux représentants de la section d'océanographie, un de géologie, un de géophysique. Après classement, elle envoyait les demandes au CNEXO qui les introduisait dans ses programmes. 'Le Jean Charcot' avait été commandé par le' Centre national pour l'exploitation des océans' CNEXO créé en 1967, devenu aujourd'hui l'IFREMER. Je ne me souviens plus du moment où les navires sont passés du CNRS au CNEXO, mais cela ne nous a pas simplifié la vie ! Le CNEXO a eu le tort d'être, en quelque sorte, une agence de programme tout en créant sa propre unité de recherche, le Centre océanologique de Bretagne (C.O.B.). Or il aurait dû rester comme le CNES, une agence de programme qui ne possède en propre et ne gère aucun labo - donc qui peut rester neutre - au lieu de quoi, il a décidé d'armer des bateaux. Pour nous le résultat a été que pendant longtemps, pour avoir une place sur un bateau, il fallait circonvenir quelqu'un du C.O.B. et lui demander de faire la demande à notre place. Pourquoi ? Parce que les gens du CNEXO avaient la priorité. Ainsi, on voyait arriver en même temps les fiches de demande du C.O.B. et du CNRS. Nous, on nous demandait des dossiers bien argumentés : à quel endroit exactement on voulait aller, pourquoi autant d'heures, pourquoi est-ce qu'on prenait tel chemin et pas tel autre. En revanche, sur la petite feuille du C.O.B. : 60 jours de 'Charcot', objectif à déterminer, zone à déterminer, chef de mission à déterminer. Apparemment ils cherchent maintenant à raccourcir les délais. A un moment cela était devenu impossible. Il fallait demander un bateau environ quatre ans à l'avance. Et en quatre ans la recherche avance, on n'a plus les mêmes besoins. Plus tard, les demandes CNRS sont formulées par le P.I.R.Océan et l'INSU. Il s'agit en principe de hâter les procédures. Mais cela n'est pas satisfaisant. Si on retire comme privilège des sections, le droit de dire à un laboratoire : "non, vous n'aurez pas de bateaux parce que vous en avez eu un il y a deux ans et nous n'avons pas vu vos résultats ", c'est déplorable. Le bateau, c'est le plus gros moyen de pression sur la communauté scientifique en océanographie.

Tout cela finalement, c'est une question de finances. Au CNRS, la Commission des navires et engins est devenue un peu plus tard le Comité de recherche marine. Il y avait des problèmes avec les stations marines qui étaient gérées par les universités même si elles abritaient des laboratoires CNRS. L'Université n'ayant pas le sou, on ne refaisait même pas les toits des stations. Les directeurs des stations marines se réunissaient avec des représentants des universités et du CNRS pour dire ce qu'il leur fallait. L'Université répondait invariablement qu'elle n'avait pas d'argent. On a donc créé ce CRM à qui on a donné de l'argent. Puis on a fait le P.I.R.Océan, un soit disant grand programme. Pour moi, les grands programmes marchent quand on est à cheval sur beaucoup de sciences. C'est par exemple le cas du PIREN qui regroupe des sciences sociales, des géographes, des biologistes, des océanographes, des écologistes, etc... Je dirais qu'un grand programme pour l'océanographie, pourrait être fait par la section d'océanographie. Il y a une redondance qui me parait fâcheuse entre le Comité national, le PIROcéan et aujourd'hui l'INSU, ex INAG. L'INSU est une extension de l'INAG, l'Institut d'astrophysique et de géophysique. L'INAG couvrait le secteur TOAE (Terre, océan, astronomie, espace) regroupant essentiellement des astronomes et des géophysiciens et un peu d'atmosphère, ce qu'on appelait la géophysique externe. Par rapport au département TOAE du CNRS, l'INAG laissait de côté les géologues de tradition, c'est à dire les géologues avec leurs marteaux, les paléontologues et les océanographes du milieu fluide. A partir de Jean Delhaye, le directeur de l'INAG était en même temps directeur du secteur TOAE. Il y a eu Petit et maintenant c'est Berroir. Et on se demande alors pourquoi il reste un secteur. Cela doit être pour des questions d'administration, l'INSU n'ayant rien à voir avec les problèmes de personnel qui sont traités par les TOAE.

Si un chercheur est débrouillard , ce qui devrait être la caractéristique du bon chercheurs, il y a d'intéressantes possibilités pour faire avancer les demandes. Cette multiplication d'instances lui permet de vivre pas si mal que ça. On peut dire la même chose du système des ATP. Cela dit, moi qui suis partisane d'un Comité National fort, je regrette que les trois quarts des crédits passent dans des actions spécifiques de ce genre. En revanche, il faut reconnaître que le Comité National n'a peut-être pas joué son rôle de direction de la science. Le Comité National ne s'intéresse même plus aux crédits, il est devenu un véritable ectoplasme. Il émet des voeux pieux et le Directeur scientifique fait ce qu'il veut derrière. C'est de la démocratie dirigée. Au risque d'avoir l'air d'une provocatrice, je dirais que si on veut lui rendre un rôle important, il faudrait le rendre moins démocratique. Il faudrait que le Comité national ne comporte que des gens dont on sait qu'ils feront de la bonne science plutôt que des gens dont la fonction principale est de rattraper les canards boiteux. L'océanographie au Comité national a commencé par une section horizontale, mais qui n'avait en fait aucun pouvoir, elle émettait des avis. Que se passait-il ? Dans les autres sections les chercheurs disaient : "qu'est ce qu'ils viennent faire ceux là ? On est assez grand pour savoir ce qu'on fait ". Aux dernières élections, j'ai beaucoup hésité à me présenter. Je dois dire que ces histoires de listes du collège 'A' me semblait complètement délirantes. Je me suis dit que j'allais me faire marquer politiquement et j'ai reçu une lettre d'engueulade des syndicats. J'ai quand même décidé de faire une liste pour le principe et c'est elle qui est passée.

Prenez l'INSU, il a fallu se battre pour que ce nouvel institut accepte des sciences de la vie. Il s'agissait de l'océanographie. Peut-on concevoir un océan sans vie ? Le Directeur des sciences de la vie a le droit d'avoir ses vues, mais pour lui, il n'y a que la biochimie et les techniques de pointe qui comptent. La biologie, ce n'est pas dans ses priorités. Lui, c'est la chimie moléculaire. Mais si l'origine de la vie est vraiment dans l'océan, il faut bien mettre des sciences de la vie dans l'océanographie. Aujourd'hui, dans ces disciplines, on ne s'intéresse plus à ce qu'on appelait autrefois la zoologie, mais il ne faut plus prononcer ce mot, il est trop vieux... J'ajouterais que l'on nous a dit à certains moments, que l'océanographie était une discipline qui n'existait pas et on allait faire sauter la section concernée. Cela fait un certain nombre d'années que je me bagarre avec les directeurs successifs du CNRS. Je crois qu'actuellement, on a trouvé un bon équilibre pour cette section d'océanographie en y ajoutant les atmosphériciens. La section telle qu'elle est -elle s'appelle "Océan-Atmosphère"- est bonne car elle permet le couplage entre l'océan et l'atmosphère, les deux ensembles naturels qui règlent la climatologie des continents. En géologie de l'océan, nous recouvrons autant que cela puisse vraiment se définir, la partie meuble, celle qui est encore en évolution et dans laquelle se produisent toujours des réactions chimiques etc. Aux géologues et aux géophysiciens, le dur. Ces derniers sont en fait des gens qui préféreraient qu'on vide l'océan de son eau pour aller voir à pieds, avec leur marteau, ce qui se passe au fond. Nous, nous avons besoin de l'eau. Bien sur, il y a des frontières. Vous avez dû entendre parler des récentes découvertes de l'hydrothermalisme sous-marin. Cela, ça intéresse les géophysiciens, parce que c'est le magma, la théorie des plaques. Mais cela intéresse aussi les chimistes car ça concerne le cycle des éléments dans l'océan. En définitive, la science est une. Je dirais même qu'elle est une et indivisible y compris avec les sciences littéraires.

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© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay