Pour faire mes études, j'ai choisi la filière universitaire car au
lendemain de mon bac j'ai été obligée de gagner ma vie. A cette époque,
on était fasciné par toute une série de choses qui venaient de se
passer ; la participation à la résistance était aussi un élément très
marquant. J'avais donc fait une licence de science à la Sorbonne.
J'avais été très marquée par les problèmes de l'énergie nucléaire qui
était pour nous une conquête de l'homme sur la matière, avec ce coup
foudroyant que je n'ai d'ailleurs pas réalisé sur le moment, de la
bombe atomique d'Hiroshima. Et puis, il y avait la personnalité de
Joliot que j'avais eu l'occasion de voir un peu et dont je connaissais
l'activité de résistant avec mon père. Je me suis déterminée un petit
peu par un concours de circonstances et je suis rentrée au laboratoire
de Joliot en octobre 1947. J'étais passée auparavant par le Laboratoire
de Recherche Physique de la Sorbonne de M. Godart qui travaillait en
liaison avec des industriels. A l'époque, ceux-ci avaient extrêmement
envie de faire faire des recherches dans les laboratoires équipés
d'appareils qui valaient très cher. Je travaillais pour eux sur les
ultraviolets et cela ne me plaisait pas tellement. Et j'avais vraiment
envie d'aller vers cette toute nouvelle discipline ; c'était pour moi
tout à fait exaltant cette libération de l'énergie atomique, son
devenir. On avait à l'époque de grandes idées, on voulait travailler
pour le bien de l'humanité. Et dans mon esprit cela se matérialisait
dans cette physique nucléaire que l'on libérait. Quand je suis allée
voir Joliot, après avoir terminé ma licence, et que je lui ai demandé
si je pouvais travailler chez lui même en n'ayant pas de poste, il m'a
vertement semoncée en me disant qu'il n'acceptait pas que quelqu'un
travaille dans son laboratoire sans être rémunéré. Et puis finalement,
cela s'est très bien arrangé et je suis venue travailler au laboratoire
de Joliot. J'y suis rentrée en même temps que beaucoup de gens. C'était
le laboratoire du Collège de France. J'ai donc travaillé comme
stagiaire de recherche. J'ai fait toute ma carrière au CNRS et je
connais bien les affres que cela peut supposer, comme par exemple
celles du rapport d'activité. Jean Perrin ne voulait pas que nous
soyons fonctionnaires ; on a tendances à assimiler fonctionnaires et
stabilité. Or, je n'ai jamais compris le plaisir que l'on avait à être
dans une position instable. Je travaille beaucoup mieux dans la
sérénité. Je ne voyais pas pourquoi ceux qui travaillaient dans
l'Enseignement supérieur étaient titulaires. A la fin des années 40 et
au début des années 50, il y a eu une campagne menée par Joliot pour
faire reconnaître le métier de chercheur.
Quand
Joliot veut professionnaliser le métier de chercheur, j'ai
l'impression que le modèle soviétique pèse beaucoup à l'époque ?
Dans mon milieu, oui.
Le
modèle d'organisation de la science tel qu'il existait en URSS, et tel
que les chercheurs français ont pu le découvrir, a-t-il influé sur la
manière dont ils ont réfléchi après la Libération à ces problèmes ?
Je n'y ai pas participé parce que j'étais trop jeune. Mais je pense que
très certainement. Car à l'époque, en tout cas en Union Soviétique, le
chercheur était quelqu'un de reconnu et l'Académie des Sciences avait
un pouvoir énorme. Je pense effectivement qu'à cette époque là, cela a
été très important. Mais, j'ai toujours eu le sentiment que Joliot
voulait faire quelque chose d'extrêmement jeune et dynamique ; il
suivait quand même l'idée de Perrin. Vous savez, Joliot était tout de
même très critique sur les choses en Union Soviétique.
Comment s'est organisée la physique en France en 1945 ?
Pendant la guerre les laboratoires étaient vides, il y avait très peu
de monde. Pour rentrer au CNRS à cette époque là, il fallait vraiment
avoir une âme d'apôtre ou être une cloche complète. Il y avait tout à
faire. De plus, on a fondé le CEA avec beaucoup de moyens et cela a
entraîné pas mal de gens. Cependant, un certain nombre sont restés au
CNRS ; ce partage ne s'est pas fait sur des critères de valeurs. On y
était plus proche de nos patrons qu'au CEA. Et j'avais à l'époque le
sentiment que le CEA était principalement tourné vers l'industrie. Le
CNRS a énormément aidé. Il fallait ce moment-là, totalement se
réappareiller. Dans notre domaine, cela s'est très bien coordonné. On
était très lié aux gens de l'Institut du Radium. Bouchez, l'assistant
d'Irène Joliot, a aidé Fréderic Joliot à choisir les bons instruments.
Il y avait une réelle entraide. On n'était pas ennemi avec les gens du
CEA. Nombreux d'entre eux venaient de la maison mère qui était
l'Institut du Radium.
Et qu'en est-il dans les années 1950 ?
Ce que je pourrais vous en dire est très partiel mais aussi très
partial car j'appartenais à l'un des groupes. On était plongé dans nos
travaux et on ne s'occupait pas des histoires de bataille. Il y a eu
des combats de stratégie à haut niveau qui me dépassaient, c'est
absolument certain. Par exemple, nous avons été à Orsay en 1956 quand
on a obtenu, (on c'est à dire Le Prince Ringuet évidement, mais aussi
les Joliot et Perrin) des crédits pour faire quelque chose sur le plan
national. Car s'il était bien de faire le CERN, il fallait quand même
alimenter la physique nationale en groupes qui pouvaient travailler et
se préparer à travailler auprès des grands centres. Sinon, on tarissait
la source et c'était très mauvais. C'est comme cela que l'on a obtenu
le centre. Il s'est tout de même passé quelque chose au départ. C'est
peut-être faux, mais c'est ainsi que l'ont vécu les gens à mon niveau :
il y a eu un "partage de l'énergie" entre Le Prince Ringuet et Joliot.
Cela revenait en quelque sorte à dire : "vous faites un
synchrocyclotron mais vous ne dépassez pas le seuil des particules
d'ipion. Vous vous occupez des noyaux. Nous, venant du rayonnement
cosmique, on s'occupe des particules des hautes énergies". C'est une
logique mais qui n'a pas eu lieu dans les autres pays. Et cela
cloisonnait cette science : les physiciens nucléaires d'une part, les
physiciens des hautes énergies d'autre part. Personnellement, je suis
biaisée : je suis sortie de l'école de la physique nucléaire comme
nombre d'autres qui sont allés vers les hautes énergies à un moment où
cela nous a paru intéressant. Joliot aussi, à la fin de sa vie, a
compris que c'était intéressant. Je dois dire que quand les groupes de
nucléaire ont commencé à travailler en hautes énergies, on a eu le
soutien complet de Berthelot. Et quand j'ai commencé à implanter ce
groupe de chambre à bulles dans le laboratoire, Teillac était du reste
tout à fait d'accord et Berthelot nous a soutenus. Cela n'a pas été le
cas des autres groupes qui voyaient d'un mauvais oeil que l'on se
disperse. Tout cela résulte d'une sorte de logique de partage entre
monopoles : "nous on fait ça, vous, vous faites le reste". A propos de
cette discussion sur les accélérateurs, c'est vrai qu'il y avait deux
types de physique : celle que l'on faisait avec les protons et celle
que l'on faisait avec les électrons. Celle là était un peu éloignée de
moi, c'était trop dynamique. Les gens qui travaillaient à
l'accélérateur linéaire était vraiment un petit peu à part. On a vécu à
l'époque, cette discussion de projet d'accélérateur. Je me souviens que
c'était effectivement un projet soutenu par le CEA. Il y avait des
problèmes de financement : cela paraissait très cher de passer de 100
GEV à 60 GEV. Mais le projet était quand même très étudié et très
élaboré. Et puis un beau jour, un revirement fantastique : on a vu
arriver un projet qui par son épaisseur était très mince (si je me
souviens bien, c'était trois feuillets à doubles interlignes) qui
disait qu'il ne fallait pas faire un truc à protons mais un truc à
électrons. Cela paraissait plutôt une bataille d'influence parce qu'au
fond je crois que... Il est possible aussi que tous les groupes n'aient
pas la même entrée au CERN. Par exemple, il est certain que le groupe
de Berthelot a eu beaucoup de mal à s'y implanter. Falque lui a eu
beaucoup de courage, il s'est implanté au CERN mais cela n'a pas été
une opération facile. On avait l'impression qu'il y avait ce partage.
Et puis, il y avait la préséance des groupes qui voulaient, peut-être
par rapport à une stratégie effective, monopoliser le pouvoir.
C'est l'équipe du projet CERN qui a fait ce projet d'accélérateur d'électrons ?
Je pense que c'était un combat de chapelles.
Pourtant André Blanc-Lapierre n'appartenait pas une chapelle.
Blanc-Lapierre, non. C'est quelqu'un qui n'a pas l'esprit de chapelle
et qui dominait la situation. Il pensait que c'était bien pour la
France d'avoir un accélérateur qui permette de faire un relais avec le
CERN et que cette physique là était intéressante à l'époque.
D'ailleurs, on n'a su que plus tard que les électrons étaient si
intéressants pour la physique des particules élémentaires. Les
accélérateurs à électrons, jusque dans les années 60, servaient
essentiellement aux problèmes d'électrodynamique. Puis, ils ont servi
de sonde pour aller voir ce qui se passait à l'intérieur des nucléons.
Mais les résultats de ce côté là sont venus qu'en 1967. C'est en 1967
que l'on a réalisé que les accélérateurs à électrons étaient si
importants pour la physique des particules élémentaires. Cela était
très étonnant. On avait vraiment un projet important, très lourd et
très sérieux sur lequel beaucoup de gens avaient travaillé. Et puis
brusquement, un truc très léger qui arrive comme ça. C'était peut-être
très bien, mais on a vraiment eu l'impression que cela torpillait tout
parce qu'en définitive, on n'a rien eu.
Sur
le premier projet de Blanc-Lapierre, est-ce qu'il y a eu un débat dans
les différents groupes ?
J'étais, à cette époque là, à l'Institut de physique nucléaire avec monsieur
Joliot et j'avais un groupe qui faisait des analyses de chambres
à bulles. On l'avait fondé en 1958, c'était donc le tout début de son
fonctionnement. J'ai su d'ailleurs après qu'il y avait eu beaucoup
d'appuis de la part de Berthelot. Peut-être que cela n'était pas
innocent non plus. Je me trouvais un peu dans la famille des physiciens
nucléaires, très en liaison avec les gens de Saclay parce que ceux-ci
en étaient des émanations et qu'on avait toujours conservé de bonnes
relations. Ils savaient l'importance qu'il y avait à rester uni à
l'université, car une partie d'entre eux étaient professeurs. Et puis,
il y avait des liens affectifs et peut-être aussi une famille d'esprit.
De l'autre côté, il y avait l'autre groupe. Je me souviens que
quelqu'un de chez Le Prince Ringuet, qui était quelqu'un de très bien
d'ailleurs, s'est dit : "mais c'est complètement idiot, on ne peut pas
rester comme ça en ignorant les gens d'un autre laboratoire, on va
aller les voir". Et on a eu comme ça, la visite de deux personnes,
c'était des syndicalistes d'ailleurs. Mais c'était très cloisonné comme
vous le voyez. Je n'aime pas marcher sur les plates-bandes des autres
et j'avais suffisamment à faire dans mon univers à moi. C'était un peu
étranger, ce qui fait qu'en physique nucléaire, il n'y a pas eu
vraiment de débats pour cet accélérateur. On en parlait avec passion en
disant : "cela serait bien d'avoir un accélérateur national, ça c'est
sur". Mais on avait vraiment l'impression qu'il y avait un boulet
venant d'un autre camp. En revanche, il y a eu beaucoup de débats pour
cet accélérateur à protons dans le groupe de Saclay, c'est absolument
certain. A ma connaissance, il n'y a pas eu de concertation... Cela se
discutait tout de même au sein des commissions du CNRS, il y avait des
plans de conjonctures. Mais pour nous qui n'y étions pas, c'est venu
vraiment comme ça : "tiens, on a appris que...".
Que faisait Berthelot ?
Il avait un gros laboratoire. Il a été l'homme qui a introduit la
physique des hautes énergies en tant que telle en France. On lui doit
ça. L'école Le Prince Ringuet avait des gens très brillants mais qui
faisaient des rayonnements cosmiques. Berthelot était auparavant
assistant chez Joliot. Il était normalien, avait fait un diplôme chez Pierre
Auger et sa thèse chez Joliot. Il avait été appelé au CEA pour fonder
le groupe de physique nucléaire au départ et puis dans les années 55,
il s'est rendu compte que l'on ne pouvait pas ne pas passer aux hautes
énergies. Et il est parti aux Etats-Unis, faire tout un périple avec
deux autres personnes. Ils sont revenus en proposant la création d'un
laboratoire de hautes énergies. Toute la France en a bénéficié parce
qu'à Saclay on a développé ce qui s'appelait au départ le LPNHE et qui
est devenu le département de physique nucléaire des hautes énergies
grâce auquel il y a eu un énorme effort technique. D'abord, on a
construit Saturne qui a permis à un certain nombre de groupes de se
préparer pour aller au CERN. Du reste, l'Ecole Polytechnique aussi
venait à Saturne et elle a bénéficié très largement de la puissance
technique de Saclay et en particulier de la chambre à bulles de 80 cm
que Bernard Grégory avait fait construire. Il avait été à Brookhaven, où il
avait travaillé sur une chambre à bulles dont on lui avait donné les
plans. De retour en France, il en a fait construire une améliorée.
Gargamelle aussi a été construite à Saclay. Ce qui fait que
l'implantation des hautes énergies en France doit énormément à
Berthelot. C'était un excellent physicien, un homme très rigoureux. Il
n'était pas diplomate mais il voyait très loin. Il avait un énorme
laboratoire qui est toujours très important. S'il n'y avait pas eu
Saclay, la France n'aurait pas tenu le coup vis à vis du CERN ; parce
que le laboratoire de l'Ecole polytechnique était un petit laboratoire
et que nous, on faisait de la physique nucléaire et très peu de hautes
énergies. Et l'accélérateur linéaire, ça c'était un gros morceau. Du
reste, la création d'Orsay résultait d'un partage, on nous l'a toujours
dit et je crois que c'est tout à fait vraisemblable, entre Le Prince
Ringuet et Joliot : "vous allez jusqu'aux PI et moi je prends plus
haut". Et puis, il y avait Hans Halban que nous avions fait venir pour
l'accélérateur linéaire. Les problèmes que l'on se posait avec les
électrons à ce moment là étaient quand même différents. Enfin, il y a
tout de même eu des interconnections quand sont venus à l'accélérateur
linéaire des gens qui avaient fait de la physique nucléaire auparavant.
C'est le cas par exemple de Pierre Lheman qui a été d'abord en physique
nucléaire à Saclay. Puis il a été appelé par Halban au linéaire et,
juste après la mort de La Garrigue, quand on a démis Berthelot de ses
fonctions, on l'a appelé à Saclay. Maintenant, il est à l'IN2P3. Il y a
un va-et-vient. Les clans se sont un petit peu estompés. Je reste tout
de même persuadée que tout cette période là était dominée par une
stratégie de bien faire, de faire l'Europe, d'être efficace. Cela ne
pouvait se réaliser qu'avec une certaine tactique, en mettant les gens
bien en place avec un partage des compétences.
Un fonctionnement très élitiste.
Je crois que l'on s'est cassé le nez à cause de ça. Vous savez, quand
on faisait des demandes d'expériences au CERN, si l'on faisait partie
du groupe de Berthelot, on avait beaucoup de difficultés. On avait beau
présenter les mêmes expériences que les autres, ce n'était pas si
simple. Peut-être que, dans leur esprit, c'était pour des raisons
d'efficacité. Seulement, ils se sont cassés le nez parce que
malheureusement, il fallait quand même faire front et être nombreux. Et
puis, il y a pas mal de gens qui sont morts : Grégory, La Garrigue...
Au départ, je pense que c'était une question de stratégie : on veut
faire les choses bien avec des gens compétents.
Comment ce groupe de polytechnique a pu avoir cette domination ?
Il faut leur demander à eux comment ils s'y sont pris. Vous savez bien
que même les universitaires ne sont pas toujours tendres pour les gens
qui ne sont pas universitaires. Joliot a beaucoup souffert de ne pas
être universitaire. Il n'était pas admis tellement facilement dans le
cénacle des grands patrons. Il n'était pas normalien, il y a aussi ça.
En France, il y a quand même l'emprise des grandes écoles. Pourtant,
les thèses soutenues par des polytechniciens, ou par des normaliens ou
par des non-polytechniciens ou des non-normaliens, avaient la même
valeur.
Blanc-Lapierre associe son idée d'un instrument national à son idée d'un institut national, l'IN2P3.
En regroupant Saclay d'ailleurs. Cela n'a pas marché non plus. Je ne
sais plus qui m'a raconté que quand Teillac avait repris ce projet, on
lui avait dit : "vous pouvez le reprendre mais surtout pas en y
associant le CEA, sinon cela ne marchera pas". Il faut voir que
Berthelot n'avait pas la toute puissance dans Saclay. Il était très
important car il avait un gros laboratoire mais la politique se faisait
au-dessus de lui. Berthelot a toujours été coiffé par les
polytechniciens. Messia est polytechnicien, Horowitz aussi. Les
décisions se prennent en haut lieu. Et Berthelot était certainement en
porte à faux dans ce monde là, parce qu'il est très universitaire et,
Joliot mort, il n'avait pas tellement de soutien. Alors qu'il a été à
l'origine d'une très bonne école où beaucoup de très bonnes grosses
expériences ont été faites. Les expériences faites au CERN par les
autres équipes françaises ont pu l'être parce qu'il y a eu l'apport
technique de Saclay.
A ce moment là, quel est l'intérêt de faire l'IN2P3 ?
Je crois que c'était pour éviter le saupoudrage. On avait quand même
besoin de beaucoup de moyens. C'était un contrôle, une recentralisation
des moyens. Mais il a eu beaucoup du mal à s'implanter. Je ne sais pas
pour quelle raison mais Teillac y tenait certainement beaucoup. Vous
savez à l'époque beaucoup de choses se sont faites : l'INSERM, l'INAG ;
et puis on ne savait pas ce qu'allait devenir le CNRS. C'est un peu
plus tard que l'on a cru qu'il allait éclater en instituts. C'est une
logique qui vaut à partir du moment où l'on a besoin de beaucoup de
moyens. On considérait quand même l'IN2P3 comme une personne morale. Et
du reste, encore maintenant, ce n'est pas une direction scientifique
que l'on a et les grandes décisions se prennent au CERN. C'était une
mesure d'efficacité qui visait à éviter les saupoudrages.
Personnellement, je trouve cela assez normal d'avoir un IN2P3.
Les laboratoires de province n'ont pas vu cela d'un si bon oeil
Oui, parce qu'il y a eu tout d'un coup quelqu'un qui avait un droit de
regard sur eux. Il y a des groupes qui en ont pâti car ils n'ont pas pu
se développer comme ils le voulaient. Ils n'auraient d'ailleurs
peut-être pas abouti, mais enfin ils se sont sentis...
A l'IN2P3, la représentation se faisait comment ?
Vous savez pendant des années l'IN2P3, cela a été Jean Teillac puis d'autres. Je suppose que vous avez
la liste des conseils. Cela a du mettre un coup de fouet. C'est les
directeurs de laboratoire qui se sont mis en place. Et puis, bien
après, cela a été les commissions du CNRS qui faisaient partie
intégrante du conseil. Vu de loin, c'est très lourd. Ensuite, on a vu
que cela faisait un peu double emploi avec la commission du CNRS. Il y
a toujours eu un conflit d'autorité entre les deux commissions du CNRS
et la direction de l'IN2P3.
Pierre Lheman a-t-il fait à un moment donné, partie du groupe de Le Prince Ringuet ?
Non, il est polytechnicien de formation et il est entré chez Berthelot
à Saclay en physique nucléaire. Après, il est allé en hautes énergies à
l'accélérateur linéaire. Il n'était pas du groupe de l'Ecole
Polytechnique mais il était polytechnicien de formation. Il avait
tellement de charme et de connaissances qu'il était l'enfant chéri et
qu'il était très demandé. Mais je ne crois pas que l'on puisse dire
qu'il faisait partie de ce plan là, car appartenait quand même au
laboratoire de Berthelot.
Il y avait vraiment cette impression qu'ils se partageaient les choses
J'ai toujours eu ce sentiment là et je ne suis pas la seule. Et je
pense que c'était sans doute par mesure d'efficacité. Joliot l'a
compris à la fin de sa vie car dans le dernier article qu'il a écrit,
il dit qu'il est temps que les physiciens nucléaires fassent des hautes
énergies. J'ai un souvenir de la Société de Physique : je vois Le
Prince Ringuet, alors qu'il y avait des diminutions de crédits à
prévoir, disant devant Berthelot : "eh bien Berthelot se fera un
plaisir de céder". Le Prince Ringuet est un meneur d'homme, il comprend
l'intérêt des choses. Seulement ce sont des gens qui pensent : "à nous
les grandes choses".
Donc très élitistes...
Oui, mais cela peut avoir du bon. L'attitude de Joliot a été très mal
ressentie par un certain nombre d'entre nous. En ce qui concerne le
CERN, je vais vous dire comment j'ai ressenti les choses pour autant
que je m'en souvienne. Quand le CERN a été créé, on n'a pas fait appel
à Joliot ni à De Broglie du reste, pour participer au conseil du CERN.
Ce qui était d'ailleurs un scandale car pour sa qualité de physicien,
il n'y avait pas beaucoup de personnes qui arrivaient à la cheville de
Joliot. Il avait vraiment un génie, une très ouverture d'esprit, une
réelle fantaisie et cette capacité qu'il avait de croire possible
l'invraisemblable. Cela lui a permis de faire des tas de trucs
fantastiques. Quand Joliot a su qu'Otto Hahn avait découvert
la fission, il a calculé le parcours des produits de fission et il a
imaginé une expérience très simple. Vous prenez un tube, la première
fois c'était en cellophane et la seconde en bakélite, sur la couche
externe duquel vous mettez de l'oxyde d'uranium. Puis il avait fait un
tube coaxial, cylindrique. La distance entre la paroi externe du
premier tube et la paroi interne du second était égale à la distance
calculée du parcours des produits de fission. Il mettait les tubes l'un
dans l'autre et au centre du tout il mettait une source de fission, des
neutrons irradiés à l'oxyde d'urane. Si vraiment il s'agissait bien de
la fission, alors les produits de fission de l'oxyde d'urane allaient
se coller sur la paroi interne du cylindre extérieur. Il suffisait à ce
moment là de le prendre et de le coiffer avec un compteur Geiger. Et à
ce moment là, il devait retrouver la période de 3,5 heures que tout le
monde observait dans les produits de fission. Avant de faire cette
expérience, Joliot a convoqué dans son bureau cinq personnes, Savelle ?
son sous-directeur, Irène, Savitch et je ne sais plus qui et il leur a
dit : "je vais faire devant vous une expérience. Si elle marche cela
veut bien dire que la fission existe et qu'elle se passe comme ça".
C'est un truc formidable, il n'a rien manigancé avant, il a fait et
préparé cette expérience devant témoins. C'est comme quand il a
découvert la radioactivité artificielle avec Irène : pour être sûrs
qu'ils ne faisaient pas d'erreur d'appareil, sans le prévenir, ils ont
demandé à Getner qui était au laboratoire de vérifier si leurs
compteurs Geiger marchaient bien. C'est fantastique de faire ça.
C'était un savant extraordinaire. Seulement cela n'a pas été facile
pour lui parce qu'il avait à côté de lui des gens plus diplômés ; même
Francis Perrin qui était le fils d'un professeur et était professeur
lui-même. Et Joliot a toujours souffert de ne pas être universitaire.
Alors, devant les polytechniciens en plus...
Il a eu le prix Nobel quand même.
Oui, il avait une aura extraordinaire et il était académicien.
Et ils ne l'ont pas mis au conseil ?
Peut-être à cause de ses opinions politiques. Je n'ai pas le souvenir
d'hostilité envers le CERN mais d'une blessure d'amour propre très
profonde. Mais ils ont quand même marché la main dans la main puisque
c'est avec Auger, Le Prince Ringuet, Perrin et Irène qu'ils ont obtenu
la création d'Orsay. Ils en ont tous senti la nécessité. Mais il y
avait ce partage.
Berthelot était-il proche de Joliot ?
De Joliot, oui. J'avais été envoyée par Joliot à Dubna en 1958. En
1955, s'était tenu pour la première fois à Genéve un congrès où l'on
comparait les résultats expérimentaux de l'est et de l'ouest. J'avais
été frappée de ce que le secret gardé jusque là était vraiment stupide.
L'année suivante, une première délégation de français s'était rendue en
Union Soviétique. A cette époque nous-mêmes subissions une transition
puisque nous allions avoir des accélérateurs à particules en France.
C'est à ce moment là que nous avons créé Orsay. Puis nous avons vécu
des événements tragiques avec la mort d'Irène en 1956. Elle devait
diriger le gros laboratoire de physique d'Orsay. Et il y aurait d'autre
part le laboratoire de l'accélérateur linéaire. On avait l'impression
d'un partage entre les Joliot s'occupant du noyau, avec des
accélérateurs d'énergie au-dessous du seuil de création des particules
élémentaires et l'accélérateur linéaire. En 1956 donc nous avions la
perspective d'aller nous regrouper avec les gens de l'Institut du
Radium à Orsay. Quand Irène est morte c'est Frédéric qui a pris la
succession. Il avait d'abord pensé à Berthelot comme successeur, mais
celui-ci ne pouvait pas car à la même époque il montait un groupe très
important à Saclay. Donc 1956 est une période de transition et un bon
nombre d'entre nous voulait se mettre au courant de ce qui concernait
les accélérateurs. Et voilà fait ce voyage en Union Soviétique pendant
lequel on décide de faire des échanges. C'était la première fois que
l'on allait là bas. Au retour, Joliot avait passé un accord avec les
soviétiques pour faire des échanges. Je n'ai participé à ce voyage car
j'allais accoucher de ma seconde fille. Mais quelques mois après, comme
quelqu'un d'initialement prévu n'a pas pu y aller, Joliot m'a demandé
de le remplacer. J'y suis partie 7 mois. J'ai travaillé là bas dans un
laboratoire de l'Institut de recherche nucléaire. Je me suis à ce
moment là initiée à la physique des particules élémentaires. J'étais
une des premières à faire des hautes énergies dans ce laboratoire.
Joliot était venu à Dubna en mai, juste au moment où l'on envoyait le
premier spoutnik. Il a visité et il a décidé à ce moment là que c'était
bien de faire des hautes énergies. Alors, il m'a dit : "quand tu
reviendras, j'aimerai que tu fasses un bout de chambre à bulles". Parce
que je travaillais là bas avec des gens qui faisaient des chambres à
bulles. Là il y a eu dans sa pensée un revirement sur ce qu'il pensait
des particules élémentaires. Il avait saisi que ce partage particules
élémentaires/physique nucléaire n'avait plus lieu d'être. Je suis
revenue début août 1958. Il avait dit à Teillac qu'il aimerait bien que
je fasse des hautes énergies au laboratoire. Je l'ai fait, mais
complètement appuyée par Berthelot. Il m'a accueilli dans son
laboratoire à Saclay et on a fait un petit groupe qui marchait du
tonnerre. J'ai su après que cela n'avait pas été facile à mettre en
place. Mais Teillac sentait à ce moment là l'intérêt qu'il y avait à
faire des hautes énergies et le fait que c'était important pour
l'avenir. Il a manoeuvré intelligemment.
Jean Teillac, lui, était universitaire ?
Oui. Il était instituteur avant et puis il a fait sa licence assez
tard. Il se trouve qu'il l'a faite en même temps que moi d'ailleurs.
Puis, il avait été assistant chez Irène et à la suite d'une histoire
assez compliquée, celui qui aurait du devenir maître de conférence est
parti et il a eu le poste. Quand Irène est morte, il a aidé Joliot et
il lui a succédé naturellement. Il a été question à un moment donné que
ce soit Berthelot qui lui succède mais cela n'a pas marché. En fait,
Berthelot était très pris à Saclay et il y avait eu des ennuis. Il
s'était un jour insurgé contre le port des badges avec la photo. C'est
une histoire incroyable. On avait décidé de les faire porter par tous
les gens de Saclay pour qu'ils ne fraudent pas à la cantine, ou quelque
chose d'aussi idiot que ça. Et alors, Berthelot avait fait une lettre,
pleine d'esprit d'ailleurs, mais très dure qui avait failli le faire
sauter. Il a failli succéder à Joliot, mais cela ne s'est pas fait
parce que Teillac était bien placé et que la fille de Joliot trouvait
qu'il fallait respecter le désir de son père. Teillac n'était pas
normalien et il a beaucoup de mérites. On m'a laissé entendre qu'il a
eu une enfance assez difficile et qu'il a appris à lire très tard. Et
puis, il a marché très bien, il est très intelligent. Il a composé avec
tous les groupes. Le Prince Ringuet est lui très politique : il sait où
trouver l'argent et mener les affaires. Au point de vue scientifique,
il a formé des affaires, il comprend la physique. Mais il n'y en avait
pas un qui était à la hauteur de Joliot. Si, peut-être Auger qui était
un très grand savant.
Et Blanc-Lapierre ?
Il était un peu en dehors de tous ces groupes justement. C'est un
normalien. Il était connu comme un très bon théoricien. Mais c'est un
type qui était un peu en dehors des chapelles. C'est un analyste, c'est
un homme qui sait où il faut agir, c'est un actif. Je ne pense pas
qu'il appartenait au clan de l'Ecole Polytechnique mais il se trouvait
à l'accélérateur linéaire où il remplaçait Halban. Celui-ci n'était pas
quelqu'un de facile, je ne l'ai pas connu mais on le disait.
D'où venait cette idée de grand accélérateur ? C'était simplement parce qu'il fallait former des gens ?
Oui, je crois. Cela m'étonnerait que Berthelot n'ait pas été à
l'origine de ça aussi. Je vais vous raconter quelque chose. Saclay a
beaucoup aidé les groupes français à s'équiper pour le CERN et il a
même participé à la création d'appareils qui sont allés au CERN, par
exemple Gargamelle, la grande chambre à bulles. L'intérêt des chambres
à bulles a été très grand a un moment donné et plus elles étaient
importantes mieux cela valait. Berthelot qui voyait loin, savait qu'il
fallait construire une grande chambre à bulles et il a eu l'idée de
construire Mirabelle. Cela a été une très grande chambre à bulles à
hydrogène. L'idée de Berthelot était de la mettre au CERN. Or il y a eu
un projet européen d'une chambre à bulles à hydrogène encore plus
grande que Mirabelle. Saclay pensait développer cela et s'implanter
ainsi au CERN. C'était bien pour la France. Grégory était à ce moment
là directeur du CERN. C'était en 1963-1964. Il se trouve que j'avais
été à Dubna en 1958 et j'avais connu pas mal de gens là bas. Le nouveau
centre qui s'était créé à Serpuikov, où se construisait à ce moment là
l'accélérateur de 70 GEV allait pendant quelques années -ce n'était pas
un très bon accélérateur et on a rien trouvé de génial avec- être le
plus grand accélérateur du monde. Il se trouvait que je connaissais
très bien ceux qui étaient à sa tête et que j'avais travaillé avec eux.
J'avais été invité à Dubna souvent ; j'y suis allée en 1958, en 1959 et
là il y a eu un arrêt. En 1964, j'ai été réinvitée là bas et alors
Berthelot là m'a dit : "écoutez, est-ce que cela vous serait possible
de tâter le terrain et de savoir de quel oeil les responsables là-bas
verraient l'arrivée de Mirabelle à Serpuikov ?". Et puis, il ne me dit
rien d'autre à ce moment là. Je vois les gens. Ils me disent : "ce
serait formidable car nous on ne construirait pas de chambre et cela
serait une association". D'ailleurs c'était dans le domaine de la
collaboration franco-soviétique une période assez exceptionnelle sur
beaucoup de plans. Quand je suis revenue, je lui ai dit que les gens
voyaient cela d'un très bon oeil. Il se trouve que se tenait quelques
mois après, encore en URSS, un congrès où j'ai été. Et les gens m'ont
dit qu'ils en avaient parlé au ministère et que cela allait avancer.
Ils sont venus en France et l'opération s'est faite. Cela se passait
dans un contexte politique favorable puisque Pompidou voulait à ce
moment là que les relations avec l'URSS soient bonnes. L'accord a été
signé en 1965 et Mirabelle est partie là bas. Longtemps après,
Berthelot m'a dit qu'il avait été heureux que cette opération réussisse
parce qu'il avait fait construire cette chambre à Saclay dans l'espoir
qu'elle aille au CERN mais que Grégory lui avait téléphoné en lui
disant : "je sais que vous avez construit Mirabelle, je ne m'opposerais
pas à ce que vous ayez des crédits à condition que vous ne vous
opposiez pas à ce que l'on donne des crédits pour Bets la grande
chambre européenne. Mais je vous préviens, jamais Mirabelle ne mettra
les pieds au CERN. Essayez donc Serpuikov."
Pourquoi ?
Pour des questions de monopole. Pourquoi donner de l'importance à
Saclay ? Et Saclay, c'était Berthelot. Faisons plutôt l'Europe. Je
pense que Berthelot a du beaucoup souffrir de ça.
Est-ce que ce ne sont pas des retombées du départ de Joliot ?
Je ne sais pas. Berthelot n'avait pas les mêmes opinions politiques que
Joliot. Il n'était pas engagé politiquement. En 1934, quand il était à
l'Ecole Normale, il avait des sympathies de gauche très marquées. Mais
c'est tout. (discussion sur la correspondance que l'on a trouvée dans
les archives de Saclay et qui est très violemment contre Berthelot)
(changement de bande) Et puis vous savez, c'est quand même les hommes
en place, le pouvoir pour obtenir un engin. C'était moins facile pour
Joliot. C'était Guillaumat l'administrateur ?
On a l'impression que le CERN a dominé toute la politique scientifique ?
Oui. Parmi les physiciens nucléaires, un bon nombre sont partis au
CERN. Je vous en ai cité un certain nombre de mon laboratoire qui sont
partis là bas car ils ont senti que c'était là que l'on faisait la
physique de pointe. Mais ils ne se sont pas sentis soutenus par Joliot
et c'est possible qu'il ait fait là une erreur d'appréciation. Il
n'était pas fait pour les grands trucs. Il avait fait un article dont
on a beaucoup entendu parler : "On ne fait pas de travail original à la
chaîne". Mais je crois surtout que Joliot avait une blessure d'amour
propre très profonde. Blanc-Lapierre était de la même promotion que des
collègues que j'ai eus chez Joliot.
Sans parler de vengeance, est-ce qu'il n'a pas bloqué d'autres groupes quand il s'est installé avec Irène à Orsay ?
Ils n'ont pas vraiment empêché mais ils n'ont pas aidé à ce que l'on se
dirige vers les hautes énergies. Et là, il a certainement fait une
erreur d'appréciation.
Et après cela s'est reporté contre Berthelot ?
Ce n'est pas sûr car après, Berthelot à réussi à convaincre Joliot de
l'intérêt de faire cela. Il a beaucoup discuté avec lui. C'est lui qui
l'a persuadé dès le début qu'il fallait faire de la recherche
fondamentale à Saclay. Au départ, ce n'était pas du tout évident et
c'est à Berthelot que l'on doit la présence de la physique
fondamentale. J'ai toujours eu le sentiment d'une chasse réservée.
Quand je suis allée pour la première fois au CERN, pour demander pour
mon groupe des clichés de chambres à bulles, un orage s'est déchaîné.
Je les ai eus finalement. Mais au CERN même, il y a des gens très bien
qui ont dit qu'il n'y avait pas de raisons. Même des gens de l'Ecole
Polytechnique nous ont aidés car tout le monde n'a pas cet esprit
strict. Mais moi, je reste persuadée qu'il y a une stratégie à haut
niveau.
Et quelle serait cette stratégie ?
Etre efficace pour faire l'Europe au CERN. Alors que l'on mette cela
sur les opinions politiques de Joliot en plus, cela n'est pas exclu.
Vous avouerez que c'est un peu gros de faire un conseil du CERN sans
faire appel aux meilleurs scientifiques.
Comment rentre-t-on dans ce groupe de Polytechnique au CERN ?
Maintenant c'est un peu dépassé. Regardez par exemple ce qui se passe
en Italie. Les italiens se dispersaient beaucoup. Ils ont fait aussi un
institut national de physique nucléaire. Mais les petits groupes
étaient très éparpillés et il a fallu que Fermi vienne et les engueule
comme du poisson pourri en leur disant : "mais si vous ne vous aidez
pas les uns et les autres, vous n'y arriverez jamais". Cela a servi car
maintenant les groupes italiens ne se détruisent pas comme les groupes
français. Ils ont certainement des déchirements et des bagarres mais
ils n'ont pas cette espèce de monopole absolu tel que cela paraissait.
On sent qu'il y a deux physiques : celle qui va au CERN et celle qui n'y va pas.
Les physiciens des hautes énergies vont de toute façon toujours au
CERN. C'est sûr qu'il y a différents groupes, ceux qui sont
implantés... Il faut parfois faire des efforts démesurés et Falque en
sait quelque chose car quand il y est allé pour la première fois, il
lui a fallu un acharnement phénoménal pour parvenir à s'implanter. Mais
il était du groupe de Berthelot et cela n'était pas bien vu.
Berthelot ne s'était jamais opposé à Le Prince Ringuet ?
Berthelot était un homme très pacifique. Il ne provoquait pas pour
détruire les autres. Il n'était pas monopoliste. Remarquez, il se
défendait, il ne voulait pas que les autres se taillent la part du
lion.
Il y avait une concurrence de financement ?
Bien sur. Et puis, une concurrence au résultat ; la course au Nobel cela existe.
Ils développaient une stratégie dans les commissions ?
Certainement. Vous savez, à un moment donné, il y a 15 ou 20 ans
peut-être, on sentait bien le profil du parfait petit chercheur. Et
celui qui avait le plus de chances de rentrer dans les commissions,
c'était le polytechnicien. Je crois que c'est un grand mal que l'on a
eu. Et Berthelot avait ceci qui est tout à fait exceptionnel, que
lorsqu'il pensait que quelqu'un était capable de faire quelque chose,
il lui faisait une confiance absolue, que ce soit un polytechnicien, un
normalien, un universitaire, un autodidacte ou même une femme. Alors
que l'élitisme de l'école polytechnique était terrible.
Au point de vue taille, c'était des laboratoires importants ?
Le problème n'est pas le nombre de physiciens. Le laboratoire le plus
important, le plus fort au niveau de la puissance technique, c'était de
loin Saclay. Ils avaient un énorme atelier, une des divisions de ce
laboratoire qui faisait de la technique et des gros appareillages.
Saclay avait aussi abondamment fourni l'Ecole Polytechnique, nous aussi
nous en avons bénéficié. Cela a toujours été et de loin le plus gros
laboratoire. Prenez par exemple les laboratoires universitaires
actuellement ; il offre un bon reflet de ce qui existait. Il y a un
certain nombre de laboratoires qui font des hautes énergies : le nôtre
qui a une cinquantaine de chercheurs, l'ancien laboratoire de
Polytechnique qui est maintenant à Palaiseau et qui a aussi une
cinquantaine de chercheurs, le Collège de France où il y a Froissard et
qui a aussi une cinquantaine de chercheurs. C'est dans l'ensemble des
laboratoires de cette taille là, d'ailleurs c'est la dimension
critique, on ne peut pas aller au-dessous. Mais ces laboratoires ne
sont pas soutenus par le même poids technique. Le premier laboratoire
de Le Prince Ringuet à l'Ecole Polytechnique était un bon petit
laboratoire, à peu près comme celui de Joliot.
Mais lui s'engage tout de suite dans la voie CERN ?
Oui, il y a eu un virage qui a été pris en 1955. On a beaucoup étudié
le rayonnement cosmique et puis on s'est aperçu que pour bien étudier
les caractéristiques des quelques particules que l'on avait observées
dans le rayonnement cosmique, il fallait pouvoir en produire en grand
nombre. En 1955, il y a eu le congrès historique de Bagnères de
Bigorre, où constatant que nous étions maintenant débordés, il a été
décidé de passer aux grands accélérateurs. Il était tout à fait logique
que les gens qui étaient au rayonnement cosmique passent aux grands
accélérateurs. Ce qui était moins logique, c'était qu'ils se le
réservent. D'où l'éviction de Joliot de ce conseil. Je ne pense pas
d'ailleurs que c'était du fait des français. Je ne sais pas d'où cela
venait mais c'est un fait ni Joliot ni De Broglie n'étaient au conseil
du CERN.
Mais les physiciens avaient reproché à Louis De Broglie d'avoir bloqué avec son école pendant des années...
Mais ça c'est une autre histoire. Il était un peu en contradiction avec
lui-même. Louis Michel a écrit son article nécrologique dans le
Bulletin de la Société française de Physique d'où il sort de la
rancoeur contre l'école de De Broglie. Ici aussi, c'est une question de
pouvoir. Je pense aux théoriciens qui ont été tout à fait à l'origine
au CERN, des gens très bien comme Prenti qui est un homme charmant.
Vous savez même ici sur le territoire Paris VI-Paris VII, il y a des
bagarres.
Je
me demandais si pour De Broglie, ce n'était pas ce reproche qu'on lui
faisait d'avoir bloqué une autre physique qui expliquait sa mise à
l'écart.
C'est possible. Parmi les français qui ont été au CERN au départ, il y
avait par exemple Kowarski. Qu'est-ce qu'on lui a donné à faire ? Des
bâtiments ! Ce n'était pas très glorieux quand même. Alors là, il y a
du avoir des bagarres sans noms entre pays. On a pu aussi considérer
que De Broglie n'était pas quelqu'un qui connaissait parfaitement
toutes les théories.
C'est
étonnant de voir combien, alors que l'on développait toute une nouvelle
physique à l'époque, il fallait aussi se soucier de stratégie.
Comme beaucoup de physicien, j'étais complètement naïve à l'époque. Ce
qui m'intéressait, c'était la physique. Et puis, il y avait cette
espèce de petite mission de Joliot à Dubna en URSS qui découlait du fait qu'il
a compris qu'il ne fallait pas se cantonner à la physique nucléaire
pure. J'ai foncé dedans avec un enthousiasme délirant car c'était
extrêmement exaltant. J'avais fait de la strétoscopie nucléaire
auparavant que je trouvais barbante. Donc, je suis vraiment allée à
fond dans ce nouveau domaine, à la même époque que Charpat qui est
maintenant au CERN. Il me disait : "tu sais, quand on passe aux hautes
énergies, c'est l'enthousiasme multiplié par un facteur 100. Mais
l'ambition aussi et tu trouveras des gens très différents". Et c'est
vrai, dans la physique de pointe, on n'a pas le même genre
d'environnement. Peut-être que les gens en place à ce moment là, se
sont dit que Joliot n'était plus vraiment dans le coup. C'est vrai que
la vie active de Joliot, toutes ses grandes découvertes se sont
bloquées en 10 ans. Il a fait des choses fantastiques, mais pendant 10
ans seulement. Après, il y a eu la guerre. L'autre jour, quand
Goldsmith est venu présenter son bouquin chez Cotton, il disait que
Joliot ne se sentait plus dans le bain. Moi, je ne l'ai pas ressenti
comme ça car je l'ai connu au Collège de France où il était très pris
par ses taches administratives. Mais enfin, il était encore au courant.
C'est possible qu'il n'était plus dans la dynamique des expériences, ce
n'est pas exclu. Ajoutez qu'il n'était pas comme Le Prince Ringuet, un
meneur d'hommes. En plus, il avait une réticence évidente pour les trop
grands trucs. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que dans des
choses comme ça, il y a des histoires de stratégie à haut niveau qui
nous dépassent.
Mais cette stratégie, vous l'attribuez uniquement à l'efficacité ?
Le CERN est le premier endroit où l'on a fait quelque chose d'européen
et qui a marché. Alors si vous ajoutez l'idée qu'il faut réussir
l'Europe, le fait qu'il y avait des gens convaincus de l'Europe, alors
que Joliot ne l'était pas... Mais pour revenir à ce projet de départ,
bien que j'aime beaucoup l'auteur de ce texte, j'étais soufflée de voir
que l'on torpillait un projet énorme d'accélérateur national qui était
un projet bien étudié, pour trois feuilles de papier. Le jour où il est
apparu, des tas de gens de la commission sont revenus en nous disant :
"il y a un projet bien mieux maintenant".
Et ce projet est passé à la commission ?
Je crois qu'il est passé devant la commission du CNRS. Je me revois
avec un copain qui revenait de la commission du CNRS me parlant du
projet. Et moi, je m'attendais à ce qu'il me dise : "c'est un projet
concurrent et il faut voir car ce n'est pas du tout la même chose".
Mais il me dit : "c'est drôlement bien, c'est complètement retourné".
Vous savez, il y a des gens qui savent emporter des décisions dans les
commissions. Pour la plupart des gens qui font de la physique, on a
envie de faire un truc, ça va bien et c'est enthousiasmant. Teillac,
peut-être pour éviter le saupoudrage... Mais en même temps, il sentait
que s'il avait une activité de pointe dans son laboratoire, il y aurait
des retombées. Avec suffisamment d'énergies les électrons sont des
projectiles qui pénètrent bien dans les noyaux. Si vous envoyez des
électrons sur quelque chose qui est unique et qui n'a pas une structure
solide vous avez un choc élastique : cela recule avec toute sa masse.
Si par contre il se fragmente quand il y a beaucoup d'énergie,
l'énergie diffusée est plus petite que quand elle est diffusée
élastiquement. Accélérer les électrons cela vous permettez de pénétrer
profondément les noyaux mais pas d'étudier aussi bien les interactions
des protons.
Comment argumentait-on ce projet d'accélérateur à électrons ?
Il faudrait revoir le texte de ce projet. Malheureusement, je ne l'ai
pas. La communauté des physiciens des particules n'avait pas notion de
cet intérêt des électrons. C'est pour cela que les gens de Saclay, et
des gens comme nous, ne se rendaient pas compte que cela apporterait
autant pour la physique des particules élémentaires. Jusqu'alors,
c'était l'électrodynamique quantique que l'on testait avec les
accélérateurs à électrons.
Pourquoi Serpuikov n'a-t-il pas marché ?
C'était des expériences normales, on n'a pas fait de mauvais choix.
Simplement ce n'est pas facile de faire un faisceau de neutrinos. Il
est possible que les russes n'aient pas la tradition pour faire de bons
accélérateurs. Mais l'accélérateur en lui-même n'était pas mauvais, il
était tout à fait normal. Il faut tout de même dire qu'il couvrait une
zone d'énergie très importante : 70 GEV. C'est beaucoup, alors que dans
le même temps, au CERN, on ne dépassait pas 30 GEV. Nous avons quand
même eu des choses intéressantes que l'on a pu observer dans cette zone
d'énergie, mais on faisait de la physique tout à fait classique.
Mirabelle a fait des choses honorables, on n'a pas fait de grandes
découvertes et je ne crois pas que l'on aurait pu les faire. Ou alors,
il aurait fallu avoir un très bon faisceau de neutrinos. Et les russes
n'étaient pas des gens qui avaient l'esprit de compétition. Travailler
à Dubna n'était pas du tout la même chose que travailler au CERN. Les
soviétiques ont des théoriciens très forts mais, c'est peut-être dans
leur esprit, ils sont beaucoup plus lents. A Serpuikov, ils ont tenté
d'implanter une atmosphère de compétition mais ils n'étaient pas
vraiment faits pour ça. Et puis l'URSS, c'est un système très lourd,
c'est effrayant, épouvantable. Le directeur de Serpuikov était chargé
d'installer l'accélérateur, mais aussi les logements. Il devait régler
tous les problèmes, c'était démentiel. Et puis, ils n'avaient pas de
techniciens qualifiés. Quand on a quitté de Mirabelle, cela a été une
catastrophe pour eux. Ils ont du faire appel à l'armée pour construire.
Ils construisaient des maisons. Quand on est arrivé la première fois,
on s'était dit que ce n'était pas possible, que ces trucs avaient 50
ans tellement ils étaient mal construits. Là bas aussi, il y a l'esprit
de chapelles. Entre villes, entre écoles...
Parmi les ancêtres des grands accélérateurs, le Van de Graaf ?
C'est un accélérateur d'électrons. C'est une ampoule et c'est utilisé
pour exciter une certaine résonance du mercure. Il y a un filament de
platine chauffé par un courant électrique qui émet des électrons qui
accélèrent et qui vont vers une anode qui porte un potentiel. Les
premières particules qui avaient une certaine énergie mais qui
n'étaient pas accélérées, étaient les éléments radioactifs. Mais, on
s'est très vite rendu compte que pour pénétrer dans le noyau il fallait
avoir des choses beaucoup plus rapides. Pour accélérer plus, il faut
que vous ayez des différences de potentiel plus grandes. Pour accélérer
des protons, il suffit de les mettre dans un champ électrique et ils
sont attirés vers la partie du champ négative. C'est en 1927, que Kroft
et Walton ont fait le premier accélérateur linéaire. Très vite après,
on s'est aperçu que si l'on voulait accélérer linéairement, il fallait
des distances de plus en plus grandes. Alors, on confine dans un même
endroit, en plus du champ électrique, un champ magnétique. Celui-ci a
pour effet de courber la trajectoire des particules. On a inventé le
cyclotron : à l'intérieur il y a une enceinte, vous avez un filament
qui ionise et vous avez des ions qui tournent. Les deux Dee sont des
cavités complètement vide qui sont mises dans un champ magnétique
vertical avec un champ électrique entre les deux Dee. C'est à dire
qu'au départ vous avez des ions qui sont accélérés. Ayant acquis une
certaine vitesse, leur trajectoire a une certaine courbure dans un
champ magnétique donné. Elle accumule de l'énergie à chacun de ses
passages dans les champs. Les premiers cyclotrons ont accéléré des
particules alpha, de l'hélium, jusqu'à 4 millions d'électron/Volt.
C'était fait en Amérique, à Berkeley, dans le début des années 30. Mais
pour ces cyclotrons en spirale aussi, plus on monte en énergie, plus
ils deviennent grands. Alors on fait des accélérateurs du type de celui
du CERN par exemple, dans le début des années 60. Quand on a découvert
dans le rayonnement cosmique des particules d'une certaine masse, pour
les reproduire artificiellement il fallait disposer d'une énergie
équivalente. Après ces trucs en spirale, on a inventé les
synchrocyclotrons. Au lieu d'avoir deux Dee dans une cavité d'un mètre,
on a maintenant des accélérateurs qui ont 27 km de diamètre. L'idée en
est la suivant : vous avez un anneau dans lequel vous faites le vide.
Et au lieu de faire une trajectoire spirale, vous calculez votre
accélérateur de façon à ce que l'orbite reste toujours à peu près au
même endroit. Il y a des secteurs d'accélération et des secteurs où
l'on courbe de façon à maintenir. Le tout est pulsé : au fur à mesure
que la particule est accélérée, le champ magnétique devient de plus en
plus grand, de façon à ce que la courbure de la trajectoire reste la
même.
Pourquoi a-t-on attendu les années 1960 pour se lancer dans la construction de ces grandes machines ?
On s'est lancé un petit peu avant. On a cherché à faire un accélérateur
qui créerait l'antiproton. C'est cela qui a guidé. Après, avec le
rayonnement cosmique on a découvert des particules de plus en plus
lourdes, de plus en plus nombreuses, on a cherché à en faire de
l'énergie. La France s'est mise dans la course avec Saturne mis en
fonctionnement en 1959, et qui accélérait jusqu'à 3 millions
d'électrons/volts.
Et la physique des hautes énergies ?
En réalité, il s'agit de la physique
qui cherche la structure de la matière. Elle est née dans les années 1930
de la physique nucléaire, du rayonnement cosmique et de la mécanique
quantique. Chacune existait indépendamment, mais il y a eu une
concordance dans le temps qui a fait que les hautes énergies sont
devenues une discipline propre. Si la physique des particules se
faisait dans les années 30 d'une façon très simple, on a fait de telles
découvertes qu'à ce moment donné des années 1960 on a eu besoin des gros
équipements. Et c'est à ce moment, que la physique des particules est
devenue à juste titre la physique des hautes énergies. Il y a eu trois
choses absolument fondamentales qui ont été à l'ouverture de tout : en
1896, la découverte du phénomène de la radioactivité, en 1897 celle de
l'électron, puis les particules élémentaires, le neutron en 1935, etc. Alors les gens se sont mis à étudier le phénomène.
Et ils ont utilisé l'effet quartz. On étudiait la symétrie et
l'asymétrie par ce moyen. Lorsque tout est symétrique il y a une loi de
conservation ; en cas d'asymétrie, quelque chose se passe. Or la
radioactivité appartient au domaine de ce que nous appelons les
interactions faibles, dans lesquelles beaucoup de choses ne sont pas
conservées.