Je suis un marginal total et je ne peux donc à aucun titre
être pris comme un exemple représentatif des chimistes et
des chercheurs.
Je viens de terminer un ouvrage, qui s'appelle Jean Baptiste Boussingault, essai de biographie cordiale,
ce qui signifie qu'il y a entre lui et moi des affinités.
C'était un marginal à qui j'ai succédé
à un siècle d'intervalle, un gamin des rues ouvrant les
yeux de tous côtés et s'instruisant de bric et de broc. Il
a été mené de la sorte à l'École des
Mineurs de Saint-Étienne, où il s'est distingué,
et dont il est sorti à dix-neuf ans pour diriger des mines en
Alsace. Il s'est suffisamment distingué dans cette fonction pour
être sollicité dans des directions variées. Il a
choisi de se joindre à Bolivar en Amérique centrale,
devenant son aide de camp avec le grade de colonel. Il a joué ce
rôle durant une dizaine d'années sans abandonner ses
préoccupations scientifiques, comme en témoignent ses
nombreux mémoires aux Annales de Physique et de Chimie de Paris et aux Comptes Rendus de l'Académie des Sciences.
À son retour d'Amérique, on lui a offert une chaire de
chimie à la faculté des sciences de Lyon, dont il est
devenu aussitôt doyen, puis un fauteuil à
l'Académie des Sciences à 37 ans. Cette biographie me
tenait vraiment très à coeur car Boussingault, strict
contemporain de Victor Hugo est, à mon avis,
représentatif du dix-neuvième siècle. Il a
été comblé d'honneurs de son vivant, puis
relativement oublié.
Je suis donc moi-même un marginal. Mon père, qui
était ingénieur, est devenu aveugle dans ma prime enfance
; je lui servais de lecteur et mes études primaires en ont
été perturbées, mais cela m'a donné par
ailleurs des facilités. Je suis probablement le plus vieux
lecteur de la bibliothèque du Conservatoire des Arts et
Métiers, car j'y lisais à mon père, vers
l'âge de huit ans, la revue La Nature.
Je me suis donc instruit auprès d'un personnage hors du commun.
Je suis né en Roumanie et, à ma majorité, je
n'étais pas encore naturalisé, car mon père
n'avait pas pu l'être durant mon enfance et mon adolescence ; il
se heurtait à un argument massue : "vous êtes aveugle,
nous n'avons pas besoin d'infirmes", et il n'est devenu français
que lorsque l'aîné de ses fils est devenu capable
d'être militaire.
Je suis entré à la force du poignet à l'Institut
de Chimie de Paris d'où je suis sorti en 1924, Ingénieur
chimiste à vingt et un ans. Tout en travaillant pour gagner ma
vie, j'ai complété mes titres universitaires, d'abord mon
bac, après être sorti de l'Institut de Chimie. Mon premier
poste d'Ingénieur-chimiste a été une
suppléance au laboratoire central des PTT où je faisais
de la chimie analytique, en contrôlant le caoutchouc des
câbles téléphoniques. Mes deux premières
publications concernent l'une le dosage du soufre dans le caoutchouc,
et l'autre le dosage du noir de carbone dans le caoutchouc.
J'ai ensuite fait mon service militaire à Aubervilliers
où se trouvait une compagnie spéciale de chimistes de
laboratoire destinée à s'instruire dans le domaine des
gaz de combat. Certains d'entre nous étaient affectés
à un laboratoire civil, une fois les "classes" accomplies. Ce
fut mon cas, très transitoirement, à l'Institut Pasteur,
dans un service où je faisais non de la recherche mais la
vaisselle ! Le service qui m'employait étant faiblement actif,
il y avait peu de vaisselle et j'avais donc beaucoup de loisirs. J'ai
eu le tort d'aménager un coin où je bricolais, une fois
la vaisselle terminée. Mon patron en prit ombrage et me renvoya
à Aubervilliers, où mon goût pour le travail fut
respecté par les militaires, qui me permirent de
compléter mon travail sur la charge en noir de carbone du
caoutchouc.
Il était normal à l'époque pour un patron d'avoir
un "affecté spécial militaire" qui n'avait droit à
aucune réclamation. La population des laboratoire entre les deux
guerres était quelque chose qui n'existe plus aujourd'hui.
C'étaient pour la plupart des bénévoles. Certains
avaient l'argent facile, grâce à leur famille qui leur
laissait poursuivre une vie d'étudiant en faisant du laboratoire
pendant quelques années, comme pour s'amuser. Cela pouvait
même durer dix ans, et les rares qui étaient assidus et
doués passaient une thèse, marchepied du grade et des
fonctions universitaires.
D'autres bénévoles étaient dans une situation
beaucoup plus modeste, mais passionnés par la science ils
devaient intriguer auprès d'un personnage en place qui pouvait
leur ouvrir les portes d'un laboratoire. À cela se bornait le
plus souvent la direction assurée par le patron qui était
absorbé par toutes sortes de tâches, en particulier par
celle, écrasante, de trouver les quelques sous avec lesquels il
pourrait assurer l'éclairage du laboratoire et payer le
matériel et les produits chimiques. Il n'avait pas le temps de
s'occuper des élèves.
L'université était avare ?
Non, elle était exsangue dans tous les domaines. Les
mathématiciens pouvaient peut-être se considérer
comme moins pauvres que les autres, car ils avaient moins de besoins,
bien qu'ayant comme tout le monde à résoudre le
problème épineux des publications, des frais de mission
... et de chauffage des locaux. Les problèmes matériels
étaient anciens, rappelez vous Pasteur. Il avait fait des
débuts éblouissants dans la recherche scientifique. Il
avait obtenu de très bonne heure un poste à la
faculté des sciences de Strasbourg, puis était devenu le
doyen de la faculté des sciences de Lille. Il était
taillé pour faire carrière, mais pour faire
carrière complète de ce temps-là, il était
nécessaire de venir à Paris afin d'être membre de
l'Institut. Il n'avait pas pu avoir de chaire tout de suite à
Paris et avait été nommé directeur des
études à l'École Normale Supérieure, mais
il avait encore moins de moyens de travail que ceux qui étaient
qualifiés comme professeurs. Pour continuer le travail en cours,
il avait aménagé des combles dans lesquels il ne pouvait
pas tenir debout. Par la suite, il a pu obtenir un peu d'argent,
à force de démarches et supplications.
La situation de la recherche s'est empiré après la
Première Guerre mondiale car les crédits étaient
minces. C'étaient des crédits "or" jusqu'en 1914 qui sont
restés les mêmes après la guerre, quand les
dévaluations se sont succédées. Se sont
ajoutées des difficultés administratives
créées par une certaine loi Laval, vers 1930 ou 1933, qui
supprimait 10 % des postes de fonctionnaires de l'enseignement
supérieur et diminuait dans je ne sais plus quelle proportion
les crédits déjà insuffisants. C'était la
misère, mais aussi une période de prise de conscience
dans l'opinion publique de la fonction de la science. Il y a eu, par
exemple, "le sou du laboratoire" en l'honneur de Pasteur. Ainsi, le
boxeur Criqui donnait un match de boxe dont le produit devait servir
à alimenter la recherche scientifique ou Henry Bernstein
consacrait une représentation de gala à alimenter les
laboratoires... C'était la mendicité érigée
en système.
Tout de même, dans votre discipline, on aurait pu
imaginer que l'industrie avait intérêt à financer
la recherche.
Sans doute, mais l'industrie avait, et a toujours, les dents longues.
Par exemple, mon maître Blaise qui enseignait la chimie organique
à la Sorbonne, avait des élèves assez nombreux. Il
les traitait à la baguette et je l'ai entendu qui engueulait
l'un d'entre eux qui avait prétendu obtenir un rendez-vous
à la Sorbonne un jour qui n'était pas consacré
à ses rendez-vous. Il l'avait convoqué chez Poulenc
où il avait son bureau. Il ne pouvait passer qu'une
demi-journée à la Sorbonne, le reste du temps il
était employé de Poulenc.
L'industrie considérait qu'elle tirait plus de profit de la
science d'un homme avisé comme Blaise en l'ayant sous sa coupe,
qu'en le laissant faire ce qui lui passait par l'esprit. Certes, ils
finançaient quelques aides de laboratoire et ne facturaient pas
les produits chimiques qui venaient de chez eux, c'était une
aide intéressante, mais le patron était employé de
Poulenc !
C'est un système que l'on rencontre à l'étranger...
En Angleterre et en Amérique, mais cela date d'une époque
où l'industrie était plus entreprenante qu'elle ne
l'était en France. Le système français
était timoré, et se protégeait contre la
concurrence étrangère à coups de barrières
douanières plus qu'à coups de brevets.
Vous travailliez à cette époque avec Georges Urbain ?
Non, je comptais sur lui pour présider mon jury de thèse.
À l'époque, je travaillais chez un brave homme, M.
Lematte, fabricant de produits pharmaceutiques, chez qui je gagnais
douze cents francs par mois. Je faisais de la recherche qu'il publiait,
mais il ne m'empêchait pas de publier moi aussi, si bien que je
menais une existence lourde, mais équilibrée.
Par la suite j'ai été mis au courant d'un problème
pharmaceutique et j'ai fabriqué un médicament qui a eu
beaucoup de succès pendant un temps, l'Acécoline, qui
était l'acétylcholine et sur lequel j'ai beaucoup
travaillé, dans un esprit différent de son exploitation
commerciale.
J'ai fait une thèse de doctorat ès sciences sur les
applications analytiques de l'acide perchlorique. En même temps
je travaillais pour beaucoup d'associations, dont le groupement des
Jeunes Chimistes que j'ai créé à vingt-huit ans,
diverses sociétés savantes, etc.
Ce serait inconcevable maintenant, mais on trouvait alors dans le
milieu pharmaceutique des personnages qui étaient respectueux de
la science, de la vérité et de la recherche scientifiques
: Lematte et son associé Boinot en étaient des cas
typiques, mais il y en avait bien d'autres. Une drôle d'ambiance
s'était créée autour de moi dans le milieu
pharmaceutique : j'étais un drôle de zèbre,
respecté en général, et que certains industriels
essayaient d'attirer dans leur laboratoire. Mais le petit laboratoire
dont je disposais me convenait très bien car je m'y sentais
libre.
Les gens chez lesquels j'étais n'ont à aucun moment
entravé mon désir de compléter mes études
universitaires. J'ai pu préparer chez eux la seconde partie de
mon bac, puis mes certificats de licence d'enseignement. Certes, je
n'avais besoin que du temps de quelques travaux pratiques et celui
d'aller passer les épreuves, mais la préparation occupait
une partie de mes préoccupations. Par la suite, ils m'ont
eux-mêmes engagé à faire des études de
pharmacie pour que je sois considéré à
égalité avec les pharmaciens diplômés.
J'avais déjà passé les mathématiques
générales, la chimie générale et la chimie
appliquée. La physique générale présentait
plus de difficultés, aussi ne l'ai-je préparée
qu'après en avoir terminé avec la scolarité de
pharmacie, en prenant pour la première fois un plein mois de
vacances.
Ils ne m'ont jamais mis de bâtons dans les roues, mais il est
vrai que j'ai joué le jeu ; je ne me suis jamais mis en
concurrence avec personne dans les choses exploitables qui me venaient
à l'esprit, elles étaient toujours pour eux ; seules les
choses non-exploitables, les explosions par l'acide perchlorique par
exemple, étaient pour moi... Puis, progressivement, je me suis
séparé de M. Lematte pour aller vers la pure recherche
universitaire.
Lorsque je suis allé trouver Georges Urbain en lui disant :
"Monsieur, j'ai de l'ambition, je voudrais passer une thèse de
doctorat ès sciences", avec un air de chien battu, il m'a
ramassé de belle façon, parce que je n'étais pas
assez glorieux en lui faisant cet aveu, résumant son discours
par : "Vous voulez passer une thèse parce que c'est beau, ce que
vous voulez faire est très bien".
La faune des laboratoires, on n'a pas idée maintenant de ce que
ça pouvait être. J'ai fini mon service militaire en 1926,
à 23 ans, et à partir de ce moment-là
j'étais disponible pour faire de la recherche 18 heures sur 24
chez Lematte, mais je trouvais tout de même le temps de
fréquenter régulièrement les
sociétés savantes.
Les moyens des laboratoires pharmaceutiques devaient être plus importants que ceux des laboratoires universitaires...
Les laboratoires pharmaceutiques n'étaient pas tellement riches.
La première centrifugeuse que j'ai eue était une
centrifugeuse à main.
N'est-ce pas aussi pour vous intégrer dans la
société française que vous avez fait cette
démarche vers l'Université ?
Bien sûr, mais pas n'importe laquelle. Le milieu pharmaceutique
essayait de m'attirer à lui ; à 29 ans, j'avais le titre
qui me permettait d'en exercer la fonction et j'aurais peut-être
pu devenir un pharmacien puissant, mais j'ai fait la démarche
inverse de celle de mon ami Velluz. Il avait fait ses études de
pharmacien militaire, et avait atteint le grade de pharmacien
commandant au Val de Grâce, puis avait démissionné
de l'armée pour mettre son talent au service de l'industrie
pharmaceutique où il a fait une véritable fortune, tout
en devenant membre de l'Académie des Sciences.
Moi, je suis sorti progressivement du laboratoire Lematte en continuant
à donner des conseils de loin en loin. M'étant mis en
tête d'exploiter à des fins de chimie analytique
l'activité de l'acide perchlorique, sujet de ma thèse de
doctorat ès sciences, je suis parti parce que j'estimais avoir
provoqué assez d'explosions dans un local industriel et que
c'était désormais à un laboratoire officiel de
courir de tels risques. Il existait, à la faculté de
pharmacie, dans le jardin du laboratoire de Guerbet, l'ancien
laboratoire de l'illustre Moissan, premier prix Nobel de chimie
français, une bicoque qu'on pouvait faire sauter sans
inconvénient. J'ai commencé à y travailler en
1931, lorsque René Fabre est devenu professeur de toxicologie.
J'ai brûlé une étape, puisque j'ai oublié de
dire qu'à la fin de mes études de pharmacie, je me suis
mis à la disposition de la faculté de pharmacie pour
être moniteur de travaux pratiques, trois après-midi, de
cinq heures de travail assidu, par semaine. Je dois dire que MM.
Lematte et Boinot, les deux pharmaciens qui me payaient, avaient un tel
respect pour la science et pour l'Enseignement Supérieur, qu'ils
admettaient que je passe quinze heures par semaine de mon travail
à instruire des petits grouillots de première
année !
Un esprit de mécénat véritable existait ! Je ne
vois pas qui serait capable de le faire revivre à
présent. Il faut dire aussi que les choses ont
évolué de telle sorte que la faune des laboratoires n'est
plus aussi désintéressée qu'elle l'était.
De mon temps, c'étaient pour la plupart des gens qui avaient la
passion de faire de la recherche. Bien sûr, il y en a eu aussi
parmi eux qui étaient des arrivistes.
Le coût de la recherche a dû également considérablement augmenter.
Les relations de l'argent et du succès scientifique sont plus
complexes que ne l'imaginent le public et les journalistes, la relation
de cause à effet n'étant pas automatique. Certains ont
été très productifs au point de vue scientifique
sans que cela ait coûté cher, ni à la
collectivité, ni à eux-mêmes.
Vous n'avez sans doute jamais entendu parler de Devaux, professeur de
botanique à la faculté des Sciences de Bordeaux. Il a
fait une oeuvre qui aurait pu lui assurer le prix Nobel, mais c'est
l'américain Langmuir qui l'a eu en 1932. Nous avions
organisé en 1941 un petit colloque à Bordeaux, pour faire
une sorte de jubilé officieux à l'occasion des cinquante
ans de l'activité scientifique de Devaux. De plus ou moins
hautes personnalités scientifiques y participaient ; Marcel
Mathieu, Tréfouel, directeur de l'Institut Pasteur, et Hollweck
qui devait bientôt devenir le premier des savants martyrs de la
Résistance s'étaient dérangés. Devaux nous
expliqua que c'était à sa vieille maman qu'il devait
d'avoir réalisé son oeuvre : "Elle me disait : pourquoi
t'occupes-tu de ces petites plantes ? Il y a des choses qui sont dignes
de t'intriguer davantage. Tiens, depuis que je fais du pot-au-feu, je
me demande pour quelle raison, quand je le laisse refroidir pour le
dégraisser, la couche de graisse est sèche sur le dessus
et mouillée sur le dessous ; c'est cependant la même
graisse dessus et dessous ? J'y ai réfléchi, et ce
d'autant plus que les deux cents francs par an dont je disposais pour
le laboratoire de botanique étaient vraiment insuffisants.
Peut-être sur un tel sujet pourrais-je faire quelque chose de
valable sans dépenser beaucoup d'argent. Effectivement, j'ai
abouti avec ce point de départ à mesurer la dimension des
molécules avec un double-décimètre, un
compte-gouttes, un cristallisoir et quelques flacons".
Devaux a effectivement inventé la méthode des
étalements moléculaires sur lesquels Jean Perrin et son
école ont fait des travaux splendides. Langmuir a
développé cela dans un domaine qui a été
couronné par le prix Nobel. Devaux a pu le faire parce qu'il n'a
eu que deux cents francs par an à dépenser pour tout
crédit universitaire !
Je peux citer aussi le cas de Pregl, Autrichien qui a eu le prix Nobel
pour ses travaux sur la microanalyse élémentaire. Il a
été l'émule d'un autre savant français,
Denigès, professeur à la faculté de Pharmacie de
Bordeaux. Denigès, lui, faisait de la microanalyse, comme Pregl
un petit peu plus tard, parce que : "la microanalyse est plus
économique que l'analyse ordinaire, on dépense moins de
réactifs".
Vous-même, vous avez fait de la microanalyse...
Oui. En 1938, à trente-cinq ans, j'avais dû passer un
concours, alors que j'étais déjà bien connu dans
les milieux scientifiques, pour être nommé maître de
conférences de chimie à l'École Nationale
d'Agriculture de Grignon : c'était mon premier poste officiel.
J'en avais été exclu par les lois raciales.
Après la guerre, ma capacité reconnue d'analyste fit que
l'on me proposa de prendre la direction du premier service officiel de
microanalyse organique en France, un laboratoire du CNRS. Il a
été créé sur le papier, j'avais des
crédits et je pouvais recruter du personnel, mais on me disait :
"Débrouillez-vous pour faire travailler ce monde-là
où vous pourrez". Je ne faisais pas partie du personnel officiel
de la faculté de pharmacie où l'on m'avait fait dire,
lorsque je m'étais présenté à divers
concours de recrutement, qu'il n'y avait jamais eu un professeur juif
à la faculté de pharmacie et qu'il n'y en aurait jamais.
On s'était débrouillé aussi à
l'École d'Agriculture de Grignon pour que je ne sois pas
titulaire, alors que le concours que j'avais passé devait me
permettre de l'être. J'étais rémunéré
à la vacation, donc je n'avais pas droit à un
laboratoire. J'avais cependant réussi à
débarrasser une petite pièce où je travaillais
comme je pouvais, mais il n'était pas question d'y installer un
laboratoire du CNRS.
J'ai pu installer pour un an ce laboratoire de microanalyse chez le
docteur Verne, directeur d'un organisme de prévention et de
traitement anti-syphilitique rue d'Assas. J'ai eu tout juste le temps
de monter mon équipe, de commencer à la faire travailler,
quand au bout d'un an, avant qu'elle soit bien rodée, le docteur
Verne a eu besoin de son local et m'a gentiment prié d'aller me
faire pendre ailleurs. J'ai cherché, je n'ai pas trouvé,
et en désespoir de cause je suis allé trouver Paul
Langevin qui avait toujours été très gentil avec
moi ; il m'a trouvé un local à l'École de Physique
et Chimie.
Connaissiez-vous Edgar Lederer ?
Non, il était à l'Institut de Biologie Physico-chimique
créé par Rotschild, 13 rue P. Curie. Il y était
déjà avant la guerre. Puis il avait été
à l'École de Chimie de Lyon durant l'occupation. Il
était revenu presque illégalement à l'Institut,
puisque j'ai eu à le défendre syndicalement contre notre
camarade Teissier, directeur du CNRS, qui était furieux que
Lederer eût quitté son laboratoire de Lyon sans tambour ni
trompette pour revenir à Paris. Or, la hiérarchie du CNRS
étant calquée sur celle de l'Enseignement
Supérieur, un chercheur de province qui passait à Paris
avec le même grade, franchissait en fait une étape. Il
avait court-circuité ça. Qu'il fut l'un des tout premiers
biochimistes français ne changeait rien à l'affaire et le
laissait impardonnable.
D'après Lederer, il y avait aussi une autre raison,
Georges Teissier lui reprochait d'avoir travaillé pour une industrie
genevoise de parfum.
Teissier n'avait jamais trempé dans des affaires quelconques ;
il n'en avait jamais eu besoin, sa carrière avait
été tout unie. Lederer, lui, de formation
austro-germanique, n'y voyait pas malice et opérait au grand
jour. Son laboratoire et lui en profitaient. Il faisait payer
très cher les services qu'il rendait à l'industrie. Cela
lui donnait les moyens de faire marcher son laboratoire.
Teissier était-il hostile à ce genre de pratiques ?
Teissier était un Protestant particulièrement rigoriste.
En même temps, il avait ses têtes et il n'aimait pas
beaucoup Lederer. J'avais donc à défendre syndicalement
Lederer, et je le faisais, comme pour d'autres, en discutant avec
Teissier pendant les heures que duraient les défilés.
Les personnes qui ont connu Teissier disent qu'il était d'un abord rugueux, difficile.
Il avait un caractère de cochon, mais c'était un homme de valeur.
Comment pouvait-t-il s'entendre avec Joliot-Curie qui était son antithèse ?
Ils avaient de l'estime l'un pour l'autre. La dernière fois
où je les ai vus face à face, c'était dans le
bureau de Joliot-Curie, au Collège de France. Je crois que c'est
Joliot-Curie qui avait été vidé le premier du CEA.
J'étais allé le voir à titre amical et syndical.
Teissier est arrivé et a dit : "Je suis vidé moi aussi,
c'est très bien comme ça, j'en avais assez de jouer les
Aryens d'honneur".
De quelle époque date l'Association des jeunes chimistes ?
C'est une association que j'ai créée en 1930 parce que
deux ou trois de mes proches camarades (dont Janot qui a fait une
carrière brillante et Décombe, fils du chef de travaux
pratiques de physique générale) étaient
terrorisés à la seule pensée de faire une
communication devant la Société Chimique de France et
d'avoir à se défendre contre ce que j'appelais "les
crocodiles". Tout cela parce que j'avais fait une communication devant
cette société, et que j'avais été tenu sur
le grill par des personnages très puissants, et notamment
Georges Urbain que j'aimais bien et Damiens que je détestais.
J'étais jeune, personne ne me connaissait et l'on se demandait
quel était ce gars qui se permettait d'apporter des
résultats et de critiquer des gens en place.
L'idée de l'Association était de réunir, dans un
groupement informel, des jeunes chimistes qui puissent se raconter
leurs expériences et s'exercer sans craindre les foudres des
grands pontifes qui avaient quelquefois la dent dure.
Je fréquentais beaucoup la Société Chimique et la
Société de Chimie Biologique car j'étais
très avide de me rapprocher des laboratoires officiels, de la
science qui se faisait ; je voulais connaître les moeurs de ce
milieu et apprendre des choses. Je n'avais pas de patron qui
m'instruisait.
Lors d'une séance de la Société chimique que
Georges Urbain présidait, Tiffeneau a fait une communication sur
un sujet de chimie biologique. Tiffeneau était professeur
à la faculté de Médecine : c'était un
personnage, mais il n'était pas membre de l'Institut, et, par
conséquent, il ne pesait pas lourd dans la main d'Urbain. Urbain
était non seulement un chimiste de grand talent, mais un homme
possédant une grande culture, aussi bien littéraire que
musicale et artistique ; il peignait, il gravait, il faisait des vers,
de la musique. C'était un homme si brillant qu'il pouvait se
permettre d'écraser tout le monde. Je ne sais pas quelle mouche
l'a piqué : il s'est mis à traiter Tiffeneau avec une
véritable grossièreté après sa
communication. À un moment donné, pour se justifier,
Tiffeneau lui a dit de regarder dans les Berichte ; ce qui fut suivi de la question de G. Urbain : "les Berichte ? Qu'est-ce
que ça ? C'est en allemand ! Si vous parlez de publications en
langues étrangères !". Il fallait voir avec quelle
brutalité, quelle injustice cet homme "arrivé" traitait
un homme "arrivé " lui aussi, mais moins que lui !
Vous disiez avoir de la sympathie pour Georges Urbain ?
Oui, j'étais très sensible à ce prestige
exceptionnel qui émanait de lui. En effet, non seulement je
désirais m'instruire dans le domaine de la science, mais
j'éprouvais également le besoin de parfaire une culture
faite de bric et de broc car je n'avais suivi aucun cours de culture
générale ; quand j'ai passé mon bac,
j'étais épouvanté à l'idée de me
mesurer à une composition française, ce que je n'avais
jamais fait depuis que j'avais quitté l'école communale
à l'age de onze ans. Je ne savais pas comment on s'en tire.
La création de l'Association est-elle liée la
montée d'une nouvelle génération de jeunes
chimistes ?
Sans doute. J'ai monté cette association en huit jours,
après une conversation avec Janot et Décombe. En huit
jours, j'ai consulté tous ceux, dans la catégorie
camarades et dans la catégorie "crocodiles", qui demandaient
à se prononcer à ce sujet.
Quelle fut la réaction de "l'establishment" ?
Plutôt sympathique : "Cela s'est toujours fait, allez-y. Prenez
tout de même quelques précautions, tenez nous au courant
!". J'en ai pris et j'en ai laissé, mais j'ai tout de même
demandé à Delaby, secrétaire général
de la Société Chimique de France de venir présider
nos agapes annuelles, ce qu'il faisait de bonne grâce. J'ai
écouté les leçons de certains. J'ai
écouté celles de Dubrisey, professeur au Conservatoire
des Arts et Métiers et à l'École Polytechnique et
dont je me suis aperçu, par les conseils qu'il m'a
donnés, qu'il avait des sympathies de gauche ; il me disait :
"Allez-y, mais faites comme dans les syndicats où il n'y a pas
de président, que ce soit un secrétaire".
Quel bilan peut-on faire de l'action de cette association ?
Tant que je m'en suis occupé, elle a bien fonctionné.
Nous nous réunissions deux fois par mois autour d'un ordre du
jour, il y avait des communications dont la nature n'était pas
différente de celles qui étaient présentées
à la Société Chimique de France. Mais le cadre
l'était en revanche : elles se passaient dans une salle du
café Voltaire, place de l'Odéon, ce qui était
courant à l'époque. Nous aurions pu nous réunir
à la Sorbonne, mais nous voulions être totalement libres,
et ne pas être accusés d'être à la solde de
tel ou tel "crocodile". L'auditoire était constitué par
des jeunes qui avaient en moyenne de vingt-cinq à trente ans.
Existait-il une Maison de la Chimie à l'époque ?
Non, elle a été créée plus tard, vers 1930.
Elle était dirigée par Jean Gérard, une sorte de
gangster, un arriviste de talent, mais n'étant rien du tout sur
le plan scientifique. De fil en aiguille, il a acquis un réseau
de relations grâce auxquelles il voyait les choses en grand : il
lui fallait un palais pour réunir les gens, ce qu'était
la Maison de la Chimie. J'en voulais férocement à Jean
Gérard parce qu'il avait drainé tout l'argent disponible.
Comment faisait-il ?
On y arrive lorsqu'on s'adresse à des gens qui ont besoin de
décorations et de titres. Il savait à quelle porte
frapper. On trouvait Gérard dans tous les endroits où il
y avait de l'argent à drainer, à gaspiller. Il n'avait
d'accointance qu'avec l'industrie chimique ; aucune avec les milieux
scientifiques. C'était un arriviste, comme on n'en rencontre pas
dans les milieux de travailleurs. La Maison de la Chimie était
un panier de crabes où il y avait des réceptions
fastueuses, mais quand il fallait aider un centre de documentation, il
ne savait même pas de quoi il s'agissait. Il n'avait jamais
consulté une bibliographie, jamais fait oeuvre de ses dix
doigts. Des choses qui semblaient très difficiles devenaient
impossibles après les entreprises de Gérard. Il a
stérilisé un milieu qui était déjà
très malade.
Mais finalement, il s'est fait déboulonner par
Joliot-Curie, devenu directeur du CNRS en 1944. À ce propos,
avez-vous souvenir des circonstances de la nomination de ce dernier par
Henri Wallon, c'est-à-dire en fait par le Parti ?
C'était une nomination qui allait de soi. Le Parti Communiste a
toujours été très respectueux des valeurs
bourgeoises, consacrées par la réputation scientifique.
Mais je ne suis pas doué pour discerner les manoeuvres
souterraines. Et Wallon non plus ne l'était pas. Ce n'est
sûrement pas Wallon qui a trempé là-dedans : il n'y
avait pas l'ombre d'adresse chez lui. Une combinaison
ténébreuse est inconcevable de sa part. Il vivait dans
les nuages !
Est-ce que le poids des syndicats dans la France de la Libération n'a pas joué un rôle ?
C'est beaucoup dire, car le syndicat de la recherche était tout
petit à l'époque. Bien sûr, il y avait des
notabilités scientifiques en assez grand nombre, mais tout cela
ne pesait pas très lourd. De plus, le syndicat n'était
pas entre les mains du PCF. J'étais secrétaire
général du syndicat, et je renâclais volontiers. Il
n'était pas question d'avoir les mots d'ordre du Parti comme
mots d'ordre du syndicat. C'était plus vrai au niveau
confédéral de la CGT, auquel il a été
rattache jusqu'à la scission de décembre 1947-janvier
1948, moment où s'est créée la FEN.
La scission a été un drame pour un grand nombre de
syndicats ; pour le mien, elle a été
particulièrement délicate et épineuse étant
donné que dans le syndicat Enseignement
Supérieur-Recherche, la tendance CGT était majoritaire.
Cela se jouait entre tendance CGT et tendance autonome, la tendance
Force Ouvrière étant ignorée. Il était
évident pour des gens pensant comme moi qu'un syndicat brillant,
mais menu, n'allait pas se mettre dans le porte-à-faux du
maintien à la CGT. J'ai eu toutes les peines du monde à
obtenir un vote pro-autonome dans mon syndicat.
Le Parti n'a pas exercé de pressions sur vous ?
Je ne sais pas si le Parti avait une ligne nettement affirmée
à cet égard. C'est à cette période que j'ai
entendu raconter une histoire chinoise donc l'esprit est à peu
près le suivant. Il y avait un organisme dont l'idéologie
était directement opposée à l'idéologie
religieuse du Parti, disons au bouddhisme. Un dirigeant du PC stalinien
interroge un des dirigeants chinois sur l'état d'esprit qui
régnait dans son parti. Le dirigeant en question répond
en protestant de la grande liberté qui régnait dans son
Parti, tout en affirmant que tout le monde était opposé
à l'idéologie religieuse. Staline demande comment
était la grande masse du peuple à ce moment-là, on
lui apprend qu'elle était inféodée à
l'idéologie de Confucius Le grand chef répond que les
camarades devaient être bien malheureux d'être
isolés comme ça.
Pour en revenir à la scission, le problème était
de garder les positions acquises qui étaient infiniment
précieuses, car le syndicalisme universitaire était
illégal jusqu'à la Deuxième Guerre mondiale. J'ai
une excellente collègue, professeur agrégé de
physique, qui a été exclue de son poste au lycée,
non parce qu'elle avait fait grève, mais parce qu'elle
était syndiquée. Il y avait pourtant une puissance
syndicale énorme dans l'enseignement secondaire, mais elle
était illégale.
Comment s'est opérée la réorganisation du CNRS en 1945 ?
Il y avait de nombreuses commissions qui se réunissaient. J'ai
participé à d'innombrables commissions mais jamais
à rien d'officiel, je n'ai jamais été membre d'une
commission de fonctionnement du CNRS. Dans ces commissions, il y avait
des représentants de l'Enseignement Supérieur, du
CNRS, du syndicat ; j'y étais tantôt au titre de
représentant du syndicat de l'Enseignement Supérieur et
de la Recherche, tantôt au titre de représentant de
l'enseignement de la région parisienne, tantôt à un
autre titre, mais jamais au titre de membre du Parti.
Ce travail syndical m'a pesé de plus en plus et je l'ai
abandonné quand j'ai trouvé un successeur, Evry
Schatzmann, en 1949-1950. Il m'a dit au bout d'un an ou deux : "Je te
rends justice, je ne te croyais pas quand tu disais à quel point
le travail était difficile dans ce syndicat".
On peut dire que ce sont les physiciens qui avaient pris
conscience, avant la guerre, de la nécessité d'organiser
la recherche. Pourquoi pas les chimistes qui comptaient des
personnalités comme Georges Urbain ?
Georges Urbain ? Auprès des hommes qui pouvaient compter
à cet égard, ce n'était qu'un gamin mal
élevé. Rigaud, qui était assistant de chimie
lorsque j'étais élève de première
année, disait : "Depuis qu'[il] est membre de l'Institut, il se
peigne" ! Je l'admirais au début, mais j'ai cessé lorsque
je me suis rendu compte à quel point c'était un
positiviste arriéré. Il a fait des travaux brillants et
solides, mais je l'ai entendu dire : "Ne croyez-vous pas qu'il faut
avoir vraiment envie de faire un travail solide pour rester
enfermé dans une cave pendant des années et des
années à faire recristalliser des petits cristaux alors
que les beaux-arts, l'architecture, la musique vous sollicitent ?".
C'était un fantaisiste, proclamant à l'occasion une
profession de foi positiviste, ce qui était assez répandu
à l'époque, mais que je n'ai jamais vue aussi brutalement
affirmée que celle d'Urbain. Je suis allé le trouver un
jour, alors que j'avais une difficulté d'interprétation.
J'avais une idée folle : je voulais expliquer mes
résultats par l'existence d'un isotope du sodium, mais on n'en
connaissait pas. Il m'a dit : "Vous y croyez vous, aux isotopes ; moi
je prétends qu'on n'a jamais rien fait avec les isotopes, et
qu'on n'en fera jamais rien". Je suis parti avec ces bonnes paroles,
non convaincu. Or, dans les mois qui ont suivi cette conversation, le
grand chimiste américain Urey a annoncé la
découverte du deutérium, l'isotope 2 de
l'hydrogène.
Quand avez-vous adhéré au PCF ?
J'ai toujours été un homme de gauche, libéral,
mais j'ai adhéré au Parti vers la fin de 1943 en
qualité d'expert en explosifs. J'étais conseiller pour
les maquis FTP. J'ai eu des contacts avec la résistance et le
Parti dans les différents endroits où je suis allé
: Montpellier, Pontarlier.... J'ai toujours été dans
l'ambiance communiste ; mon père était un vieux militant
socialiste. Quand j'étais tout môme, j'étais un
familier du siège du Parti Socialiste derrière le bazar
de l'Hôtel de Ville.
La rupture entre communistes et socialistes, au congrès de
Tours, avait en quelque sorte paralysé l'élan sur lequel
je vivais. Je n'ai pratiquement pas fait de politique pendant toute la
période de l'Entre-deux-guerres, si ce n'est que lorsqu'il a
fallu se livrer à des manifestations antifascistes auxquelles je
participais avec mes trois fils. Je m'y suis trouvé en compagnie
de quelques-uns que vous avez connu, comme Rumpf, Barbot, des gens
d'extrême-gauche. Quand j'ai entendu parler pour la
première fois d'un syndicat de l'Enseignement Supérieur,
tout modeste moniteur que je fusse à la faculté de
pharmacie, j'ai considéré que ma place y était.
Il est frappant de constater l'attrait d'une
idéologie progressiste comme le marxisme, dans la
communauté scientifique de cette époque...
Cela allait de pair. Vous avez entendu parler de Jacques Solomon, le
gendre de Paul Langevin, fusillé par les Allemands en 1942. Je
le connaissais à un double titre. Il était le fils du
docteur Iser Solomon, que mon père connaissait depuis leur
enfance commune en Roumanie. De plus, après l'avoir perdu de
vue, je l'avais retrouvé, quand, par mon mariage, j'étais
devenu un familier de la famille Langevin. Comme pour beaucoup
d'autres, Langevin était un de mes bons dieux.
J'ai rencontré fréquemment J. Solomon dans l'entourage de
Langevin et il m'est arrivé, avant la guerre, de l'interroger
sur la façon dont s'arrangeaient dans son esprit son
activité politique et son activité de physicien
théoricien ; tout ce qu'il m'a dit se résume dans cette
formule : "C'est la même démarche, c'est le même
esprit qui souffle quand je fais de la physique, ou quand je me
comporte en militant communiste ".
Ce qui m'a beaucoup bouleversé, c'est lorsqu'un peu plus tard,
maréchal des logis artificier dans l'est, j'ai entendu parler du
drame du pacte germano-soviétique. Je ne comprenais pas. Ma
femme eut une conversation avec J. Solomon qui lui dit que ça
allait de soi, que le pacte germano-soviétique était
destiné à assurer les garanties dont l'Union
Soviétique avait besoin. Cela ne m'a donné qu'une
satisfaction partielle, mais ça ne m'a pas empêché
de prendre contact avec les communistes que je connaissais, et d'aller
me présenter à la première réunion de
cellule de l'Enseignement Supérieur dont j'ai eu connaissance.
Qu'aviez-vous pensé de la formule de Solomon à propos de science et de marxisme ?
À l'époque -j'avais eu cette conversation avec Solomon
vers 1937-1938, à l'occasion d'une réunion de "Jeune
Science"- j'étais convaincu de sa justesse, mais je ne voyais
pas très bien comment cela passait dans les faits. Par la suite,
j'ai compris à quel point on pouvait se monter le cou
soi-même. Je peux dire qu'il y a eu de longues périodes de
mon existence, où je me suis monté le cou à
moi-même, en toute sincérité.
Cette assimilation de la science et de l'idéologie
n'a-t-elle pas eu des effets positifs pour stimuler la recherche par
exemple ?
Je n'en suis pas sûr. La façon dont la discipline de Parti
et dont l'esprit critique coexistaient parfois, en s'ignorant
mutuellement, est un problème très difficile qui n'a pas
fini de me faire réfléchir. La réflexion est
peut-être plus difficile pour moi que pour la plupart de mes
camarades dont les uns, comme Teissier par exemple, n'ont jamais
transigé avec les exigences de leur esprit critique, n'ont
jamais emboîté un mot d'ordre du Parti parce que
c'était un mot d'ordre du Parti. Il y a toute la gamme dans la
discipline librement consentie, jusqu'à des abus, qui ont
parfois un caractère caricatural. Je peux raconter pas mal
d'histoires, entre autres sur l'épisode Lyssenko.
Voici une petite histoire qui s'est déroulée dans mon
laboratoire de la faculté de Médecine. Un jour y est
arrivé un brave garçon qui avait assisté à
une conférence que j'avais faite à Toulouse et venait
parfois me demander conseil depuis qu'il était à Paris.
Il était dans un état d'excitation extraordinaire. Il
avait été chargé, dans le laboratoire de
l'École Normale Supérieure auquel il était
attaché, de faire un modeste boulot sur un catalyseur
métallique, qui pouvait jouer un rôle dans des
hydrogénations. Il avait trouvé que la lame de
métal qui servait à ses catalyses était
partiellement dissoute dans le liquide de son récipient et que
le sel de nickel, ou peut-être de cobalt (je ne sais plus),
s'était séparé et pouvait avoir joué un
rôle dans la catalyse. C'était tout, mais il m'a dit :
"Sans l'aide de la pensée soviétique je n'aurais jamais
pu voir ça" ; alors que l'observation était d'une
insignifiance totale ! L'échelle des valeurs de certains
chercheurs était perturbée par le délire
lyssenkiste. Je l'ai bien engueulé, le malheureux.
J'ai été président de l'Association des Amis de
Mitchourine. Si discipliné que je fusse, je n'aurais pas
accepté d'être président de l'Association des Amis
de Lyssenko, car il a fait des choses impossibles à avaler.
Y a-t-il eu des cas de chercheurs français qui se soient fourvoyés dans les thèses lyssenkistes ?
Stérilisés de façon durable peut-être pas,
mais que des chercheurs aient perdu cinq ans ou dix ans, c'est certain.
C'étaient des chercheurs confirmés de l'INRA, en biologie
végétale.
Pour ce qui est du CNRS, il y a eu un épisode latéral
assez caractéristique ; un chercheur du CNRS, Mathon,
secrétaire général des Amis de Mitchourine, avait
une admiration béate pour Lyssenko. Son patron, un ami à
moi, Chouard, professeur à la Sorbonne, tout gentil qu'il
était, avait fait remarquer à Mathon qu'on ne l'avait pas
vu au laboratoire de toute une année et que par
conséquent la commission du CNRS allait statuer sur son compte.
Mathon n'avait aucun scrupule et trouvait que Chouard avait tort de lui
réclamer une présence au laboratoire, sa fonction
essentielle étant d'écrire des ouvrages à la
gloire de Lyssenko. Il est venu me trouver en tant que
secrétaire du syndicat pour que j'assure sa défense, ce
que j'ai refusé car les statuts du CNRS avaient
été transgressés.
Dans La Pensée en 1948, il y a un article de Prenant sur Lyssenko...
Je n'ai pas dû lire l'article de Prenant de façon
objective, car il m'a pris à partie à plusieurs reprises
à l'époque, et je ne lui en ai pas voulu car j'ai
trouvé qu'il avait raison.
J'ai fait un article dans La Pensée avec
Nigon, qui est ce que j'ai fait de plus significatif sur le
Lyssenkisme. Je l'ai relu vingt-cinq ans après, et j'ai
trouvé que je n'avais pas grand-chose à en retrancher.