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Entretien avec Viviane Isambert-Jamati

Elisabeth Pradoura, le 9 janvier 1987  (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Georges Jamati et les débuts du CNRS

Il y a eu un livre - les Mélanges Georges Jamati - qui comporte une assez longue introduction sur son œuvre personnelle littéraire, mais aussi sur son rôle au CNRS. Ce sont des mélanges qui ont été faits par le CNRS, publiés aux Éditions du CNRS et destinés à lui être donnés ; ils sont sortis après sa mort et ont été remis à ma mère lors d'une petite cérémonie par Dupouy, directeur général de l'époque. Il y a aussi un ouvrage posthume, publié encore au CNRS, qui s'appelle La connaissance de soi, qui est un recueil d'articles.
Voyons comment les choses ont commencé pour mon père : il était chef de bureau à la direction de l'Enseignement supérieur du ministère de l'Instruction publique puis de l'Éducation nationale, dans les années 1930-1935. Il se trouvait dans le bureau voisin, si je ne me trompe, de celui qu'occupait Jean Perrin, qui a dû avoir un certain temps un bureau à la direction de l'Enseignement supérieur. Et je crois que Jean Perrin - mais je n'en suis pas absolument sûre - lui a demandé d'être trésorier de la Caisse Nationale des Sciences, qui est l'un des éléments à l'origine du CNRS. C'était un travail bénévole qu'il faisait un peu comme une "oeuvre", en plus de son activité d'administrateur dans l'enseignement supérieur. Il avait une formation historique, spécialement en histoire de l'art, mais il a passé très tôt un concours ministériel. Il était donc fonctionnaire à l'Éducation nationale depuis l'âge de vingt-cinq ou vingt-sept ans. Je crois que tout de suite, ou très vite, il a été à l'Enseignement supérieur. Il avait une autre activité de bénévole, la trésorerie des oeuvres en faveur des étudiants et du BUS (Bureau universitaire des Statistiques). Les années 30 sont une époque durant laquelle le ministère de l'Éducation nationale s'est diversifié par des actions bénévoles et des fondations très liées aux organisations d'étudiants. Ces choses se sont pour la plupart institutionnalisées en 1945. Mais en ce qui concerne cette fameuse Caisse des Sciences, à ma connaissance, elle a eu un début d'institutionnalisation vers la fin des années 30.

Quelles étaient les relations de votre père avec Jean Perrin ?
Il avait beaucoup d'admiration pour Jean Perrin, c'est certain. Il le considérait comme un très grand homme. Il y avait une grande différence d'âge - Jean Perrin était nettement plus âgé -, mais je crois que Jean Perrin s'appuyait pas mal sur lui. À la limite, il aurait pu rester l'administrateur d'une Caisse des Sciences tournée vers les sciences exactes et de la nature. Je crois que c'est de son initiative s'il y a eu développement, admis par Jean Perrin, du côté des sciences humaines, tout simplement parce que l'administrateur se trouvait être un homme tourné vers les sciences humaines. C'est un petit peu le hasard de la personne, qui était à la fois l'administrateur compétent et complémentaire de Jean Perrin du point de vue de ses compétences juridiques et très ouvert de par sa formation d'historien peut-être. Il s'intéressait beaucoup à la psychologie, à la psychologie historique de Meyerson notamment. Ce n'était pas un esprit scientifique au sens strict du terme, mais un esprit très ouvert. Il s'intéressait à l'esprit scientifique plus qu'il ne le possédait, à mon avis, mais en revanche il avait une très grande ouverture sur beaucoup de connaissances. Il était issu d'une famille d'universitaires de tradition relativement ancienne. J'ai écrit un article, paru dans les Cahiers internationaux de sociologie en 1981, d'un point de vue partiellement généalogique, sur la tradition universitaire de notre famille. J'ai retrouvé toute une correspondance de générations très anciennes qui portait sur les études de mes arrière grands-oncles et lon s'aperçoit que c'est une famille qui attachait à l'école et à la formation universitaire une importance vraiment énorme. C'était sa richesse, son "capital".

On est frappé de voir que l'évolution de la recherche tient au rôle de certains individus
Comme toujours. Mais il est sûr qu'il y avait des besoins et que les recherches scientifiques ne pouvaient plus se faire sur les heures de loisir de telle ou telle personne. L'existence de laboratoires était devenue une nécessité. Dans son livre, Contribution à une sociologie de la décision, qui porte sur la réforme des études de médecine en 1959, Haroun Jamous analyse une décision importante à partir de la conjonction du type de conjoncture générale, du type de situation dans le secteur et du rôle des personnes.

Mario Roques a joué un rôle également dans la défense des sciences humaines et il demandait des moyens
Oui, probablement, mais tout ce que je peux dire, c'est que j'entendais beaucoup parler de lui, ça s'arrête là !

La conjoncture politique dans les années trente a joué un rôle capital
Sans aucun doute. En 1936, le moment du Front Populaire était en même temps, comme on peut l'imaginer, un moment de foi dans la science. Il y a un côté scientiste des gens de 1936. Mon père était de sympathie socialiste, sans être membre d'un parti.

Il semble que Jean Perrin ait envisagé, à côté d'une institution vouée à la recherche, de créer tout un système de médailles, genre " prix Nobel" français...
Au cours des années trente et jusqu'en 1945, il est certain qu'il y a eu un glissement de l'idée d'aide individuelle, d'une idée de type "oeuvre", vers l'idée d'une structure, d'une profession, d'un temps plein. Mais il n'est pas évident que ce temps plein était envisagé pour la durée de toute une vie, non seulement dans les sciences humaines, mais sans doute aussi d'une manière générale. L'idée de bourses était restée et donc, c'est comme cela qu'on voit les bourses, l'idée de privilège. Puisque c'est un privilège, il ne faut pas que ce soit tout le temps les mêmes qui en bénéficient. Dans certaines commissions du CNRS, je ne suis pas sûre qu'il n'y ait pas encore un tout petit peu cette idée de privilège, même s'il y a également l'idée d'une carrière.

La bourse était conçue essentiellement comme un moyen de faire sa thèse pour ensuite faire autre chose
Et les mandarins y poussaient.

On attribue souvent à Joliot-Curie l'idée d'une carrière de chercheurs à temps plein et à vie
Je ne peux pas dire. Certes, il a joué un très grand rôle. Il est allé voir en Union Soviétique, à l'Académie des Sciences, ce qui se faisait. Elle a été un modèle, parmi d'autres sans doute, pour le CNRS.
En 1939, au moment de la drôle de guerre, le ministère de l'Éducation nationale a été entièrement transplanté en province, notamment en Touraine autour dAzay-le-Rideau, pendant trois ou quatre mois. Ensuite, presque tout est revenu à Paris. La Caisse de la Recherche Scientifique était dans un village particulier, chaque service avait son village, qui s'appelait Thilouze, à proximité d'Azay-le-Rideau et mon père était responsable de cette implantation-là. Les gens venaient avec leur famille. C'est le moment, pour ma part, où j'ai le mieux connu l'activité professionnelle de mon père, tout simplement parce que dans un village, on se voit plus. Il allait voir les gens dans le village pour demander une chambre pour untel, un bureau pour untel, etc. La première appréhension directe que j'ai eu des activités de mon père fut sous la forme de ce repli, de cette évacuation. Je me suis rendu compte qu'il avait la responsabilité de l'ensemble du service. C'était intéressant de voir le fonctionnement d'un service dans des conditions aussi différentes puisque les bureaux était dispersés dans un village. Le cordon ombilical avec le ministère se manifestait doublement par des allers et retours fréquents à Azay-le-Rideau, où était une partie du ministère, plus des allers et retours, moins fréquents mais multiples, à Paris où d'autres parties du ministère subsistaient. C'était d'ailleurs dans le même village qu'était le futur INRP.
Il y a eu un deuxième repli que j'ai moins connu, parce que j'avais été envoyée en province dès les premiers jours de mai 1940. Vers décembre, ou même un peu avant, la plupart des services se sont réorganisés à Paris.

À la Libération, je pense que mon père a joué un certain rôle dans la rédaction juridique des textes de création du CNRS en tant que tel. Il était probablement un peu plus juriste que des gens comme Jean Perrin, parce qu'après sa formation en histoire, il avait fait une école d'administration, dans les années 1920-1921. J'ai retrouvé dans des archives de la famille des textes provisoires corrigés de sa main.
Je ne sais pas exactement ce que fut la transformation du CNRS en institution vraiment importante, en 1945, à la Libération, d'autant que je me suis mariée peu de temps après. J'ai quitté ma famille, forcément, et même Paris pendant quelques années. De la vie quotidienne de mon père, je sais seulement qu'il travaillait beaucoup, mais c'est banal de le dire ! Je sais aussi, puisque j'ai été chercheur assez tôt, que malgré tout sa conception du CNRS était celle d'un organisme stable, important, doté d'assez grands moyens, mais en même temps de chercheurs pas forcément durables. Il était au fond inquiet que je n'aie pas passé de concours d'enseignement et il me disait : "Méfie-toi, ça n'a pas tellement de raison d'être d'envisager une carrière de chercheur, notamment dans les sciences humaines où il y a énormément de gens compétents aussi bien dans les lycées que dans les universités ". Par conséquent, il trouvait sans doute plus légitime de passer par une phase CNRS, suivie d'une phase enseignement. Ce n'était donc pas encore tout à fait la notion d'une carrière de chercheur.

Quelle était sa vision de la place des sciences humaines à l'intérieur d'un organisme de recherche ?
Je crois que c'était son souhait de les voir justement à égalité avec les sciences de la nature. Le projet était tout à fait ferme à ce sujet. L'impulsion vers la sociologie a été forte, puisqu'il y a eu ce fameux CES. Au fond, la sociologie, auparavant, à part le centre de Bouglé, n'avait pas eu beaucoup d'institutions en France. Cette impulsion a été forte sous la pression des sociologues, notamment de Friedmann et Gurvitch. Ce n'est pas le CNRS qui a voulu que ce soit ainsi, ce sont les sociologues qui ont obtenu du CNRS que ce soit comme ça, mais avec un aval très fort. L'histoire, les disciplines littéraires apparaissaient à l'époque comme pouvant davantage se passer de moyens, demandant de la main d'oeuvre humaine et moins d'investissements ou quelque chose comme un vrai laboratoire.
 
 

Le Centre d'Études Sociologiques


À quel moment êtes-vous entrée au CNRS ?
En 1947. J'y suis entrée dans des conditions un peu particulières. J'étais membre du C.E.S. parce que dès ce moment-là on pensait qu'il était souhaitable qu'un chercheur soit plus ou moins membre d'un laboratoire, mais je n'habitais pas Paris. J'ai habité de 1947 à la fin de 1950 à Besançon où j'ai fait une recherche sur l'industrie horlogère, qui était typique de Besançon à l'époque. Mes liens avec le C.E.S. étaient un peu sporadiques. Je venais trois ou quatre fois par an à Paris et je faisais un topo devant quelques autres chercheurs. Nous n'étions pas nombreux, je crois que nous étions huit à l'époque quand le CES était encore boulevard Arago. Je n'ai pas connu son tout premier local qui était rue Montpensier, en 1946. Je n'y étais pas en permanence comme j'ai pu y être par la suite avec un bureau sur place pendant des années.

L'activité d'enseignement du CES était-elle importante?
C'était un quasi enseignement, un enseignement mutuel. Chacun parlait de ses recherches, mais probablement aussi y avait-il des étudiants, encore plus jeunes que nous (nous avions 24 ans !), qui venaient assister à ces comptes rendus de recherche. Je ne suis pas sûre que Gurvitch ait fait très fortement la différence entre les chercheurs et les étudiants. Il planait un peu, Gurvitch. Il était très prof. d'université. De plus, nous étions inscrits en thèse avec lui. Nous avions le privilège de recevoir un salaire, mais je pense que chercheurs et étudiants étaient un peu assimilés dans son esprit.
Ma formation initiale est philosophique. Celle de mon mari, qui est sociologue, également. Il a passé l'agrégation tandis que je me suis orientée vers le CNRS très tôt, aussitôt après le Diplôme d'Études supérieures. C'était un peu un privilège de famille. Je ne dis pas que c'était un privilège en ce sens que j'avais à peu près ce qu'il faut pour faire de la recherche, mais en ce sens que je connaissais le CNRS et surtout que j'étais reconnue : il est possible que la petite commission de philosophie, qui comportait aussi sociologues et psychologues, mait demandé de passer d'abord l'agrégation, si je n'avais pas été la fille de Jamati. Je n'en ai pas beaucoup de remords parce que je crois que je n'ai pas mal travaillé depuis ! Mais les deux ou trois premières années, pendant lesquelles en plus j'ai eu des enfants, il est possible que je nai pas été très bien vue, si je n'avais pas eu ce petit privilège.
Il y avait visiblement une crainte de la part des hommes que la femme ne profite d'être chercheur pour ne pas travailler tellement et tenir son ménage ! Les femmes de ma génération - au début en tout cas, parce qu'après on s'est bien rattrapées ! -, pensaient moins à leur carrière. Elles pensaient à travailler parce que ça les intéressait, mais pas forcément avec un plan de carrière. Mes collègues masculins, bien que l'institution soit flottante et que donc le plan de carrière ne puisse pas être absolument rigoureux, pensaient plus à l'avenir. C'est sans doute vrai en un sens qu'ils avaient plus le temps de travailler, que quelqu'un qui s'occupait vraisemblablement un peu plus que son mari de deux ou trois enfants ! C'était difficile de se faire une place à égalité. Cela avait des incidences sur le fait que, par exemple, dans les réunions, c'était la femme qui avait exactement les mêmes titres que les autres qui allait prendre les notes... Madeleine Guilbert et moi en avons pris conscience un beau jour et nous nous sommes rebellées, mais au début, même nous, nous avions intériorisé ce rôle-là comme évident !

Est-ce que ça a changé et à quel moment ?
Je dirais entre 1960 et 1965. Je ne sais pas si cela a changé pour tout le monde, mais moi j'ai eu le sentiment que ça changeait dans ces années-là. Je parlais tout à l'heure du privilège d'être fille de mon père, certainement qu'en tant que femme je ne serais pas entrée comme chercheur plein temps s'il n'y avait pas eu ce "plus". La mort de quelqu'un, c'est radical : le lendemain il n'existe plus du point de vue des relations qu'on peut avoir avec ceux qui l'entourent. Je le savais déjà, on me l'avait déjà dit, mais c'est tout à fait net. Ça a fait peut-être une dizaine d'années d'ombre, relativement. Puis à partir de 1965 ça a changé. Mais c'est peut-être lié à ma vie personnelle : j'ai écrit des choses, elles ont été plus connues. C'est difficile de généraliser. Le CNRS est un organisme où il y a beaucoup de femmes, notamment dans les science humaines. La forte proportion de femmes a dû s'égaliser autour de 1967, puis s'est renforcée après 1970.

Votre mère elle-même?
Elle n'avait pas d'activité. Elle avait été professeur de dessin de la ville de Paris mais elle s'était arrêtée au moment de son mariage. Cependant pour nous, ma soeur et moi, la question de ne pas travailler ne s'est jamais posée. Nous faisions des études longues, c'était tout à fait évident. Notre référence était peut-être plus, justement, la famille de mon père, comme vous le verrez dans mon article ; les femmes y étaient professeurs très tôt : elles entraient à l'École de Sèvres l'année où l'École a été créée ! Le père de mon père était libanais, né au Liban, citoyen libanais pendant assez longtemps, puis Français dans les années vingt. Il n'est jamais retourné au Liban. À ce moment-là, cela coûtait horriblement cher d'aller si loin. Il est venu en France vers 1888, et il a eu des enfants. Une partie de son coeur était restée là-bas, mais les moyens matériels pour y aller ne se sont jamais présentés. De plus, il était tellement francophile - il avait été élevé par des religieux français là-bas - qu'il a toujours refusé d'apprendre l'arabe à ses enfants et ses petits-enfants. Mon père a reçu une éducation complètement française, mais avec un petit quelque chose, avec une "personnalité de base" comme disent certains, extrêmement sociable, aimable. Même s'il se battait, ce n'était jamais méchamment ni dans l'affrontement, mais en essayant d'obtenir des choses des gens - ce qui est aussi mon cas, d'ailleurs. Il était certainement tenace, mais sans employer le coup de gueule ! Je crois que c'est toujours trop simple de parler d'un caractère national, mais je crois que l'éducation par un père qui était lui-même comme ça a dû jouer.

Sur le CES et ses origines, j'ai sûrement moins à dire que les gens qui au bout de trois ou quatre ans ont été associés à la direction, comme Reynaud, et Touraine surtout. On avait créé autour de Friedmann, je crois, quelque chose qu'on avait appelé en riant "le conseil de la couronne". C'était Paul Haroun Maucorps, qui est mort en 1969, Paul-Henri Chombart de Lauwe et Alain Touraine. Ce n'était sûrement pas administrativement appelé comme ça ! C'était Maucorps qui était plein d'humour qui lappelait toujours ainsi. Peut-être était-ce d'ailleurs purement de fait et qu'il n'y avait aucune accréditation administrative, c'est possible. Touraine était le plus jeune d'entre eux, il avait dix ans de moins, mais il était très reconnu comme leader de génération. Reynaud s'est ajouté après.

On est frappé par la variété des recherches au CES du début
Oui, le CES était plutôt oecuménique au sein de la sociologie. C'était plutôt un rassemblement d'individus, sauf pour la sociologie qu'on appelait à l'époque "industrielle " que Friedman avait organisée autour dun projet quil avait diffusé auprès de moi-même, de Touraine et de Verret. Il y a eu un article de Touraine dans les Cahiers Internationaux de Sociologie , en 1948 ou 1949, où il faisait la synthèse des travaux des divers chercheurs en sociologie industrielle en France. L'impulsion venait de Friedmann, qui n'était pas encore directeur du C.E.S., d'ailleurs. Je crois que c'est en 1950 qu'il a succèdé à Gurvitch. Gurvitch et Friedmann ne s'entendaient pas très bien. Il y a une soirée dont tous les anciens du Centre d'Études Sociologiques d'alors se souviennent - j'en parlais avec mon mari ce matin -, où Morin qui était d'un grand humour a joué la scène, par anticipation, de l'enterrement de Friedmann et du discours qu'y ferait Gurvitch, puis de l'enterrement de Gurvitch et du discours qu'y ferait Friedmann où il y avait toutes les vacheries possibles et imaginables, en imitant l'accent des deux, c'était vraiment extraordinaire. Je ne me souviens pas quel pouvait être le statut exact de Friedman au CES avant d'en prendre la direction. Ce conseil autour de Gurvitch réunissait des gens plus jeunes, de quinze ans de moins que Friedmann. Friedmann n'avait apparemment pas un statut explicite au Centre d'Études Sociologiques avant d'en prendre la direction, mais je me trompe peut-être. En tout cas, la secrétaire générale était Madame Halbwachs, la veuve du sociologue. Elle n'était pas une administratrice extraordinaire. Je crois qu'il avait fallu lui procurer un emploi parce qu'elle n'avait pas beaucoup de moyens de vivre, Halbwachs étant mort dans un camp de concentration. Mais elle a eu un grand rôle par sa chaleur personnelle. Des gens comme Chombart, Maucorps, Touraine, Morin, ou moi-même se retrouvaient très volontiers dans ce local du boulevard Arago, et je crois que la personnalité de Madame Halbwachs y était pour beaucoup.

On dit également que Maximilien Sorre avait lui aussi su créer une atmosphère assez familiale ?
Oui, probablement, il vous faisait venir dans son bureau... Comme je travaillais directement avec Friedmann, j'en ai moins eu le sentiment, parce que les gens qui étaient les disciples de Friedmann se sentaient chez eux. Mais c'étaient peut-être davantage un problème pour d'autres, des sociologues de l'urbanisme par exemple, et Sorre faisait certainement venir les uns et les autres auprès de lui pour parler de l'état de la recherche, etc.

À l'époque, le CES est le seul laboratoire en sociologie ; ce n'est que plus tard que la VIème Section de l'École des Hautes Études s'oriente vers la sociologie
Friedmann était cependant lié aussi à Lucien Febvre. Il était d'ailleurs directeur d'études, avant même d'être professeur au Conservatoire, si je ne me trompe. Je ne me rappelle pas du tout pourquoi Friedman a quitté la direction du CES. Gurvitch la quitté, puis Friedmann... Peut-être était-ce tout simplement parce qu'ils avaient envie de faire leurs travaux et que c'était une tâche absorbante d'avoir cette direction. On était resté sur le modèle de l'universitaire dont la tâche principale est de faire ses cours et ses livres. Ces tâches d'organisation, je pense que - peut-être sagement, d'ailleurs ! - ils n'avaient pas le désir de s'y consacrer très longtemps.

On a l'impression, à lire les archives, que Gurvitch avait de grandes ambitions pour le CES au début, et qu'il a été très déçu de ne pas obtenir un budget plus important, notamment en 1948
C'est amusant parce qu'il ne savait pas très bien utiliser l'argent, par exemple pour faire des enquêtes. Il ne faisait pas d'enquêtes empiriques, mais il essayait de faire faire une vaste enquête sur la sociologie de la connaissance, pour se montrer un sociologue d'aujourd'hui ! Mais en fait, c'était Maucorps qui était son conseiller dans le domaine de la sociologie empirique. Maucorps était surtout psychologue social, mais il avait une bonne culture scientifique, et connaissait la statistique, tandis que Gurvitch n'en connaissait pas un mot ! Il restait dans le verbal ! Il avait su donner l'impulsion, allant voir les gens, sachant les assaillir pour avoir quelque chose, mais, en même temps, il faisait des scènes !

Je crois que votre père entretenait de bonnes relations avec les commissions ?
Excellentes. Tous les gens qui m'en ont parlé dans les années suivantes m'ont toujours dit que c'était un homme très aimable, très ouvert, très personnel, qui portait attention à chaque cas. Il avait des qualités humaines et intellectuelles, surtout d'ouverture, assez rares. Je crois que son entente avec les directeurs successifs du CNRS a été tout à fait réelle et que ses relations, y compris personnelles, avec Perrin, Joliot, Teissier, Dupouy ont été très fortes et très positives.
Je crois que c'est avec Laugier - qui était le seul directeur sciences humaines, justement ! - que l'entente a été la moins grande. Je ne sais pas exactement pourquoi. C'est simplement un écho, ça ne peut même pas s'écrire parce que je n'ai pas d'argument. Laugier avait une conception assez scientiste des sciences humaines, complètement plaquée sur les sciences de la nature. C'est la psychologie expérimentale qu'on connaît encore maintenant. De ce point de vue, mon père et lui avaient une conception des sciences humaines bien différente.

C'était donc plutôt une dissension scientifique ?
J'ai ce sentiment, mais je brode peut-être ! J'ai ce sentiment à cause de la lecture de Laugier et de la connaissance de mon père, mais je ne me souviens absolument pas de ce qui pouvait être dit sur Laugier. Je sais seulement que c'était un petit peu tendu. Je crois que mon père le considérait comme un peu raide. Mon père était d'origine orientale, libanaise et il avait une tendance à aimer les relations souriantes, douces, un peu arrondies. Ce qui n'est peut-être pas uniquement une qualité. Quand les gens étaient très administratifs, disant : " C'est ça ou ce n'est pas ça", cela lui faisait horreur.

Avait-il déjà un jugement sur l'évolution du Centre ?
Il a disparu très tôt et en plus d'une manière telle qu'on n'a pas pu avoir ses dernières idées, si je puis dire. Il a quitté le CNRS en 1953 et est mort en 1954. Il a été malade pendant un an, à 58-59 ans. Fait très rare chez quelqu'un qui ne buvait ni ne fumait, il a eu une paralysie-aphasie. La dernière année, il ne pouvait plus rien dire, c'était horrible d'ailleurs. Dupouy a été extrêmement gentil : pour qu'il soit dans un cadre agréable, il lui avait prêté l'appartement de fonction qu'il avait à Gif-sur-Yvette pendant presque toute l'année. On savait qu'il allait mourir, c'était évident, même s'il était relativement jeune pour mourir. Dupouy était quelqu'un d'assez humain. Ils ne s'entendaient pas du tout au point de vue politique, mais ils s'estimaient bien et travaillaient ensemble. Georges Teissier avait un caractère difficile, mais il s'entendait également fort bien avec lui.

Dans la commission de recherche du deuxième Plan, où la recherche apparaît pour la première fois, on constate que Dupouy est président d'une sous-commission, Champetier, qui était l'autre directeur adjoint auprès de Dupouy, préside une autre sous-commission et l'on constate également qu'il n'y a aucune sous-commission pour les sciences humaines...
Il est possible que la maladie de mon père ait tout simplement joué. Il est tombé malade, au point d'être tout à fait paralysé, au cours de l'été 1953 et n'a pas fait la rentrée. Il n'a pas été remplacé tout de suite. On l'a mis à la retraite seulement à ses 60 ans, c'est-à-dire quinze jours avant sa mort je crois. Il y a eu des égards pour lui. Même si on savait qu'il était destiné à mourir, on n'a pas tout d'un coup dit : on le raye. Il était en congé. Il est probable que l'absence des sciences humaines au Plan soit liée à cela, parce qu'il n'y avait personne qui soit assez au courant de l'ensemble des problèmes des sciences humaines au CNRS. Il avait une collaboratrice, madame Meierovitch, qui connaissait bien ces questions, mais qui n'avait pas le même niveau ; et les autres étaient des administrateurs tout simplement.
Vous le verrez peut-être en lisant Connaissance de soi, mon père a glissé de l'histoire de l'art à l'esthétique. Il a été lié à des gens comme Lalo, un esthéticien assez connu quand j'étais jeune, et un peu à Francastel. Souriau, qui était dans la commission de philosophie au début du CNRS, a ensuite présidé l'Association des Amis de Georges Jamati, jusqu'à sa mort, il y a cinq ans. L'activité de l'Association Georges Jamati consiste essentiellement à donner un prix à quelqu'un qui fait de l'histoire du théâtre ou de l'esthétique du théâtre. C'est présidé actuellement par A. Veinstein qui est professeur d'histoire du théâtre à Paris VIII.

Cette association a-t-elle un lien avec le CNRS ?
Le CNRS donne une petite somme tous les ans, très peu de chose,  en fait c'est tout à fait symbolique ! Les gens de la génération de mon père sont morts, l'Association n'est plus très nombreuse, nous-mêmes, ma soeur et moi, donnons une somme chaque année à la mémoire de notre père. Et chaque année, il y a un prix Georges Jamati. C'est une espèce de fidélité et en même temps un peu de mécénat, très limité et modeste.

D'une certaine façon ce prix continue l' "oeuvre" de votre père : il fait revenir ou continue l'aspect "bourse" de recherche de la Caisse dont votre père fut l'administrateur

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© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay