Vous
avez été directeur de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes
pendant 20 ans, depuis 1964, et l'IRHT est un des laboratoires les plus
intéressants puisqu'il précède la création du CNRS. Avez-vous connu le
CNRS antérieurement à vos fonctions de directeur de l'IRHT ?
Oui, j'ai d'abord été collaborateur technique au CNRS en 1946, entre ma
sortie de l'École des Chartes et mon départ pour l'École Française de
Rome. J'étais au service de Robert Fawtier, un historien médiéviste
très connu, professeur à la Sorbonne, qui avait mis en chantier ce
qu'il appelait le Corpus Philippicum
, c'est-à-dire le recueil des actes de Philippe le Bel et de son
administration. J'y ai travaillé comme collaborateur technique après
lui avoir été présenté à Fawtier par une de mes camarades de l'École
des Chartes, qui travaillait pour lui. Les collaborateurs techniques de
ce temps-là sont devenus les ingénieurs d'aujourd'hui. J'y étais alors
comme contractuel. Je faisais des recherches à la Bibliothèque
Nationale, puisque nous étions chargés de recueillir les actes de
Philippe le Bel, ou de les repérer et de les analyser, pendant les
quelques mois que j'ai passé au service de Monsieur Fawtier. C'était du
temps où les collaborateurs techniques étaient affectés à une
personnalité et non pas à une institution. Il y a eu ensuite une
évolution quand dans les années 60 déjà, et après 68 sûrement, on s'est
efforcé de transférer les ingénieurs, les ITA qui étaient au service de
personnalités et de les affecter à des groupes de travail, pour qu'ils
ne soient plus vraiment les esclaves d'un mandarin (rires)... Mon
esclavage a été doux, le mandarin était charmant et je suis resté très
ami avec lui jusqu'à sa mort. Voilà mes débuts au CNRS.
L'IRHT existait déjà, vous le connaissiez ?
Oui, je le connaissais puisque c'était un établissement somme toute
essentiellement chartiste, créé par un chartiste, Félix Grat, et qui
était peuplé à ce moment-là à peu près uniquement de chartistes.
Pendant que j'étais à l'École de Rome, j'ai même travaillé pour
l'Institut des Textes, à titre bénévole. J'avais étudié le blason,
l'héraldique, pour mon plaisir. Cela m'amusait et j'aimais les dessins
des blasons. J'ai donc recueilli à la Bibliothèque vaticane, recopié en
quelque sorte, les armoiries des possesseurs de manuscrits. Je les ai
dessinées à mon tour et peintes à l'aquarelle puisqu'on ne faisait pas
de photographies. Ma contribution, pendant mes deux années à l'École
Française de Rome, n'a pas été essentielle, il faut bien le dire !
Ensuite, j'ai connu aussi l'Institut des Textes, parce que Melle Brayer
(?) qui était une de mes amies chartistes, avec qui j'avais passé deux
années à Rome, était l'adjointe la plus proche de Melle Vieillard qui
dirigeait l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes. Si bien
qu'en 1948, ma femme a travaillé comme vacataire à l'IRHT, sous les
ordres directs de Melle Brayer. J'avais donc des liens anciens avec
l'Institut des Textes. Je savais ce qu'il était, en ce temps-là,
installé aux Archives Nationales dans une ou deux pièces qui avaient
été prêtées à l'Institut des Textes par le directeur général des
Archives. Je me rappelle très bien, à propos d'armoiries, que la pièce
principale (la seule vraie pièce, le reste étant des annexes, y compris
une cuisine servant à la fois de cuisine et de bureau et peut-être
quelque soupente ou resserre à côté !) était décorée des armoiries des
villes d'Alsace, parce que dans cette pièce, après 1919, une Commission
chargée des questions d'Alsace-Lorraine avait siégé.
Je crois que c'est en 1948, ou tout à fait au début des années 50, qu'on a créé un Comité national, ou du moins qu'on a introduit l'élection du Comité national. Avant, il y avait des commissions composées je pense de spécialistes éminents, mais qui étaient sans doute désignés par la Direction du CNRS. Je ne sais pas s'il y avait une cooptation, en tout cas il y a eu un système plus démocratique qui a été institué. Je crois bien que j'ai été élu aux premières élections qui ont eu lieu au CNRS. Je me suis présenté et j'ai été élu. J'étais jeune à ce moment-là et j'ai siégé dans la Commission d'histoire.
Il n'y avait pas autant de commissions que maintenant...
Non, je crois bien qu'il y avait une seule commission pour l'histoire
dans son ensemble. J'étais fort intimidé de siéger auprès de
personnages aussi considérables que Lucien Febvre, Georges Lefevre ...
Dans les commissions de ce temps là, comme aujourd'hui d'ailleurs,
siégeaient des personnalités qui n'avaient pas un lien direct avec le
CNRS, choisies pour leur compétence dans la discipline. Lucien Febvre
était le grand historien de cette époque. Il y avait quelques personnes
venues là grâce aux élections, dont j'étais. J'étais sans doute le plus
jeune, le benjamin de cette équipe prestigieuse ! Quant au fond, je
crois que le rôle du Comité à cette période était le même
qu'aujourd'hui, en probablement moins étendu. Nous avions à distribuer
des crédits. J'avais été absolument indigné parce qu'un professeur au
Collège de France avait demandé un concours financier au CNRS pour
aller passer huit jours à La Rochelle faire des recherches dans les
archives ! J'avais exprimé à haute voix mon indignation : je trouvais
qu'un professeur au Collège de France gagnait assez d'argent pour
financer ses huit jours à La Rochelle. Je n'étais pas encore bien dans
le système ! Il parait, je l'ai su depuis, que cette intervention avait
jeté un trouble considérable parmi ces messieurs, qui s'étaient dit
qu'un révolutionnaire avait dû entrer dans la maison, grâce aux
élections !
À l'époque il y avait encore une direction communiste, c'était sous Georges Teissier
Peut-être, je ne me préoccupais pas tellement de la politique générale
du CNRS. J'avais tort sans doute. En ce temps-là, j'étais archiviste
aux Archives Nationales et ma candidature était, je dois bien le
reconnaître, un peu corporatiste. C'était pour que les chartistes, les
archivistes aient droit de parole dans la Commission d'histoire du
CNRS. J'avais été élu beaucoup moins pour ma personne que comme
représentant d'une catégorie. J'ai dû siéger deux ou trois ans, puis je
suis parti en Afrique Équatoriale comme archiviste de l'Afrique
Équatoriale Française, à Brazzaville. J'ai donc bien sûr donné ma
démission. Si bien que je n'ai connu que pendant deux ou trois ans ces
commissions qui se réunissaient sans doute une fois par an, et ça ne
m'a pas laissé des souvenirs considérables.
Aviez-vous l'impression de participer à quelque chose d'important ou... ?
D'important ? Je n'avais pas du tout l'impression qu'on gérait
l'histoire, j'avais surtout l'impression qu'on distribuait des crédits
aux uns ou aux autres et qu'on se prononçait sur des publications,
peut-être déjà. Mais cela n'allait pas plus loin. J'avais l'impression
d'une besogne qui se situait à un niveau relativement élémentaire de
l'activité historique. La grande politique, elle devait se décider en
dehors des commissions par quelques uns, notamment certainement par
Lucien Febvre. Quand il y avait des décisions à prendre dans le domaine
historique, des hommes comme Lucien Fevre étaient les maîtres du jeu,
après 1945.
Je
suis tombée sur un document d'archives, malheureusement incomplet,
présentant une commission interministérielle de la recherche qui s'est
tenue en 1946-1947, dans laquelle Lucien Febvre dirigeait une
sous-commission sur les publications
Cela ne m'étonne pas. La VIe section de l'École des Hautes Études était
déjà puissante; elle a été créée en 1947, par Lucien Febvre justement.
Dès le départ, elle a eu à sa disposition des crédits considérables.
Elle s'est lancée dans une politique de publications qui a été ensuite
développée par Fernand Braudel, très conscient de l'importance des
publications.
Que
pensez-vous de ce choix : Le CNRS était neuf, ou en tout cas se
rénovait ; Lucien Febvre était membre de cette Commission d'histoire du
CNRS et c'est à ce même moment qu'il crée la VIe section... Pourquoi
n'a-t-on pas choisi de développer davantage l'histoire au CNRS ?
La VIe section a un rôle d'enseignement que n'a pas le CNR. Lucien
Febvre a du être conscient que la VIe section de l'École des Hautes
Études pouvait être un instrument qu'il manierait lui-même, dont il
serait le maître absolu, tandis qu'au CNRS le partage avec d'autres
s'impliquait naturellement. Mais je ne pense pas qu'il y ait
incompatibilité entre les deux, d'autant que le CNRS n'avait pas de
fonction pédagogique.
Cest
très net quand on regarde comment fonctionne le CNRS aujourd'hui, mais
en 1945 il y avait une ordonnance qui lui fixait une mission
d'enseignement à la recherche et par la recherche
Je l'ignorais, mais manifestement ce n'est pas cette voie là qu'a
empruntée le CNRS, qui a choisi celle de la recherche pure. Les
enseignants y participaient, mais les professeurs comme Monsieur
Fawtier, comme Lucien Febvre lui-même, venaient demander au CNRS des
auxiliaires, des collaborateurs techniques pour mener à bien leurs
propres travaux. C'étaient des subventions qui leur étaient données par
la recherche afin de mener à bien une recherche personnelle. Je ne sais
même pas s'il fallait faire approuver le principe de cette recherche
par le CNRS, je ne le pense pas. On a ensuite travaillé à résorber ces
aides personnelles. Des personnalités éminentes -les prix Nobel, ça ne
court pas les rues en France, mais il y en a quelques uns-, des
professeurs de la Sorbonne, du Collège de France avaient depuis des
années des collaborateurs techniques et continuaient leur recherche
avec leur aide et on hésitait à les leur ôter d'un seul coup, ce qui
aurait paru une sorte de sanction. Je comprends fort bien qu'on ait
préféré que le système disparaisse de lui-même avec les bénéficiaires
qui étaient tous des gens très âgés ou proches de la retraite.
Avant
de parler de la période qui a suivi votre nomination, j'aimerais que
nous revenions en arrière : quelles ont pu être les raisons de la
création de l'IRHT et pourquoi a-t-il été rattaché au CNRS ?
Dès l'origine, c'est une création de la Caisse Nationale de la
Recherche Scientifique. C'est donc l'un des instituts les plus anciens
du CNRS, puisqu'il a été créé par une institution qui a précédé le CNRS
et dont le CNRS a été l'héritier. La raison initiale est toujours une
affaire de personnes. À l'origine de l'Institut de Recherche et
d'Histoire des Textes, il y a un homme qui s'appelle Félix Grat. Félix
Grat était un chartiste qui s'était voué à l'étude des manuscrits de
l'antiquité classique. Il avait constaté, durant ses séjours à Rome et
en Espagne, qu'il était encore possible de découvrir dans les
manuscrits médiévaux des textes encore inédits, inconnus de la
littérature classique romaine et grecque. Il a pensé qu'on pouvait
réunir ces textes en utilisant un procédé qui était alors nouveau : le
microfilm. Il a, dès l'origine, pensé qu'on pouvait créer une sorte de
bibliothèque idéale de l'antiquité classique et du Moyen Age, en
réunissant sous forme de microfilms les manuscrits médiévaux dispersés
dans les bibliothèques du monde. Ce qui est le plus fabuleux dans cette
affaire, c'est que dès l'origine Félix Grat a conçu l'Institut de
Recherche et d'Histoire des Textes tel qu'il devait se développer dans
l'avenir. Même lorsque j'ai cru moi-même innover, je me suis rendu
compte en découvrant par la suite des textes inédits de Félix Grat
qu'il y avait déjà pensé ! Il avait vu le développement de cet institut
à partir de cette collection microfilmée de manuscrits médiévaux.
C'était tout à fait d'avant-garde, et l'utilisation du microfilm dans
ces domaines était également une affaire d'avant-garde. Chose très
singulière, il se rencontre sur ce sujet avec Fernand Braudel, qui
disait lui-même dans l'introduction de sa thèse La Méditerranée à l'époque de Philippe II
avoir utilisé lui aussi le microfilm. Il avait une masse énorme
d'archives à consulter dans tous les ports de la Méditerranée, et étant
professeur de lycée, il ne disposait pas de suffisamment de temps pour
dépouiller tous ces documents ; alors il les microfilmait. Il a acheté
un appareil à un cinéaste américain qu'il avait rencontré en Espagne.
La rencontre de Braudel et de Félix Grat, qui tous les deux avaient
utilisé dans les années 1937-1938 le microfilm, est tout à fait
curieuse.
Comment Félix Grat a-t-il pu créer ce laboratoire ?
Il a proposé son idée à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres,
où il a fait des communications sur la nécessité de recueillir les
manuscrits, de constituer des collections, mais s'il a pu obtenir
quelque chose de l'Institut, c'est qu'il faisait de la politique. En
1936, il avait été élu à la Chambre, mais dans l'opposition. C'était un
député de droite, de la Mayenne. Je ne sais pas à quel parti il
appartenait, mais ce n'était ni au parti radical, ni au parti
socialiste, ni au parti communiste ! Il a pu, étant membre du
Parlement, avoir un accès plus aisé auprès des personnalités qui
dirigeaient à ce moment cette Caisse de la Recherche Scientifique,
auprès de Jean Perrin. Celui-ci, lorsque Félix Grat lui a fait sa
proposition, a constitué une petite commission d'étude rassemblant des
scientifiques et des littéraires dont. Julien Cain et quelques autres
personnages illustres de ce temps. La proposition de Félix Grat a dû
paraître tout à fait raisonnable et prometteuse à ce groupe de savants
qui ont donné leur accord. C'est ainsi que l'Institut de Recherche et
d'Histoire des Textes a été créé dès 1937, avec un effectif qui devait
être de deux personnes à ce moment là ; Félix Grat lui-même qui avait
bien autre chose à faire que de s'occuper de recherche et Melle
Vieillard, qui en est la véritable fondatrice par la suite. Car Félix
Grat s'est engagé en 1940 et a été tué à la guerre dès le début de
l'offensive allemande en mai 40. C'est Melle Vieillard qui a hérité de
la pensée de Félix Grat et de l'institution qu'il avait créée et qui
l'a développée pour en faire ce qu'elle était déjà devenue en 1964.
Melle Vieillard a dû ensuite recruter deux ou trois personnes ; les
effectifs dans les années 40 ne devaient pas dépasser 10 personnes.
Déjà, il y avait les ingénieurs qui en réalité étaient de véritables
chercheurs et qui ont fondé les différents groupes de travail, sections
de l'Institut. Par exemple, Melle Pellegrin s'est occupée de la section
latine. Monsieur Wajda, d'origine hongroise et je crois juif, a été
recueilli, caché, protégé par Melle Vieillard qui l'a pris au service
de l'IRHT pendant la guerre. Savant illustre, il a été à l'origine de
la section arabe et de la section hébraïque de l'Institut de Recherche
et d'Histoire des Textes. Melle Brauer qui est entrée très tôt
également a fondé la section romane. Il y avait un plan arrêté dès le
départ et qui s'est réalisé empiriquement par la suite, au fur et à
mesure des possibilités et de l'arrivée de telle ou telle personne
spécialement compétente dans un domaine.
Dans
un rapport de 1941, le professeur Jacob, directeur du CNRS sous Vichy,
pose la question de savoir pourquoi l'IRHT est au CNRS et s'il ne
serait pas mieux rattaché à la Bibliothèque Nationale ?
Voilà quelque chose que j'ignorais, mais qui est en effet très
caractéristique. Ce qui est presque miraculeux et qui peut contribuer
dans une petite mesure à la gloire de Jean Perrin, c'est que ces
scientifiques ont conçu, dès le début, l'utilité des recherches dans
les Humanités. Lorsque je suis entré au CNRS et qu'on m'a demandé, en
qualité de directeur, de siéger dans quelques commissions d'ordre
administratif ou de réflexion où j'ai côtoyé des savants de générations
plus anciennes, j'ai été très frappé par le degré de culture humaniste
de ces physiciens, de ces chimistes, de ces biologistes. C'étaient des
gens qui avaient fait leurs humanités, en un temps où l'enseignement
reposait essentiellement sur les langues anciennes et le français. Ils
étaient d'un niveau très largement égal à celui des littéraires, dans
la littérature même ! Il n'est donc pas étonnant que les savants qui
étaient à la tête de la Caisse Nationale aient conçu dès le début
l'utilité du travail que leur proposait Félix Grat. Est-ce qu'ils l'ont
accepté aussi parce que Félix Grat étant au Parlement pouvait leur
apporter de son côté une certaine aide s'ils demandaient des crédits,
etc. Il n'était peut-être pas mauvais que quelqu'un de l'opposition
puisse défendre aussi une institution du Front Populaire. Il y a
peut-être eu ces arrières pensées, mais je ne m'y attacherais pas
beaucoup. Je pense que c'est surtout le fait que ces hommes étaient
extraordinairement cultivés et que ça ne leur a pas paru du tout
extravagant qu'un domaine littéraire puisse être créé à l'intérieur du
CNRS. En effet, on aurait pu penser que l'Institut de Recherche et
d'Histoire des Textes, qui à un certain moment était logé très
petitement à la Bibliothèque Nationale, puisse devenir un département
de la Bibliothèque Nationale. Mais cela aurait restreint l'ambition et
le champ d'action de l'Institut. Dès le début, on cherchait à obtenir
des manuscrits qui se trouvaient dans les bibliothèques étrangères. Si
on avait rattaché l'Institut des Textes à la Bibliothèque Nationale,
inévitablement son rôle se serait trouvé restreint au domaine français.
Cela a donc été une chose très heureuse qu'il ne le soit pas. Ce n'est
pas étonnant qu'un directeur, géologue, se soit dit qu'après tout une
affaire de manuscrits était du ressort de la BN. C'était déjà bien
qu'il ait su que la Bibliothèque Nationale avait des manuscrits (rires)
!
Quand donc êtes-vous revenu au CNRS ?
J'y suis revenu seulement en octobre 1964, lorsque j'ai été désigné
comme directeur de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes,
après le départ de Mlle Vieillard. Mais à ce moment là, le choix d'un
directeur était beaucoup plus simple qu'aujourd'hui. Je viens de faire
l'expérience du choix d'un directeur, et dieu sait toutes les
complications que le système actuel, s'il est appliqué dans sa rigueur,
peut entraîner ! À l'époque, on était nommé par le directeur général du
CNRS, un point c'est tout. Comment faisait-il son choix ? Évidemment,
la personnalité choisie était proposée au directeur général par celui
qui paraissait le plus compétent sans doute dans le domaine. En ce qui
me concerne, j'ai été purement et simplement désigné par Charles Edmond
Perrin, médiéviste, professeur à la Sorbonne, président du comité de
direction de l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes. Personne
ne se préoccupant, je pense, du choix d'un successeur de Melle
Vieillard, Charles Edmond Perrin a pris les choses en mains
spontanément. Il a consulté ses amis. C'est tout simplement au cours
d'un déjeuner entre Charles Edmond Perrin et Fernand Braudel que j'ai
été désigné. Ils étaient Lorrains tous les deux et se voyaient de temps
à autre. Charles Edmond Perrin qui était un homme extrêmement occupé, a
dû faire part de ses recherches et de ses préoccupations à Braudel au
cours de ce déjeuner. Et Braudel qui me connaissait, a dit "Pourquoi ne
prenez-vous pas Glénisson ?". Il lui avait semblé que je pouvais faire
l'affaire. Et c'est ainsi que j'ai été nommé. Monsieur Perrin a dû en
parler aux membres du comité de direction, et il m'a demandé de faire
des visites. Je suis allé, comme dans une élection à l'Institut ou à
l'Académie Française, faire une visite à chacun des membres du comité
de direction. Je suppose que l'impression a été favorable pour la
majorité d'entre eux. Perrin a dû les consulter par la suite, mais à
titre individuel sans réunion du comité de direction, et quand il a eu
leur accord, il a dû proposer mon nom au directeur général.
Où en étiez-vous, à l'époque, de votre carrière ?
Ma carrière avait été très variée, j'étais en Afrique Équatoriale,
comme chef du service des archives et bibliothèques de l'Afrique
Équatoriale Française. C'est-à-dire que j'avais le contrôle des
archives et bibliothèques de quatre territoires : le Congo, l'Oubangi
Chari, le Tchad et le Gabon, vous imaginez que ce n'était pas très
important ! J'y suis resté cinq ans, de 1952 à 1957. En 1957, Monsieur
Braudel, que je ne connaissais pas autrement, mais à qui j'avais été
recommandé par un de mes amis, m'a fait demander si je voulais partir
au Brésil pour enseigner la méthodologie historique à l'Université de
Sao Paulo. Je suis donc parti au Brésil où je suis resté deux années
scolaires. À mon retour en France, je suis entré à la VIe section de
l'École des Hautes Études. Au moment où Monsieur Braudel a proposé mon
nom à Monsieur Perrin, j'étais directeur d'études à la VIe section. A
ce moment-là, je suis devenu directeur de recherche au CNRS.
Comment conceviez-vous cette nouvelle fonction ?
Je dois dire à ma honte que je n'avais qu'une très faible idée de ce
que ça impliquait ! Je connaissais Melle Brayer, l'adjointe de
Melle Vieillard. Et par elle, je savais ce qui se passait à l'Institut
de Recherche et d'Histoire des Textes, mais jamais je n'aurais
spontanément posé ma candidature : l'IRHT était voué à l'étude des
littératures de l'Antiquité classique et du Moyen Age, et moi j'étais
historien. Naturellement, il y avait une part réservée à l'histoire du
Moyen Age, mais elle était relativement faible, ce qu'on appelle la
section de diplomatique, qui se consacrait surtout à l'étude des
cartulaires médiévaux. C'était peut-être très léger de ma part
d'accepter cette direction, mais fondamentalement il m'apparaissait
comme une institution et une création chartiste. Il paraissait logique
que ce soit un chartiste qui succède à Melle Vieillard, elle-même
chartiste, et à Félix Grat, le fondateur, chartiste lui aussi.
Certainement, Charles Edmond Perrin a dû penser à d'autres candidats,
mais ceux-ci n'étaient pas disponibles ou pour des raisons quelconques
se sont récusés.
Comment lui-même vous avait-il présenté la chose ?
Ses arguments étaient très simples ! Charles Edmond Perrin était un
vieux Monsieur qui n'avait dans les capacités administratives des dames
qu'une confiance limitée. Il pensait que cet Institut peuplé de femmes
ne pouvait pas être dirigé par une femme. Il a pensé qu'il était
préférable de mettre un homme à sa tête. Naturellement, moi je pensais
que l'héritière de Melle Vieillard était Melle Brayer, et je n'ai
accepté que parce qu'Edith Brayer et moi étions extrêmement amis et que
finalement elle a préféré cette solution. Je l'ai prise comme adjointe
et nous avons gouverné la main dans la main l'Institut de Recherche et
d'Histoire des Textes. Elle préférait, je crois, être déchargée d'une
responsabilité qui peut-être l'effrayait un peu. Cela s'est fait pour
des raisons, il faut bien l'avouer, beaucoup plus personnelles et
corporatistes que scientifiques. On n'a quand même pas choisi en dehors
du milieu normal où il semblait bien qu'on devait prendre le directeur
de l'Institut des Textes, qui est une institution chartiste en somme.
Vous
disiez donc tout à l'heure, pour revenir à vos prises de fonction
directoriales à l'IRHT, qu'en somme vous n'aviez pas de projet très
défini ?
Non, je n'avais pas de projet défini. Je connaissais la réputation de
l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, je voyais le cas
qu'en faisaient mes amis littéraires et je n'ai pas pensé au départ que
j'arrivais là pour tout changer, mais pour continuer, maintenir et
développer si possible. Ce que j'ai eu à faire en arrivant, c'est
d'alléger, de me préoccuper de "l'atmosphère ". Melle Vieillard, qui a
fait l'Institut des Textes, était une personne de sa génération,
naturellement respectueuse de la discipline et de la hiérarchie. Elle a
dressé son personnel à respecter la discipline, la hiérarchie,
l'économie. Mais peu à peu, des gens d'une génération moins ancienne
sont entrés à l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, au fur
et à mesure qu'il s'est développé. Naturellement, l'état d'esprit des
personnes des nouvelles générations n'était plus le même. Elles
supportaient peut-être avec une certaine impatience le caractère
qu'aujourd'hui on dirait autoritaire, mais je n'y mets aucune espèce de
nuance péjorative, de l'administration de Melle Vieillard. Je crois
qu'il a fallu un peu détendre l'atmosphère et libéraliser, donner plus
d'initiative aux gens. L'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes
jouissait déjà d'une réputation internationale considérable, Melle
Vieillard, ce que je me suis efforcé de continuer, avait mis l'Institut
à la disposition de ce qu'on appelle maintenant la communauté
scientifique, sans aucune réserve. Ce qui signifiait qu'on faisait des
recherches pour les autres, mais avec une abnégation telle que le rôle
de notre personnel n'apparaissait jamais. Cela me semblait injuste. Je
ne mesurais pas encore que cela pouvait prendre un caractère explosif,
on était quand même à trois ans de 68, mais je le ressentais
instinctivement. Je me suis efforcé de faire en sorte qu'on reconnaisse
davantage le rôle individuel des personnes. J'ai créé une sorte de
conseil de laboratoire, spontanément, sans y être du tout obligé. Il
était constitué naturellement des chefs de service que j'ai réunis pour
prendre conseil.
Par exemple, quand on participait à des livres qui étaient publiés sous
le nom d'illustres personnes, les noms des collaborateurs
n'apparaissaient à aucun moment. J'ai donc demandé que les noms des
collaborateurs figurent sur la page de titre. Au bout de peu de temps
aussi, je me suis dit qu'il serait bon de demander à chacun des groupes
de travail, outre sa fonction de recherche dans l'intérêt de la
communauté scientifique, un projet propre de recherche qui aboutisse à
une publication. Chacun des groupes de travail a donc choisi un thème
de recherche. C'était notre propre initiative, les gens se sentaient
comme on dit davantage "concernés", ils n'apparaissaient plus comme des
simples pions mais comme des acteurs ayant une personnalité dans
l'Institut. C'est plutôt dans ce domaine que j'ai essayé d'agir au
départ. Mais je n'ai rien changé, ni aux perspectives d'ensemble de la
maison, ni fondamentalement aux méthodes de travail. Peu à peu, sous la
direction de Melle Vieillard, l'Institut de Recherche et d'Histoire des
Textes s'était constitué une méthode spécifique de travail. C'est ce
qui fait sa profonde unité, en dépit de la dispersion apparente. Nous
avons une méthode à nous, que nous avons mise au point, de description
des manuscrits qui est vraiment la création de l'Institut de Recherche
et d'Histoire des Textes et sa spécialité. L'unité de la méthode de
travail et du champ d'action fait la spécificité de l'Institut, ce qui
fait que je ne m'inquiète guère d'avoir moi-même transporté une partie
de l'Institut à Orléans et depuis peu une autre partie, un autre groupe
de travail à l'École Polytechnique, depuis l'année dernière.
Vous avez brièvement évoqué 68, comment ça s'est-il passé ?
Pour nous sans histoire ! Nous n'avons pas fermé un seul jour, il n'y a
pas eu de grève. Je n'ai pas eu d'agitation particulière à l'Institut
de Recherche et d'Histoire des Textes. À ce moment là, il est vrai,
nous étions logés avenue d'Iéna, alors que lorsque je suis arrivé en
1964, l'institut des Textes se trouvait au siège central, au Quai.
C'est moi qui ai transporté l'IRHT avenue d'Iéna. Nous étions à l'écart
du "bouillon de culture" ! Nous avons suivi les événements comme tout
le monde, mais il n'y a pas eu de grève, certains sont venus à pied
pour travailler lors de l'interruption des transports ! Naturellement,
on ne s'est jamais vanté de cela qui aurait plutôt été à notre
désavantage par la suite. C'est une des maisons qui ont continué à
travailler. Je dirais pour l'histoire qu'il y avait bien peu
d'interlocuteurs au bout du fil, quand on essayait de s'adresser aux
instances dirigeantes. Il y avait quand même quelqu'un qui restait au
CNRS, c'était Madame Niéva ! Elle n'a pas du tout démissionné, elle est
restée solide à son poste, sans jamais céder sur quoi que ce soit.
C'était le seul interlocuteur qu'on pouvait trouver ! Nous n'avons pas
eu à résister à quoi que ce soit, personne n'est venu nous inquiéter,
mais en revanche il n'y a pas eu d'agitation intérieure. Je me suis
demandé à cette période si c'était par ce que j'avais pris d'avance les
mesures qui ensuite ont été instaurées après 68 ; j'avais donné plus de
part aux individus dans la gestion de la maison. Ce qui ne veut pas
dire que je sois pour l'autogestion, ou pour l'abandon de toute
prérogative directoriale, bien au contraire, mais je pense qu'on peut
gouverner libéralement une institution de ce genre, donner le plus
possible de responsabilité aux individus et leur faire confiance. J'ai
peut-être été coupable dans ce domaine, mais je n'ai jamais porté une
attention extrême à l'exactitude, j'ai admis que les ingénieurs aillent
travailler à la Bibliothèque Nationale ou ailleurs, je leur ai fait
absolument confiance, sans jamais les contrôler. Je ne m'en suis pas
plus mal trouvé, je suppose que certains en ont profité, mais d'autres
ont travaillé davantage. Si bien que, comme on disait au Moyen Age, le
fort portant le faible, l'activité du laboratoire dans son ensemble
n'en a pas souffert. Au départ, c'était donc non pas une affaire de
réforme des méthodes de travail, au contraire il fallait y rester
fidèles, ni de vocation, il fallait la respecter ; il fallait surtout
continuer à accroître la collection de microfilm, qui est une unique au
monde par sa richesse et sa diversité, et il fallait continuer à rester
au service de la communauté scientifique internationale, ce qui faisait
la réputation de notre maison. Je l'ai respecté absolument, et je crois
que mon successeur est convaincu de la nécessité de respecter ces
principes.
Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez eu quelques désirs d'innovation...
Par exemple, je me suis dit que, dans la mesure où il en existe, il
fallait s'occuper des manuscrits celtiques. J'ai découvert que Félix
Grat avait pensé qu'il fallait créer un groupe de travail consacré à la
littérature celtique. Mon initiative n'en était pas une, en réalité.
Peut-être que la seule nouveauté que j'ai créée, j'y tiens quand même,
c'est la section d'iconographie. Un groupe de travail est consacré
essentiellement à l'étude du décor des manuscrits médiévaux. Je ne
crois pas que Félix Grat y ait pensé. C'est ma seule part personnelle
dans cette affaire !
Vous
parlez des liens de l'IRHT avec la communauté scientifique, mais
essentiellement internationale; est-ce qu'à l'intérieur du CNRS, l'IRHT
entretient des relations particulières avec tel ou tel chercheur ou
laboratoire ?
Naturellement avec les autres laboratoires et institutions, qu'ils
soient du CNRS comme de l'Université. Je n'y avais jamais pensé, mais
si j'y réfléchis, je n'ai jamais en effet conçu l'Institut de Recherche
et d'Histoire des Textes comme quelque chose de limité au CNRS. J'ai
toujours pensé que le CNRS offrait des moyens d'action, de
développement à une certaine discipline, et je ne me suis pas senti
corporativement comme appartenant à une catégorie particulière de
chercheurs. Je me suis efforcé au contraire d'ouvrir les portes de
l'Institut des Textes premièrement aux universitaires en général,
deuxièmement aux non chartistes. Il n'y avait pas de raison qu'il
demeure un monopole chartiste. D'ailleurs, dans certaines disciplines
je ne pouvais pas avoir recours à un recrutement chartiste. Par
exempl,e pour les langues orientales !
Quelqu'un comme Wajda, je suppose, n'était pas chartiste !
Il n'était pas chartiste, bien entendu. Par la suite, on a recruté des
ingénieurs issus des Langues O, et puis j'ai fait appel à des
normaliens. Mon successeur sort de l'École Normale Supérieure. Chose
qui ne serait jamais produite autrefois, des normaliens même d'anciens
membres de l'École de Rome se trouvant sans emploi correspondant à leur
désir de consacrer un maximum de leur temps à la recherche, se sont
trouvés sur le pavé ou dans la nécessité d'être renvoyés à Guéret ou
Quimper comme professeurs de 6e ! Ce qui est quand même une absurdité :
que l'État ait dépensé tant d'argent pour former des chercheurs dans un
domaine particulier et qu'ensuite il les emploie à tout autre chose !
Justement, le développement du corporatisme au CNRS a fait que ces gens
là ont été rejetés par le CNRS, lorsqu'ils se sont adressés à lui pour
obtenir un poste de chercheur à leur retour. Quand j'ai eu des
possibilités d'accueil comme ITA, je les ai engagés comme ITA !...
J'ai fait appel aux universitaires, comme "conseillers scientifiques",
mais je ne pouvais pas les rémunérer, d'ailleurs ils ne le demandaient
pas. Mon successeur actuel, Louis Holtz, a pendant plusieurs années
dirigé la section latine sans aucune rémunération, alors qu'il était
professeur de latin à l'Université de Lyon. C'était bénévolement en
quelque sorte qu'il assurait ce travail très prenant, qui l'obligeait à
venir plusieurs jours à Paris et à suivre les travaux de la section
latine. Monsieur Monprin (?), le directeur de l'École des Chartes est
le conseiller scientifique de la section romane. Monsieur Vernet, qui
était professeur à l'École des Chartes, assiste la section de
codicologie. Tout ça bénévolement ! Des universitaires, des professeurs
à l'École des Chartes sont donc venus renforcer le potentiel
scientifique de l'Institut, de cette façon là. Il y a donc une
ouverture de ce côté là.
Comment se passe la collaboration internationale, se fait-elle avec des universités, des organismes similaires ?
Il nous faudrait presque un ministre des relations extérieures, parce
que nous avons toutes sortes d'accords plus ou moins formels, plus ou
mois solennels avec des institutions de recherche étrangères. Il peut
s'agir d'une institution analogue au CNRS, comme le CNR italien. Dans
le cadre des accords entre le CNRS et le CNR, l'Institut des Textes a
une collaboration avec les équipes italiennes, dans le domaine arabe.
Nous entrons dans le cadre d'un accord général. De même, l'accord que
nous avons avec les Israéliens se situe dans le cadre de l'accord
général franco-israélien, dans le domaine de la recherche ; c'est une
ligne particulière pour la recherche que nous conduisons sur les
manuscrits hébreux datés. Nous en publions le répertoire avec des fac simile
; cette très grosse publication se fait avec le concours de l'Académie
des Sciences d'Israël. Nous pouvons également avoir des accords plus
particuliers, que naturellement je fais connaître à la direction
scientifique, comme par exemple avec l'Institut d'Études Médiévales de
l'Université de Montréal ; nous publions avec son concours un petit
périodique qui s'appelle Le Médiéviste et l'Ordinateur.
Et avec un pays comme l'Allemagne ?
Avec l'Allemagne, nous n'avons pas d'accord, mais je crois que mon
successeur négocie en ce moment avec l'institution vénérable, illustre,
de l'Allemagne, qui a joué un rôle historique considérable : les Monumenta Germaniae Historica.
Comment expliquez-vous que dans ce domaine, on ait mis tant de temps avant de coopérer ; est-ce une affaire de concurrence ?
Non, pas du tout. C'est essentiellement parce que l'Allemagne est un
pays fédéral. Il n'y a pas chez eux de ministre de l'Instruction
publique, alors que chez nous tout est centralisé. S'il y a un accord,
ce ne peut être qu'avec des institutions et pas un accord général. Nous
avons toujours eu des relations privilégiées avec des chercheurs
allemands qui sont venus travailler chez nous. Il y a aussi des
relations de bon voisinage avec l'Institut Historique Allemand de Paris
; mais tout cela se fait sans accord officiel, simplement nous nous
connaissons, nous avons organisé des colloques ensemble, nous nous
invitons réciproquement, etc. Avec l'Allemagne, il n'y a aucune espèce
de préjugé qui ait pu jouer, il y a eu des relations privées, des
amitiés personnelles depuis l'origine et des relations plus intimes
avec l'Institut Historique Allemand, et peut être dans l'avenir un
accord avec les Monumenta Germaniae. Mais les Monumenta Germaniae
datent de 1819 et sont une entreprise ultra nationaliste allemande,
fondée pour créer l'Allemagne qui n'était pas encore unifiée. Peut-être
se libéralisent-ils eux aussi !
Est-ce que vous
verriez des périodes, des évolutions, soit dans le rattachement de
l'IRHT à différentes commissions à l'intérieur du CNRS, soit dans la
politique de publications...
À l'intérieur du CNRS, nous sommes dans le cas de tous les autres
laboratoires propres. Nous n'avons pas vu avec beaucoup de sympathie la
main mise des commissions, que je considère comme irresponsables, sur
les laboratoires propres. Naturellement, les commissions ont des
délégués, mais il n'y a pas de leur part un intérêt considérable pour
les laboratoires qu'elles gèrent. Elles ne s'en préoccupent pas et les
jugent selon des critères que je préfère ne pas approfondir, en deux ou
trois jours à la sauvette ! Je considère que c'est mauvais pour
les laboratoires propres. Je ne dis pas qu'il faut échapper au
contrôle, mais il faudrait prendre des mesures pour que ce contrôle
s'exerce réellement et sérieusement, qu'il ne s'agisse pas simplement
d'humeurs, de racontars, de règlements de compte sans qu'on vienne voir
sur place.
Je crois que vous avez été amené à vous pencher sur le cas du CDSH...
Ah oui, oui ! on m'a mis dans une commission, "spéciale " celle-là ! Je
crois que cette commission a plutôt aidé le CDSH, non ?
Quel souvenir gardez-vous de ce travail ?
Surtout le fait que je m'y suis beaucoup instruit. J'ai pensé comme les
autres qu'il fallait donner davantage de moyens au CDSH. J'aurais
souhaité qu'il y ait peut-être une collaboration plus étroite avec
l'Institut des Textes, bien qu'il y en ait déjà, mais surtout à titre
individuel. J'ai toujours pensé que ces contacts individuels devaient
être encouragés et qu'on ne devait pas nécessairement les engluer dans
des relations formalisées, institutionnelles. Pendant un moment au
moins, les rapports sont beaucoup plus riches, beaucoup plus féconds
entre les personnes si on leur laisse une liberté en sachant qu'elles
n'en abuseront pas. Je suis tout à fait hostile aux statuts,
règlements, à tout ce qui peut limiter l'action, qui sous prétexte de
la régulariser en fait la stérilisent. Je sais qu'on voudrait
maintenant donner des statuts à l'Institut des Textes, je trouve que
c'est une aberration. On veut définir son rôle et si on le fait, il est
évident qu'on va le restreindre, l'empêcher de prendre des initiatives.
Il faudra demander une permission spéciale si une occasion tout à fait
imprévue se présente.
Vous dites "maintenant" ; vous pensez que c'est un courant actuel à l'intérieur du CNRS ?
Je ne sais pas. Je m'en suis rendu compte pour l'Institut des Textes.
On a dû penser que tant que je serai là, ce n'était pas la peine
d'essayer, que je me mettrai en travers. De toute façon j'allais partir
et à cette occasion, la direction scientifique pourrait prendre en main
davantage, régulariser davantage, ligoter davantage ! Mes relations
avec Monsieur Pouilloux ont toujours été tout à fait cordiales et
personnelles. Quand nous avions des affaires à régler, je lui passais
un coup de fil, allais le voir, même à sept heure du soir et nous
réglions nos affaires ensemble. Nous étions de formation voisine et de
la même génération ; d'autre part, nous sommes tous les deux de l'Ouest
: je suis saintongeais, lui poitevin. Il y a, je ne dis pas des
caractères ethniques, mais probablement une mentalité particulière aux
gens de cette région qui fait que nous avons pu nous entendre et que
nous sommes, je crois, des empiriques, pragmatiques en tout cas et que
nous n'essayons pas de régler les affaires sur le plan des principes et
des écritures !
Est-ce
que vous ne pensez pas que cela tient aussi à votre formation, à la
discipline et aux méthodes de travail qui lui sont propres ? On imagine
qu'en tant que chartiste, vous devez être très rigoureux, attentif au
détail et à l'écrit justement !
J'espère surtout être un historien ! Je crois qu'un historien a presque
nécessairement le sens du relatif, ou alors il n'est pas historien.
Quand on assiste aux changements à travers le temps, quand on voit
combien des gens à un moment donné ont eu des certitudes qui ont abouti
à des massacres en général, et que ces certitudes ont ensuite été non
pas seulement renversées, mais périmées, abandonnées, considérées comme
tout à fait étranges et absurdes aujourd'hui, on se dit qu'il faut
avoir le sens du relatif, que rien n'est tout à fait vrai, rien n'est
tout à fait faux et que les hommes ne sont ni tout à fait blancs, ni
tout à fait noirs et qu'il vaut mieux régler les affaires au jour le
jour, avec une idée générale, que j'avais quand même à l'Institut des
Textes ! de manière qu'elles fassent le moins de mal possible au
moindre nombre de gens possible. C'est ça que j'ai toujours essayé de
faire !
Vous avez donc dirigé plus en historien qu'en chartiste !
C'est-à-dire que j'ai même oublié ma spécialité à l'Institut des
Textes, puisque j'étais un historien placé à la tête d'un Institut qui
était voué à l'étude de la littérature et des langues. Alors si j'avais
été jaloux de ma discipline, j'aurais essayé de transformer l'Institut
des Textes pour le rattacher davantage à l'histoire, aux activités
historiennes. Or je me suis toujours gardé de le faire, parce que j'ai
pensé que ça n'était pas sa vocation et qu'il ne s'était pas développé
dans ce sens là et que mon devoir était au contraire de maintenir la
ligne qui avait été fixée par mes prédécesseurs ; c'est pourquoi je
n'ai pas tellement développé les activités de type historique et je
pense qu'il faut se garder d'annexer l'Institut des Textes à l'histoire
comme la commission 40 a essayé de le faire.
Je voulais dire historien dans votre philosophie du "management ", si je puis employer ce mot incongru
Non, non, d'autant que c'est un mot français qui nous revient par
l'anglais : le roi Louis XIV parlait du ménagement de son budget ! Il
m'est arrivé de penser que j'appartenais, comme d'autres de mes amis
qui ont eu des responsabilités en même temps que moi, à la génération
des "managers" justement, plus qu'à celle des théoriciens ! C'est ainsi
que j'ai essayé de diriger la maison. Je crois aussi que j'ai eu tort
souvent, mais je ne m'en repens pas tellement, en faisant confiance aux
gens. Je crois que dans nos domaines, lorsqu'on a choisi des
professions comme celles que nous exerçons, il y a certainement à
l'origine une part de vocation, de goût pour ce qu'on fait, et par
conséquent de goût pour le travail et pas une vocation originelle pour
la fainéantise et le tirage au flan ! Je crois qu'on gagne à faire
confiance aux gens ! Mais ce sont des questions personnelles qui n'ont
rien à voir avec l'histoire du CNRS !
En tout cas, vous n'avez pas le sentiment d'avoir perdu à jouer ce jeu là
J'ai perdu, dans la mesure où j'y ai passé tout mon temps et où j'ai
très peu écrit et fait de recherche. J'ai écrit quelques articles et
bouquins, naturellement, mais j'aurais pu consacrer ma vie à la
recherche et à l'écriture. Il m'est très difficile d'écrire de façon
hachée et si je n'ai pas le temps de réfléchir, d'écrire et de
terminer, il m'est très difficile de reprendre. J'ai très peu écrit
parce que mon activité était essentiellement administrative,
d'administration scientifique sans doute, mais de type administratif.
Au fur et à mesure que vous avancez en âge, vous appartenez à davantage
de commissions, d'organismes où souvent on parle beaucoup plus qu'on
agit. Mais j'ai toujours considéré que je ne devais pas refuser parce
que j'y représentais mon institution et qu'en faisant appel à moi, on
reconnaissait en réalité l'importance ou le prestige de l'Institut des
Textes, donc il fallait accepter et jouer ce rôle de représentation à
l'extérieur. Cela prend beaucoup de temps, si on y ajoute
l'administration quotidienne, les va et vient que j'ai fait depuis dix
ans entre Paris et Orléans deux fois par semaine, cela fait un temps
très émietté !
Et si on ajoute votre activité d'enseignant
Je ne l'ai jamais abandonné parce que c'était le moyen pour moi de
rester rattaché néanmoins à la recherche, de ne pas être plongé
définitivement dans l'administration, sans recours. Même si je
n'écrivais pas, au moins je devais préparer mon enseignement, écouter
des collègues qui venaient faire des conférences, discuter avec eux. Ca
me maintenait en "activité intellectuelle" ! Maintenant je vais
peut-être avoir le temps d'écrire !