En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
merci de bien vouloir mentionner leur source (site histcnrs), ses auteurs et leurs dates de réalisation
le 6 janvier 1988 à Villeurbanne (M. Cherest, J.-F. Picard)
Le CNRS et l'Enseignement supérieur
Dans l'histoire du CNRS, la création du système des laboratoires
associés est un évènement extraordinaire. En France, on ne peut pas
faire de la recherche à la soviétique, I.e. avec un dispositif séparé
de l'Enseignement supérieur, mais à l'inverse on ne peut pas en faire
non plus sans le CNRS, c'est-à-dire sur un dispositif reposant
uniquement sur l'Enseignement supérieur. Les enseignants-chercheurs
sont partagés entre deux préoccupations, l'enseignement et la recherche
dont l'un finit par manger l'autre. De plus, les universitaires ont de
sérieuses habitudes de mandarinat et de noyautage et à l'heure
actuelle, le problèmes est de savoir qui est le vrai patron de la
recherche. Est-ce le directeur du CNRS ou la direction de la recherche
au ministère? Si j'étais nommé ministre, la première à faire
consisterait à fondre les statuts de l'université, du CNRS, de l'INSERM
et du CEA. Dans le cas de ce dernier, comme dans celui de l'INRA
d'ailleurs, ce serait sans doute difficile. Si ces organismes
disposaient d'un statut unique, cela permettrait à tout le monde de
passer de 100% d'enseignement à 100% de recherche, quitte à faire
disparaitre les organismes.
Il y a eu trois périodes géologiques dans l'histoire des
laboratoires du CNRS. La première où il est créé autour d'un mandarin
sous forme de laboratoire propre. En général ce laboratoire
résulte de l'activité d'influence d'une personne qui a abondamment fait
les couloirs de la direction du CNRS. En chimie, voyez le cas d'
Edgar
Lederer à Gif, de Charles Paquot à Bordeaux ou de Marcel Prettre à
Lyon. Quand ça dure un certain temps, les gens s'habituent à leur
patron de droit divin. Puis celui-ci prend sa retraite et entre son
départ et son décès, s'ouvre une deuxième époque géologique, difficile,
durant laquelle le patron est toujours là, comme une référence, et où
les gens ne peuvent rien faire sans son accord. Il y a des exceptions
bien sur,
Charles Sadron était un très grand mandarin, mais qui n'a pas
cherché à profiter que sa notoriété aurait pu lui donner et il est
resté très gentiment dans son labo en attendant la fin de sa carrière,
sans porter ombrage à ses successeurs. Enfin, troisième temps, le
fondateur est mort et s'ouvre une période où les responsables
chargés de la politique scientifique peuvent mettre la main sur le
laboratoire. C'est ce qui m'est arrivé en 1984 quand après le décès de
Marcel Prettre, je suis devenu le directeur de troisième génération de
l'Institut de recherche de la catalyse (IRC). Il faut alors que le
personnel du laboratoire comprenne qu'il n'appartient plus au père
fondateur, mais qu'il dépend du CNRS.
Marcel Prettre était un personnage important qui avait assisté à la
naissance du CNRS. En 1958, il a demandé la création d'un Institut de
catalyse qui a rapidement été doté de moyens très importants. Les
effectifs avaient atteint 200 personnes en 1968 et on imagine les
problèmes rencontrés lorsque j'ai pris la direction d'un organisme où
la pyramide des âges frôlait les cinquante ans. Il y a eu deux
créateurs de la catalyse en France, Marcel Prettre un élève de Paul
Laffitte qui avait l'ICR à Lyon et Jean-Eugène Germain qui avait fait
un post doc aux Etats Unis à la fin des années 1940 et qui avait créé
une école indépendante de catalyse à l'université de Lille. J'ai été
son premier élève. Lors de l'installation des formations associées en
1964, je suis donc allé voir Germain pour lui dire qu'il ne faudrait
peut-être pas qu'on loupe l'occasion. Il n'était pas enthousiaste, mais
j'ai réussi à le convaincre et notre laboratoire a fait partie de
la première fournée des labos associés.
Pourquoi les chimistes n'ont-ils pas installé d'institut à l'instar des physiciens?
En physique, les mandarins étaient beaucoup plus écrasants qu'en
chimie.
Louis Néel par exemple, le fondateur du CEN de Grenoble, est un
affreux mandarin, mais en même temps il représente une chance
extraordinaire pour un pays comme le notre; à ses débuts, il fut
d'ailleurs lui aussi victime du système mandarinal, puisque candidat à
Lyon, ses collègues lui avait fait un accueil si affreux qu'il était
parti s'installer à Grenoble. La différence avec les chimistes est que
les physiciens ont besoin de beaucoup d'argent. Ils ont très bien
compris que pour disposer de gros moyens, il fallait tenir les rênes du
pouvoir, d'où leur efficacité pour se partager le fric. C'est comme
cela qu'ils ont créé les deux instituts (INAG et IN2P3), des organismes
destinés à gérer d'énormes crédits dans le cadre de programmes
internationaux. Or, ce type de problème ne se pose pas en chimie. Quant
à eux, si les chimistes ont lancé les premières recherches coopératives
sur programmes (RCP) dans les années 1960, c'est qu'ils sont plus
intelligents! Il faut bien voir que parmi l'ensemble des disciplines
que l'on compte au CNRS, la chimie est toujours restée cachée au fond
du nid. Elle soigne ses relations avec les autres disciplines, la
physique, la biologie, la géologie, voire les sciences humaines. Quand
les bouquins tombent en poussière à la Bibliothèque nationale, on fait
appel à un chimiste. La chimie est au centre de la recherche
scientifique, si vous recherchez des idées novatrices dans n'importe
quel domaine, vous demandez à la chimie.
Vous avez participé au Comité national puis à la direction du CNRS
En tant que membre du Comité national, j'ai constaté que cette instance
était constituée de manière contre nature, plus précisément qu'elle
était partagé en deux parties de poids à peu près égales, les
mandarins d'un côté, les responsables syndicaux de l'autre. Comme le
Comité nationale était doté d'un pouvoir décisionnel, on y entendait
des discours pour lesquels il fallait une clé de décryptage. Il y avait
des votes, parfois unanimes, parfois epsilonesques (12 contre
11), dont on ne comprenait jamais la justification. Les membres des
sections avaient pris l'habitude de cacher leurs décisions derrière une
opacité que la direction du CNRS n'avait plus ensuite qu'à
entériner. Par exemple, je me souviens d'avoir eu la preuve d'un poste
sur lequel un seul candidat fut retenu à l'issue d'un vote obtenu
officiellement à l'unanimité, alors qu'un membre de la section avait
écrit aux quatre autres candidats qu'il avait voté pour eux, cela
m'avait outré.
J'ai été nommé directeur scientifique de la chimie en 1976,
c'est-à-dire au moment où - je crois sous l'heureuse impulsion de
Robert Chabbal - la direction du CNRS était en train de reprendre son
rôle directeur. Auparavant, on prenait la liste des labos pour leur
attribuer le budget décidé par la section. Moyennant quoi, les disputes
pour donner 10 000 F de plus chez l'un plutôt que chez l'autre
prenaient la journée entière. On déplaçait 23 personnes de très niveau
pour faire ce genre de cuisine et les débats de prospective
scientifique se retrouvaient négligés. Dans les années 1970, on a donc
voulu remplacer ce système de saupoudrage des crédits, en incitant les
sections à discuter des propositions de la direction scientifique, puis
à en évaluer les résultats. En tant que directeur de la chimie, mon
rôle était d'amener des idées, quitte à lancer la discussion pour
préciser des projets, voire à les classer différemment. Cette nouvelle
manière de faire en a fait rouscailler certains. On privait la section
de ses prérogatives! Que le Comité national évalue la recherche,
vérifie ses moyens, apprécie les décisions de la direction, d'accord.
Mais qu'il prenne des décisions d'orientation, en réalité il en était
incapable.
L'expérience de la prospective au Comité national m'a laissé un goût
amer. Soit, il s'agissait d'une collection de ce qui se faisait dans
chaque section destinée à la reconduction des crédits, soit quelqu'un
avait une idée un peu plus générale et l'on constatait qu'il voulait
d'abord la développer avant de la dévoiler à ses collègues. En
photochimie par exemple, si vous faites cohabiter un spécialiste de la
catalyse avec un autre de l'électrochimie, les demandes nouvelles vont
tourner autour de la pico seconde après avoir eu la nano seconde. Or,
un directeur scientifique doit s'intéresser à l'ensemble de la chimie
et d'avoir les oreilles ouvertes sur tous les problèmes
rencontrés dans les autres disciplines. Bien entendu, j'ai assisté à
des bagarres au sein du Comité de direction du CNRS, mais elles étaient
d'un autre niveau que celles du Comité nationale. Aujourd'hui, le CNRS
me semble enfin plus proche du fonctionnement d'un institut, ou d'une
collection d'instituts, que de celle d'une agence de moyens. Il a bien
sur des objectifs divers selon les domaines concernés, sauf en sciences
humaines où le foisonnement du travail individuel est resté la règle.
Il est vrai que l'on ne travaille pas de la même manière dans les
sciences expérimentales qu'en SHS.
Moderniser l'administration du CNRS
Avec les réformes des années 1970, les crédits, les affichages de
postes, etc. étaient décidés par la direction collective du CNRS. Mais
le système de l'affichage que l'on a essayé de mettre en place ne s'est
révélé qu'un emplâtre sur une jambe de bois. Les sections du Comité
national ont été constituées en jurys, mais on n'en a pas prévu les
conséquences. Si je prends les sciences humaines, il est difficile de
concevoir une politique scientifique, un jury peut donc choisir le
meilleur candidat s'il est qualifié et tant pis, ou tant mieux, s'il
est helléniste. Chez nous en chimie où l'orientation de la recherche
est cruciale, il importe de prendre les meilleurs profils pour les
mettre là où il faut, or ce système d'affichage ne le permet pas. On
est candidat au CNRS et, seulement après, on est affecté dans un labo.
C'est ainsi qu'un laboratoire de 200 personnes comme l'ICR qui, je le
signale est le premier de la section concernée du Comité national, n'a
plus été affiché pour le recrutement quand j'étais directeur de la
chimie. Il avait une taille suffisante.
De même, la création des administrations déléguées a été une idée de
génie. Il n'y a rien de pire que la centralisation compte tenu du rôle
que l'administration joue dans la vie quotidienne. Quand on est
provincial, il est plus sympa d'avoir des interlocuteurs pas trop loin
plutôt que d'être obligé de téléphoner à Paris. Il y a cependant des
inconvénients. Quand j'étais à la direction de la chimie, le
directeur administratif et financier du CNRS (DAF) était
Pierre
Creyssel. En fait, il était lui le vrai patron. Je me souviens d'avoir
assisté à des comités de direction en présence du DG (R. Chabbal) et du
DAF... C'était intenable. Creyssel se mêlait de choses qui ne le
regardaient pas. Quand les scientifiques avaient décidé quelque chose
avec laquelle le DAF n'était pas d'accord, ils devaient céder. Creyssel
avait fait ses études avec un Lyonnais, comme lui, un clinicien qui
avait demandé à l'administration déléguée la création d'un laboratoire
propre. En fait, il n'est jamais rien sorti de ce LP qui a fini par
disparaitre quand il a fini par sauter avec la suppression du poste de
DAF.
La relation recherche - industrie
En chimie, la collaboration de la recherche et de l'industrie est
cruciale dans les deux sens, I. e. de l'Enseginement supérieur et du
CNRS vers l'industrie et vice versa. En France, l'industrie ne recevait
pas de subventions publiques et elle a fait des efforts de recherche
considérables. L'industrie pharmaceutique par exemple dépense 10% de
son chiffre d'affaires pour la recherche. En ce qui concerne la grande
industrie, ELF, Rhône-Poulenc, etc... les budgets internes de
R&D (dont nous tirons nos contrats) sont loins d'être négligeables,
mais comme ils ne sont pas d'origine publique, ils concernent
essentiellement des recherches proches des applications. Ainsi
l'industrie qui a besoin de recherches plus fondamentales, ne serait
que pour son développement à long terme, va les chercher au CNRS ou à
l'université. C'est un secteur d'activité ou le secteur public a été
précurseur, longtemps les chimistes du CNRS ont fait plus de 50% de
leur chiffre d'affaires avec ces relations industrielles. A l'heure
actuelle d'autres disciplines s'y sont mises, mais la chimie continue
de représenter 40% d'un secteur qui ne représente en fait que 18% des
effectifs du CNRS et 10% de son budget.
Si je prends la physique, la création du département des sciences pour
l'ingénieur (SPI) offre un contre-exemple de cette situation. Il y a
tellement de subventions du secteur public en électronique que les
industriels n'ont pas besoins de se préoccuper de passer contrats avec
le CNRS. Symétriquement, les SPI sont devenues tellement prioritaires
pour les pouvoirs publics qu'il est plus commode pour les physiciens du
CNRS de s'adresser à leur direction scientifique plutot que de se
décarcasser à décrocher des contrats. En fait contraitement à la
physique, en chimie la coopération recherche - industrie reste légère
et consiste en une série de petites opérations. Résultat, les contrats
passés par les labos n'ont jamais été noyé dans la masse budgétaire de
l'organisme. L'administration déléguée ponctionne 2,25% du montant d'un
contrat, le reste revennant directement au labo. C'est ainsi que le
parking de l'ICR a été payé sur un de mes contrats pour profiter
à tout le monde et notamment à nos visteurs.
Pour les chercheurs, cela ne signifie pas que la relation public -
privé soit toujours facile. Ainsi, j'ai eu à coeur de développer une
forme de collaboration quadripartite avec Gaz de France (GDF) d'un
côté, un laboratoire d'Amsterdam et l'Institut du gaz hollandais. A la
suite d'un audit, GDF a décidé l'installation d'un conseil scientifique
dont je suis membre et qui est présidé par Claude Fréjacques le
directeur du CNRS. Puis j'ai contribué à la création d'une société
savante (G4), devenue la section de catalyse de la 'Societé
Française de Chimie'. Au lancement du G4 le problème était la relation
entre deux populations de chercheurs, ceux du public et ceux de
l'industrie. Bien que tous ces gens soient sortis des mêmes bancs, en
fin d'études selon leurs choix de carrières, ils devenaient des ennemis
héréditaires, situation absurde! On a réussi à réduire en grande partie
cette antinomie grâce à cette petite société savante. Désormais, un
industriel de la catalyse ne dit plus que les universitaires sont des
cons et les universitaires ne rabaissent plus intellectuellement les
industriels.