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Entretien avec Louis
J-F Picard, 19 décembre 1986 |

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Ma famille est originaire de Perpignan, je suis donc de race
catalane. Mon père a fait une très brillante Première Guerre mondiale
dans l'aviation, comme pilote aviateur d'observation. Après la guerre
il est devenu représentant d'une boite de Barcelone qui faisait de la
métallurgie lourde, notamment des boulons et des tirefonds pour chemins
de fer. Il avait une belle situation à Madrid, ce qui lui permettait
d'être libre les après-midis et de faire de la peinture. Né en 1922,
J'ai passé ma première jeunesse à Madrid. J'étais assez isolé. J’avais
eu une mauvaise coqueluche et on ma famille s'est installée dans la
banlieue de Madrid. Au début des années 1930, la banlieue madrilène,
c'était des champs labourés, mais on était à peine à dix kilomètres du
lycée, c'est-à-dire du centre de Madrid. A l'époque, on passait
directement de la ville à la campagne. Aujourd'hui, c'est devenu un
quartier résidentiel, mais à l'époque c'était un simple lotissement où
il n'y avait personne l'hiver, les gens ne venaient que l'été. Je
faisais l'explorateur, je jouais au mécano, je lisais Jules Verne, des
choses qui ont marqué mes goûts ultérieurs. Très tôt, ma mère m'a
appris à lire avec la méthode Montessori. Ensuite on m'a inscrit à
l'excellent lycée français de Madrid. Les cours étaient très bons avec
seulement une vingtaine d'élèves par classe, d'excellents professeurs
et j'avais des facilités. Comme il n'y avait pas de distractions,
j'avais régulièrement le prix d'excellence.
En 1936, la guerre civile espagnole a ruiné ma famille. L'événement
nous a surpris pendant les vacances sur la Costa Brava. Notre villa a
été démolie lors des combats du siège de Madrid. Mon père s'est
retrouvé sans fortune et je me suis retrouvé à quatorze ans doté d'une bourse Honnorat pour rapatriés étrangers. Ma mère avait fait ses études
d'infirmière, mais mariée très jeune elle avait interrompu ses études.
Elle avait été l'une des premières filles à passer le baccalauréat.
Revenu à Perpignan, mon père a trouvé un emploi de contremaître pour
construire des baraquements pour les réfugiés espagnols. Puis il est
devenu comptable, son métier initial qu'il avait appris très jeune au
Crédit Lyonnais et ma mère a travaillé pour le secours Quaker au profit
des réfugiés espagnols. On était revenu dans le berceau familial auprès
des grands-parents. J'étais isolé et assez immature, je n'avais connu
que l'ambiance des études à laquelle s'ajoute mon caractère indépendant
de catalan et je suis moins sociable que d'autres.
Un normalien physicien
En 1940, je suis entré à l'ENS-Ulm. Je suis tombé malade parce que je
travaillais trop, ce qui m'a d'ailleurs permis d'échapper au STO, voire
de ne pas rejoindre un maquis bien que disposant d'une filière. Ma mère
s'était occupée de réfugiés républicains espagnols. L'un d'entre eux
qui procurait des papiers d'identité s'est retrouvé secrétaire des
Allemands à la Kommandantur de Perpignan. Du fait que j'avais été
malade, on a un peu forcé sur la dose sur mon certificat, j'étais
complètement fichu, bon pour le four crématoire, je ne méritais même
pas le transport! les Allemands m'ont donc laissé poursuivre mes
études. En avril 1945 après avoir passé l’agrégation de physique, Louis Néel
qui était membre du jury m'a demandé ce que j'allais faire et il m’a
proposé un poste d’assistant à Grenoble. J'avais fait l'agrégation de
physique et de chimie pour ne pas faire de maths. Quand j'ai vu le
bourbakisme commencer à bégayer, les conférences d'Henri Cartan qui
enthousiasmaient mes collègues, mais j’étais épouvanté. J'avais certes
l'esprit porté vers la théorie, mais par crainte de trop en faire, je
me suis éloigné des mathématiques. J'avais fait l’effort de remettre
les pieds sur terre. A ce propos, notre promotion à l’ENS avait été
remarquable. C’était la première fois depuis la fondation de l’École
que les élèves avaient demandé à avoir des cours d'atelier, apprendre à
se servir des machines-outils. On avait aussi réclamé de la gymnastique
et on a fait de la boxe. Je me souviens d'avoir vu Clavel se faire
casser une dent par Peyrefitte, le frère du futur ministre. Pour la
thèse, on m’a proposé de faire des sciences de la nature, géologie et
sciences naturelles. J'ai été tenté, mais je me suis dit qu’il y avait
trop de choses à apprendre, les noms de plantes en latin, les étages
géologiques etc. Un pur travail de mémoire qui ne me motivait pas.
Louis Néel à Grenoble
Je me suis donc retrouvé en physique, faisant une thèse chez Louis
Néel. En 1945, une fois ma thèse soutenue, comme il n'y a aucun poste
d’enseignant à Grenoble, Néel m’a dit d’attendre comme assistant. Néel
était un théoricien qui faisait travailler une dizaine
d’expérimentateurs. J'aurais pu choisir de devenir expérimentateur,
mais le travail consistait surtout à consulter des catalogues, à
choisir le meilleur appareil et à se battre pour avoir des crédits, à
surveiller leur installation, etc. Au tournant des années 1950 n'allaient au CNRS que les gens qui
avaient des défauts
d'élocution ou d'autres et qui risquaient de se faire chahuter comme
professeurs. Il s'agissait des cas rares de gens de très grandes valeur
comme Felix
Bertaut qui était d'ailleurs l'une des seules personnes à comprendre
les exposés théoriques de Néel qui nous passaient au dessus de la tête.
Sous l'occupation, il ne pouvait pas faire d'enseignement et il est entré au CNRS. Mais s'il avait
quelques difficultés d'élocution, il est entré à l'Académie.
A Grenoble, j’ai découvert la montagne, ce qui m'a beaucoup plu et a
contribué à améliorer ma santé. N’ayant pas fait de résistance,
j'avais un sentiment d'infériorité vis-à-vis de certains de mes
camarades! Moyennant quoi, je suis devenu premier de cordée quand
j’ai atteint le niveau quatre, je choisissais les passages, je prenais
des risques, etc. Je sortais avec les gens du Club Alpin. On était dans
l'action, dans une ambiance de franche camaraderie qui m’a laissé
d’excellents souvenirs. C'était très bon pour acquérir de la maturité, mais ma situation
d'assistant était assez précaire. Avec mes camarades de la fac, nous
allions « aux frites », ce qu'il y avait de meilleur marché pour se
nourrir. J’avais une chambre chez un particulier sur le bord du Drach.
Cela me permettait de faire jogging sur la rive du Drach, mais c'était
quand même très éloigné de la ville et pas question d’ aller au cinéma
le soir. J'avais vingt-huit ans, mais sans possibilité de mettre
d'argent de côté, bref la vie d'un assistant dans une fac de province.
Parmi mes camarades de l’époque, Rouquayrol qui est devenu médecin et a
fait son chemin à Paris, un type très fin. Les autres sortaient de
l'école d'ingénieur électronicien de Grenoble. Certains ont fait leur
chemin. Jean-Claude Barbier est devenu professeur de physique. Il a été
longtemps président de la commission des finances de l'université.
C’était le plus organisé, quelqu’un de méthodique, réfléchi, qui
faisait le siège de Néel parce qu'il se serait bien vu prendre la
direction du laboratoire le jour. Mais tout cela manquait un peu de
chaleur humaine.
Santiago du Chili
L’université française me paraissait stupide. On m'avait fait
travailler comme un fou pendant un tas d'années, j'avais passé des
choses extrêmement calées, j’avais été ultra sélectionné et finalement
on me confiait les étudiants les plus médiocres, ceux qui avaient
échoué aux grandes écoles et se retrouvaient finalement sur les bans de
la fac. Mais je n'avais pas le droit d'enseigner à l'Institut
Polytechnique à de simples ingénieurs électriciens de Grenoble ! Je
n'étais pas de la confrérie.
D'un autre côté je voulais un peu voir du pays. Jean Touchard un condisciple qui était aux relations culturelles au Quai d'Orsay
m’avait dit qu’il me ferait signe s’il trouvait une place. J'avais
demandé un pays où il y ait des montagne et qui soit très éloigné, le
Chili ou l’Afghanistan. Ça a été le Chili. L’avantage pour moi est que
je parlais espagnol puisque j'avais été élevé en Espagne. J’étais prêt
à faire n’importe quoi, pourquoi pas épouser une grosse propriétaire
foncière pour me reconvertir dans l'agriculture ou la gestion
forestière. En fait, j’ai été détaché à l’université du Chili à
Santiago début 1951 comme professeur de physique. Comme on changeait
d'hémisphère, j’avais droit à un mois de vacances en France tous frais
payés, retour en première classe. J’ai découvert un luxe que je ne
connaissais absolument pas. Le lendemain de mon arrivée, j'avais mon
duplex avec téléphone, kitchenette, téléphone, salle de bain. Je me
suis procuré une voiture d'occasion. J'étais assistant agrégé et on
avait calculé mon salaire sur la base d’un salaire français multiplié
par deux et demi. En revanche, j'aurais voulu faire quelques
expériences, quelques conférences pour initier les étudiants à la
physique du métal. Mais il n'y avait aucun développement technologique.
Vous trouviez le dernier appareil de mesure de tension artérielle ou
n'importe quoi concernant l'électroménager importé des Etats-Unis, mais
il n’y avait aucun atelier de technologie à Santiago.
La cordillère des Andes
Celui qui m'a donné du goût pour la recherche a été Jean Borde attaché
comme moi dans le service des relations culturelles, professeur de
géographie dans le même institut pédagogique de Santiago chargé
de la formation des professeurs de lycée. Il avait une formation de
géomorphologie et il avait la passion de la recherche. Je peux dire que
c'est l’un de ceux qui ont contribué à me faire observer la nature.
Pendant la première année au Chili, j'ai participé à l'expédition du
Fitz Roy menée par Lionel Terray, ce qui m’a donné une carte de visite
pour entrer dans les cercles alpins du coin. J’ai fait les derniers
sommets de plus de 5000 mètres dans la cordillère des Andes avec une
bande de jeunes chiliens de la petite bourgeoisie, l'un était chauffeur
de taxi, l'autre employé dans un commerce. Plusieurs étaient des fils
d'allemands venus après la Première Guerre mondiale et qui a développé
l'alpinisme au Chili. Puis je suis allé à l'Institut géographique
militaire et j'ai vu qu'ils avaient reçu toutes les photographies
aériennes en trimétrogon de la cordillère prises par les américains,
mais qui n'avaient jamais été exploitées. Les restitutions effectuées
sur ces cartographies stéréominutes faites en plein hiver ne
permettaient pas de distinguer un glacier enseveli sous la neige, même
lorsqu’il y avait des crevasses. J’ai donc commencé un travail de
cartographie avec l'aide des alpinistes, andinistes chiliens. J'ai eu
droit à la visite d’un inspecteur d’académie qui a été emballé quand il
a vu mon travail. J’ai dessiné ma première carte à la main, je l’ai
ombrée moi-même. C'est la première carte correcte de la cordillère de
Santiago. Du coup l’inspecteur a fait un très bon rapport grâce auquel
je suis passé maître de conférence, un cas unique pour un enseignant
détaché. J’avais trouvé des choses passionnantes en observant les
glaciers qui ne ressemblait pas du tout à ceux des Alpes.
Je m’intéressais déjà aux glaciers. Avant de partir au Chili, j'étais
allé voir Jean Coulomb pour lui dire que je voulais étudier les
glaciers des Andes. Il m'a dit si vous allez là-bas, faites de la
sismologie et j’ai suivi une formation rapide dans cette discipline
liée à la géophysique. Au Chili, il y avait trois instituts de
sismologie, inefficaces, mais absolument rien en glaciologie. Plutôt
pourquoi ne pas en faire? Dans les Andes, j'avais fait de l'escalade
avec un Anglais qui travaillait avec un glaciologue. Il m’avait dit
qu’il fallait rattacher la glaciologie à la géophysique et non à la
géographie. Elle suppose quand même pas mal de technique de
géophysique, de prospection, de mesure, etc. et je me suis inscrit à la
‘British Glaciological Society’. Ce qui m'intéressait à l'époque était
la formation des pénitents des glaciers, un phénomène extrêmement
curieux provoqué par l'instabilité d'évaporation de la glace en été. Il
y avait d'autres choses bizarres dans les glaciers andins qui n'avaient
pas de névés et pourtant qui vivaient. La neige s’y transformait en
glace très rapidement. Tous ces phénomènes me confirmaient dans l'idée
qu’il y avait pas mal de choses à faire en glaciologie.
La glaciologie
Quand je suis rentré en France en 1956, à Grenoble le doyen Léon Moret
m’a dit qu’il n’avait malheureusement pas de poste en géophysique à me
proposer. Il fallait que j'aille quelque part ailleurs, à l’IPG par
exemple, alors que je venais pour faire de la glaciologie. Je suis allé
voir Rolland son adjoint administratif, avec ma femme enceinte à un
stade avancé, et celui-ci m’a trouvé un poste à Grenoble. Si j'avais
dit que je voulais faire de la géophysique à Grenoble, on ne m'aurait
pas accepté, mais comme je faisais de la glaciologie, j’ai été accepté.
A l'époque, les sciences de la terre étaient coupées en deux. Il y
avait les géologues qui faisaient de la stratigraphie en se basant sur
les fossiles et la paléontologie. Le grand exploit du géologue était de
distinguer deux sous variétés d'ammonites qui faisaient que l'on
pouvait diviser tel étage du crétacé d'une façon plus fine. En face, la
géophysique c'était de la mécanique rationnelle, l'élasticité, les
marées. Mais tout ce qui est écoulement visqueux, genre glacier, ce qui
n'entre pas dans le cadre de la mécanique traditionnelle, la viscosité
linéaire, on s'en méfie. Et surtout, pas question d'aller sur le
terrain. Or la glaciologie cela se fait sur le terrain. Il y a eu une
sérieuse bagarre pour faire admettre que l’on pouvait aller sur un
glacier pour autre chose que pour se promener, qu'on pouvait y faire
des mesures. Or, j'avais vu que les géographes avaient soulevé un tas
de lièvres dans les sciences de la terre, des questions qui n'étaient
pas du domaine du géologue traditionnel. Mais ils étaient incapables de
les traiter parce qu'ils n'avaient pas la formation physique et
mathématique adéquate, dont disposait à l’inverse la géophysique. Donc,
en faisant de la glaciologie, je pouvais faire de la gravimétrie parce
qu'il fallait étudier l'épaisseur d’un glacier, puis on rencontrait des
questions de transfert air-sol. Du coup, j'ai été étiqueté glaciologue
et placé dans une case qui dépendait de l'hydrologie, une discipline où
l’on fait de la statistique. Les gens se sont donc dit, la glace c'est
de l'eau solide. Pas du tout disais-je, il faut classer la glace parmi
les roches. C'est d’ailleurs la roche la plus courante sur le globe
après le basalte. Il y en a des surfaces gigantesques, elle évolue. La
seule différence c'est qu'elle évolue un million de fois plus vite que
les roches métamorphiques, sinon les problèmes posés sont les mêmes.
C’est comme cela que j’ai fini par devenir président de l'Union
Géodésique et Géophysique Internationale (UGGI) qui est divisée en sept
sections, dont une d'hydrologie à laquelle est rattachée la
glaciologie.
L'année géophysique internationale
L'année géophysique internationale a été la grande affaire de l’année
1957. Il s’agissait surtout de récolter des mesures globales sur
l'ionosphère, sur la haute atmosphère et sur le magnétisme, la
glaciologie était loin d’être prioritaire. Néanmoins, en URSS elle a
bénéficié de la création d’une structure permanente. A l’inverse, aux
Etats-Unis à l’exception d’un effort logistique important dans les
zones polaires, il n’y a pas eu de suivi. Quant en France en dehors de
l'ionosphère et du magnétisme terrestre, on n’était pas très
sensibilisé à la glaciologie. Normalement, j'aurais dû retourner dans
les Andes pour l'Année Géophysique internationale, mais à l’instigation
d’Albert Bauer, le bras droit de Paul Emile Victor aux Expéditions
polaires françaises, j'ai passé un mois au Groenland où j'ai rencontré
Claude Lorius. La glaciologie avait pris de l’importance parce qu’il
n’y avait pas de bases permanentes dans les régions polaires. On
n'avait pas de données sur la zone la plus intéressante qui est la
bordure de la calotte glaciaire où il y a des moraines bizarres. C’est
l’endroit où la neige se transforme en glace. J’ai donc fait mon
rapport à la Société Hydrotechnique de France, section glaciologie,
mais Bauer m'a dit : « tu as raison, mais ce n'est pas assez
spectaculaire » et nous avons décidé de parachuter une équipe au milieu
du Groenland pour faire un carottage du névé. Malgré des
bulletins de triomphe, il n'est rien sorti d’intéressant de cette
expédition. On a mesuré un profil du névé et c'est tout. Quand on a
voulu mesurer des vitesses de déplacement par géodésie, des calculs
aberrants se sont révélés inexploitables.
Laboratoire de glaciologie de Grenoble
Lorsque j’ai demandé un bâtiment pour installer un labo de glaciologie
à Grenoble, en 1958 le doyen Moret m'a confié les vieux bâtiments
laissés par la géologie. Mais on m’a dit, pas question de l’appeler
autrement que laboratoire de glaciologie alpine. Si Claude Lorius veut
faire son propre laboratoire à Paris, nous n'allons pas empêcher son
projet. En fait, dans mon esprit, GLorius devait tôt ou tard venir se
joindre avec nous, il était savoyard et son équipe voulait venir à
Grenoble, mais aux ‘EPF’, Bauer ne voulait pas le lâcher. L’affaire
s’est heureusement bien terminée, ce que je dois à un grand ami,
quelqu'un qui a joué un rôle énorme dans la géophysique française,
Jacques Labeyrie, qui avait dirigé la thèse de Claude Lorius. En
revenant du Chili alors où j’étais en dehors d’une carrière
universitaire, c’est Jacques Labeyrie qui m’a rendu l’enthousiasme pour
les problèmes scientifiques. Il dirigeait le service d'électronique
physique du CEA. Il avait réalisé les premiers appareils fiables de
mesures spatiales en France. De même, il avait réussi à dater l'âge des
roches à mesure qu'on s'éloigne des dorsales océaniques pour
s'apercevoir qu'elles sont de plus en plus anciennes au fur et à mesure
que l’on s'éloigne de la dorsale, le phénomène de la tectonique des
plaques.
A Grenoble, l’ancien bâtiment de la géologie était quelque peu décrépi.
Le CNRS a décidé de nous fournir une petite somme, je crois qu’il
s’agissait de 2,5 MF, pour construire quelque chose. Elle a seulement
permis de construire quelques bâtiments techniques, mais l’affaire
s’est arrêtée là, le budget d’équipement du CNRS étant mobilisé pour
terminer la construction du télescope franco-canadien de Hawaï. Ce
n’est que dix ans plus tard, lorsque Michel Petit était à la tête de
l'INAG qu'il a pu relancer l’affaire. Si on l'avait terminée plus tôt,
nous serions restés en tête sur le plan mondial. A l’origine, nous
étions en tête pour la mécanique numérique appliquée aux phénomènes
naturels. Nous étions les seuls à dire que la viscosité d’un matériau
dépend de la température, donc qu’il faut coupler deux équations. C’est
le même problème auquel les géophysiciens étaient confrontés pour
expliquer les mouvements de convexion dans le manteau terrestre.
En 1978, nous sommes devenus le Laboratoire de glaciologie et
géophysique de l'environnement
dont je suis resté directeur jusqu'en
1983. Avec Claude Lorius, partant du fait que nous avions des
étudiants noirs et d’autres qui font des thèses sur d’autres choses que
la neige ou la glace, nous devrions marquer le coup et dire que nous
faisons de la géophysique de l'environnement. J'ai proposé cela en
comité de direction, mais le directeur de l’INAG, Wladimir Mercouroff,
s’y opposait : « l’environnement c'est une mode, cela passera !». Mais
Lorius et quelques-uns se sont maintenus en tête dans le domaine, très
petit, de l'exploitation des carottes polaires, ce qui permet
d’analyser le profils des température du passé.
Le refuge des cosmiques
Paul Chanson qui avait étudié les rayons cosmiques avec Leprince
Ringuet au laboratoire de l’Aiguille du Midi qui a suggéré à Jean
Coulomb que l'on pourrait profiter de l'ancien téléphérique du Col du
Midi. Coulomb savait que je voulais travailler sur les glaciers et il a
pensé que le refuge serait parfait pour faire de la glaciologie. Le
CNRS a donc pris un bail emphytéotique qui nous a permis de nous
installer. C'était très bien au début et on y était tout le temps. On
était dans les années 1964-65, au moment où le CNRS a fait un effort
d'embauche et où nous avons eu un grand nombre d'ITA. C’est une grande
supériorité du CNRS d'avoir du personnel permanent technicien
ingénieur. Philippe qui était technicien théoriquement il était juste
un mécanicien aux yeux de l’administration. Mais c'était aussi un très
bon cinéaste, de plus il avait conduit des chars en Indochine et c'est
lui qui menait nos engins chenillés sur les glaciers. On a aussi créé
le troisième cycle. A l’Aiguille du Midi, j'amenais des stagiaires qui
préparaient le certificat de physique générale, mais il n'y avait pas
de suivi. Ils me remettaient leurs données, mais il n’y avait personne
pour dépouiller et rédiger et je devais courir derrière eux pour qu'ils
me donnent leurs notes. Ensuite, on a eu un médecin qui voulait étudier
la physiologie en altitude. Il avait amené des rates pleines qu’il
avait confié au gardien du refuge, le vieux Jacquot, qui les faisait
coucher dans son lit pour qu'elles ne meurent pas de froid en cas de
panne d'électricité! Il a sauvé les rates, mais quand les petits sont
nés elles les ont mangés, peut être paniquées par l'altitude ou par la
trop grande luminosité et l'histoire a tourné court! En fait,
l’endroit n’était pas bien adapté pour le travail, on pouvait y coucher
la nuit. Mais il nous fallait un atelier, une bibliothèque, un service
administratif
L'appareillage de la géophysique
L’utilisation du magnétomètre qui permet de déceler l'aimantation
rémanente des sédiments a produit une importante floraison de
résultats. Autrefois on ne faisait ce genre de mesures que sur des
roches volcaniques fortement magnétiques. De même, Perkin Ellmer a
fabriqué un spectrographe d'absorption atomique qui permettait de
gagner un ou deux ordres de grandeur dans l'analyse de traces de
matériaux dans la neige polaire. Il en est sorti certaines découvertes,
par exemple que dans l'Antarctique le plomb est d'origine volcanique et
pas industrielle. Lors d’une assemblée générale de l’UGGI, j’ai proposé
lors que l’on continue à faire de la photogrammétrie aérienne qui
permet de voir beaucoup plus de choses que sur les images satellites
spatiales, l'évolution d'un glacier, la dangerosité d’un lac glaciaire.
Vis-à-vis des pays en voie de développement, j’ai dit un jour dans une
conférence UNESCO que ce n'est pas de la bonne politique que de leur
dire que tous leurs problèmes seront résolus avec les photos spatiales.
C'est du néocolonialisme!
Le CNRS et la recherche fondamentale
Du temps où Pierre Jacquinot était directeur du CNRS, il avait exposé
aux patrons de laboratoires les dispositions pour garantir la liberté
de la recherche. Il y avait d’abord des petits crédits de chaire que
l'université donne automatiquement lorsque l’on atteint le grade de
professeur. Si on a besoin de crédits plus importants et si l’on a
prouvé que l’on pouvait faire de la recherche de valeur, le CNRS
fournit des moyens pour la recherche fondamentale. Enfin, si le
Gouvernement estime que l'on doit développer tel ou tel secteur, il y a
les crédits de la DGRST. Il y avait donc trois organismes différents,
trois sources de financement possibles, mais malheureusement on a tout
mélangé depuis et ce dispositif a perdu de sa clarté.
La recherche fondamentale pourrait disparaitre si elle n’était plus
financée pour ce qu’elle est. Je voudrais dénoncer l’hypocrisie
qui consiste à s’abriter derrière les applications pour obtenir des
crédits. En sismologie, par exemple, les gens ont fait des choses
extrêmement intéressantes sur la constitution de l'intérieur du globe
tout en disant qu’ils allaient pouvoir prédire les séismes. En fait, il
faut considérer la recherche fondamentale comme une compétition
nécessaire. De même que la France a son équipe nationale de football,
d'aviron ou de ski, nous avons des équipes scientifiques qui sont en
compétition, la recherche est un sport, un jeu, au sens noble du terme.
Les concepts issus de la recherche fondamentale sont la base d’une
formation générale indispensable.
En revanche, en France le défaut est de ne pas tenir compte de la
technologie. Nous avons un ministère de la Culture, mais qui ignore les
techniques. Ce que je reproche au CNRS, c'est justement d'avoir fait
deux cadres, celui des chercheurs qui sont les seigneurs, des purs
esprits et celui des techniciens qui se salissent les mains et relèvent
d’une cadre complètement séparé. Alors qu'en fait, un bon technicien
est très supérieur à un mauvais chercheur. Le problème est qu’un
développement technologique se prévoit à long terme, ne parlons pas de
l'espace où les opérations se préparent dix ans à l'avance. L'ennui,
c'est que l’on veut appliquer ce modèle à la recherche fondamentale. Or
la planification est souvent aux antipodes de l'innovation. Je dis
toujours à un chercheur, si vous voulez trouver quelque chose
d'original, ne regardez pas la planification, faites le contraire. Au
CNRS, la planification de la recherche, cela consiste à mettre par
écrit le rapport de force en cours. Autrement dit, à figer une
situation pour que le gérant puisse distribuer ses crédits puisque
c'est inscrit dans le plan. Les rapports de conjoncture sont une
catastrophe !
Le Comité national et ses clans
Bien que l’on ait cherché à améliorer le Comité national, notamment son
découpage en commissions, il est difficile d’y discuter de la valeur
d'un projet de recherche, dès lors que des rapports de force s’y
jouent. Des clans se sont fermés alors qu’il y avait au début des
tribus ouvertes qui acceptaient tout le monde. Au début une tribu n’a
pas de territoire bien marqué, puis en se développant, elle se referme
pour empêcher les autres d’y pénétrer. Quand je suis rentré du Chili,
j’ai reçu un excellent accueil de mes collègues physiciens. Je faisais
partie de la confrérie. Je pensais que j'aurais aussi dû être bien
accueilli par mes collègues géologues. Et bien, pas du tout. La
géophysique, il y a le mot physique, donc c'est à nous! Des lobbies ont
fini par se former. Parmi les plus puissants, je pourrais citer ceux qui étudient l'ionosphère. Après coup, on ne pouvait plus
étudier la basse atmosphère parce que l'ionosphère était devenue toute
puissante en géophysique. Un autre problème est que les commissions
jugent sur dossier, mais pas la motivation des chercheurs. Un chercheur
doit présenter un sujet qui plaise au jury pour être recruté au CNRS,
en supposant d’ailleurs qu'on le prenne. Qu’ensuite qu'il fasse tout
autre chose que ce qui plait au jury, pour lui c’est la voie la plus
prometteuse. L’un des meilleurs chercheurs que j'ai eu voulait
présenter un travail sur la neige. On lui a répondu non, ce n'est pas
dans la planification et il est parti à l’IRSID.
Chercheur et enseignant
J’ai trouvé scandaleux que le mathématicien Laurent Schwartz
puisse dire que la moitié des enseignants ne font pas de recherche!
Est-ce qu'il a protesté lorsqu'on a doublé le service d’enseignement
des professeurs d'université. Il devait encore penser à l'université de papa. L'université actuelle
reçoit énormément de gens et il s'agit de les orienter, de leur donner
une formation efficace pour qu'ils trouvent un emploi. A Grenoble, il y
a toute une série de diplôme d'études universitaires générales (DEUG)
différenciés et on ne peut pas demander à des gens qui font cet effort
pédagogique d’avoir l'esprit à la recherche. A l’inverse, certaines
directives ont des effets négatifs, par exemple lorsque le directeur
des Enseignements supérieur a décidé que l’on ne pourrait plus faire de
licence en mélangeant les certificats. On ne peut plus avoir un
archéologue qui passe un certificat de statistique ou un chimiste un
certificat de mathématiques appliquées, ce qui est parfaitement
dommage. Moi dans mes fonctions professorales, j’ai voulu enseigner des
méthodes que personne ne voulait aborder, comme les techniques de
télédétection.
La question des publications
Je comparais la recherche fondamentale à du sport de compétition et on
sait ce que sont devenus les jeux olympiques, une immense affaire
commerciale et publicitaire. Dans mon secteur, la seule langue de travail c'est évidemment l'anglais. Les
Annales de géophysique étaient très fières parce qu'elles tiraient à
500 exemplaires. Au CNRS on me disait, c’est parce que nous équilibrons
le budget. Je répondais, vous devriez tirer à 5000 exemplaire qui à
avoir un budget déficitaire! La publication, c'est la raison de vivre
de la recherche et il n'y a pas à chercher des bénéfices en vendant ses
revues. Pendant ce temps, le ‘Journal of Geophysical Research’ tirait à 60
000 exemplaires. La publication d’un article leur revenait au prix du
papier. Mais malgré ces tirages fantastiques ils ont décidé de faire
payer les auteurs, c'est le système des "payed charges". Néanmoins il y
est extrêmement difficile d'être publié. Les Américains ne peuvent pas
concevoir qu'en Europe on fasse d'aussi bonnes recherches qu’ eux. De
plus, il faut faire des fleurs aux collègues parce qu'ils peuvent être
les référents du comité de lecture. Les Britanniques sont pires.
Lorsque l'on n’est pas anglais, mais européen on est un
‘continental’. Il m’est arrivé de me faire refuser un article
parce que je n’avais pas tenu compte d’une publication. Le référent
m’avait écrit : « it's wrong ». Je lui ai répondu,
l'article dont je n'ai pas cité a été publié six mois après que j'ai
envoyé le mien à la revue. Quant à mon erreur, je ne vois que trois
solutions. Soit vous me démontrez qu'il y a une erreur et je mets mon
papier au panier, soit vous dites qu'il n'y a pas d'erreur et vous
l'acceptez tel quel, soit vous le refusez et je vais le publier
ailleurs en même temps notre correspondance! Mon article est passé sans
problème…
© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay