En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
merci de bien vouloir mentionner leur source (site histcnrs), ses auteurs et leurs dates de réalisation
Comment êtes vous devenu directeur de la chimie au CNRS?
A l'époque, le directeur général du CNRS choisissait lui-même ses directeurs scientifiques. Or, j'avais eu Hubert Curien
comme professeur à l'ENS (il m'a aussi fait passer l'agreg.), d'autre
part, il ne connaissait pas une foule de chimistes. Peut-être avait-il
proposé le job à Guy Ourisson? Mais cela ne s'est pas fait. C'est donc
à Hubert Curien et à Pierre Aigrain que
j'avais rencontré à la DGRST lorsque celle-ci était dirigée par André
Maréchal (je l'ai aussi eu comme prof. à Normale et qui m'avait expédié
comme attaché scientifique à Moscou) que j'ai donc été nommé. Il faut
souligner que l'ENS a toujours été une plaque tournante pour le CNRS.
Un CNRS physicien donc...
Il est vrai qu'il y avait en France un corps de très bons physiciens,
mais le problème est qu'ils dominaient tout et modèlaient toute la
recherche à l'image de la physique. Certes, la chimie n'en souffrait
pas trop - et nous reconnaissons bien volontiers que la physique est un
modèle d'organisation - mais certains physiciens s'imaginent qu'il
était dans leurs attributions de nous dire comment faire la recherche
en chimie ! Le physicien s'imagine que toute la chimie peut être
expliquée, décrite à partir d'électrons, de niveaux d'énergie. Mais la
chimie est avant tout une science expérimentale et il faut voir que la
chimie est à la fois une science et une industrie, ce qui n'est pas le
cas de la physique. Si le CNRS fermait son secteur chimie, demain les
chercheurs pourraient se reconvertir dans des laboratoires industriels,
ce qui serait beaucoup plus difficile pour d'autres disciplines. Mais
du fait de cette proximité de l'industrie, la chimie ne bénéficie pas
de l'organisation, sociologiquement parlant, qui correspond à la
rigueur scientifique des mathématiques ou de la physique.
... mais un organisme très (trop?) centralisé
C'est une situation typiquement française, dans ce pays où sous
prétexte de combattre l'individualisme, la tendance est de ramener dans
une structure unique tout ce qui est différent. Situation d'autant plus
paradoxale que Russes et Américains sont étonnés par la qualité de
certains des grand laboratoires. Ils admirent celui des substances
naturelles à Gif, celui des hauts polymères à Strasbourg ou celui de la
catalyse à Lyon. Tout est donc relatif. Quand un physicien dit que la
catalyse, c'est du patouillage, que ce n'est pas complètement
rationnel, il n'empêche qu'elle forme des gens reconnus
internationalement.
Dans la gestion centralisée de la recherche, une grande absurdité me
semble-t-il, consiste à prendre tous les chercheurs d'un seul bloc. Or,
cela n'a aucun sens de gérer un historien selon les critères imposés
par la physique. Le résultat étant d'ailleurs que les gens ne se
sentent pas mal gérés dans leurs carrières. Dans les années 1970, on
nous a cassé les pieds avec le problème des thèses. Comment trouver un
moyen terme entre les thèses en physique, en chimie et en sciences
humaines? Si les sciences humaines estiment qu'il leur faut plus de
temps pour faire une thèse, n'est ce pas à elles à régler ce problème?
Je trouve que le CNRS devrait revenir à l'une de ses vocations
initiales, celle d'une caisse qui aide les chercheurs sans leur imposer
un système d'organisation monolithique. En ce sens la création par Pierre Jacquinot du
dispositif des 'laboratoires associés' est assez géniale puisqu'elle a
consisté à assouplir le système universitaire. Désormais vous étiez
dans la famille de la physique au lieu d'être dans celle de
l'université de Tours, de Nancy ou d'ailleurs.
Entre physique et biologie, l'évolution de la chimie
Devenu directeur de la chimie, j'ai été mû par deux soucis, de qualité
et d'ouverture car je souhaitais que nous nous inspirions de ce qui se
faisait ailleurs, La chimie est une science expérimentale qui s'appuie
sur des données théoriques, mais aussi sur l'expérience. La grande
période de la chimie immédiatement avant la Seconde Guerre mondiale a
été les polymères, le fait que l'on puisse polymériser des molécules
pour créer des matériaux. La chimie, c'est la science de la
transformation de la matière. Cela a commencé avec les études d'Hermann
Straudinger (Nobel 1953) pour continuer avec le nylon chez Dupont de
Nemours. Nulle autre science n'avait déclenché un tel bouleversement de
la vie quotidienne. Par la suite seulement, il y a eu les
semi-conducteurs pour la physique et l'ADN pour la biologie et la
révolution informatique aujourd’hui.
M.C.M : En chimie, il n'y avait guère d'interdisciplinarité entre
minéralistes et organiciens. En chimie organique, la personne qui a le
mieux senti ce conflit de générations est Guy Ourisson. C'est lui qui a
créé les groupes d'études "chimie organique" afin de sensibiliser les
jeunes chercheurs. Quand j'ai passé ma thèse en 1958, je me souviens
qu'un membre du jury, professeur à la Sorbonne, m'a dit : "Madame, si
j'ai un reproche à vous faire, c'est que vous connaissez trop les
théories modernes!"
J. C. : Effectivement, il y a eu conflit de générations. Mais il y a un
autre facteur qu'il faut évoquer, c'est le mandarinat. Georges Chaudron
est l'exemple typique d'un grand savant, auteur d'une découverte : les
macromolécules, mais je l'ai connu déjà quasiment à la retraite et
poussiéreux. Il illustre bien les difficultés du mandarinat, à
savoir un monsieur qui a fait quelque chose, mais qui a tendance à
raisonner uniquement en fonction de celle-ci et donc qui n'évolue plus
ensuite. Certes, il y a des exceptions notables comme Ourisson dans le
milieu universitaire, d'autres au CNRS et dans les grands organismes de
recherche comme l'Institut Pasteur. Au vrai, la chimie
minérale s'est complètement transformée ces vingt ou trente dernières
années. Il s'agit d'une ouverture extraordinaire dont on ne perçoit pas
encore tous les aboutissements. Aucune autre discipline ne peut
revendiquer les mêmes transformations d'un bout à l'autre de son
spectre. Ma femme qui est partie de Thiais, travaille maintenant à
l'Institut Pasteur en essayant d'utiliser des mécanismes enzymatiques
pour faire de la catalyse. On a fait appel à un chimiste pour cela car
un biologiste ne sait pas aller suffisamment au fond des mécanismes
réactionnels. La catalyse au sens large est l'une des bases de la
transformation de la matière, en partant des solides, donc de la
physique, elle va jusqu'à l'enzymologie, I.e. aux sciences de la vie. Voilà un
point assez mal connu en France.
La relation recherche - industrie, enjeu crucial pour la chimie
En France, la recherche industrielle n'a pas l'assise internationale de
celle des laboratoires du CNRS. Le budget global consacré à la science,
occulte la très grande faiblesse de notre recherche industrielle. Nous
sommes bons derniers en la matière, devancé par l'Angleterre, par
l'Allemagne qui fait un effort colossal, comme le Japon et les Etats
Unis qui injectent beaucoup d'argent dans ce secteur en provenance du
secteur public. Dans le secteur public c'est quasiment l'inverse, alors
que nous étions bon dernier, on a fait un énorme effort depuis
une demi douzaine d'années, ce qui nous a permis de rejoindre l'un des
tout premier rangs de la recherche mondiale, mais il y a ce hiatus
recherche - industrie. Quand ils vont à l'étranger, nos scientifiques
discutent à niveau avec leurs meilleurs homologues. Dans l'industrie ce
n'est pas pareil et force est de constater qu'il manque 25 MdF à notre
recherche industrielle pour se trouver à un niveau comparable à celui
des autres grands pays.
Notre problème est la dualité université-grandes écoles dont on n'est
pas près de sortir. On dit que les universités ont les meilleurs
enseignants-chercheurs et les plus mauvais élèves. Dans les écoles
d'ingénieurs, c'est l'inverse d'où un éclatement quasiment schizophrène
entre deux groupes de personnes, l'un recruté dans des embauches
agréables, mais qui ne s'intéresse pas à la recherche, l'autre qui fait
de la recherche parce que des professeurs lui on dit que c'était noble,
mais sans les avantages dont bénéficie le premier.
Un problème de débouchés
Le problème ce sont les débouchés, voila ce qui j'ai appris du milieu
industriel. De plus, chez nous, il vaut mieux que la recherche débouche
dans la secteur où elle a surgie. Un exemple : le laboratoire de
Jean-Marie Lehn à Strasbourg a fait une de ces grandes trouvailles, les
cryptâtes, mais qu'il m'a dit n'avoir pas réussi à les caser en France.
Résultat, le brevet a été pris par les Américains et la première
licence de fabrication cédée à Beckman, un Allemand. Lehn me dit qu'il
est visité deux fois par an par des Japonais alors qu'il reçu aucune
demande des grande société chimique française. La question est donc
d'intéresser l'économie nationale aux trouvailles de nos chercheurs.
Inversement, ces derniers doivent écouter les besoins des industriels
et s'en inspirer.
Dans une industrie comme Rhône-Poulenc qui avait passé un accord avec
le CNRS ou la Compagnie Française des Pétroles (CFP-Total) où je suis
aujourd'hui, le problème est d'utiliser la recherche pour améliorer la
productivité. Or, cela débouche sur des réductions d'emplois car la
recherche va trouver des systèmes, des procédés de fabrication
automatisés. Une solution consiste à créer des industries de haute
technologie, éventuellement supportées par les grandes compagnies comme
la notre. C'est ainsi que la CFP apporte un gros soutien à une
entreprise qui fabrique des systèmes utilisant des cellules au silicium
amorphe que nous avons monté à partir de la découverte d'un chercheur
CNRS. Nous soutenons aussi des recherches en immunologie et en
biotechnologie, mais il s'agit d'une diversification qui a terme devra
quitter l'entreprise.
Comment valoriser l'innovation?
La solution serait alors que des chercheurs du public essayent de créer
des P.M.E. à partir d'une technologie qu'ils ont bien en mains, puis
qu'ils tentent de s'implanter sur le marché comme on le fait souvent à
l'étranger. En France, bien que cela soit difficile, on compte quelques
réussites. Voyez ce chargé de recherches INRIA qui a créé une
entreprise d'intelligence artificielle avec une chercheuse du CNRS (40
emplois). Autre exemple, celui d'un directeur de recherches INSERM (F. Kourilsky)
de Marseille qui s'est lancé dans l'immunologie il y a quatre ans avec
le support des banques et de la CFP pour fonder "Immunotech", une
entreprise qui vend des réactifs de diagnostic élaborés avec des
méthode immunologiques (36 emplois créés). On estime qu'il y a
[dans les années 1980] en France environ 150 P.M.E. créées par des
chercheurs
Une difficile osmose entre public et privé
Quand il était à la DGRST, Pierre Aigrain
avait bien vu que le CNRS étant à la fois juge et partie, il ne pouvait
remplir son rôle dans l'orientation de la recherche,. Disposant d'un
corps de chercheurs, le Centre avait tendance à dire : 'je peux le
faire moi-même'. A l'inverse, la DGRST qui par définition ne disposait
ni de chercheurs ni de labos, pouvait jouer ce rôle. C'est toute la
différence entre une agence de moyens et une agence d'objectifs. Dans
un deuxième temps, c'est Pierre Aigrain qui a convaincu les industriels
de prendre des chercheurs pour diriger la recherche en entreprise. Ce
qui fait qu'il y en a maintenant une bonne dizaine dans l'industrie,
des gens qui savent ce qu'est la recherche, qui savent moins ce qu'est
l'industrie, mais qui apprenant. Aigrain est passé chez Thomson, Lagasse
chez Renault, mon ami Feneuille (avec lequel j'avais étalé la vague de
68 au CNRS) chez Lafarge, moi chez Total, etc. Mais cette osmose tarde
à s'opérer dans les unités de base. Les industriels sont d'ailleurs
réticents pour confier leurs laboratoires à des chercheurs, ce qui est
probablement dû à ce qu'ils estiment une certaine "étrangeté" par
rapport à leurs besoins. Moi-même, j'ai eu du mal à m'implanter
chez Total. Alors qu'en Allemagne, dans le secteur recherche de
l'industrie chimique, c'et quasiment à 100 % du "Herr Doktor". A la CFP
Total, je ne connais pas de scientifique d'un niveau élevé à part un ou
deux. Le directeur de l'un de nos gros services centraux de recherche
n'a lui-même jamais fait de recherche.
© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay