En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
merci de bien vouloir mentionner leur source (site histcnrs), ses auteurs et leurs dates de réalisation
Alain Beltran, historien de l'énergie
Par
Jean-François Picard, extrait de Bouneau C., Vigué R. et Williot J-P. (dir.) 'L'énergie à
tous les étages. Autour d'Alain Beltran', Decartes et Cie. 2022
Ma première rencontre avec Alain remonte au printemps 1980, à
l’occasion d’une opportunité extraordinaire offerte à deux jeunes
historiens qui ne se connaissaient pas, à savoir réaliser une histoire
d’Electricité de France. Jeune professeur agrégé d’histoire au lycée de
Cergy-Pontoise, Alain était en train de terminer sa thèse sur
‘L’énergie électrique dans la région parisienne entre 1878 et 1946’
auprès de François Caron. Ingénieur d’études au CNRS, j’étais en
contact avec Régine du Rivau du service de communication de la
direction d’EDF alors confrontée à l’exacerbation de la contestation
anti-nucléaire. Si je me souviens bien, notre rencontre fut provoquée
par la secrétaire du conseil d’administration, mademoiselle Wendling
avec laquelle Alain était en relation. C’est ainsi que nous avons
décidé de travailler ensemble à l'occasion d’un mémorable déjeuner au
restaurant du Musée de l’Homme à Paris.
Contesté pour son rôle hégémonique dans le domaine de l’énergie, Etat
dans l’Etat objet de polémiques, à EDF on se plaisaient à évoquer un
âge d’or marqué par la nationalisation et la construction des grands
barrages hydro-électriques inscrits aux programmes d’équipements du
Plan. A cette occasion, nous avons inauguré une pratique de recherche
contractuelle, devenue monnaie courante aujourd’hui, mais considérée
comme un peu sulfureuse dans la monde académique de l’époque. Heureux
temps où l'histoire d'une grande entreprise pouvait donner lieu à
l'émission d'un simple bon de commande avalisé par le CNRS. Notre
propos était de couvrir les différents aspects de l’histoire de
l'entreprise publique, les événements politiques et sociaux qui avaient
marqué la nationalisation de 1946 et leurs conséquences
socio-politiques, l’évolution technique des grands programmes d’EDF
depuis l'hydro-électricité jusqu’à l'électronucléaire, enfin le virage
managérial des années 1970 marqué par une réflexion économique
originale, ce pour quoi nous nous sommes adjoint les compétences d’une
chercheuse en économie publique,
Martine Bungener.

Martine Bungener présente l'histoire de l'EDF en présence de François Caron (cl. cnrs)
D'emblée, notre trio s’est trouvé confrontés à un problème de sources,
non par manque de publications leur volume étant conséquent, mais à
propos de la disponibilité des archives de l'entreprise. La secrétaire
du conseil d'administration voyait d'un œil peu amène les historiens
venir fourgonner dans ses procès-verbaux. D'où l'idée suggérée par
Martine de s’inspirer du travail de l’économiste François
Fourquet auteur d’un livre sur l’histoire de la comptabilité
nationale, un travail fondé sur un récit à plusieurs voix où l’auteur
avait imaginé un dialogue virtuel entre les témoins consultés. La
perspective de recueillir les souvenirs des grands acteurs de
l'histoire de l’EDF en bénéficiant du soutien de sa direction ouvrait
la possibilité d’une méthode de recherche originale, voire de disposer
d’une source d’informations irremplaçable, compte tenu du nombre de
témoins disponibles, nombre d'entre eux étant toujours actifs au sein
de l’entreprise. C'est ainsi que notre trio a pu réaliser une
soixantaine d'entretiens au cours de deux années de travail fort
stimulantes, parmi lesquelles celle du
ministre syndicaliste Marcel Paul, le fondateur d’EDF qui évoquait le soutien reçu à l’époque de la part d’ingénieurs X-Ponts de l’industrie électrique ou de
Roger Gaspard, le premier patron d’EDF dans les années 1950 et de son successeur
Pierre Massé
devenu Commissaire au Plan au début de la Vème République. Ce dernier,
archétype de l’ingénieur-économiste des trente glorieuses, inspiré par
les méthodes de la recherche opérationnelle inventée par les Américains
pendant la Seconde Guerre mondiale avait lancé la ‘programmation
linéaire des investissements’ censée répondre au doublement décennal de
la production électrique, des dispositions qui ont donné lieu à un
article d’Alain et de Martine publié dans Vingtième Siècle (
‘Itinéraire d’un ingénieur. Pierre Massé avant le Plan’, 15. 1987). Passé l’intermède pétrolier et gazier des années 1960 évoqué par
Pierre Guillaumat, notre trio a multiplié les rencontres avec
Marcel Boiteux, directeur général puis président d’EDF. Normalien économiste, condisciple du Nobel
Gérard Debreu,
ayant débuté sa carrière au Service des études économiques générales
d’EDF, Marcel Boiteux évoquait la double mutation des années 1970 avec
le lancement du programme d’équipement électronucléaire avec son
corollaire, le tournant commercial lié à l’adoption d’une tarification
de l’électricité au cout marginal. Des décisions contestées aujourd’hui
comme l’on sait …Encore que?
La guerre des filières nucléaires fut abondamment documentée par une
série d’entretiens menés auprès des responsables, comme l’ancien
ministre de l’industrie,
Maurice Schumann,
l’avocat de la filière ‘UNGG’ (uranium naturel graphite gaz) défendue
par le CEA, avec la bénédiction du général de Gaulle, à laquelle
s’opposaient les tenants d’une filière à uranium enrichi prônée par EDF
(‘PWR’ pour pressurised water reactor) où l’on estimait d'ailleurs
l’argumentaire du ministre plus léger que celle de l’eau des réacteurs.
La concurrence entre les deux fabricants américains, le ‘PWR’ de
Westinghouse et le ‘BWR’ à eau bouillante de General Electric nous
avait donné l’occasion de rencontrer
Ambroise Roux,
l'ancien patron de la Compagnie Générale d’Electricité, recueillant à
cette occasion quelques savoureuses anecdotes de l’époque pré-EDF où la
concurrence entre compagnies était le théâtre d’un capitalisme sauvage.
Le même évoquant à propos d’EDF en machonnant son cigare, «...le
cout social permis par la robuste santé de la plus japonaise des
entreprises françaises ». Nous avons aussi gardé le souvenir d’un
entretien dans les bureaux ensoleillés de la Caisse centrale d’action
sociale rue Lafayette, au cours duquel son président syndicaliste,
René Le Guen,
se vantait en bombant le torse dans une chemise hawaïenne de disposer
d’un budget, 1% du chiffre d’affaires d’EDF, supérieur à celui du
Club’Med. Enfin, soucieux de couvrir le secteur électrique non-EDF,
nous avons mené quelques missions mémorables dans le Sud-Ouest,
notamment lors d’une rencontre à Saint-Lizier avec Bernard
Delbreil-Bergès, le descendant d’
Aristide Bergès le père de la houille blanche, le président d’un syndicat des petits producteurs d’électricité ou avec
Gabriel Taïx,
ancien conseiller du ministre de l’industrie Robert Lacoste, lors d'une
invitation à une excellent table de la place des Quinconces pour
nous délecter d’une lamproie à la bordelaise arrosée d’un Château
l’Angélus de bon millésime. Le corpus d’une soixantaine de témoignages
constitué, enrichi de la documentation collectée au cours de ce
programme de recherche, a permis à Alain de verser un lot de cartons
aux archives de l'EDF où ils sont en principe disponibles aujourd’hui.
En travaillant dans un esprit de synthèse interdisciplinaire, histoire
économique, technique et politico-sociale, assez peu développé à
l’époque, nous avons préparé une publication éloignée des critères
académiques classiques, c’est-à-dire faisant une large place au langage
parlé, allégé d'un appareil critique volumineux pour aboutir à la
confection d’un gros manuscrit dont nous envisagions la publication.
Encore fallait-il obtenir l'autorisation du commanditaire, ce qui a
d'ailleurs donné lieu à une négociation serrée. En effet, le président
Boiteux estimait que nous avions fait la part trop belle au rôle de la
fédération de l'énergie CGT, notamment lors de la nationalisation de
l’électricité et du gaz avec ses conséquences politiques et sociales.
Cet obstacle franchi, Martine nous a suggéré de soumettre le manuscrit
aux éditions Dunod où Laurent Dumesnil du Buisson a imaginé la
parenthèse malicieuse dans le titre de l'ouvrage paru en 1984, 'Histoire(s) de l'E.D.F. : comment se sont prises les décisions de 1946 à nos jours'. Alain obtenait une préface de l'historien Jean Bouvier
pour un ouvrage dont la maquette de couverture reprenait le logo d’une
affiche de la Fédération de l’énergie représentant un drapeau tricolore
dans une ampoule électrique, non sans provoquer quelques grincements de
dents à la direction d’EDF où fut exigé la confection d’une jaquette
censée cacher cette ampoule que l’on ne saurait voir. Finalement avec
un tirage de 100 000 exemplaires, l’ouvrage réalisait une performance
quantitative jamais plus atteinte depuis par les auteurs. |
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Les retombées de ce travail ne furent pas négligeables non plus.
D'abord en inspirant de nouvelles recherches dans le champ des sciences
humaines et sociales, sur le plan personnel ensuite, tandis que l’une
investissait la socio-économie de la santé, l’autre s’intéressait à
l’histoire des sciences et des techniques. Pour Alain, elles ont
facilité le passage de l’enseignement à la recherche et il a commencé
une belle carrière au CNRS, affecté à
l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP)
où il a développé l’histoire de l’énergie et des grandes entreprises du
secteur dans une perspective d’innovation technique et
socio-économique, pour l’électricité avec Patrice Carré, le gaz avec
Jean-Pierre Williot, en informatique avec Pascal Griset et bien
d’autres, ce dont témoigne éloquemment la richesse de sa bibliographie.
Devenu un historien majeur de ces trente glorieuses évoquées en leur
temps par l'économiste Jean Fourastié, Alain a mené l’étude des
décennies qui ont vu notre pays se moderniser, développer ses relations
internationales et retrouver son rang de grande puissance économique,
même si cette période d'histoire récente de notre histoire a été
dénigrée depuis par quelques chercheurs adeptes de postures
postmodernistes.
Au début des années 1990, nous avons repris des activités communes
lorsque Alain m’a convié à participer à une histoire du TGV après avoir
suggéré de demander mon affectation à l’IHTP. La direction de
l’institut venait d’être confiée à
l’historien Robert Frank. A
l’initiative de
Jean Boulay, un ancien directeur du matériel à la SNCF,
secrétaire général de l’Union internationale des chemins de fer (UIC),
promoteur d’une Association pour l’histoire des chemins de fer où
l'assistait
Marie-Noëlle Polino
sa très efficace secrétaire scientifique, une convention de recherche
avait signée avec le CNRS portant sur l’origine du train à grande
vitesse. Le TGV-Sud Est venait d’être mis en service. Il représentait
un tournant majeur dans l’histoire de la SNCF qui trouvait là le moyen
d’enrayer le déclin de l’opérateur qui avait joué un rôle crucial dans
la reconstruction du pays.
Deux complices prêts à effectuer un accompagnement sur le TGV-SE (DR)
Pour étudier la genèse du TGV, nous avons choisi de recourir à la même
méthode que celle adoptée pour l’histoire d’EDF, autrement dit de nous
appuyer sur le témoignage des acteurs-auteurs de cette innovation
ferroviaire. Parmi les promoteurs de la grande vitesse sur rail, nous
avons rencontrés
Pierre Sudreau le président de la Fédération des industries ferroviaires.
Ex-déporté pour faits de Résistance, ministre de la reconstruction sous
la V° République, il se plaisait à évoquer ses relations avec Louis
Armand le patron de la SNCF lui disant : ‘’tu as assez fait
dérailler de trains pendant la guerre pour devoir t’intéresser
maintenant à la modernisation des chemins de fer». Certains entretiens
requéraient des capacités d’adaptation particulières des deux
historiens, comme lors d’un entretien réalisé auprès d’un syndicaliste
bourguignon, ancien administrateur de la SNCF qui défendait le projet
d’une ligne à grande vitesse passant par Dijon, nous accueillant avec
un flacon de marc de Bourgogne entamé à dix heures du matin… Dans le
projet TGV, un argument décisif était la réflexion économique menée au
sein d’un Service de la recherche mené par l’économiste Michel Walrave,
l’homme qui avait modélisé ce qui s’est avéré être la rentabilité du
TGV-SE. Contrairement à certains de ses concurrents étrangers, le TGV
avait été conçu comme un moyen de transport démocratique, ce qui lui
avait permis de triompher de la concurrence de l’Aérotrain, voire des
lignes aériennes intérieures d‘Air-Inter. Des entretiens réalisés avec
les ingénieurs de la SNCF permettaient de mettre en lumière la
remarquable réserve d’innovation technique propres au vieux chemin de
fer, parmi lesquelles l’idée d’un ingénieur de la région Nord, Robert
Geais, préconisant la construction d’une ligne nouvelle dotée d’un
profil autoroutier sur laquelle circuleraient des rames plus légères
que celles d’un train de voyageur classique. De fait, parfois ignorée
par le public, l’innovation cruciale est celle d’une ‘LGV’, une ligne à
grande vitesse qui s’affranchit des contraintes du relief grâce à son
profil vertical en dents de scie et à ses courbes de très grand rayon,
autrement dit le tissage d'un nouveau réseau ferroviaire compabible avec les infrastructures existantes. Pour évoquer
les caractéristiques du matériel roulant, nous avons rencontrés Marcel
Teissier, Jean Bouley, et quelques autres qui avaient conçus les
dispositions innovantes des TGV, traction électrique, rames articulées,
aérodynamisme, etc. mettant en évidence le rôle crucial de
l’exploitant, en l’occurrence la SNCF, en matière de
recherche-développement. Nous avions souligné cette disposition
originale lors d’une conférence organisée à l’usine Alstom de Belfort,
puis dans un numéro spécial de la Revue générale des chemins de fer
préfacé par Jean Bouley, (
‘D'où viens-tu TGV ? Témoignages sur les origines des trains à grandes vitesse français’
, RGCF, 8-9 1994). Quant au corpus des entretiens recueillis, il a été
fort efficacement traité par Marie-Noelle Polino pour être mis à la
disposition du public sur le site de l'AHICF.
Reste que l’histoire du TGV ne suscitait guère d’intérêt au sein de l'IHTP. Pourtant
Henry Rousso
le nouveau directeur s’était intéressé en ses débuts de carrière à
l’histoire économique et à la planification à la française, mais "hanté
par un passé qui ne passait pas", il avait fait évoluer l'institut de
la mémoire de la Résistance vers l’évocation du rôle tenu par Vichy
dans la tragédie de la Shoah. Bref, si l'on pouvait à la rigueur s'y
intéresser à l’histoire de la SNCF, cela ne dépassait pas l'occupation
où elle avait fonctionné sous administration allemande pour former les
trains de la déportation, ne manquant d’ailleurs pas de provoquer à
l'occasion quelques polémiques à forte résonnance médiatique. A l'IHTP,
la collaboration de la SNCF sous l’occupation était documentée par
Christian Bachelier et s’opposait à l’approche de Georges Ribeill, un
spécialiste de l’histoire sociale, qui défendait le rôle pivot du monde
cheminot dans la Résistance. En même temps, le TGV apparaissait comme
l’aboutissement d’un système d’électrification par courant alternatif à
fréquence industrielle testé en Allemagne au cours des années 1930,
envisagé par Louis Armand qui avait dépêché une mission technique
outre-Rhin en 1943, puis donné lieu à une série d’essais menés
après-guerre en Allemagne sur une ligne électrifiée de la zone
française d’occupation. De fait, l’utilisation du courant alternatif à
50 Hz désormais fourni par EDF, définitivement mis au point à la SNCF
par
Fernand Nouvion,
Marcel Teissier,
Marcel Garreau et leurs collègues de la Division d’études de la
traction électrique (DETE), a été un élément crucial de la réussite du
TGV une quarantaine d’années plus tard. Quant à l’IHTP, j’ai assisté aux vains efforts d’Alain pour tenter d'en
réorienter les priorités scientifiques, le conduisant in fine à prendre
ses distances, comme bien d’autres, avec un organisme désormais
enfermé dans une vocation mémorialiste aux marges de la recherche
historique. Alain a alors rejoint l’UMR ‘Sorbonne, Identités, relations
internationales et civilisations de l’Europe’ (SIRICE) de l’université
Paris I pour poursuivre ses travaux ainsi que la Fondation EDF logée
dans le VIème arrondissement parisien où nous avions le plaisir de nous
rencontrer régulièrement pour évoquer les souvenirs d'une amitié
vieille de quarante ans.