HISTCNRS
 

Colloque sur l'Histoire du CNRS des 23 et 24 octobre 1989

Un CNRS pour quelles avancées scientifiques


Pierre Jacquinot, Président
Dominique Pestre, Rapporteur
Helga Nowotny, Rapporteur
 
  

Les sciences exactes


Pierre Jacquinot. Fermez les portes. Passage en manuel. Décollage dans une minute. Vous l'avez compris. Je lance les moteurs pour la dernière session, consacrée à la recherche elle-même, de ce colloque sur l'histoire du CNRS et je donne la parole à Dominique Pestre.

Dominique Pestre (Centre de Recherches Historiques et REHSEIS). Le programme que vous avez tous reçu donne comme titre à la session de cet après-midi « Un CNRS pour quelles avancées scientifiques? ». Dans un petit commentaire rédigé il y a un mois, et distribué avec le programme préliminaire du colloque, on pouvait lire la précision suivante, que « cette session se propos[ait] d'analyser la place du CNRS (c'est moi qui souligne) dans les grandes avancées de la science contemporaine ». A première lecture l'idée de vouloir « mesurer » ainsi le rôle du CNRS dans le développement des sciences semble sensée, capitale même. Après tout, on pourrait dire un peu vulgairement que le CNRS est « payé pour ça », que c'est son but avoué que de contribuer au développement des savoirs, que ce qu'il « fabrique » c'est de la connaissance - et qu'il n'est pas saugrenu de vouloir juger sur pièce de ce qu'il produit réellement. La question semble d'ailleurs tellement naturelle, lorsqu'on l'a formulée, qu'on pourrait même être surpris qu'une seule session sur quatre lui soit consacrée, session partagée entre sciences exactes et sciences humaines.

En fait, un petit moment de réflexion conduit assez vite à constater que la question n'est pas triviale, qu'elle soulève plusieurs problèmes de fond, qu'elle masque en fait un ou deux pièges. Je me propose donc de commencer ce rapport par quelques remarques sur ce que supposerait une étude « de la place et du rôle du CNRS dans les grandes avancées de la science contemporaine »; mes conclusions seront, vous le verrez, qu'il ne peut pas y avoir de réponse simple à ce qui est demandé, entre autres pour des raisons qui sont presque de principe, et que ce sont peut-être d'autres types de questionnements et d'approches qu'il faut mettre en oeuvre. Par la suite, je présenterai les communications dont nous devons parler cet après-midi, et proposerai à la discussion collective quelques-uns des points les plus importants qu'elles soulèvent. Dans un troisième et dernier temps, je ferai un bref travail programmatique et suggérerai les travaux qu'il serait bon d'entreprendre si nous souhaitons améliorer notre perception, notre compréhension de ce qu'a fait le CNRS en matière scientifique, du comment il l'a fait, et peut-être, car cela pourrait avoir une vertu heuristique, du pourquoi les choses furent ainsi faites.

D'emblée, et avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaiterais m'excuser pour deux choses. D'abord, je ne pourrai être que très bref, trop bref sur les neuf communications qui relèvent de cette demi-session. A vrai dire, il me sera même impossible de parler de chacune d'entre elles; non que celles que je ne ferai qu'évoquer soient de moindre intérêt que les autres, mais la nécessité de me limiter à 30 ou 40 minutes impose cet état de fait. Ensuite, étant rapporteur dans la dernière demi-journée, il m'arrivera de revenir sur des points déjà mentionnés par mes prédécesseurs, ou déjà évoqués dans certaines discussions. Que chacun veuille bien me pardonner.
Pour une première approche, commençons par nous demander ce que furent historiquement les grandes fonctions du CNRS dans le panorama scientifico-institutionnel français des cinquante dernières années, ou plutôt de la période 1940-1970 qui est celle que les communications considèrent avec le plus d'attention. Si on se contente d'une description un peu prosaïque et « factuelle », et qu'on oublie les grands mots comme « politique scientifique », ou « développement de la recherche appliquée », on peut dire que le CNRS a eu trois fonctions principales:
- rétribuer les jeunes chercheurs travaillant dans les laboratoires de France et de Navarre, en attendant, le plus souvent, qu'ils partent pour un autre poste,
- fournir en équipement et en personnel technique ces mêmes laboratoires universitaires - mais aussi ceux de l'Ecole polytechnique par exemple, dont on aurait pu supposer que le ministère des Armées pouvait s'occuper financièrement,
- développer, enfin, des centres et laboratoires propres, dont on notera qu'ils ont toujours été peuplés de très nombreux universitaires.
Juger du CNRS, apprécier son rôle dans la fabrication des savoirs, conduit donc à regarder dans une multitude de directions et à constater très vite qu'« il est peu d'activités de recherche scientifique (en France) dans lesquelles le CNRS ne soit intervenu » (M Jacquinot, 1964). En fait, et pour paraphraser à nouveau notre président de séance s'exprimant il y a 25 ans pour un autre anniversaire du CNRS, « l'imbrication très profonde et réciproque du CNRS avec la plupart des foyers où s'effectue la recherche » a toujours été telle qu' il paraît « vain d'essayer de limiter [l'analyse] à la seule recherche faite par le CNRS ».

Les exemples permettant de montrer ces imbrications institutionnelles sont quasiment infinis. Dans l'ensemble des communications qui nous sont soumises, on en trouvera un exemple idéal dans ce qui fut l'une des plus grosses opérations d'intervention coordonnée de ces 50 dernières années en France, l'Action Concertée « Biologie Moléculaire ». Ce que Xavier Polanco montre avec netteté, c'est que le CNRS est l'un des trois partenaires les plus importants de cette opération qui commence au tout début des années 1960, que son rôle est irremplaçable, je cite, dans « la construction de nouveaux instituts », « le recrutement de jeunes chercheurs formés au cours de l'Action Concertée », et « la reprise de l'Action Concertée par [le CNRS lui-même] » en 1969-1970 - mais qu'il n'est évidemment pas seul dans cette opération. Des remarques similaires vaudraient pour la physique, par exemple à propos du laboratoire propre du CNRS dirigé par Louis Néel à Grenoble - vers le milieu des années 1950, le CNRS, l'Enseignement Supérieur et les contrats militaires et industriels concourent, pour des sommes assez proches, à l'entretien du laboratoire - ou pour les mathématiques appliquées où il serait bien difficile, pour prendre un exemple particulier, de préciser exactement ce que la conception des avions supersoniques doit aux recherches théoriques sur les ondes de choc (subventionnées et suscitées par le CNRS), aux expériences réalisées dans des souffleries équipées par le CNRS, et à la grande somme de travaux qui se sont déroulés dans les instituts universitaires, l'ONERA, l'industrie et les laboratoires militaires.

Les imbrications très profondes dont nous parlons - et qui rendent difficiles l'estimation qui nous est demandée - ne sont pourtant pas qu'institutionnelles. Pour qui voudrait mesurer le rôle du CNRS dans le développement scientifique français ou international, il faudrait aussi s'assurer que les affiliations « officielles » (CNRS, Faculté de X...) sont significatives. Ephrussi, par exemple, dont nous parlent Richard Burian et Jean Gayon, est bien sûr très lié au CNRS après la guerre, le fait est certain. Avant-guerre par contre - et cela est intellectuellement décisif - le cordon ombilical est avec Fauré-Frémier et l'Institut de Biologie Physico-Chimique, et pour un temps avec le California Institute of Technology et la Fondation Rockefeller. De même dans le cas de Néel, qui est un produit de l'ENS et de l'Institut de Physique de Strasbourg, et dont l'essentiel des outils intellectuels (ceux qui feront sa force par la suite) sont déjà rodés lorsqu'il entre dans l'orbite du CNRS en 1940.

Ces deux exemples conduisent à une réflexion évoquée juste avant le déjeuner et sur laquelle il est bon de s'arrêter - même si certains risquent de juger une telle réflexion quelque peu déplacée dans le cadre d'un anniversaire. De façon très brutale, l'idée est celle-ci: le CNRS échappe toujours un peu à la prise de celui qui veut l'étudier, l'historien ne « sent » pas toujours une institution qui aurait une identité marquée, une tradition à laquelle les membres se réfèreraient, il ne sent pas une institution à forte culture spécifique et qui se différencierait « stylistiquement » des autres. A la limite, il serait presque possible de dire que le CNRS reste plutôt une antichambre peu valorisée ou un moyen provisoire de travail - je parle de la période la plus ancienne et de ceux qui reçoivent un traitement du CNRS - plutôt une étape de début de carrière qu'une fin en soi.

La science qui est faite au CNRS tend donc parfois à être « sans visage », comme dit Anne-Marie Moulin, à ne pas apparaître comme « CNRS », à laisser ses moments de gloire être annexés ou phagocytés par d'autres institutions. Précisément car le CNRS est omniprésent et que rien d'important ne lui échappe en France, il se trouve délocalisé, sans visibilité propre; précisément car il est un organisme de gestion et une agence, il n'est nulle part vraiment seul, il se partage avec des entités dont le profil est souvent plus marqué que le sien, il a du mal à imprimer une note distinctive à ses productions comme le font les écoles ou certains grands établissements - et définir sa place (institutionnelle et intellectuelle) dans les grandes avancées de la science contemporaine est une tâche qui tend à toujours s'évanouir lorsqu'on croit l'approcher. Il est d'ailleurs significatif que cet état de fait soit apparu à Anne-Marie Moulin et à moi-même alors que nous confrontions, il y a quelques semaines, notre perception du CNRS à celle des institutions que nous connaissions mieux par ailleurs, l'Institut Pasteur d'une part, le Centre Européen de Recherche Nucléaire situé à Genève de l'autre. Et ce qui est sûr, c'est que ces deux centres de recherche ont une « cohérence interne » et « une image externe », si je puis dire, qui sont toutes deux très marquées.

Admettons pourtant qu'on puisse distinguer une part CNRS dans le développement d'un champ scientifique. Après tout, nos remarques précédentes ont parfois une valeur limite et il est des aires d'études où le projet n'est pas insensé. Le problème auquel nous sommes alors confronté est celui de la mesure. Trois voies se présentent traditionnellement. La première est celle de celui qui juge a posteriori à partir des documents originaux, des articles, des rapports, c'est la méthode la plus habituelle de l'historien des sciences, c'est celle d'Anne-Marie Moulin dans sa communication sur l'immunologie au CNRS entre 1945 et 1975, et celle de Micheline Charpentier-Morize lorsqu'elle cherche à déterminer la contribution des laboratoires propres du CNRS à la recherche chimique en France de 1939 à 1973. Une autre voie est celle du jugement des pairs, des grands spécialistes se penchant sur leur discipline (pour mémoire, rappelons que ce fut la solution adoptée pour le vingt-cinquième anniversaire du Centre: en 1964, le choix ne fut pas celui d'un colloque historique mais d'une brochure de 200 pages environ éditée par la maison et élaborée sous la responsabilité directe des commissions du Comité National). Indéniablement, ce type de travail est irremplaçable, il est un vecteur essentiel de ce qu'on peut appeler « la haute vulgarisation scientifique » et vous en trouverez, parmi d'autres, une version actualisée dans l'exposition de La Villette `Passion Recherche: cinquante ans de découvertes qui transforment notre société'. Certes, l'objet de cette exposition ouverte il y a quelques jours dépasse « l'action directe ou indirecte du CNRS », mais elle n'interdit pas de la retrouver, ici et là, en filigrane.

La troisième voie, beaucoup plus lourde et onéreuse, n'a pas été retenue à l'occasion de ce colloque. C'est celle qui essaie de retrouver l'état des disciplines et la place occupée par les divers réseaux d'acteurs au cours du temps en s'appuyant sur les citations d'une part, les analyses de co-occurences de mots dans les textes scientifiques d'autre part. Un exemple récent - et convaincant - de l'intérêt de ces méthodes, tant en termes de politique scientifique qu'en termes historiques, est l'étude menée récemment par le CSI de l'Ecole des Mines pour le compte de la NSF américaine, et qui porte sur l'impact des financements DGRST dans le développement de la chimie macromoléculaire en France. L'intérêt de ces outils, qui se sont énormément sophistiqués dans les dix dernières années et pour lesquels il serait hâtif de garder un quelconque mépris a priori, aurait pu être démontré à l'occasion de ce colloque; malheureusement, les historiens manquent par trop d'argent pour ce type d'opération et aucune ne fut commandée. Ce qui est dommage car ces outils permettent de suivre très bien des itinéraires de laboratoires, des programmes de recherche, des réseaux d'influence intellectuelle, et constituent, du fait d'une certaine « neutralité automatique de traitement », des aides d'une réelle efficacité pour ceux qui souhaitent apprécier, « le plus objectivement possible », la place et le rôle de personnalités ou d'institutions dans le déploiement des savoirs et des savoir-faire.

Ces remarques suffiront peut-être à vous convaincre, malgré leur brièveté, qu'il y a quelques difficultés à répondre à la question initialement envisagée pour cette demi-session, difficultés qui sont à la fois de principe, et dues à l'état actuel des recherches qui ont été entreprises. Plus important, toutefois, est le fait que l'évaluation n'est pas le seul but que nous puissions nous fixer pour ce qui nous occupe aujourd'hui. Certes, ce souci d'évaluer les contributions des uns et des autres fait corps avec la tradition d'un milieu scientifique toujours attentif aux attributions de paternité des découvertes (qu'on pense à la dernière polémique en date, celle suscitée en France par l'attribution du prix Nobel 1989 de médecine), certes, il reprend périodiquement de l'importance dans le cadre des politiques de gestion de la science, mais d'autres analyses valent d'être entreprises pour qui se préoccupe de comprendre le développement des sciences. Le comment de ces développements, l'étude des stratégies qui ont réussi et de celles qui ont apparemment échoué, la compréhension du rôle propre des hommes et des moyens dont ils disposent, la place et la nature des interventions étatiques, la forme des collaborations (ou les hostilités) entre milieux différents (universitaires / industriels, chimistes / physiciens,...) méritent aussi d'être regardés de près. Pas seulement mesurer, donc, pas seulement classer et distribuer les bons points de fin d'année, mais produire des analyses historiques, des études de cas, et fournir ainsi des matériaux indispensables pour une compréhension plus fine du passé du Centre.

La plupart des communications reçues, et qui sont déjà en partie publiées, relèvent de cette dernière catégorie. Je les regrouperais en trois ensembles. Le premier est formé des communications de Mr. Cornet sur le Centre de Chimie Métallurgique de Vitry installé de fait par Georges Chaudron juste avant la guerre, Frick sur le Centre de Recherches Nucléaires de Strasbourg, et Viel sur le Centre d'Etudes et de Recherches de Chimie Organique Appliquée d'Henry Gault (le CERCOA). Leur point commun est la nature descriptive et monographique du propos, le fait qu'ils offrent d'abord un historique factuel des activités d'un laboratoire. Le second ensemble regrouperait les communications de Mmes Bodergat, Charpentier et Moulin. A la différence des précédents, elles visent l'ensemble d'une discipline, elles considèrent tout un domaine d'activités. Anne-Marie Bodergat s'intéresse ainsi au développement de la géologie de surface au sein du CNRS, Micheline Charpentier à la contribution des laboratoires propres du CNRS à la recherche chimique en France, et Anne-Marie Moulin au développement de l'immunologie et au rôle joué par le CNRS dans celui-ci. Resteraient une étude de Jérome Ramunni sur le CNRS et le calcul scientifique, une de MM Burian et Gayon sur la génétique et les laboratoires de Gif dans la période 1945-1960, et une de Jean Paul Gaudillière sur chimie biologique ou biologie moléculaire: la biochimie au CNRS dans les années 1960. (A ce dernier article, et pour complément, on pourrait adjoindre l'étude de Xavier Polanco sur l'institutionnalisation de la biologie moléculaire en France, et déjà commentée hier). Ces études ont ceci en commun qu'elles sont centrées sur un groupe de recherche ou de laboratoires, mais adressent d'emblée des questions de nature plus générale en contextualisant fortement leur objet.

Commençons par le texte de Jérôme Ramunni. Le récit qu'il nous propose est avant tout celui d'une erreur tenace, d'un échec, il est l'histoire d'une incapacité du CNRS à développer le calcul scientifique et à construire un calculateur électronique fiable dans la décennie d'après-guerre. Nous rappelant les racines de celui qui est l'anti-héros par excellence de son histoire, Louis Couffignal, Ramunni nous montre d'abord les étapes de son ascension. Sont à retenir, parmi d'autres, la mobilisation pour la défense nationale en 1939, puis l'immédiat après-guerre, lorsque Couffignal devient un personnage central de l'Institut Blaise Pascal. Le tournant de la carrière du « docteur ès calcul mécanique » se place au début des années 1950 lorsque, à la suite d'un colloque international qu'il convoque lui-même, « on a pu mesurer à l'évidence le décalage important qui s'était établi » entre son projet, toujours dans les limbes, et ceux des Anglo-saxons, déjà proches de « la phase commerciale ». Ramunni termine alors son article sur l'important retard de la France en ces matières au tournant des années 1950 et 1960.
 
A partir de cette présentation beaucoup trop rapide pour être fidèle, et pour donner à l'auteur la possibilité d'intervenir lui-même sur cette affaire bien intéressante, je voudrais poser une série de questions enchaînées. Ce qui frappe d'abord, c'est que Couffignal ne semble pas du tout un isolé jusqu'au début des années 1950, qu'il semble disposer au contraire de nombreux appuis; si cela est vrai, comment l'interpréter? Vous montrez bien les choix technologiques que Couffignal refuse (mémoire magnétique, notion de programme enregistré,...). Mais d'autres que Couffignal ont agi, vous l'indiquez, et les agences gouvernementales (autres que le CNRS) ont dû encourager des alternatives, dès le début. Pouvez-vous alors nous dire comment les autres acteurs (électroniciens des firmes privées, ingénieurs du CNET ou de l'armement,...) conceptualisent le problème dans les années 1940? que construisent-ils? quels plans de machines ont-ils? de quel hardware disposent-ils? ignorent-ils Couffignal ou partagent-ils avec lui un certain nombre de conceptions communes? Dans un registre un petit peu différent, pourriez-vous dire quelques mots sur le poids des mécaniciens en France (je pense ici au doyen Pérès, patron de l'Institut Blaise Pascal et élément capital de l'establishment parisien)? ce poids est-il plus important qu'ailleurs? si oui, cela eut-il des effets spécifiques? et diriez-vous, pour finir, que la direction du CNRS - Gaston Dupouy en particulier - a une lourde responsabilité, que cette direction a « trainé » à réagir vis-à-vis de Couffignal? (ce qui me fait poser cette question particulière, c'est que vous dites que c'est grâce à l'arrivée de Mr. Coulomb que les choses changent).

En m'autorisant, de façon fallacieuse, de l'héroïque classification comtienne, j'aimerais maintenant parler de physique et de chimie, domaine dans lequel les communications qui nous sont proposées sont nombreuses. Ne pouvant intervenir de façon ponctuelle sur toutes, je m'appuierai sur le travail de Madame Charpentier pour organiser ma réflexion - et demanderai aux autres auteurs de m'excuser. La première thèse que l'auteur avance est que la chimie française est très en retard à la veille de la guerre, aussi bien en recherche fondamentale qu'en recherche appliquée. Madame Charpentier a très certainement raison sur ce point mais l'affirmation demanderait peut-être des nuances ou des précisions. Il y a en effet partout des maîtres un peu vieux et dépassés, il y a dans tout domaine un pourcentage notable de personnes incompétentes, mais cela ne peut suffire - et il ne faut ni oublier de mentionner ce qui se fait en parallèle ou va à contre courant, ni supposer implicitement qu'il y a une norme de développement, et qu'un pays de la taille de la France devrait être « leaders » dans toutes les disciplines et toutes les techniques. D'ailleurs, Micheline Charpentier elle-même nous donne des éléments (sur Dupont, sur Chaudron,...) qui conduisent à complexifier l'affirmation d'ensemble qu'elle nous propose.

Du fait de la mobilisation pour la Défense Nationale en 1938 et 1939, puis de la politique de Vichy, une orientation plus marquée vers la « recherche appliquée » et la « recherche fondamentale dirigée », pour reprendre les mots de Madame Charpentier, se manifeste à la tête du CNRS entre 1938 et 1945. Cette orientation reste d'actualité après-guerre et c'est « par le souci de faire une science utile que l'on peut expliquer la création des principaux laboratoires propres de chimie entre 1950 et 1966 ». Cela concerne la chimie macromoléculaire - où il semble y avoir eu pléthore de bons éléments en France à cette époque -, la chimie biologique - sont ici concernées les installations de Gif pour Mr. Lederer -, enfin les hautes températures, les réfractaires, les métaux purs et les terres rares, et dont les héros CNRS s'appellent Chaudron ou Trombe. Une bonne étude de laboratoire de « recherche fondamentale dirigée » est fourni par le texte de Mr. Cornet sur le CECM. On y voit la tradition lilloise de Chaudron, les multiples orientations « appliquées » développées ensuite à Vitry, et l'importance de l'héritage repris par Mr. Michel. Mes questions, dans ce registre, sont celles-ci: si la période 1938-1945 tend bien à tordre l'orientation scientifique du CNRS vers des études plus « appliquées », et donc à l'éloigner des voeux du groupe « fondateur » (les amis de Perrin, pour faire vite), trouve-t-on un maintien de cette orientation dans toutes les disciplines jusque dans les années 1960? Je tendrai à des réponses positives dans certains cas (notamment pour une large part des activités chimiques) mais pas dans tous (qu'en est-il en microscopie électronique à Toulouse, par exemple?) Par ailleurs, comment cela est-il conciliable avec les idées de gauche alors influentes dans le milieu et qui, au premier abord, semblent antagoniques avec cette orientation (je pense ici aux attaques assez rudes de Marcel Mathieu contre le laboratoire de Louis Néel déclaré, en 1947/48, inféodé aux intérêts de la compagnie Ugine)?

On peut aussi avancer d'un cran et se demander quelle est la véritable nature des liens existant, dans ces années, entre les laboratoires propres du Centre et l'industrie? Le problème n'est absolument pas propre à la chimie, ni au CNRS; déjà discuté hier à propos du laboratoire de Louis Néel, et ce matin à la suite de l'exposé d'Antoine Prost, il constitue une des grandes interrogations de l'historiographie française des sciences et de l'industrie. Dans le cas qui nous occupe ici, il pourrait être formulé ainsi: en quoi les liaisons entre les laboratoires du Centre et l'industrie sont spécifiques, en quoi diffèrent-elles de celles qu'on trouve aux Etats-Unis par exemple, et qui semblent plus organiques, plus intégrées de part et d'autre dans des politiques de long terme? A-t-on ou n'a-t-on pas, dans les laboratoires du CNRS, des phénomènes de « recherche appliquée non applicable » pour reprendre le mot de Michel Callon, mot par laquelle il pense pouvoir caractériser les recherches de nombreux laboratoires publics français? Certes, le laboratoire de Chaudron - ainsi que celui de Gault étudié par Mr. Viel - est décrit comme profondément lié au tissus industriel - ce qu'on dit habituellement aussi du laboratoire de Néel ou de celui de Charles Guillaud à Bellevue. Certes encore ces groupes sont en relation constante avec les milieux industriels, et ils forment pour eux de nombreux cadres. Mon inquiétude est pourtant que ces analyses ne partent que rarement du « point de vue » des milieux techniques et qu'il est difficile d'apprécier la nature exacte de la relation, ou son caractère opérationnel. D'ailleurs, Mr. Viel ne donne qu'un seul exemple de brevet pris au CERCOA et ayant vraiment rapporté de l'argent (ce qui ne veut pas dire que les autres n'en ont pas rapporté du tout) et Mr. Cornet indique que, lors du changement de direction du CECM en 1974/76, le nouveau Comité de Direction recommande au laboratoire de s'ouvrir « vers le domaine industriel ». Que signifie donc cette recommendation? Comment propose-t-il que nous l'interprétions? Dans le même ordre d'idées, il serait important d'étudier les brevets pris par le CNRS (et le service des brevets lui-même). Quelle est la nature de ces brevets? quel est le nombre de ceux qui n'ont jamais été considérés? Les utilisateurs, notamment les scientifiques du CNRS, étaient-ils satisfaits du fonctionnement du service des brevets? Ces questions n'ont pas qu'un intérêt académique (le Centre de Recherches Historiques lance d'ailleurs une réflexion sur le thème: « La France n'est-elle pas douée pour l'industrie? »), et il serait bon que nous en parlions quelque peu.

Dans la dernière partie de sa communication, Madame Charpentier se penche sur les changements structurels intervenus après 1966 dans l'organisation des laboratoires propres. Le point le plus frappant - et nous le retrouvons de façon omniprésente dans les articles sur le CECM, le CRN de Strasbourg et le CERCOA - est la difficulté que semble avoir longtemps rencontrée le CNRS (longtemps ou toujours?) lorsqu'il a eu à fermer un laboratoire, ou qu'il a été confronté à la succession d'un grand patron. Le problème peut même être élargi et être centré sur l'ensemble de ce monde à part qu'est celui des laboratoires propres jusqu'à la fin des années 1960.

On est en droit de parler d'un monde à part dans la mesure où le budget des laboratoires propres est du même ordre de grandeur que celui confié aux commissions du Comité national pour les laboratoires universitaires et autres, et que ce budget ne relève que du Directoire. Le résultat de cette situation est, pendant longtemps, des dotations budgétaires notables et un « suréquipement » en personnel technique. Madame Charpentier donne des chiffres de 3 à 9,5 techniciens par chercheur (!) pour 9 laboratoires propres de chimie en 1966, la moyenne des 11 autres étant autour de 1,5 - ce qui reste important dans le contexte de l'époque. On a enfin l'impression d'une inertie de direction particulièrement marquée, certains hommes ne quittant pas leur poste directorial avant un âge avancé. Nommé premier directeur du CERCOA alors qu'il a 65 ans, Henry Gault, par exemple, ne quitte ce poste qu'à 80 ans, en 1960 (il prit par contre sa retraite universitaire en 1950, à 70 ans, comme prévu par les textes). Et encore ne quitte-t-il pas « son » laboratoire puisqu'il continue de s'y rendre jusqu'en 1967. De même pour Georges Chaudron qui, au moment de sa mise en retraite, devient président du Comité de Direction de son ex-laboratoire maintenant dirigé par un de ses élèves; et lui aussi, jusqu'à l'age de 85 ans, continuera de s'y rendre quotidiennement.

Les questions qui viennent alors à l'esprit sont celles-ci: ces situations ont-elles été fréquentes au CNRS? plus fréquentes que dans les laboratoires universitaires ou ceux de l'industrie ou des armées, ou du même ordre? cela n'est-il pas à la racine d'une certaine fermeture sur soi de certains laboratoires du CNRS, d'une certaine imperméabilité aux orientations et aux techniques nouvelles? Le texte de Mr. Viel, comme plusieurs remarques de Madame Charpentier, indiquent en effet des moments difficiles de succession, tant en termes d'hommes (nouveaux arrivants contre héritiers) qu'en termes intellectuels (Comités de Direction nouvellement nommés et demandant des réorientations parfois drastiques des programmes de recherche). Comment comprendre et interpréter de telles situations qui ont duré, au moins dans certains cas, jusqu'aux années 1970? Les causes sont-elles structurelles, je veux dire propres au fonctionnement de la structure CNRS, ou sont-elles plus générales? En bref, le phénomène est-il plus ou moins universel (la métaphore des organismes qui se développent puissamment et doivent bien mourir un jour), plus particulièrement français (le phénomène gérontocratique, l'impossibilité souvent décrite de réformer les institutions, le fait qu'elle vieilliraient sur place), ou propre au CNRS? Dans ce dernier cas, une question brûle les lèvres (même celles de l'historien): l'institution est-elle sortie de cette ère ou non?

Les communications qui nous sont soumises sur les sciences biologiques concernent deux seuls sujets, la biologie moléculaire et l'immunologie. L'article d'Anne-Marie Moulin sur cette dernière question mérite une mention spéciale en ceci qu'elle s'essaie de très près au jeu initialement proposé, à savoir: juger de l'apport du CNRS au développement de l'immunologie. La discipline étant neuve, l'étude peut permettre de surcroît de tester l'idée qui veut que le CNRS ait parrainé les disciplines novatrices ignorées par l'université. Dans son texte, l'auteur décrit une immunologie tiraillée entre les laboratoires de sérologie des hôpitaux et l'immunochimie plus ésotérique de l'Institut Pasteur (ceci dans les années 1940 et 1950), le premier déploiement à partir de 1962/64 (suite en particulier au Prix Nobel de Burnet et Medawar), le tournant des années 1968/72, avec la création d'une Société d'Immunologie, la multiplication des enseignements dans les facultés de médecine, et la création des premiers cours dans les facultés des sciences. Dans ce processus de trente ans, l'Institut Pasteur émerge comme une force vive, la DGRST fournissant une part notable des fonds.

Et le CNRS, se demande Madame Moulin? Sa première réponse est de prudence : le jugement est difficile car les imbrications institutionnelles sont nombreuses, car les divers investissements financiers ne sont pas aisés à retrouver, car la langue de bois tend à obscurcir bien des choses et car se posent des questions de principe, celles que nous avons déjà évoquées en introduction. Elles propose pourtant des éléments de réponse et souligne l'importance décisive du CNRS dans le recrutement des chercheurs (et Madame Moulin de nous donner des chiffres et de nous parler d'Halpern, de Bussard, d'Oudin...), et son rôle de relais dans l'itinéraire de certains laboratoires. Il semble pourtant que ce ne soit que dans les dix ou quinze dernières années qu'on puisse parler d'un rôle soutenu du CNRS. (Même si le point n'est pas directement pertinent pour ce qui nous occupe aujourd'hui, il vaut de signaler la belle caractérisation de l'immunologie française que propose Madame Moulin. En très bref, elle la dit plus cellularisée que molécularisée - une biologie moléculaire conquérante tendant à étouffer une immunologie cherchant son indépendance du nouveau dogme - plus théorique que technologique - trait peut-être bien français - et n'ayant pas développer une immunologie parasitaire - ce qu'après elle nous pouvons juger surprenant au vu de la tradition de ce pays).

Reste à parler de génétique, de biochimie et de biologie moléculaire. La communication de MM. Burian et Gayon, qui s'appuie surtout sur un fond d'archives Rockefeller, reprend un ensemble de travaux fort intéressants que ces deux auteurs développent depuis plusieurs années; cette fois, ils s'intéressent plus particulièrement à la génétique française de la période 1940-1960. Ce qu'ils nous rappellent d'abord, c'est que la génétique mendelienne classique est absente de France avant 1945 (nous pourrions éventuellement revenir sur le pourquoi de cette situation), aux exceptions très notables de Teissier, l'Héritier et Ephrussi dont ils rapportent les contributions originales au domaine. Ils montrent ensuite que le CNRS fut choisi comme moyen privilégié d'action par les nouveaux patrons de la science française dans les années d'immédiat après-guerre: leur idée fut celle d'un grand Institut de Génétique à construire à Gif et à placer sous la direction d'Ephrussi. Dans un troisième temps, MM. Burian et Gayon décrivent le rôle de la Fondation Rockefeller, et ses inquiétudes quant au lyssenkisme rampant qui risque d'envahir la France. (A ce propos, n'est-il pas étonnant de voir Ephrussi obligé de réaffirmer à la direction de la Fondation que le CNRS offre des garanties de libertés académiques aussi grandes que l'université? qu'est-ce que cela reflète quant à la perception - ou la mal-perception - que les Américains ont alors de l'Europe, et de la France en particulier?).

Puis vient la nomination de Gaston Dupouy, hostile à ce vaste projet (s'agit-il d'une réaction de physicien ignorant ou inquiet, ou d'autre chose?) et les heurts homériques de celui-ci avec Ephrussi, et qui conduisent au renvoi par ce dernier, en 1954, de l'argent offert par la Fondation Rockefeller pour la construction d'un institut à Gif. Les résultats en sont le maintien d'Ephrussi à Paris jusqu'à ce qu'un nouvel accord soit possible - ce qui nous mène à 1956-58 -, l'isolement concomittant de Teissier et surtout de l'Héritier à Gif, et le renforcement de la séparation entre trois programmes de recherches initialement assez liés - une tradition, selon les auteurs, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Comme pour Anne-Marie Moulin, cet article se conclut sur une très intéressante caractérisation des traits propres de la génétique française que j'aimerais voir développer. Ces remarques dépassent bien sûr le cadre du CNRS, mais sont « méthodologiquement » essentielles puisqu'elles interdisent de penser en terme de retard ou d'avance, ce qui est toujours trop simple, qu'elles interdisent de penser le développement scientifique selon un modèle linéaire et quelque peu irréversible d'accumulation.
 
La dernière communication que nous ayons à considérer est de Jean-Paul Gaudillière; elle traite des effets, sur la biochimie au CNRS, du succès de l'Action Concertée « Biologie Moléculaire ». Impulsée par le noyau pasteurien, exceptionnellement soutenue par la DGRST, et menant à des résultats jugés par la majorité comme décisifs, elle entraîne dans son sillage une recomposition inéluctable de l'ensemble du domaine de la biologie. Dans la première phase de l'Action Concertée (1961-1965), la réponse de la commission de chimie biologique du CNRS est d'essayer d'« intégrer » la biologie moléculaire d'une part, de développer des secteurs propres de recherche de l'autre (métabolisme, biochimie des organismes supérieurs,...). Dominée par les « pharmaciens » (pour reprendre le mot proposé par Jean Jacques au cours de la discussion d'hier) et marquée par la biochimie structurale et clinique, la commission tend à moins bien « résister » au choc dans la seconde phase (1966-1969), ou plus exactement à se parcelliser, à perdre son unité et sa dimension conquérante. En accord avec la commission de biologie cellulaire, elle acceptera pourtant de prendre en charge l'héritage DGRST et d'intégrer les chercheurs formés pendant la décennie.

Dans la seconde partie de sa communication, Gaudillière précise son propos en étudiant trois laboratoires dirigés par des personnages influents de la commission de chimie biologique du CNRS - ce qui lui permet de voir ce qu'ils font « positivement » comme recherche (et pas seulement ce qu'ils refusent du programme de l'Action Concertée!) Il s'agit d'abord du laboratoire de Lederer à Gif, l'Institut de Chimie des Substances Naturelles, qui incarne le lien entre biochimie, chimie organique structurale et la pharmacologie; ensuite l'Institut de Chimie Biologique de la Faculté de Médecine de Strasbourg, dirigé par P. Mandel, qui fait une biochimie « basée sur les corrélations entre changements de composition métabolique et changements d'activité physiologique »; enfin le laboratoire de Biochimie Comparée du Collège de France dont le directeur est Roche, président de la commission du CNRS, et qui s'occupe d'endocrinologie.

Ces trois dernières communications, particulièrement claires même pour le non-spécialiste que je suis, conduisent à soulever quelques questions. On dit souvent que, sans le CNRS, la science française d'après 1945 serait morte. Le propos est sans doute exagéré mais on en saisit immédiatement un des sens possibles si on pense recrutement des hommes et fourniture d'équipement. Sur ces points, les trois exemples que nous venons de considérer sont plus que clairs et la cause est entendue. On répète aussi souvent - ce qu'Anne-Marie Moulin rappelait - que le CNRS fut essentiel car il sut intervenir dans les domaines novateurs où l'université refusait d'investir. Au vu des études proposées, cette affirmation paraît par contre moins évidente. Certes le CNRS agit très tôt en faveur de la génétique, dès 1945, mais aux côtés de la Fondation Rockefeller, et aux côtés de la Direction de l'Enseignement Supérieur dirigée par Pierre Auger (mais il y a bien résistance dans le corps professoral universitaire, cela semble acquis). Vis-à-vis de la biologie moléculaire, discipline neuve elle aussi, le CNRS semble plutôt incarner le pôle de résistance vis-à-vis d'autres institutions plus dynamiques que lui - chose que le comportement de la commission de chimie biologique illustre. Au premier abord donc, rien qui confirme la thèse de façon éclatante.

Je me demande pourtant si la question est bien posée. La biologie moléculaire, toute novatrice qu'on la déclare, n'a pas pu être « la solution à tous vos problèmes », comme dirait le publiciste et Madame Moulin, regardant l'affaire avec les yeux des immunologistes, le confirme. Il n'y a rien de surprenant dans cet état de fait, aucun programme de recherche ne pouvant être efficace partout à la fois, aucun système de conceptions théoriques et de savoir-faire pratiques, surtout s'il prétend à l'universalisme et à l'hégémonie, n'étant sans produire d'effets dévastateurs ou inhibants dans les systèmes de pensée voisins, aussi « justifiés » et « novateurs » qu'ils apparaissent eux-aussi. Si on ne croit pas sur parole les biologistes moléculaires de l'époque lorsqu'ils nous disent être la modernité, toute la modernité et rien qu'elle, si on prend au contraire au sérieux l'ensemble des travaux entrepris dans le champ de la chimie biolologique - par exemple ceux de Lederer mettant au point de nouveaux composés thérapeutiques - et qu'on ne suppose pas a priori que s'être opposé au nouveau dogme était simplement négatif, si donc on comprend que certains problèmes restaient inaccessibles au corpus de la « biologie moléculaire » et que d'autres projets de recherche gardaient leur validité, on risque moins d'obtenir un résultat biaisé, on a plus de chance d'être conduit à un jugement équilibré sur l'apport des uns et des autres au champ des sciences biologiques. Sur ce point, la communication de J.-P. Gaudillière est intéressante car elle semble conduire, après une première critique sévère de la commission de chimie biologique du CNRS, à une appréciation nuancée, moins « whigghish » diraient nos amis anglais, c'est-à-dire moins soumise à la doxa des vainqueurs, des recherches entreprises grâce au CNRS. Mais ceci est peut-être pure spéculation ou remarque d'ignorant - et je préfèrerais que ce soit J.-P. Gaudillière, Madame Moulin ou d'autres spécialistes qui s'expriment.

Je serai très bref dans cette dernière partie dont le but est d'identifier les études qui nous font le plus défaut. D'une part car ce qui a été fait pour ce colloque n'est pas négligeable. Je me permets d'ailleurs d'insister sur une évidence: ce que j'ai pu rapporter en 30 ou 40 minutes ne représente qu'une part infime de ce que j'ai lu et que vous pourrez lire par vous-même dans Les Cahiers pour l'histoire du CNRS. D'autre part car mes compétences ne me permettent pas de parler de toutes les sciences dites exactes et que des formes de collaborations sont ici indispensables, tant entre spécialistes de disciplines différentes qu'entre historiens et scientifiques.

Un rapide tour d'horizon par champ de recherche fait d'abord apparaître une absence, celle des mathématiques. Cela est vrai pour les mathématiques dites pures, mais aussi pour un domaine devenu capital dans le monde d'après 1945, celui des diverses mécaniques et des mathématiques appliquées. Cet ensemble inclut notamment l'hydro et l'aérodynamique, la mécanique des solides, et bien sûr « le calcul numérique, le traitement de l'information et l'automatisme » comme on disait dans les années 1960. Sur ces domaines, à ma connaissance, il n'y a pas d'études historiques qui soient actuellement en cours ou en préparation (je n'oublie pas le livre de Jérôme Ramunni paru récemment et ferai amende honorable, avec plaisir, si je me trompe). Du côté de la physique, il n'existe pas de résultats d'ensemble qui soient publiés; par contre, plusieurs projets sont en chantier et on y verra probablement beaucoup plus clair dans quelques années. Il n'en reste pas moins que des études supplémentaires seraient les bienvenues, par exemple sur Toulouse et l'ensemble des activités d'électronique mises en place dès les années 1950 (notamment grâce au CNRS) ou sur les grandes actions incitatives type « matériaux ». Pour les autres disciplines, je préfère m'abstenir et demander, à ceux qui le souhaitent, de faire des suggestions.

Je crois de plus qu'il ne faut pas se limiter aux seules grandes questions ou aux vues disciplinaires globales. Nous avons besoin de perspectives cavalières, c'est certain, mais aussi d'analyses fines et très particulières. La raison en est que, en changeant de grossissement, en adoptant des lentilles différentes pour regarder nos objets, nous nous mettons en position de voir des réalités différentes. A une échelle « micro », si l'on veut, il faudrait traiter de succès et d'échecs de façon simultanée, par exemple en étudiant en parallèle le cas de Sadron et des macromolécules - avec comme question: expliquer comment s'est construit ce duché alsacien - et celui du laboratoire de lipochimie qu'évoque déjà Madame Charpentier - avec le problème symétrique: comment opère un phénomène de dégénérescence. Deux ou trois grandes monographies s'imposent aussi dans le cadre d'une histoire des sciences au CNRS. Je pense à Gif, bien sûr, mais aussi à Bellevue, un site organiquement lié à 75 ans d'histoire du Centre et de ses divers ancêtres - et à mon goût le plus grand absent de ce colloque.

Une histoire circonstanciée des lieux et des études entreprises à Bellevue conduirait d'abord à parler de grandes aventures et d'hommes hauts en couleur. Je pense à Breton bien sûr, mais aussi à l'histoire du grand électro-aimant de l'Académie des Sciences sur lequel aucune étude systématique n'existe, et dont il serait passionnant de « mesurer » l'héritage scientifique. Elle permettrait ensuite de mieux identifier les réseaux scientifiques et politiques extrêmement variés et fortement concurrents qui s'entrecroisèrent autour de son berceau - et de rappeler les cousinages un peu démodés d'une part de ses promoteurs d'avant 1945 (une des questions pourrait être ici celle de la place exacte du salon des arts ménagers). Elle introduirait aussi à ce qui est mis derrière les mots si souvent répétés de recherche appliquée dans la France des années 1920-1960 puisque la majorité des laboratoires de Bellevue n'a jamais tenu à se limiter à la science dite « pure ». Considérer de près ce qu'ont fait les laboratoires des hautes températures, des hautes pressions, des échanges thermiques, d'électrolyse, de chimie des radiations, pour ne citer que quelques noms, nous ferait pénétrer de plein pied dans une des logiques historiquement essentielles du CNRS. Une étude de Bellevue nous placerait enfin au coeur du système CNRS pour une autre raison, à savoir que nous serions dans l'univers des seuls laboratoires propres - et qui plus est de laboratoires dédiés massivement à la physique et à la chimie, dans la lignée, donc, du principal réseau à l'origine du Centre. Et ici les exemples ne manqueraient pas pour cerner les forces et les faiblesses d'un système fonctionnant à l'état presque pur, pour en identifier les rites et les modes de fonctionnement, pour en analyser les inerties, mais aussi les capacités de rénovation.

Pierre Jacquinot. Après ce remarquable tableau général brossé par Dominique Pestre, premier intervenant, Monsieur Ramunni pour le calcul scientifique.

Girolamo Ramunni (CNRS GERS). Première question: qu'ont fait les autres acteurs français à propos de l'informatique? Tous simplement, ils sont allés voir ailleurs ce qui avait été fait, notamment toutes les techniques qui avaient été développées à usage militaire. Il y avait en France d'autres chercheurs, je cite par exemple le cas de Maréchal qui lui avait su trouver l'industriel qui pouvait l'aider. Et là, on voit bien le rôle du directeur du CNRS, face à ce monstre de Couffignal, tranchant en faveur de celui-ci et délaissant l'industriel qui pouvait réaliser la machine, François Henri Raymond. Raymond a d'ailleurs fait preuve de ses capacités en créant une entreprise qui a fabriqué des ordinateurs jusqu'au milieu des années soixante, en fait jusqu'au lancement du fameux Plan Calcul. Couffignal était-il un isolé? Je ne le pense pas. Un mythe s'est construit sur son échec, qui consistait à dire que la société qui était chargée de la réaliser avait fait faillite. Je dis que la faillite de Logabax a masqué le fait que le projet Couffignal était non viable.

Sur la place des mécaniciens dans la communauté scientifique française, il ne faut pas généraliser, mais on doit reconnaitre que dans le milieu « polytechniques », « ponts » et « mines », une certaine idéologie contribuait à faire de la mécanique la discipline la plus développée. Il y avait le sentiment qu'à partir du moment où quelqu'un avait une formation de mécanicien, tout pouvait lui réussir. Or dans le domaine de l'électronique, il fallait une autre formation. Ce n'est pas un hasard si Joliot, en l'occurence très clairvoyant, est allé chercher au Centre National des Télé communications (CNET), les électroniciens pour mettre au point ses compteurs indispensables à la physique des particules. Pourquoi Couffignal n'a t-il pas fait de même? C'est une question dont la réponse est très difficile. Mais il y a une question plus intéressante. Pourquoi ce projet Couffignal n'a t-il pas été arrété plus tot, dès le début des années cinquante par exemple? Ce qui pose le problème plus vaste, de la manière dont une institution peut reconnaitre ses échecs pour en tenir compte. Je laisse la question ouverte.

Dominique Pestre. Il m'a semblé que pour toi, la nomination de Jean Coulomb à la direction du CNRS (1957), était justement ce moment où le CNRS avait reconnu son échec.

Girolamo Ramunni. Tout juste. J. Coulomb a eu le courage de signer le papier disant: « on met fin aux fonctions de Monsieur Couffignal à la tête de la section de calcul mécanique de l'Institut Blaise Pascal ».

Pierre-Eric Mounier-Kuhn (CNAM). Certes, le machine de Couffignal était une impasse technologique, mais je ne crois pas qu'il faille refuser ce type d'erreur. Je rappelle qu'en Angleterre au même moment, douze équipes préparaient autant de machines à calculer digitales. Sur douze projets, seuls trois ont abouti à la construction d'ordinateurs qui ont eu une descendance. Il me semble que le problème, c'est que le CNRS et à travers lui la France, a parié sur un seul projet, celui de Couffignal, en le créditant de l'aura officielle de notre institution prestigieuse et centralisée, alors que ce projet Couffignal, oeuvre individuelle relevait du pur bricolage intellectuel réalisée par une société industrielle, sur la seule recommandation de Couffignal. Ce qui montre les limites de l'approche par contacts personnels entre le CNRS et l'industrie, telles qu'elles étaient pratiquées à l'époque.

A propos de ce que dit Dominique Pestre sur l'influence des mécaniciens, il est clair qu'au départ l'informatique au CNRS était très liée à la mécanique pour la bonne raison que toutes deux étaient des sciences mathématiques qui se sont ensuite progressivement transformées en sciences pour l'ingénieur. Les mécaniciens au CNRS ont largement soutenu le développement de l'informatique et l'on abrité dans ce qui était la section III du Comité national, jusqu'en 1966.
 
Un mot enfin sur le problème de l'évaluation. Le laboratoire propre de l'Institut Blaise Pascal ne relevait pas du Comité national, mais directement de la direction du CNRS. La question est donc -je précise que je n'ai pas de réponse- pourquoi Gaston Dupouy a laissé Couffignal à la tête du laboratoire de calcul numérique pendant les six ans (1951-57) qui ont suivi l'échec patent de sa calculatrice? J'ai le sentiment que le CNRS n'a vraiment développé l'informatique qu'à partir du moment où il a subi la pression concurrentielle de la DGRST, puis de l'Institut de Recherche Informatique à partir du plan calcul.

Pierre Jacquinot. Voyons si la même situation de retard prévalait dans les sciences de la vie, Madame Moulin.

Anne-Marie Moulin (CNRS RESHEIS). Le problème du retard scientifique de la France, évoqué par Dominique Pestre pose celui du critère d'évaluation de ce retard. Retard par rapport à quoi? Par rapport au modèle américain? Mais n'est ce pas faire faire trop vite bonne mesure d'une sorte de modèle de développement français, plus composite, un peu à l'image de cette génétique extra-chromosomique évoquée par ailleurs et de ses rapports complexes avec notre tradition lamarckienne.
 
Je dirai que le CNRS a joué un certain rôle régulateur -volontairement ou par inertie?- dans la distribution de la recherche biologique. La recherche française aime souvent se développer dans des voies abritées, à l'égard d'un courant principal. Ce fut le cas pour l'immunologie dont quelqu'un comme Jacques Monod pouvait concevoir son absorption à terme dans l'irrésistible ascension de la biologie moléculaire. Or une caractéristique du CNRS, le soutien à une recherche qui n'a pas une technologie dans le vent, avec un arsenal et une problématique marginales, mais qui néanmoins présente la caractéristique positive de maintenir une recherche qui gagne en profondeur de champs ce qu'elle perd en efficacité.

Dernier point: l'identité CNRS. Que signifie « être » CNRS? De toute évidence, les pastoriens ont une forte identité, tellement forte qu'elle n'entre d'ailleurs pas en conflit avec une identité CNRS, même s'ils perçoivent de l'argent et un support actif de l'institution. On a dit ce matin que le CNRS était contagieux, je répondrais -et il fallait s'y attendre- que les membres de l'Institut Pasteur sont vaccinés.

Jean Gayon (Université de Bourgogne). Le choix de la période que nous avons retenu pour notre communication sur la génétique française dans l'après guerre nous a mis dans l'embarras pour répondre à la question: qui du rôle du CNRS dans cette histoire? Le résultat auquel nous sommes parvenus est en effet assez décevant. Il ne reconnaît au cours de la dite période aucune structure forte ni programme de recherche bien défini et fécond. Ce que nous avons vu au cours de cette période, ce sont des individualités, Philippe L'Héritier, Georges Teissier, Boris Ephrussi, qui pour ainsi dire « flottent », entre autre dans l'ambiance CNRS. Malgré cela, et c'est le second terme d'un paradoxe, nous voyons l'émergence tout-à-fait caractéristique d'une école française de génétique que l'on baptisera dans les années soixante, « génétique moléculaire ». Ce constat un peu décevant doit être tempéré par un certain nombre de raisons qui expliquent cette situation.

Première remarque: l'après guerre est la période où la génétique classique, mendélienne, est enfin officialisée dans l'enseignement et dans la recherche. Cinquante ans tout de même après la découverte des lois de Mendel... Dans ce contexte, les personnalités majeures, L'Héritier, Teissier, Ephrussi, qui ont été en charge des trois laboratoires de génétique du CNRS à Gif, apparaissent comme des agents polyvalents, des hommes à tout faire, investis dans des activités éditoriales, dans des chaires d'enseignement, et aussi, au CNRS. De ce point de vue, le Centre apparaît comme un facteur parmi d'autres dans l'institutionnalisation d'une discipline.

Deuxième remarque: sur le plan méthodologique, la période 45-60 est celle où s'ébauche ce qu'on appellera l'école française de génétique moléculaire. Il est difficile d'identifier dans la genèse de cette école une institution précise. On voit bien sur le rôle majeur de l'Institut Pasteur, mais on voit aussi le travail de l'équipe d'Ephrussi, mené d'abord à l'Institut de biologie physico-chimique puis à Gif avec des crédits Rockefeller et CNRS à partir de 1955. On voit le travail de L'Héritier dans le cadre du CNRS à Gif, ainsi que d'autres, comme ceux de Rizet dans un milieu plus universitaire. De tout cela se dégage l'image d'une tradition française de génétique, que l'on pourrait appeler de génétique physiologique où l'objet semble primer sur le canal institutionnel, s'il faut faire une histoire nationale de la science. En résumé, l'institution CNRS n'apparaît pas à l'historien des sciences comme une unité d'interprétation pertinente. Ce qui n'est pas dire que le CNRS n'ait eu aucun rôle, loin de là. Dispensateur de crédits comme on l'a dit tout à l'heure ou recrutement de personnel.

Après 1960, les choses changent. D'abord, l'école française se fédère au sein de ce qu'on appellera le Club de physiologie cellulaire à l'Institut de biologie physico-chimique. Une fédération qui mènera au prix Nobel de Lwoff, Monod et Jacob. Sur le plan international la notion de biologie moléculaire se précise, je précise d'ailleurs en réponse à Dominique Pestre, qu'il n'est pas raisonnable de parler de biologie moléculaire avant 1960.

Dans cette perspective, peut-on quand même parler d'un programme de recherche génétique qui émergerait dans le cadre du CNRS? Oui. Il y en a un, c'est le travail de l'équipe Slonimski-Ephrussi dont je voudrais dire quelques mots. Comme vous le savez, le travail d'Ephrussi était centré sur une génétique extra-chromosomique, une génétique des mitochondries, et ce programme de recherche me paraît un cas exemplaire pour étudier l'interaction entre un objet conceptuel (la génétique) et une institution (le CNRS). Essayons de le caractériser. Ce programme Ephrussi débute avant la guerre, avant le CNRS donc, dans le cadre d'un laboratoire du Collège de France, de l'Institut Pasteur, de l'Institut de biologie physico-chimique et de bourses Rockefeller diverses. Donc pas question de créditer le CNRS d'avoir favorisé l'émergence d'une méthodologie et d'une nouvelle représentation de l'objet génétique. Et après guerre? Là non plus, on ne peut pas parler d'un « laboratoire CNRS d'Ephrussi ». Pourquoi? Parce que des trois généticiens commis pour fonder des laboratoires de génétique, deux sont installés à Gif, celui de Teissier qui n'a pas donné grand chose bien que le personnage de Teissier soit en lui même fascinant, celui de L'Héritier, mais axé sur une recherche relativement marginale de génétique virologique, certes non négligeable, mais ne constituant tout de même pas un grand programme de recherches. Reste Ephrussi, mais il est le seul qui ne se soit pas installé à Gif et qui ait continué pendant dix ans à travailler à l'institut de la rue Pierre Curie, avec des crédits Rockefeller et des crédits CNRS. Donc si on veut caractériser institutionnellement un programme, on a un directeur, Ephrussi avec un salaire de professeur d'université -celui de la première chaire de génétique- nous avons de l'argent: Rotschild, Rockefeller, CNRS, université et un peu, Collège de France... Ce qui nous amène à conclure que cette période est très instructive pour l'histoire institutionnelle de la science en France, car pour l'objet que je décris, c'est l'apport financier qui compte plus que l'institution comme entité. De ce point de vue donc, le CNRS a certainement compté dans l'histoire de la génétique française après la guerre, comme pourvoyeur de fonds.

Pour conclure en généralisant, c'est une tendance de philosophe (je suis de formation philosophique, je m'en excuse mais je le revendique), je dirais qu'il y a au fond un paradoxe du CNRS que l'on a souvent abordé aujourd'hui et que l'on pourrait résumer ainsi: bien qu'il ait toujours été dans la grande tradition bureaucratique française de créer des organismes d'Etat, centralisés à l'extrême, le CNRS a été souvent productif lorsqu'il a soutenu des projets plus ou moins décentralisés. Voici l'incidence polémique de mon propos. Certes je suis universitaire, mais voilà qui me semble rester d'actualité dans le CNRS d'aujourd'hui.

Everett Mendelsohn (Université de Harvard). My first question is for my colleagues Gayon and Burian. All of us who have listened the discussion, are well aware of the importance of the size and the role of the CNRS in the development of science in France. The point is how it affected the nature of these sciences in themselves? Burian and Gayon has to do with the fact that molecular genetics in France emerge in a fashion merely different than it did in the US or in the United Kingdom. So I ask whether the insitutional structures within genetics appeared in the post war years, may involve any differance in the epistemologic structures of genetics.

My second more general question is to Dominique Pestre. In your looking at the series of papers you had the opportunity of reading, do you find any indicators of the relationship between the conceptual structure of the science being done within the CNRS and the nature of the institution in its whole? Is this relationship merely contingent or is it an accident? Why some places have science that succeeds and others have science wich just goes on?

Richard Burian. I do think that the Institut Pasteur and the CNRS made a considerable difference to the particular characters of genetics in France. The practice was in both that research was handled by individual poeple so that one could build a star of technicians and organisms which were domesticated sufficiently to handle specific questions The style of question that was at stake in both instances involved nuclear citoplasmic relations which were not at the center of interest in the US or England. The epistemological structure, I think, was affected by the dominance of physiological and embryological questions in general biology as it was conceived from before the war in France, with genetics being reopened as a serious university discipline. It was still set into a context in which it was not yet specialised -B. Fantini disagrees strongly- as it was to become by the 1960's. It had first to find its place in that large setting. The conceptual consequences is a much more difficult question. I think I have nothing brief to offer about that...

Claude Lévi (ancien directeur des sciences de la vie au CNRS). J'ai été frappé par une remarque de J. Gayon: « des généticiens: des individualités qui flottaient dans l'ambiance CNRS.... ». Ce type de remarque n'a d'ailleurs pas été fait que pour cette discipline. Il faut voir que le CNRS lors de sa création n'avait rien à voir avec le CNRS d'aujourd'hui. Aujourd'hui, le CNRS compte dix mille chercheurs, mais parler d'« individualités » en 1945, eh bien oui, on doit parler d'individualités, il n'existait alors que des individualités. Regardez la composition du premier Comité national, cela représentait toutes les personnalités scientifiques françaises de l'époque. Chaque professeur de l'époque, tous étaient enseignants, disposait autour de lui de deux ou trois collaborateurs. Les équipes plus étoffées étaient tout-à-fait exceptionnelles. Il est donc clair que c'est sur les épaules que devait reposer le développement ultérieur de la recherche en France.

Une remarque sur l'immunologie. Cette science est effectivement beaucoup plus ancienne que la génétique. Elle existait déjà avant la guerre, avec deux noms, Grabar et Houdin. Il ne faudrait pas oublier ce dernier qui a joué un rôle absolument fondamental. Il était directeur de recherches au CNRS et s'il n'a pas eu le Nobel, on peut se demander pourquoi.

En ce qui concerne la biologie moléculaire, lorsque les biochimistes, ou plutôt les chimistes biologistes, se réunissaient après la seconde guerre mondiale, la plupart d'entre eux parlaient du métabolisme intermédiaire de la cellule, de chimie énergétique... Très peu étaient concernés par l'étude des protéines, a fortiori par celle des acides nucléiques. Ils disaient que le butoir majeur en matière de recherche biologique était la compréhension du mécanisme de synthèse des protéines sur laquelle était mobilisée toute leur énergie. Le jour où on a enfin compris, après la découverte du code génétique, un champs gigantesque s'est ouvert et la biologie moléculaire est née.

Pierre Jacquinot. Madame Charpentier intervient maintenant sur la chimie.

Micheline Charpentier (CNRS, CERCOA). La première question portait sur le retard de la chimie française au moment de la création du CNRS. Dominique Pestre dit que je surestime ce retard et il ajoute: « la France ne pouvait prétendre être leader dans tous les domaines ». C'est un gros problème. Dans l'état actuel de la question je m'appuie sur certains sources publiées, le livre de Florin Aftalion sur l'histoire de la chimie en France, mais aussi sur un dépouillement des archives du CNRS, et notamment sur les pièces qui se rapportent à la mobilisation scientifique opérée en 1938-39, ce qui est très éclairant. Jean Jacques, ici présent, auteur d'un livre sur Marcellin Berthellot, pourrait dire que l'un des facteurs de ce retard fut la non-reconnaissance de la théorie atomique par ce chimiste. Par la suite, faut-il rappeler que les chimistes français ne voulaient pas croire aux électrons? Je me souviens à ce sujet d'une conversation avec Fernand Gallais à Toulouse où il évoquait certain de ses prédécesseurs.

Une autre question porte sur la relation entre recherche et applications. Il est clair qu'elle est beaucoup plus développée dans le cas de la chimie que dans celui des autres disciplines. La chimie est une science, particulièrement présente dans l'ensemble de notre vie courante. C'est la raison de sa place dans le CNRS de la mobilisation, de la guerre, puis de la libération. En 1945, ce qui comptait pour le CNRS de Joliot, c'était la reconstruction du pays. Ceci est un premier point. Le second est que le développement des laboratoires propres de chimie au CNRS, montre la volonté de développer des sciences frontières, c'est-à-dire non enseignées à l'université. Dans mon texte j'ai essayé de distinguer entre recherche appliquée et recherche fondamentale dirigée. Ce que le CNRS a parfaitement réussi, à mon avis, c'est la recherche fondamentale dirigée avec la création de gros instituts dans des domaines où l'université était très déficiente. Par contre, lorsqu'il a essayé de développer la recherche appliquée en chimie, notamment par la pratique de contrats, cela a beaucoup moins bien marché. On doit d'ailleurs mentionner ici le rôle de F. Gallais pour remettre le dispositif sur pieds, pour fermer un certain nombre de laboratoires de chimie appliquée « non applicables »... Quant au problème des laboratoires propres évoqué par Dominique Pestre, je crois qu'il dépasse largement le cadre de la chimie et concerne l'ensemble du CNRS.

Fernand Gallais. Il est vrai de dire que juste après la guerre la chimie n'avait pas en France la place qu'elle avait eu vingt cinq ans auparavant. Les raisons de cette situation sont complexes, mais quelques éléments de réponse sont apportés par la personnalité d'André Berthellot qui influa de manière négative sur la formation de nombreux professeurs du secondaire et du supérieur. Les idées de Berthellot, très conservatrices, traduisaient les opinions des chimistes organiciens à une époque où il suffisait d'avoir les mains vertes pour être un excellent chimiste. Certes Berthellot avait contribué de façon majeure au développement de la synthèse organique, simplement parce qu'il était un bon chimiste de paillasse et qu'à l'époque il n'était pas indispensable d'avoir avec soi un bon arsenal de connaissances physiques ou mathématiques. Le résultat est que les avancées considérables réalisées en chimie théorique (chimie-physique, liaison et structure des molécules) jusqu'au début de la guerre, était resté largement ignoré de la communauté scientifique française. Nos chimistes, principalement organiciens, vivaient sur l'élan d'un technique simplifiée.
 
Le CNRS a magnifiquement contribué à améliorer cette situation en provoquant dès l'après guerre, des colloques d'un type que nous ne connaissons plus aujourd'hui, c'est-à-dire pas des manifestations destinées à montrer aux étrangers ce que nous faisions, mais au contraire où on invitait des étrangers prestigieux comme Linus Pauling, et d'autres, de venir nous expliquer ce qu'ils faisaient. Ce sont ces colloques qui ont contribué à introduire des notions théoriques dans la bagage de la chimie française.

Claude Viel (Faculté de pharmacie Tours). Pourquoi le CERCOA a-t-il été fondé par un professeur de chimie appliquée de 65 ans, Monsieur Gault Demande Dominique Pestre? Je répondrai parce qu'il était le seul en France à ma connaissance à détenir une chaire de chimie appliquée dans l'université française de 1945. Monsieur Gault, alsacien d'origine, issu d'une famille obligée de quitter cette province après sa conquête par les prussiens, était un homme extrêmement conscient de la supériorité de la recherche industrielle dans la chimie allemande.

Je voudrais intervenir aussi à propos d'une formule de Madame Charpentier, « chimie appliquée et chimie non applicable » lorsqu'elle relève qu'un seul brevet était à inscrire à l'actif du CERCOA à l'époque de la direction Gault. Je conteste cette analyse. A la création de l'ANVAR, alors que le CERCOA était passé des mains de Monsieur Gault dans celles de Rumpf, il y a obligation pour le laboratoire de passer par le biais de l'Agence, d'où la prise d'un certain nombre de brevets qui ont rapporté des sommes conséquentes au CNRS, mais aussi aux inventeurs et au laboratoire. Mais il ne faut pas oublier que du temps de Mr. Gault, et sans que la recherche ne se soit faite sous le manteau, le responsable des brevets était le Service d'Henri Volkringer. Un service qui opérait avec une grande souplesse et qui laissait le CERCOA passer directement des accords avec l'industrie qui ne débouchaient pas forcément sur des prises de brevets.

Jean Jacques. La situation des techniciens dans les laboratoires de chimie étaient très différentes selon les disciplines. Le laboratoire des corps gras à Bellevue, regorgeait de techniciens au point que lorsqu'il est tombé en déshérence, on s'est retrouvé « encombré » par le nombre de postes de techniciens disponibles. Pourquoi y en avait-il tant? Je crois qu'il y a eu une tendance aux débuts du CNRS qu'il suffisait de multiplier le nombre de petites mains pour obtenir des résultats...

Michel Witenberger (Péchiney). Je suis un ancien élève du professeur Chaudron et je m'en félicite. Notre nombre de techniciens était bien, nullement exagéré, ce qui était absolument nécessaire si on voulait former bien et rapidement le nombre des docteurs pour l'industrie. Je voudrais ajouter à propos du laboratoire de Vitry qu'il a été fait pour étudier les terres rares, puis la métallurgie générale, et que s'il n'avait pas fonctionné sous forme de « laboratoire propre », il aurait certainement été moins productif.

Fernand Gallais. On peut citer d'autres exemples de succès des « LP » de chimie au CNRS, l'institut de la catalyse (Lyon) ou le Centre de recherche sur les macro-molécules (Strasbourg). Ils ont permis de lancer des recherches à très grande échelle dans des domaines qui n'étaient pas encore à l'époque l'objet d'enseignements suivis à l'université.

Daniel Lefort (CNRS, Gif dur Yvette). Je répondrai à Jean Jacques qu'il fait un amalgame tendant à laisser penser que les techniciens, c'est n'importe quoi. Les laboratoires propres dans la jeunesse du CNRS ont été surtout fournis en postes d'ingénieurs, c'est-à-dire des diplômés, il est faut de parler de « petites mains »...
En ce qui concerne la chimie. J'ai été frappé de voir Madame Charpentier hésiter en début de son intervention à décrire la chimie comme une science.

Pierre Jacquinot. Je voudrais utiliser mon privilège de président pour intervenir à propos des laboratoires propres. J'ai entendu aujourd'hui, que dans ce type d'unités, il y avait un rapport chercheurs-techniciens extrêmement élevé. Je ne crois pas que cela corresponde à la réalité. En particulier cette proportion ne me semble pas tenir compte du nombre de chercheurs universitaires que l'on pouvait compter dans les LP du CNRS, alors que le nombre de ces chercheurs enseignants pouvait égaler celui des purs chercheurs CNRS.

Fernand Gallais. En chimie toutefois, même en calculant bien, le rapport techniciens-chercheurs était relativement élevé ce qui était d'ailleurs justifié par la nature de l'équipement lourd des laboratoires de chimie. Mais effectivement, cette proportion pouvait paraître un peu élevée par rapport à la pratique universitaire.

Pierre Jacquinot. La parole passe à la physique.

Georges Frick (Centre de Recherches Nucléaires, Strasbourg). Comme celle du professeur Gault, Mon histoire est aussi une histoire de prussien, mais elle ne commence qu'en 1942. L'histoire du Centre de Recherches Nucléaires de Strasbourg est assez tortueuse. C'est donc en pleine guerre que les allemands installent dans les Hospices civils de Strasbourg un accélérateur de particules du type électrostatique « Cockroft-Walton » de 1,5 millions de volts. Un appareil exceptionnel pour son temps, développé pour des besoins militaires, que je n'ai pas le temps de vous exposer.

A la libération, un certain nombres d'évènements ont précédé la naissance du CRN, d'abord la nomination d'un jeune maître de conférence, Serge Gorodetzky, un homme au fait de la nouvelle physique. Deuxièmement, si l'état de la théorie était bien avancé en France, on manquait de travaux expérimentaux publiés, principalement à cause du secret maintenu par les Etats-Unis. Enfin, il y avait à Strasbourg un ensemble de biologistes, de chimistes et de médecins, intéressés par l'utilisation de corps radio-actifs. On a donc créé un Institut universitaire inter-disciplinaire sous la direction de Gorodetzky qui a été chargé de la mise en service de cet appareil. L'Institut de recherche nucléaire a été créé en 1951. Gorodetzky avait réussi à rassembler rapidement une équipe de jeunes physiciens. Pourquoi Strasbourg? Il faut aussi évoquer la volonté politique des français de faire aussi bien, sinon mieux que ce que les allemands. Quand les allemands étaient en Alsace, ils avaient créé des grands instituts. Quand les français revenaient, ils créaient à leur tour des grands instituts.

Ph. Albert. Pour Strasbourg il faut aussi citer Mlle Perey, une élève de Marie Curie,. avec la découverte du francium.

Pierre Jacquinot. Les sciences de la terre demandent la parole.

Anne-Marie Bodergat (Lyon). Je me suis intéressée à la géologie de surface au CNRS. Ce qui m'a paru le plus important, dans ce secteur, c'est le rôle des « Actions Thématiques Programmées » qui ont permis de perforer les cloisons entre spécialistes, selon un souhait émis par MM. Aubert et Charvin dès 1972. Ce sont les ATP CNRS qui ont permis aux paléontologistes de travailler avec des géochimistes, avec des structuralistes, dans le cadre de programmes internationaux comme le « JOIDES », etc. domaines où les français se sont montrés particulièrement compétents... Récemment Xavier le Pichon, président de la section 20 du Comité national a proposé un audit aux chercheurs relevant de sa commission dont les conclusions ont été soumises à des spécialistes étrangers. On peut dire que le résultat est particulièrement encourageant pour les chercheurs français.

G. Deicha (ancien dir. de recherche en Géologie). L'activité du CNRS dans les sciences de la terre, s'est parfaitement intégrée dans une tradition de ces sciences en France. Ces disciplines ont souvent été créées par des français ou les relations entre universitaires, recherche appliquée (prospection pétrolière et recherche des sites minéraux) se passaient je crois beaucoup mieux que dans d'autres corps de disciplines. La Société Géologique de France, la plus ancienne de notre continent, jouissait d'un prestige international. Je signale enfin que l'un des plus anciens chercheurs du CNRS, est un géologue, Monsieur de Menchikoff qui avait fondé le Centre d'Etudes Sahariennes dont connaît aujourd'hui le développement en relation avec les pétroles d'Algérie, comme le montre le travail récent d'Olivier Lernout.
 
 

Les sciences humaines



Pierre Jacquinot. L'heure est maintenant venue de nous consacrer aux sciences humaines et sociales. Je donne la parole à Madame Helga Nowotny.

Helga Nowotny (Wien Universität). Quelqu'un venant de l'extérieur, tant pour ce qui concerne le CNRS que la France, se trouve confronté à de nombreuses découvertes surprenantes dans les fascinantes histoires des « sciences humaines » , lesquelles j'ai le privilège de discuter avec vous aujourd'hui. Elles sont fascinantes car elles offrent de rares regards sur l'interaction d'institutions, d'éminents scientifiques et d'administrateurs compétents, avec une vie politique et des exigences de société et administratives changeantes d'une part et avec une nature souvent discontinue, déchirée, mais toujours évoluante des découpages épistémologiques des disciplines d'autre part. Entrecoupées et intégrées tout à la fois dans ces champs de luttes et alliances, ces réformes et développements partiellement liées à des facteurs extérieures, c'est ainsi que se déroulent les carrières de ceux pour le bénéfice de qui la « caisse » puis plus tard le CNRS ont été créés: de jeunes gens qui ont reçu des bourses et des possibilités de carrière à divers degrés, qui étaient initialement protégés au sein du CNRS quand le chômage intellectuel était rampant et qui devaient graduellement construire une forme collective d'organisation du travail scientifique comme c'était déjà le cas pour les science naturelles. 

J'espère que nous serons en mesure, au cours de cette session qui nous réuni, d'illustrer au travers des diverses disciplines regroupées ici, de quelle façon leurs histoires furent influencées par les facteurs mentionnés ci-dessus, quels étaient les succès, mais aussi les échecs et quelles leçons pourraient -peut être- être tirées pour un futur qui évolue juste sous nos yeux dans un cadre qui serait européen dans un sens radicalement différent de l'Europe de 1939. Pour commencer je vous présenterai quelques observations personnelles, sous forme de « synthèse » puis je demanderai aux auteurs des rapports de commenter selon leur point de vue les questions sur des thèmes que je considère comme essentielles pour toutes les disciplines représentées ici. 

En premier lieu, à mon avis, il y a dans tous les rapports une contradiction frappante entre la multitude et la nature de planification et d'organisation administrative: commissions, sections, comités, décrets, statuts, etc. qui sont bien sûr réaffectés, reconçus et réorganisés au cours de la longue histoire du CNRS d'une part et leur fonctionnement actuel qui porte profondément l'empreinte de personnalités individuelles d'autre part. C'est ainsi qu'une tension constante des maintenue pour assurer d'une manière rationnelle tant un plan administratif et une structure décisionnelle que leur réalisation. Cette rationalité est constamment remise en question, sapée, mais également renforcée par les relations sociales prévalent entre un groupe restreint d'individus, mais qui sont puissants, en tant que procédure en vue d'atteindre un but stratégique. 

Qui est élu ou nommé et à quel poste au sein d'une structure administrative complexe est d'une importance cruciale non seulement en termes de pouvoir inhérent à n'importe quelle organisation, mais ceci va au-delà dans le cas du CNRS: qui des différentes écoles en compétition dans une discipline des sciences humaines obtient du support et donc du territoire ou dans quelle direction la recherche sera poursuivie et précisée, là se trouve la différence. Plus leur nombre est restreint, plus l'influence de personnalités individuelles se fait sentir: dans le cas de l'ethnologie, par exemple, nous avons appris (savons) que les rivalités et alliances entre quatre individus ont déterminé à une certaine époque l'état de la discipline. Exprimé d'une autre façon: quand une discipline est encore « jeune », tout reste à faire, mais ce qui sera fait en premier et par qui détermine son développement ultérieur. 

En second lieu, j'ai été saisie par d'autres caractéristiques fascinantes qui émergent des rapports: plus précisément les vicissitudes dans l'évolution permanente des répartitions épistémologiques et disciplinaires. Elles dépendent des décisions politico-administratives prises délibérément au sein du cadre exécutif du CNRS d'une part, mais elles résultent aussi des champs de forces déjà existants de la manière dont les disciplines sont tant épistémologiquement que personnellement disséminées parmi de nombreuses institutions en dehors du cadre du CNRS d'autre part. Une, mais une seule, de ces institutions est l'université qui est souvent représentée comme un univers clos et conservateur contre et hors de laquelle de nouveaux plans cognitifs doivent être dessinés et de nouveaux territoires doivent être conquis. Ceci montre que le rôle du CNRS en tant qu'innovateur institutionnel, aidant de jeunes disciplines ou domaines de recherche « à se faire » - un rôle qui n'est nullement atteint quand d'autres conditions, telles que le recrutement et les possibilités d'emplois futurs, sont également présentes. Mais une fois de plus, une dynamique d'innovation particulière émerge dans de nouveaux cas, presque à l'encontre d'un plan délibéré, avec une discipline trouvant ses propres différenciations de courants d'idées de d'orientations au sein de différentes institutions, le CNRS fournissant l'indispensable « interface » entre elles. 

Le troisième commentaire que je souhaiterais faire c'est qu'une histoire institutionnelle devrait également fournir l'opportunité d'être vue « du dessous", i.e. avec les yeux de quelqu'un qui travaille ou a travaillé dans la dite institution. Bien qu'ils ne prêtent pas eux-mêmes à créer une image représentative et cohérente, ils procurent d'intéressants coups d'oeil sur ce que représente le CNRS, non seulement pour ceux qui l'ont fait, mais aussi pour ceux qui en ont bénéficié d'une manière ou d'une autre : suivant les circonstances, le CNRS apparaît comme un mécène, comme une banque ou établissement de crédit (un bailleur de fonds), comme protecteur ou abri pour la poursuite d'une thèse, ou comme « un passage à traverser » . Des noms illustres apparaissent, dans les rapports ainsi que de nombreuses statistiques éclairant les origines intellectuelles et sociales hautement diversifiées de ceux qui sont entrés au CNRS pour des motifs variés. 

Concernant ce troisième point, deux conclusions s'imposent d'elles même. L'une sur le niveau collectif des cohortes successives de jeunes chercheurs pour lesquels peu d'autres possibilités de formation et d'emploi existaient ailleurs. Dans ce sens, le CNRS a joué un rôle important subsidiairement ou complémentairement pour répondre aux déficiences à l'obtention de certificats ou d'emplois ailleurs. L'autre conclusion montre l'étonnante matrice interdisciplinaire qui a facilité d'inhabituelles biographies intellectuelles et mis à disposition des espaces intellectuels d'une nature interdisciplinaire qui auraient difficilement pu être créés ailleurs: la carrière de quelqu'un, tel H. G. Haudricourt et les séminaires organisés pour inspirer les économètres où les mathématiciens et les ingénieurs économistes se rencontraient, sont seulement deux cas de figure. 

Ceci étant dit, ma quatrième remarque portera sur le style de travail très hautement individualiste qui prévaut encore dans les « sciences humaines » mais qui ne doit pas être seulement interprété comme un signe de leur relative immaturité comparée aux sciences naturelles. « On travaillait seul » est une phrase répétitive dans les témoignages. Mais compte tenu du caractère hautement imprévisible des circonstances institutionnelles et personnelles de temps à autre chaotiques dans lesquelles se trouvaient de nombreux chercheurs, qu'y avait-il d'autre à faire? « On travaillait seul », mais malgré (tout) cet environnement instable procura également un espace pour d'innovatrices rencontres interdisciplinaires qui sont une fois de plus considérées, aujourd'hui, comme une admirable source de créativité. 

Mes dernières observations concernent les liens externes connectant les « sciences humaines » au sein du CNRS avec les nombreuses demandes émanant de la société à leur sujet ainsi qu'aux développements scientifiques internationaux. Bien sûr, en France comme ailleurs, les demandes et attentes croissantes d'une société qui s'est développée en complexité et tâches à confronter à l'égard de la collection de données, des méthodes d'analyse et des interprétations d'assistance à la politique, ont également été ressenties dans les « sciences humaines » , cependant d'une façon fortement inégale. La réponse, ou la capacité de répondre, a été amenée par un certain nombre de facteurs que je ne peux évoquer ici. 

Je souhaiterai cependant terminer en faisant quelques remarques sur les liens entre la France et l'étranger pour ce qui concerne les « sciences humaines » . Malheureusement l'année de la naissance du CNRS coïncide avec le début de la guerre et il n'est par conséquent pas surprenant que les liens des scientifiques français, s'ils n'avaient pas émigré eux-mêmes, avec des collègues à l'étranger étaient difficiles et donc réduits au minimum, (le cas d'Alexis Carrel semble être une exception). Par la suite, dans les années cinquante, en France comme dans d'autres nations européennes, le besoin s'est fait sentir d'entrer en contact avec des développements comme ils eurent lieu, spécialement aux Etats-Unis pour ce qui concerne les méthodes empiriques et quantitatives. Au sein du CNRS, la création du Centre d'Etudes Sociologiques et partiellement de l'économétrie furent motivés par le souci de fournir une « maison institutionnelle » pour de tels développements, même si leurs racines pouvaient être trouvées en Europe à l'époque précédent la guerre. Le transfert de l'HARF est un autre exemple de la capacité de prise en charge du CNRS pour rendre accessible une importante base de données empirique utilisée avec imagination par ses chercheurs. Ce n'est donc pas une coïncidence que, dans tous ces cas, l'ouverture en direction de la science internationale était pendant longtemps assimilée à une ouverture vers les Etats-Unis. L'Europe devenant à présent, une nouvelle réalité politique, économique, sociale et scientifique, les « sciences humaines » au sein du CNRS auront à faire face à un défi croissant en raison au regard des transformations qui surgissent dès à présent sous nos yeux. 

Permettez moi d'exprimer l'espoir que ces défis de l'internationalisation et de l'européanisation seront relevés avec le même esprit d'innovation qui a été une caractéristique indiscutable du CNRS au vu de ses meilleurs performances passées. Voici les questions que je pose aux chercheurs :
-Le rôle joué par le CNRS en aidant à créer, institutionnaliser ou soutenir une discipline dépend également de l'histoire et de l'état de celle-ci à son entrée au CNRS. Comment caractérisez vous brièvement sa situation au moment de son entrée et le rôle assumé par le CNRS?
-L'histoire institutionnelle qui suit est façonnée par de nombreuses circonstances (politiques, relations avec les autres institutions, ...). Quelles furent les circonstances les plus importantes selon votre point de vue, dans la formation de votre discipline et son histoire à l'intérieur du CNRS?
-Les institutions portent souvent les marques d'un seul individu et de ses luttes et alliances avec d'autres individus. Mais les institutions sont également au service des gens, soit dans ce cas les jeunes étudiants et chercheurs qui ont joint le domaine de la recherche via elles. Dans ce sens, quels furent les plus importants « inputs » et « outputs » qui émergent de votre étude de cas?
-Les répartitions épistémologiques ou disciplinaires qui eurent lieu furent un aspect frappant de cas d'études. Elles furent partiellement apportées par les structures administratives (commissions nationales, sections, etc.) et le système électoral. Comment caractériseriez vous les divisions cognitives principales qui apparurent et quel en fut le résultat?
-Au cours des cinquante années d'existence du CNRS, la société a connu d'énormes changements dont quelques uns ont directement ou indirectement affecté les « sciences humaines » (par exemple l'utilisation des résultats scientifiques, les relations avec l'Etat, la société, etc.). Quels sont les conséquences les plus marquantes pour ce qui concerne votre discipline?

Martine Bungener (CNRS). Avec ma collègue M. E. Joël de l'université Paris-Dauphine, nous avons tenté d'établir le rôle du CNRS dans le développement des sciences économiques en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le point notable est son soutien aux séminaires d'économétrie. Soutien non financier, mais en offrant un lieu d'application aux théories débattues dans les séminaires, des théories qui effrayent encore la majorité des économistes pour ne pas parler des chefs d'entreprises. Il faut également mentionner la relation des séminaires avec l'Institut Supérieur de la Statistique de l'Université de Paris (ISUP). On doit rappeler ici le rôle de Georges Darmois, fervent défenseur des mathématiques appliquées. Pour schématiser, on peut parler de l'entrée des polytechniciens dans la recherche économique...

Jacques Lautman. De même, voir le CEPREMAP...

Alain Drouard (CNRS). Pour répondre à Madame Nowotny à propos de l'orientation de la Fondation Carrel vers les études démographiques, je dirai que cette évolution a été le fait de gens non démographes à l'origine, mais qui se sont lancés dans cette discipline, comme Robert Gessain, comme Paul Vincent, des polytechniciens comme Jean Bourgeois... Il y a eu d'autre part les enquêtes par sondages de l'équipe de Jean Stoetzel, mais aussi François Perroux. Et puis il y a cet événement fondamental de l'enquête dite des « 100 000 enfants » qui est à l'origine de toute la sociologie de l'éducation en France. Cela c'est la part de l'héritage fondation Carrel dans l'Institut National d'Etudes Démographiques créé au lendemain de la guerre. 

Pourquoi d'ailleurs création d'un INED et non pas développement de la fondation au sein du CNRS? Je crois principalement au rôle d'un conflit dominant entre François Perroux et Alexis Carrel , qui solde par le départ du premier de la Fondation à la fin de 1943, par la création de l'ISEA en février 1944. Conflit majeur et qui pose d'ailleurs la question centrale de l'organisation de la recherche à l'intérieur d'un institut scientifique. En deux mots, pour Carrel, la question majeure était celle du recrutement des chercheurs et qu'au fond un directeur d'institution comme lui n'avait pas à définir un programme de recherche, alors que Perroux qui raisonnait en universitaire pensait au contraire qu'il fallait qu'un ensemble de directives soient données pour organiser la recherche. 

Alors le destin de la Fondation? Carrel fut suspendu en 1944 par Pasteur Valléry-Radot non pas pour son activité scientifique mais pour son rôle officiel dans la France de Vichy, mais cette suspension a posé la question de la survie de la Fondation. Pendant de longs mois la question est restée confuse. La communauté scientifique était tiraillée... Du coté de l'université, Carrel ne comptait guère que des ennemis (c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il avait pris Perroux auprès de lui à l'origine). Du coté du CNRS, il y avait également des réticences. Certaines étaient liées à la question des laboratoires de Bellevue (biochimie). Il y a eu aussi la crainte de la part du CNRS de voir la Fondation lui faire concurrence. Confère l'intervention du directeur du Centre, Charles Jacob, en 1942 par exemple, à propos de la recherche coloniale, pour que soit confirmé le rôle de coordinateur national du CNRS. De plus, la Fondation Carrel avait soulevé l'animosité de la communauté scientifique par un projet de réquisition de l'Institut de biologie physico-chimique. D'où, dès septembre 1944, l'apparition de projets de remplacement de la fondation dont celui de Pierre Girard, le directeur de l'Institut de biologie physico-chimique, F. Perroux et Serge Tchakhotine -l'homme du viol des foules- qui proposent à Pasteur Valléry Radot et à Robert Debré, ainsi qu'à François Billoux et à Tréfouel (Institut Pasteur), le projet d'une fondation des sciences de l'homme. C'est aussi à l'époque que l'on voit surgir au sein du CNRS un autre projet, celui d'un centre d'étude scientifique de l'homme (Camille Soula, Henri Laugier) qui reprendrait l'héritage de la fondation à l'intérieur du Centre. 

Cependant, aucun de ces projets n'est véritablement « élaboré » . Et ce qui va au fond être essentiel, c'est l'existence d'un accord politique dans le pays des communistes aux gaullistes, sur le problème de la population, c'est-à-dire de la natalité. C'est là que Robert Debré a eu un rôle essentiel, proposant la création d'un institut qui sera l'INED. Cet institut sera dirigé par Alfred Sauvy, qui se trouvait déchargé de ses fonctions de secrétaire général à la population. Ainsi dès mars 1945, le principe de continuité institutionnelle est acquis. Sauvy réussit dès le début à installer un INED pluridisciplinaire, qui aura un rôle essentiel, non seulement en démographie, mais aussi en sociologie où profitant de l'acquis de la Fondation Carrel, il a su faire la sociologie qui n'a été faite ni au CNRS, ni à l'université. Confère ses travaux sur l'éducation, sur la famille, sur la mobilité sociale, sur le divorce, etc.

Gérald Gaillard (Université de Lille). Pour répondre brièvement au rapporteur sur la situation de l'ethnologie à la création du CNRS, je dirai que ma discipline était toute neuve. Certes l'Institut d'ethnologie avait été créé en 1925, mais Paul Rivet venait juste de faire rénover le Musée de l'Homme. On a la véritablement le cas d'une parfaite adéquation entre la création du CNRS et l'émergence de l'ethnologie telle que nous la connaissons aujourd'hui. J'ajouterai que dans le champs de la discipline, la création du CNRS a renforcé ce qu'on pourrait appeler le « camps » de Paul Rivet, Marcel Mauss, contre une ethnologie d'origine juridique, donc une conception sociologique de cette discipline. Par exemple Mounier, auteur d'un traité d'ethnologie coloniale, est mis sur la touche. Second aspects, c'est l'époque où l'ethnologie se sépare des beaux-arts dont elle était en grande partie issue. Le rôle du CNRS dans tout cela, celui d'une « caisse » . Jean Rouche auquel j'ai plaisir à me référer ici, disait un jour que Jean Perrin lui disait que le CNRS était pour les cyclistes, c'est-à-dire les gens qui n'avaient pas de place dans l'université. Or, l'ethnologie étant globalement un cycliste, le CNRS eut là un rôle essentiel, du moins jusqu'à la création de l'Institut Français d'Afrique Noire et de l'ORSTOM. 

L'apport du CNRS à la discipline? Je dirai donc en premier lieu, la pluridisciplinarité qui a permis l'éclosion de cette nouvelle ethnologie dont je parlais à l'instant. En second lieu la possibilité pour des chercheurs-enseignants de disposer d'années sabbatiques -inconnues à l'université- pour réaliser des missions de terrain, chez les barouyas, les ayorets ou les baoulés... Prenons la situation actuelle, sur le terrain à demeure, des chercheurs sédentaires de l'IFAN par exemple qui produisent des travaux d'ethnographie très fouillés, de terrains, mais totalement a-théoriques. Au CNRS, souvent, des ethnologues producteurs de théorie. Car leurs missions sont le plus souvent courtes. Ils ne sont pas noyés sous le réel comme les gens de l'IFAN. Ainsi, la parenté, l'anthropologie économique, sont des thèmes qui ont été travaillés à l'université au sein du CNRS.

Evelyne Gran Eymerich (CNRS). La situation de l'archéologie à la fondation du CNRS était particulière. L'archéologie était déjà largement institutionnalisée, processus qui s'était amorcé au début du XIXème siècle. C'était notamment le cas de l'archéologie monumentale, notamment pour les fouilles à l'étranger. C'était beaucoup moins le cas de l'archéologie métropolitaine et préhistorique. Pour reprendre l'expression de M. Gaillard, les préhistoriens étaient des « cyclistes » puisqu'ils n'avaient pas leur place à l'université. C'est le CNRS qui va permettre à l'archéologie préhistorique de se développer à partir de 1944 en rejoignant l'anthropologie et l'ethnologie... Le CNRS a également permis d'améliorer les conditions de préservation du patrimoine national, un secteur où la situation était loin d'être rose en 1939. S'il existait en Algérie, en Syrie, dans d'autres pays, de véritables services de fouilles, ce n'était pas le cas en France. Nous n'avions même pas de législation à ce sujet. C'est à travers le CNRS qu'on été mises en oeuvre les fameuses lois promulguées par Jérome Carcopino en 1941-42 sous lesquelles nous vivons toujours. C'est elles qui ont introduit un service des fouilles avec une division du territoire métropolitain en circonscriptions, chacune dirigée par un inspecteur.

Johan Heilbron (Université d'Amsterdam). En 1945, la sociologie française se rencontre à l'université et au CNRS. Dans la première, il s'agissait d'une sorte de spécialité mineure de la philosophie (pour un « Certificat de morale et sociologie » ), qui ne disposait que de quatre chaires proprement dites, les deux plus importantes étant à la Sorbonne, celles de Georges Gurvitch et Georges Davy. En fait, cette sociologie était très proche de la philosophie sociale, largement coupée de la recherche empirique. L'autre lieu de la sociologie française est donc le CNRS avec son Centre d'Etudes Sociologiques (CES) fondé en 1946. Au milieu des années cinquante, le CES comptait presque quarante chercheurs, dont la position était très différente de ceux d'aujourd'hui. Cette sociologie CNRS, en fait dans une situation précaire, se heurtait à deux interlocuteurs. D'un côté l'intelligentsia parisienne et universitaire où J. P. Sartre et « Les temps modernes » disposaient d'une position dominante. Pour ces philosophes et écrivains, la sociologie n'existait pas et leurs revues ne parlaient pratiquement pas de sciences sociales. La sociologie était au mieux perçue comme une recherche objectiviste et réductionniste, niant la liberté du sujet et toutes les conséquences liées à une telle problématique: engagement, choix individuel, ... Autre interlocuteur, des institutions comme l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE) et l'INED, où se développaient des recherches de type professionnel. Mais dans cet univers de démographie, de statistique et d'économie, la sociologie n'existait pas vraiment non plus. En résumé les chercheurs du CES se trouvaient donc dans une situation de double exclusion. Edgar Morin parlait alors du CES comme un « no man's land ». Mon opinion est que l'on peut interpréter les travaux lancé par le CES dans les années cinquante, comme une sorte de réponse à cette situation difficile. Ses chercheurs essayant de profiter d'une demande sociale naissante pour obtenir des crédits, ainsi qu'une certaine légitimité professionnelle. Le CES a donc commencé par faire de la recherche appliquée et à rechercher des contrats, mais en choisissant des thèmes proches des préoccupations intellectuelles de l'époque. Le sujet dominant pour toute cette première vague de recherches, fut ainsi la classe ouvrière. Ainsi s'explique la prépondérance de la sociologie du travail avec le rôle central de Georges Friedmann. Ces travaux des années cinquante nous frappent aujourd'hui par le refus, parfois délibéré, des questions théoriques. Il s'agissait principalement de travaux descriptifs. Alain Touraine parlait à l'époque d'« empirisme élémentaire ». Je dirai qu'entre les deux pôles de l'engagement et de l'expertise, entre Sartre et la statistique, il était extrêmement délicat de définir une voie propre. C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre l'évolution ultérieure du Centre d'Etudes Sociologiques. Ce n'est qu'au cours des années soixante que ces contradictions ont pu être progressivement surmontées, alors que la conjoncture devenait beaucoup plus favorable aux sciences sociales. Certains chercheurs du CES ont alors pu reprendre leurs premiers travaux pour réaliser une thèse, ce qui fut par exemple les cas de Touraine et de Crozier. C'est à ce moment là que la théorie sociologique a pu enfin rejoindre le CES...

Jean-François Picard. Une question peu abordée est celle de l'« image de marque » de ces disciplines auprès des sciences exactes. Je rappelle que la direction du CNRS était le plus souvent dans des mains physiciennes. La question de ce que pensaient ces derniers des SHS a-t-elle de l'importance?

J-C Chevalier (Université Paris 7). Joliot intervenait toujours avec prudence en disant qu'il n'y connaissait rien. Néanmoins il est visible qu'il défend l'idée que les sciences humaines doivent être encouragées. Cependant il laisse essentiellement la parole à Mario Roques et à Marcel Cohen.

Elisabeth Pradoura (CNRS). On constate dans les minutes des Comités directeurs de 1944-45 que Joliot intervient assez peu, toujours très déférent par rapport à des hommes comme Mario Roques, un personnage qui a d'ailleurs eu un rôle tout-à-fait important, dépassant le cadre de sa discipline, dans le CNRS des débuts-cependant. Mon opinion est que si ces disciplines ont été soutenues par le CNRS d'après-guerre, elles le doivent surtout au successeur de Joliot, Georges Teissier. Ce dernier a par exemple eu un rôle central dans la création du Centre d'Etudes Sociologiques.

Geneviève Niéva (ancienne secrétaire du Comité national). Il conviendrait aussi signaler la place de Georges Jamati, directeur adjoint du CNRS auquel Joliot avait confié les sciences humaines. Messieurs et mesdames les sociologues, je tiens à vous dire que si Jamati n'avait pas été là, la sociologie n'existerait pas au CNRS. Quant à Mario Roques, c'était un vieux monsieur qui avait très mauvais caractère. Dans le CNRS de l'époque on se souvient d'une invitation en Angleterre qu'il avait reçu alors que l'Ambassadeur de France était un de ses anciens élèves. Celui-ci n'était pas venu l'accueillir à sa descente de bateau, ce qui avait fait un énorme scandale!...

Helga Nowotny. Les sciences humaines ont donc été introduites dans le CNRS dès les débuts de cet organisme. Quels bénéfices ont-elles retiré de leur proximité avec les sciences exactes?

Jacques Lautman. Le principal, je le crois, est lié à la fonction « caisse des sciences » assurée par le CNRS, c'est-à-dire le soutien à la recherche. On peut rappeler une intervention de Pierre Aigrain, hier à cette même tribune. Il rappelait que dans les années soixante, à l'époque où l'enseignement supérieur bâtissait beaucoup, il y avait de l'argent pour la recherche dans les facultés des sciences parce que les crédits de constructions pouvait être baptisés « crédits de premier équipement ». Si on se tourne vers les quelques bâtiments des facultés des lettres construits à la même époque, on constate que les normes de construction étaient plus pauvres. Tous les universitaires en charges de responsabilités à l'époque estimaient que -du moins jusqu'à la création de la Mission recherche par J.F. Denisse- il n'y avait pas de crédits pour les facs de lettres, de droit et de sciences économique. En fait comment cela se passait-il? Tant que l'enseignement supérieur était un milieu relativement petit -une sorte de république des pairs- un honorable doyen montait de province pour aller voir son collègue directeur de l'enseignement supérieur et il lui arrachait epsilon quelque chose. Puis le système s'est rationalisé. Le système grandissant, la méthode des contacts personnels a moins bien fonctionné, mais le résultat est que dans les années soixante dix, l'enseignement supérieur n'avait plus un rond pour la recherche en SHS. C'est là que le CNRS intervenait. Ce n'était certes pas la corne d'abondance, mais c'était tout de même de l'argent. Il faut également signaler le rôle que le CNRS a joué dans nos disciplines à, ses débuts, pour accueillir des intellectuels étrangers. Car vous comme vous savez, la fonction publique française n'avait pas la possibilité d'embaucher d'étrangers. Ainsi, il a pu servir de havre à une vague d'immigration, conséquence de la guerre. De même, il a pu accueillir en philologie et en linguistique quelques ecclésiastiques qui n'étaient pas tous en rupture de ban. Même remarque à propos de cursus marginaux dont un bon exemple est celui de Pierre Naville, ancien surréaliste accueilli par Georges Jamati ou d'Edgar Morin, tous deux dépourvus de diplômes, mais qui ont pu devenir chercheurs CNRS juste après la libération.
 

Discours de clôture par Jacques Lautman (directeur des Sciences Humaines et Sociales au CNRS)



L'heure est donc venu de conclure ce colloque sur l'histoire du CNRS, auquel le département des sciences humaines et sociales a eu la charge d'assurer le support logistique, à la préparation duquel j'ai pris une très petite part et qui fut lancé, comme cela a été rappelé, sur une idée de Pierre Papon, avec un travail d'Antoine Prost et de son séminaire de Paris I et une organisation de Jean-François Picard et de Gérard. Darmon, ceci avec la complicité d'un certain nombre de leurs collègues et amis. Je vous signale que tous les travaux publiables réalisés pour ce programme de recherche, sont soit sortis, soit sortiront dans une série de Cahiers pour l'histoire du CNRS. dont la parution devrait continuer en 1990. A ma connaissance, ce programme de recherche qui nous a réuni, n'a guère eu d'équivalents ailleurs.

Mais dressons un premier constat : quand on fait de l'histoire contemporaine, on choque les témoins. L'effet n'a pas manqué de se produire dans le cas qui nous occupe avec certains désaccords entre les travaux des historiens et la mémoire des témoins. Je vous renvoie à la discussion d'hier entre Messieurs Pierre Jacquinot et Antoine Prost. C'est la règle d'un genre qui sollicite le recours du témoignage oral et les archives disponibles, selon une méthodologie -à mon sens heureusement rénovée- de l'histoire contemporaine. Elle permet aux chercheurs de s'attaquer au présent presque immédiat et c'est une bonne chose. Je me permets d'ailleurs de vous renvoyer à l'exemple du premier volume du travail de Daniel Cordier sur Jean Moulin. Cet « acteur et historien » y raconte comment la recherche de documents l'a amené à constater les limites de sa propre mémoire. Ce risque est bien entendu renforcé par la tentation qu'a le second, c'est-à-dire l'historien, de prêter à la décision passée, plus de rationalité, plus d'intentions, plus de perspicacité chez les décideurs, qu'ils n'y en avait réellement. Nous avons pu aussi mesurer cet effet au cours de ces débats. 

Mon second constat portera sur ce que nous savons désormais de l'histoire de l'organisme. Si je reprends les débuts du CNRS, j'incline à penser que deux éléments ont déterminé ce que devait devenir cette institution. Je pense d'abord à l'invention des « collaborateurs techniques » par la Caisse Perrin. Le jour ou le texte autorisant le recrutement de ce personnel technique à titre permanent est passé, je crois que le doigt a été mis dans un très gros engrenage, mais sans que l'on s'en soit rendu compte sur le moment. C'est ensuite le problème de l'évaluation d'une institution scientifique dans sa contribution à la science. Interrogation évidemment indissociable de ce qu'on a appelé les politiques de la recherche. Nous savons mieux depuis hier qu'en la matière, comme nous le rappelait Charles Gillispie, il convient de distinguer plusieurs approches. Mais il y a en plus, une opposition entre ceux qui voient la possibilité d'une science organisée par un groupe de technocrates et ceux plus sceptiques -un point de vue merveilleusement exposé par Harry Paul- qui renvoient le rêve d'une politique de la science dans l'inter-monde des fantasmes velléitaires. Sur ce point, je ne suis d'ailleurs pas sûr qu'on puisse s'en tenir là. Il me semble qu'une des leçons de ce colloque, est la nécessité de coupler l'analyse des méthodes d'évaluation avec le problème d'une politique de la recherche. Ce qui veut dire, aller plus loin encore pour analyser la façon dont les communautés scientifiques fabriquent des fronts de la science, enfin étudier, encore, comment on passe de la fabrication d'un tel front à sa prise en charge institutionnelle. 

Là encore, on peut d'ailleurs opposer deux modèles. D'un côté, celui dont l'exemple nous est donné par les mathématiciens purs qui fabriquent eux mêmes leur front de la science. De l'autre, celui des disciplines dans lesquelles les questions fondamentales puisent leurs origines dans des problèmes généraux de la société, souvent de l'industrie, mais pas uniquement. Je me permets de citer une conversation avec mon ami Jean-Claude Lehmann qui était, jusqu'à l'an dernier, directeur du département Mathématiques et physique de base, il me disait : « lorsque j'étais jeune chercheur, dans les années soixante, les grandes questions de la physique du solide me semblaient provenir des fondamentalistes. Aujourd'hui, plus de la moitié de mes équipes travaillent sur des problèmes dont l'horizon est en dehors de la recherche fondamentale ». Dans les domaines dont j'ai la charge, les sciences humaines et sociales, ce mouvement pour n'être pas général, n'en est pas moins désormais présent. Je dirais enfin pour conclure que je ne craignais pas trop que ce colloque fut hagiographique, mais je suis content de constater qu'il ne l'a pas été.
 

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