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Jean-François Denisse, une politique pour

l'astronomie

(Entretien réalisé par Gérard Darmon en 1986)

 

Quand on a parlé d'instituts autonomes, on a pensé tout de suite à un institut rassemblant l'astronomie et la geophysique pour donner l'INAG?

Au début il n'est question que d'un Institut National d'Astronomie (INA); cela a duré un an ou deux, au moment où les premières idées furent avancées. Et puis Jean Coulomb vint me voir, me proposa de faire un INAG et non plus un INA. Coulomb qui faisait autorité en matière de géophysique avait vu un certain intérêt à regrouper les deux disciplines. C'est-à-dire qu'il y avait une correspondance entre l'Astronomie et la Géophysique. Dans les IPG (Instituts de Physique du Globe) il y avait un corps spécial qui ressemblait au corps des astronomes, on avait donc là une communauté relativement homogène. Leurs relations avec le CNRS étaient du même ordre que les nôtres. Cela m'a paru faisable... J'accepte et nous tentons de créer un INAG très rapidement. En fait deux raisons expliquent le projet de l'INA: d'une part l'intérêt que le Comité consultatif de la recherche scientifique et technique (CCRST) porte à la mise en place d'Instituts Nationaux, et d'autre part le départ de Danjon en 1963. Andre Danjon avait une place prépondérante en astronomie. Il pouvait se permettre de régler seul l'ensemble des problèmes, puisqu'on le trouve à la fois au Comité consultatif des universités, à la commission du CNRS, au poste de directeur de l'Observatoire de Paris, sans parler de ses élèves, qu'il avait placés un peu partout. Au départ de Danjon je me trouve propulsé à sa place. Mais je ne me sentais ni le tempérament, ni la capacité de jouer son rôle. Je pensais qu'une certaine cohésion - pas une centralisation - mais une certaine cohérence était nécessaire au niveau des décisions à prendre, essentiellement parce que l'astronomie réclame de gros instruments. L'INAG a été créé en particulier pour assurer cette cohérence. Pour moi, un Institut national était d'abord nécessaire pour mettre en place de très gros instruments ou de grosses opérations qui réclament d'importants moyens. Pour réaliser une telle opération il faut d'abord instruire les problèmes posés par sa réalisation, c'est-à-dire par une étude préliminaire évaluer les apports et les inconvénients scientifiques, évaluer la faisabilité technique, les risques, les moyens financiers et techniques à mettre en oeuvre; cette étude préalable est essentielle pour faire approuver le projet par la communauté scientifique. Ensuite il faut assurer la réalisation, le plus souvent dans ou avec le concours de l'industrie, c'est-à-dire disposer d'un bureau d'études capable de suivre et de contrôler le développement industriel. Eventuellement enfin, assurer la gestion de l'instrument ou de l'opération si celle-ci présente des difficultés (site d'accès difficile, coopération internationale, etc.). Jusque là, les astronomes avaient pour réaliser leurs instruments que la structure d'un gros laboratoire. Cela fut le cas pour le radiotelescope de Nancay avec bien des difficultes. Ainsi pour les grosses opérations l'INAG devait jouer le rôle d'une sorte d'agence de moyens vis-à-vis de la communauté des astronomes, analogue au rôle que jouent le CNESou l'IFREMER dans leur domaine respectif. A ce moment-là au CCRST l'idée des Instituts Nationaux prenait corps, on envisageait de les rattacher au CNRS, mais dans le cas de l'astronomie la plupart des établissements dépendaient de l'Enseignement Supérieur et cela était vrai, aussi, pour les Instituts de physique du globe (IPG), seuls deux gros établissements, l'Observatoire de Haute-Provence (OHP) et l'Institut d'Astrophysique de Paris (IAP) dépendaient du CNRS. C'était important, mais pas plus que le reste, en outre pour l'instrumentation le capital intellectuel se trouvait plus ou moins à l'Observatoire de Paris, avec des gens comme Lallemand ou Couderc. Je pensais qu'il fallait réunir tout cela. Pour ces raisons, je trouvais stupide de faire un Institut national du CNRS qui ne regroupe pas les moyens financiers et en personnel des universités, et également tout le personnel un peu hybride du cadre des Observatoires et des IPG. C'était cela, l'originalité de l'INAG. A la différence de l'IN2P3 créé à la même époque, qui se voulait un institut gestionnaire de tous les établissements qui s'occupaient de physique nucléaire et des particules. L'INAG, lui, a laissé les Observatoires et les laboratoires se gérer eux-mêmes tout en leur assurant la possibilité d'utiliser les moyens (calculateurs, grands Observatoires...) qui dépendaient de lui.

Pourquoi cette différence ?

Je crois que cela vient d'une conception différente quant à la gestion de la Recherche. Je trouvais que c'était inutile et même nuisible de vouloir faire entrer au CNRS des établissements comme une Chaire du Collège de France, un Observatoire... en plus il y avait le problème des personnels qui n'appartenaient pas au même cadre. Une telle fusion aurait entrainé d'insurmontables difficultés. Je dois dire que j'y voyais, au contraire, une diminution du potentiel par la diminution de la diversité, par l'uniformisation des situations des différentes personnes qui travaillaient. Donc j'ai proposé un institut qui n'avait vocation que pour les grandes affaires, les grandes décisions et la réalisation des grands projets, mais pas du tout pour la gestion des laboratoires ni même pour la gestion des observations... D'ailleurs il a fallu qu'on sorte tout de suite un gros calculateur, le calculateur de Meudon et c'est l'INAG qui l'a pris en charge.

C'était partie importante des activités de l'INAG.. Vous l'aviez prévue ?

Non, pas au début, mais c'était bien pour cela que l'INAG était fait, c'était une des premières choses qu'il fallait faire, mais j'aurais préféré en tant que directeur de l'INAG susciter la création d'un calculateur par exemple à l'Observatoire de Paris. Il s'est trouvé que c'était plus difficile que de faire un calculateur INAG, où tout les astronomes devaient avoir accès. Que ce soient les gens de Toulouse, de Bordeaux ou de Lille, où d'ailleurs, ils s'y sentaient chez eux et cela sûrement plus que d'aller dans un Observatoire indépendant. Ensuite on a réalisé le télescope de Hawaï et le radiotélescope l'IRAM , ces instruments ont été mise en oeuvre avec la coopération des canadiens et des allemands; il s'agissait là, d'opérations internationales que des laboratoires ne pouvaient pas entreprendre seuls.

Avant il y avait eu l'ESO (European South Observatory) ?

L'ESO a commencé juste à ce moment-là à exister oui, oui...c'était Danjon qui avait commencé avec l'astronome hollandais Oort. Ils ont lancé un Observatoire européen qui était indépendant de toute autre structure.

Il y avait déjà cette idée, pour des opérations ponctuelles, de créer un institut...

Bien sûr, en France, le seul organisme vraiment bien accepté pour gérer la recherche est un Institut qui gère tout, une structure verticale de type militaire, la notion d'Agence, une structure horizontale, (qui fonctionne comme le CNES, qui dispose d'aucun laboratoire propre de recherche) apparaît toujours suspecte dans notre pays, alors qu'elle est bien acceptée dans les pays anglo-saxons. Voyez le CNRS, il a été initialement créé comme un «Fond de la Recherche», une structure horizontale, mais il s'est rapidement transformé en une structure intégrée. Cette même structure verticale a prévalu pour le CEA, le CNET, l'INRA ...etc. Le CNES a vraiment dérogé à cette habitude. Encore, qu'il ait fallu lutter contre le Ministère des finances qui voulait que le CNES intègre et gère directement les laboratoires CNRS, universitaires ou autres, au lieu de leur passer des contrats. C'est évidemment plus facile à contrôler financièrement, mais la recherche y acquière une rigidité, un isolement, un conservatisme, une spécialisation excessive, une moindre vitalité. Dans le cas de l'ESO, projet international, il était assez normal de lui donner le statut d'un organisme international; d'où il résulte d'ailleurs que l'ESO a beaucoup de difficultés pour harmoniser les activités de ses chercheurs «internes» avec celles des chercheurs «externes» venant des laboratoires des pays membres de l'ESO. L'ESA, l'organisation spatiale européenne a été conçue sur le modèle du CNES, elle n'a pas a proprement parlé de laboratoires de recherche propres. Elle contracte l'essentielle de ses recherches aux laboratoires nationaux des pays membres.

Etait-il évident que cet institut soit rattaché au CNRS ?

Non ce n'était pas évident, on aurait pu faire un grand établissement dans le cadre de l'Enseignement supérieur, par exemple. Mais je pense que si on ne l'avait pas fait au CNRS, celui-ci n'aurait jamais voulu participer à un établissement extérieur...

Le contraire était possible ?

Le CNRS, comme je viens de le dire est devenu un établissement très structuré verticalement, il peut intégrer dans sa structure de nouveaux organes comme l'INAG, ou comme les laboratoires associés universitaires, mais il n'est pas conçu pour accepter une tutelle extérieure sur l'une ou plusieurs de ses parties. Pendant longtemps, alors que l'INAG étendait son action sur de nombreux laboratoires et établissements universitaires qui l'ont très bien acceptée, les deux gros laboratoires astronomiques du CNRS, L'IAP et l'Observatoire de Saint-Michel de Haute Provence n'ont pas accepté la tutelle même légère de l'INAG, ce qui était paradoxal puisque l'INAG était un institut du CNRS ayant la tutelle de tous les groupes astronomiques du Centre. Par contre, tous les Observatoires et IPG, et même l'Observatoire de Paris qui pouvait prétendre à sa vocation d'Observatoire nationale, ont accepté cette tutelle. Comme j'étais aussi le directeur de l'Observatoire de Paris, il est vrai que cela a facilité les choses.

A l'époque vous dites que c'était plus logique de rattacher l'institut au CNRS. Sentiez-vous au CCRST ou de la part du Gouvernement la volonté de renforcer le CNRS, de ne pas faire ce que l'on avait fait avec le CEA ?

D'émietter le CNRS ? oui probablement. Vis-à-vis de la création de l'INAG, la direction du CNRS a eu une position, je ne dirais pas négative, mais certainement très prudente. Il m'a semblé que la direction ne voyait pas d'un très bon oeil cette création. Il faut dire que je demandais de créer un Institut du CNRS, mais avec un budget séparé et un statut dérogatoire pour une catégorie de personnels. Des conditions qui me paraissaient essentielles. Pour un directeur ce n'est jamais agréable, donc je peux comprendre ces réticences. A cette époque il existait un Secrétaire général à l'éducation nationale qui coiffait le CNRS et les établissements universitaires. Ce poste était occupé par Pierre Laurent, c'est une personne remarquable. C'est lui qui a créé les IUT , la seule réforme universitaire importante et essentielle de ces vingt dernières années. Je suis allé le voir pour proposer de placer les établissements de l'Education nationale (Observatoires, IPG et certains laboratoires universitaires) sous une certaine tutelle du CNRS, par le biais de l'INAG. C'est de lui que pouvaient venir des réticences, mais il a bien compris l'intérêt du projet et il a accepté. J'ai d'ailleurs gardé de ce contact une estime profonde pour Pierre Laurent. Edgar Faure a dit de lui, lors des évènements de 1968 «Laurent est un homme irremplaçable, il ne sera donc pas remplacé ». J'ai la conviction que sans la mise en oeuvre de cette boutade, l'université n'aurait pas connu les innombrables difficultés dans lesquelles elle se débat encore aujourd'hui. Bref, la direction du CNRS a joué le jeu sans enthousiasme particulier, mais sans générer d'obstacles.

Un institut CNRS on l'aurait imaginé comment ?

Je ne sais pas, je n'ai pas le souvenir d'avoir eu l'occasion de discuter sérieusement avec la direction du CNRS des motivations qui sous-tendaient le projet d'INAG. En tous cas on ne m'a rien proposé

Comment au Comité consultatif est apparue cette nécessité de changer les structures du CNRS et de créer de Instituts nationaux ?

Comme je vous l'ai dit, en France, les organismes de recherche sont traditionnellement constitués comme un conglomérat de laboratoires, et par essence un laboratoire est comme les chercheurs qui le composent, il est conservateur. Les chercheurs qui se passionnent pour le domaine qu'ils traitent ont tendance à s'y maintenir, car c'est là qu'ils ont leur compétence, leur notoriété, leurs sastisfactions. En outre les développements technologiques font qu'ils traitent leurs sujets de mieux en mieux, d'où l'impression qu'ils ne déméritent pas, bien au contraire. Mais toutes ces raisons ne les incitent guère à regarder ce qui se fait ailleurs et encore moins à changer de domaine...Ils poursuivent donc dans la même voie. Ainsi ces gros organismes ne sont pas constitués pour définir une politique scientifique, ils ne disposent pas d'organes capables de cette fonction: c'est-à-dire de préparer l'avenir sur la base d'une connaissance globale de mouvements de la science qui se fait dans le monde et d'une vision prospective. Par exemple, au CNRS, le conseil d'administration administre le centre, le directoire est une chambre d'enregistrement, un organe sans pouvoir dont les membres lancent, au mieux, quelques phrases immortelles, sans conséquences. Reste le comité national, c'est-à-dire l'ensemble des Sections, mais ces Sections ne sont (ou n'étaient) pas non plus constituées pour faire une politique. Elles peuvent certes donner un avis autorisé sur un projet scientifique, mais définir, préparer, exécuter et mettre en oeuvre une politique c'est autre chose. Avec l'INAG qui ferait la politique de l'Astronomie en France, je souhaitais combler cette lacune. Mais nous avons vu il y a un dizaine d'années un Président de la République vouloir s'informer sur la politique à mettre en oeuvre en matière de biologie, il a réuni trois personnes éminentes dans le domaine pour lui proposer une politique. Il n'a pas eu l'idée de demander au CNRS de proposer cette politique. Je trouve cette démarche très caractéristique de la vie française. Aujourd'hui un gouvernement n'aurait pas l'idée de demander à Monsieur untel de définir une politique pour l'astronomie, on sait que l'INAG remplit cette fonction...C'est vrai que je trouve que le CNRS n'est pas constitué pour faire une politique et c'est dommage parce que c'est lui qui devrait la faire. Mais ses structures ne le lui permettent pas. Aujourd'hui cela s'est amélioré avec la création des directions scientifiques, mais avant il n'existait q'un directeur pour les sciences humaines et un directeur pour les sciences exactes; que voulez vous qu'ils fassent. Alors que la division en départements homogènes a partiellement amélioré la situation. Mais à mon avis si le C.N.R.S a, quand même, bien survécu c'est grâce aux laboratoires associés universitaires. Ce fut une réforme fondamentale conçue et mise en oeuvre par Jacquinot, alors directeur du CNRS. Cette réforme, à mon avis, a sauvé à la fois le CNRS qui serait sans cela resté un organisme complètement fermé sur lui même et sauvé aussi le monde universitaire qui aurait continué à végéter sans moyens. Notez que par cette opération le CNRS a agit comme une agence de moyens vis-à-vis des laboratoires universitaires. A l'époque où j'étais chef de la Mission de la recherche à l'éducation nationale il y avait environ 200 laboratoires propres du CNRS et 600 laboratoires associés universitaires. C'est dire l'importance, mais j'ai eu l'impression également que c'est d'eux que venait l'essentiel du renouvellement des idées. Ainsi quand on a voulu développer l'informatique, c'est dans les laboratoires associés qu'on a trouvé le personnel compétent et la même situation s'est retrouvée quand on a voulu développer la biotechnologie au cours des années 70; Cela tient probablement au fait que le chercheur universitaire, en raison de ses fonctions d'enseignement, ne peut pas se permettre d'ignorer ce qui se passe ailleurs, il est nécessairement ouvert. La confrontation avec les étudiants est une tâche redoutable qui ne souffre pas que vous restez enfermé dans vos murs, ou alors vous êtes un mauvais enseignant. Cette ouverture se retrouve aussi avec le milieu industriel. A l'époque dont je vous parle, on avait constater qu'un laboratoire universitaire, en dépit de ses charges d'enseignement, déposait deux fois plus de brevets industriels, en moyenne, qu'un laboratoire propre du CNRS. Il est significatif qu'un excellent laboratoire propre comme l'IAP n'a pas réussi à acclimater la radioastronomie, ni à participer activement à la recherche spatiale, deux évènements qui ont complètement renouvelé, au cours des dernières décennies, notre perception des phénomènes astronomiques. A l'inverse le CNRS, nouvellement créé à la fin des années 30, avait créé ce même IAP et l'Observatoire de Saint-Michel de Haute-Provence pour palier la carence des astronomes, qui il y a un demi-siècle refusaient de s'intéresser à l'astrophysique découverte plus de cinquante ans auparavant. Je pense qu'aujourd'hui, le CNRS aurait beaucoup à gagner et peu à perdre, à s'organiser comme une agence d'objectifs et de moyens vis-à-vis de la recherche universitaire.

C'est donc sur le modèle du CNES que vous avez fondé l'INAG ?

En fait j'ai proposé la création de l'INAG avant de devenir Président du CNES, mais j'ai toujours pensé que les fonctions d'exécution de la recherche et d'élaboration d'une politique sont deux fonctions distinctes. Bien sûr ces deux fonctions peuvent et doivent être accopmplies par les mêmes personnes, mais pas dans le même cadre, ces personnes doivent changer de casquettes. D'ailleurs il n'y a pas que le CNRS qui souffrent de cette carence. Voyez le CEA qui a développé des filières hors des préoccupations industrielles, donc non rentables. Il a fallu que l'EDF son principal client lui impose la filière américaine beaucoup plus compétitive. Les allemands ont l'avantage de disposer du système des Max Planck, beaucoup plus décentralisées que le CNRS et aux Etats Unis les agences telles que la NSF fonctionnent comme des agences vis-à-vis du milieu universitaire et leur recherche s'en porte plutôt bien. Le CNRS fonctionne un peu comme l'Académie des sciences de l'URSS et je trouve que ce n'est pas un bon modèle. Pour une activité comme la recherche où les constantes de temps d'excécution de la recherche à l'échelon d'un laboratoire sont très longues, alors que le renouvellement des idées et des technologies à l'échelle du monde est très court, on ne peut confier à un même organisme la responsabilité de la politique et de l'excécution qui préparent notre futur. En fonction des évolutions de la recherche mondiale, l'organe politique doit effectuer les choix. Mais ce n'est ni simple, ni indolore de faire des choix qui impliquent nombre de conséquences: que faut-il développer, créer, arrêter. C'est sûr que la mise en oeuvre d'une politique suscite au mieux au tant de satisfactions que de mécontentements. Elle suscite des tensions, voir des conflits qu'il faut minimiser et surmonter. Ceci est particulièrement vrai pour les sciences «lourdes» où la mise en place d'un instrument engage la recherche dans une certaine voie pour de nombreuses années. Aussi est-il essentiel parallèlement de conserver un secteur entièrement libre où les meilleurs chercheurs sauront faire de nouvelles découvertes, en général très peu coûteuses et qui préparent les développements les plus originaux.

Les statuts envisagés pour l'INAG remplissaient-ils ces objectifs ?

Oui je le pense, il a été vraiment conçu, au moins à l'origine, pour faire la politique scientifique dans le domaine qui est le sien. Placer la Section du CNRS en position de conseil scientifique n'avait rien de contradictoire. Car donner un avis sur un projet, ce qu'elle peut bien faire, ne se confond pas avec la définition d'une politique.

En mettant les membres de la Section X au conseil scientifique de l'INAG n'avez-vous pas doublé leur pouvoir de décision ?...

Cette disposition permettait d'une part à la Section d'être informée des intentions de l'INAG, d'autre part, à l'INAG, de disposer d'un avis scientifique essentiel, mais il n'en résultait pas pour la Section de pouvoir de décision. Celui-ci restait à l'INAG. La Section avait un rôle consultatif accru qu'elle pouvait assez bien remplir, alors qu'elle ne disposait ni des éléments, ni de la structure qui lui aurait permis de prendre des décisions.

Par sa composition n'y avait-il pas le risque de voir apparaître des lobbies, astronomes, radioastronomes, géophysiciens ?

Oui, on aurait pu le penser, mais l'expérience a montré, curieusement, que cet effet lobby a très très peu joué. Les deux disciplines se sont développées parallèlement, elles ont l'une et l'autre pas mal bénéficié d'avoir un INAG. Il y a eu quelques conflits bien sûr...mais sans conséquences. Quand on est arrivé à des périodes de restriction budgétaire, cela a accentué les conflits. .

Des projets étaient prioritaires: EISCAT, le 3m60 , l'IRAM... Les groupes qui défendent un projet, inévitablement, se voyant hiérarchisés dans les priorités ont pu mal vivre la situation...

Ce que vous dites là est une évidence! Dès que vous mettez en oeuvre une politique scientifique, c'est-à-dire dès que vous faites un choix entre plusieurs options, vous créez nécessairement des conflits. Tout choix favorise évidemment les uns et défavorise d'autres. Or les choix sont nécessaires puisque les moyens financiers sont limités, alors que les «bonnes» idées sont innombrables. Si vous ne faites ni politique, ni choix, vous éviterez certainement les conflits, mais la recherche scientifique finira par s'en très mal porter, c'est du moins ma conviction. On a vécu récemment l'exemple d'un choix très difficile. La France devait-elle oui ou non participer au très grand téléscope européen (VLT ) que l'ESO se propose de mettre en place au Chili ? L'INSU a très bien rempli son rôle en instruisant le problème. Un groupe de travail mis en place a étudié très à fond les aspects scientifiques, techniques, industriels du projet, les alternatives possibles et a conclu au bien fondé de notre participation au VLT. Mais par ce choix très «lourd», un certain nombre d'astronomes et parmi les meilleurs se trouvaient frustrés, soit parce qu'ils avaient un projet concurrent, soit parce qu'ils préféraient ne pas participer à une organisation internationale, ce qui présente effectivement pas mal de difficultés. Finalement l'INSU a demandé à l'Académie des Sciences de donner un avis. Après avoir confronté les points de vue des uns et des autres, tous estimables d'ailleurs, un avis unanime des uns et des autres a été émis pour confirmer notre participation au VLT. Cette digression pour illustrer que la mise en oeuvre d'une politique scientifique n'est pas chose simple, ni indolore. Il n'y a jamais de solution «parfaite» qui puisse satisfaire tout le monde. Mais il y a une solution meilleure que les autres qu'il s'agit de faire émerger.

L'INAG en tant qu'organisme de décision a eu peut-être un peu de mal à se faire admettre par la communauté qui se voyait un peu dépossédée...

C'est vrai qu'il y a eu au début quelques réactions de rejet. Mais la communauté a vite compris qu'il s'agissait pour l'INAG de ne s'occuper que d'opérations très importantes hors de la portée d'un seul établissement: ce n'est pas la même chose de mettre en place à Hawaï un télescope de 3m60 en coopération internationale et d'installer un instrument modeste pas très loin de chez nous.

que peut faire l'INAG dans la définition d'une politique. Quand un projet est défendu par un groupe de scientifiques, comment l'INAG peut-il juger de l'intérêt de ce projet ?

Mais là c'est le rôle du conseil scientifique...

Mais vous croyez qu'un groupe peut accepter l'avis du conseil ?

Je le crois, si le projet a été très soigneusement instruit, du point de vue scientifique, avec la participation des promoteurs, bien sûr et si tous les problèmes ont été mis à plat. Je vous dis on vient d'en avoir l'expérience avec le VLT et le projet concurent proposé par les astronomes de l'Observatoire de Marseille avait lui aussi ses avantages.

Mais n'y a-t-il pas eu le risque que les choix soient forcés par un jeu d'équilibre entre les groupes ?

Certes, mais il y a d'une part la qualité des groupes qui joue beaucoup et puis effectivement il faut tâcher de ne pas faire souffrir des groupes particuliers. Ces deux aspects sont à prendre en compte dans la définition d'une politique. Ce ne sont pas des choix commodes, c'est vrai...

En tout cas l'INAG est né au bon moment, au moment où il a fallu gérer d'énormes projets

C'est vrai, les budgets croissaient de 15% par an au cours des IV° et V° Plans. A ce moment-là on pouvait recruter, on avait de l'argent, c'est une situation qu'on ne verra plus jamais. Les années 60 représentent la belle période, la crise du pétrole n'est arrivée qu'en 1974. On a lancé alors des projets importants et la communauté n'était pas très nombreuse. Je ne me rappelle pas de projet important, très prospectif, qu'on ait dû abandonner. Aujourd'hui la pyramide des âges des chercheurs et les probables difficultés de recrutement vont poser des problèmes très difficiles.

Vous aviez posé dans les statuts de l'institut la possibilité d'engager des personnes sur un statut de droit privé, quel était l'intérêt de la chose ?

L'intérêt, je crois demeure encore aujourd'hui, à cette époque on ne pouvait recruter des ingénieurs de haut niveau, dans les grilles du CNRS, c'était absolument impossible. Les salaires étaient trop bas, pas compétitifs, et c'est quelque chose que l'on va à nouveau connaître dans les dix prochaines années, quand il va falloir remplacer les nombreux chercheurs qui partiront à la retraite. Les industriels créaient aussi leurs gros laboratoires, aussi existait-il une tension sur le marché de l'emploi technique, qui était difficile à réduire. C'est pourquoi j'ai demandé qu'on puisse avoir des statuts un peu meilleurs. Il existait au CEA une grille d'ingénieurs, un peu particulière qui permettait de mieux payer les gens. Cela me paraissait essentiel dans la mesure où l'on voulait avoir un bureau d'études capable de gérer la construction de grands instruments. Et là, il était indispensable d'avoir un statut qui déroge un peu aux règles du CNRS. Ce dernier n'avait pas prévu ce type d'ingénieur, et cela prouve que le CNRS ne concevait pas son rôle en tant que promoteur de grands projets.

Dans les statuts de l'INAG il est dit que l'institut gèrerait et centraliserait les budgets attribués par les différents organismes. Cela se passait comment avant ?

En fait il s'agissait seulement pour l'INAG de centraliser les contrats et notamment ceux passés par le CNES qui étaient les seuls importants. Personnellement cette disposition ne m'a jamais paru nécessaire, mais elle nous a été imposée par le Ministère des Finances qui obtenait par cette disposition un contrôle plus efficace des contrats. En ce qui me concerne je pense qu'il est absolument nécessaire que les laboratoires de recherche puissent disposer de sources de crédits aussi diversifiées que possible et sous leur seule responsabilité. C'est nécessaire pour assurer l'indépendance et la créativité des chercheurs, qui sont les seuls capables de faire germer les idées «porteuses d'avenir» comme on dit. L'INAG en est complètement incapable et n'est pas prévue pour cela. Aussi il me paraît très bon qu'un laboratoire universitaire puisse disposer de crédits indifférenciers (qui lui sont fournis par la Direction de la recherche de l'enseignement supérieur) dont il puisse disposer librement, sous réserve qu'il explique en gros ce qu'il compte en faire, de crédits un peu plus directifs fournis par le CNRS, de crédits de recherche entièrement finalisés sous forme de contrats qui lui viennent du CNES par exemple ou d'autres agences spécialisées, de crédits orientés vers les développements qui lui viennent de l'industrie ou des régions.

Et là les différentes communautés étaient-elles d'accord ? Comment cela se passait à votre époque ?

Le souvenir que j'en ai est plutôt positif. Je n'ai pas eu l'impression d'avoir eu de grosses difficultés avec les labos. Je crois que la réussite s'est révélée par le fait que les gens ont voulu s'agréger à l'INAG. Ils y voyaient certainement un avantage. Des inconvénients il y en a eu, mais je crois que les avantages d'avoir une gestion coordonnée étaient plus grands que les inconvénients.

A la différence de la Grande-Bretagne, en France la radioastronomie ne s'est développée qu'en un seul endroit

C'est vrai, parce que l'INAG n'existait pas à cette époque. Si l'INAG avait pris en charge le radiotélescope de Nançay, cela aurait probablement facilité le développement d'autres centres de radioastronomie que celui de Meudon

Cette découverte a été permise par le développement des techniques, alors qu'il y avait à ce moment-là des problèmes théoriques important à traiter ?

Mais l'un ne va pas sans l'autre...

Peut-être, mais à l'époque il n'était pas évident de faire de l'interférométrie...

Pas évident, mais on en faisait sans le dire. Il ne faut pas oublier que c'est James Lequeux qui a découvert les sources doubles avec un interféromètre constitué de deux miroirs Wurzburg de 7m50 montés sur voie ferrée. Au lieu de faire le grand radiotélescope on se disposait à faire un grand interféromètre avec des miroires de 25 m de diamètre. Mais la nature du terrain de Nançay ne se prétait pas à une telle opération. En fait c'est la qualité du choix proprement scientifique qui est le plus difficile à évaluer. Ainsi le choix du télescope de Nançay reposait sur la raie de 21cm de l'hydrogène, la seule connue à l'époque on ne pouvait imaginer qu'on allait découvrir une multitude de raies émises par des éléments différents et le choix s'est révélé meilleur qu'on ne pouvait prévoir, mais l'inverse peut arriver. Il est certain que la grande surface de Nançay est aujourd'hui très appréciée. En plus de l'étude d'un grand nombre de raies très faibles qu'on peut étudier, elle a permis la découverte d'Eric Gérard sur les masers dans les comètes qui est à mon avis une des découvertes majeures qu'on ait faites en radioastronomie, en observant des effets masers naturels. On ne pouvait pas le trouver ailleurs que sur une des comètes, du fait que ces dernières ont des positions variables par rapport au soleil, alors que les étoiles sont fixes les unes par rapport aux autres. On voyait bien, qu'on avait des raies bizarres comme amplitude, on se disait donc, il doit y avoir des effets masers et ce ne peut pas être des effets thermiques. Mais on ne pouvait pas le prouver. Il faut dire que Gérard avec sa théorie sur le rayonnement des comètes, a prouvé l'effet maser naturel. C'est une très belle découverte, qui n'a pas été suffisamment reconnue et là c'est un problème de marketing. Je me rappelle, quand on a découvert les sursauts de type IV à Nançay, j'ai été faire du marketing aux Etats-Unis et ailleurs et cela est très important..

C'est une façon de donner corps au résultat...

Oui cela solidifie le résultat et accroît le prestige du groupe. Cela permet d'être invité ailleurs, fertilise le sujet..

En ce qui concerne la géophysique, à l'époque c'était Jean Coulomb qui représentait les Sciences de la Terre au CNRS. Et justement à l'époque on séparaît les Sciences de la Terre de l'astronomie...

Oui c'est lui qui a proposé d'adjoindre la géophysique à l'astronomie, puis se sont joints, l'aéronomie, la météorologie, l'océanographie, et les sciences de la Terre... Aujourd'hui l'INAG est devenu L'INSU avec la responsabilité sur toutes les sciences de la Terre.

Il semble que dans leurs domaines sans Institut national les géophysiciens ne pouvaient pas lancer de grands projets

Je suis certain que l'INSU leur a été très utile pour mettre en oeuvre de grands projets, par exemple celui sur la lithosphère. Pour l'aéronomie, par exemple, l'INAG avait un avion. Alors qu'un laboratoire ne peut pas gérer un avion, même pas un gros calculateur.

Mais cette transformation de l'INAG en INSU n'a-t-elle pas trahi l'esprit de votre projet ?

En fait quand on a opéré cette transformation, j'y ai vu deux difficultés. La première c'est de faire un institut trop gros. Je pensais qu'il fallait mieux faire deux instituts séparés: un INAG qui regroupait comme à l'origine l'astronomie et la géophysique externe et un institut des sciences de la Terre avec la géologie, la géophysique interne, l'océanographie, la météorologie et l'aéronomie. Aucune séparation n'est idéale mais celle-la préservait les synergies essentielles. Mais probablement pour des raisons financières (il aurait fallu nommer duex directeurs au lieu d'un seul...etc.) on a regroupé l'ensemble. La seconde difficulté, distincte de la première, est que le Directeur de l'INSU est devenu responsable du Secteur TOAE du CNRS. Certes ces deux fonctions ne sont pas incompatibles, mais elles sont très différentes. Ceci a entrainé l'INSU à s'immiscer plus étroitement dans le fonctionnement interne des laboratoires, par le biais des crédits indifférenciés, par exemple. Il semble que la direction actuelle s'accomode bien de cette situation, mais je ne connais pas suffisamment l'INSU de l'intérieur pour pouvoir donner un avis sur ce problème.

Lorsqu'on compare la naissance de l'INAG à celle de l'IN2P3, elle apparaît comme facile. Pourtant la création de l'IN2P3 avait été envisagée, semble-t-il, bien avant celle de l'INAG ?

C'est parce qu'ils ont voulu fédérer et gérer les laboratoires. Pour moi c'était plus facile, je créais une structure souple, qui ne voulait pas s'immiscer dans la gestion des laboratoires, mais qui se chargeait des grosses affaires. C'était moins dangereux que de rassembler des laboratoires d'université et du CNRS et d'ailleurs et puis de les mettre sous une même structure. Alors là, c'est beaucoup plus difficile, plus lourd à mettre en place, c'était beaucoup plus ambitieux. Cela va à l'encontre de ce que je pense, de la façon dont la recherche doit fonctionner en France. Mais, c'est vrai que c'est ambitieux de vouloir faire un organisme à gestion complètement intégrée. Je me souviens pour l'INAG des gens m'ont dit « mais ça ne marchera pas ton truc, puisque tu n'as pas la gestion, tu n'a pas le personnel». Mais mon idée était de faire un organisme qui pense la politique de la discipline et qui prépare les gros investissements. Je voulais que les laboratoires conservent leur autonomie pour les petites expériences qu'ils faisaient. Je ne prétendais pas influer, autrement, que sur leur vocation scientifique. Puis, peu à peu bien sûr, il se trouve que comme l'INAG recevait des crédits indifférenciés, qui sont indispensables au fonctionnement des laboratoires, l'institut a eu un poids plus important dans le fonctionnement des laboratoires. De mon temps il n'y avait pas ce type de crédits.

En ce qui concerne l'idée de faire des instituts autonomes, elle sera vite mise à exécution. Au CCRST on émet l'idée en décembre 1963, en 65 elle est précisée et en 66 on dépose les statuts de l'INAG. Ce fut semble-t-il une décisison facile ?

Le gouvernement était favorable aux propositions. remarquez que le fait que je sois au CCRST me donnait des entrées, un peu d'influence auprès du gouvernement. Il faut dire que c'est Pierre Laurent qui l'a prise. En fait c'était lui qui gérait ce genre de chose à la place du Ministre. J'ai été lui vendre cette idée, parce que je sentais bien que c'était de lui que pouvaient venir les réticences, mais il a très bien compris et finalement le CNRS s'est laissé faire. Le CNRS dépendait du Ministère de l'éducation nationale, donc le Secrétaire général avait autorité sur le centre. J'ai traité directement avec Laurent, c'était bien le bon niveau. L'inauguration de l'INAG s'est faite à l'Observatoire de Paris.Je me rappelle que Peyrefitte, le ministre, est venu à cette inauguration on avait presque l'impression que c'était une création de l'Observatoire de Paris et non du CNRS, d'ailleurs le directeur du CNRS n'y a pas assisté...

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© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay