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Entretien avec Evry Schatzman

J.-F. Picard, le 24 février 1987  (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Evry Schatzman
(Ac. sc.)

Normalien de la promotion 1939, comment débute votre carrière d'astrophysicien ?
Dans une triste période. Pendant l'occupation, j'étais à Lyon dans le laboratoire de Max Morand. Nous étions trois, il y avait là Eugène Cotton, Cavassilas un immigré grec assigné à résidence qui avait des tas de problèmes pour se rendre à l'Observatoire de Haute-Provence et moi qui étais en évacuation de l'ENS. Avec le patron, Max Morand, on se voyait à toute heure du jour, on entrait, on bavardait. Il y avait un type de relation qui n'existent plus aujourd'hui. Quand Eugène Cotton m'avait vu arriver à Lyon au début de 1942, il m'avait tout de suite fait des avances en me passant une des éditions clandestines de la revue 'Action'. Dans un premier temps, je n'ai pas répondu. Là-dessus, mon père a été déporté (septembre 1942) et je suis allé voir Cotton pour lui dire que je voulais faire quelque chose. C'est alors que je suis entré dans ce qui était plus ou moins apparenté à un groupe d'étudiants communistes. J'ai donc adhéré au Parti à l'instigation d'Eugène Cotton à Lyon et j'ai milité dans une semi-clandestinité avant de plonger, à partir de juillet 1943, dans une complète clandestinité avec la bénédiction du directeur de l'Observatoire de Haute-Provence. Cotton était de gauche comme Eugénie sa femme qui a milité au Mouvement de la Paix, mais ni l'un ni l'autre n'étaient inscrits au Parti. Eugène était le militant de la famille. C'est par lui que j'ai connu ma première littérature communiste, que j'ai lu 'L'origine de la famille' et que j'ai eu en main, sans avoir alors le temps de le lire, 'Matérialisme et empiriocriticisme' qui d'ailleurs me dépassaient beaucoup à cette époque. Puis, il a fallu tenter d'échapper au S.T.O. Pour me constituer un dossier en béton, j'ai pu utiliser plusieurs sources comme une organisation juive de résistance qui m'a fourni un extrait d'acte de naissance en blanc. Je garde de tout cela le souvenir d'une très grande solidarité entre Français.

Le milieu scientifique était-il d'esprit résistant ?
Bon, je dirais qu'il n'était pas collaborateur. Mais un autre facteur a joué également. Lyon était loin de Paris où il y avait eu des nominations à la Sorbonne de gens ouvertement collaborateurs. J'ai parfois logé une nuit ou deux chez Max Morand à des époques où des bruits de rafle circulaient. Mon entrée à l'Observatoire de Haute-Provence (OHP) s'est faite de la façon suivante, Dufay qui était directeur de l'OHP donnait des cours d'astrophysique à Lyon. Je suis allé le trouver à la sortie de son cours. Je me suis présenté : normalien en fin d'études, j'ai raconté ma petite histoire sur mon père et je lui ai demandé - on m'avait quand même dit que la réponse pouvait être favorable, je n'étais pas allé le trouver de but en blanc - s'il accepterait de me laisser vivre sous une fausse identité à l'OHP. La réponse fut immédiatement favorable.

Frais émoulu de l'ENS, vous ne connaissiez pas l'astrophysique. Est-ce à ce moment-là que vous avez été attiré par cette discipline ?
Effectivement. J'étais alors branché sur la physique en général. La raison pour laquelle j'ai fait cette démarche était que Cavassilas, lui-aussi chez Morand, allait régulièrement faire des observations du ciel nocturne à Saint-Michel. Et je parlais avec lui du problème de ma cachette contre le S.T.O. C'est lui qui m'a dit que l'OHP était un endroit très retiré où l'on ne voyait personne. Ce que j'ai su après la guerre, c'est que Dufay a écrit à Georges Bruhat, directeur adjoint de l'ENS, pour recevoir un avis qui fut le suivant : "Il faut absolument que Schatzman puisse continuer de faire de la physique". à partir de là, mon orientation s'est trouvée scellée. Mais il a fallu un peu de temps pour que je me mette à l'astrophysique. Sur ce plan, le directeur adjoint de l'époque, Charles Fehrenbach, m'a poussé. Il m'a fait intervenir dans un petit séminaire interne à l'Observatoire de Haute-Provence et c'est comme cela que je suis resté dans cette spécialité.

Qu'y avait-il alors l'Observatoire de Haute-Provence ?
Un télescope de un mètre vingt, qui était celui de Foucauld à Marseille et un autre de quatre-vingt centimètres -qui était encore à Forcalquier- qui avait été le télescope d'étude de site.Ce dernier avait été utilisé par monsieur de Kérolir qui avait fait de belles photos. Les gens de Forcalquier était très fiers de leur monsieur de Kérolir et de ses belles photos de galaxie. Le transfert du télescope à l'OHP était décidé, mais Kérolir s'y refusait et le CNRS n'avait pas les moyens d'effectuer l'opération. Il n'y avait donc qu'un télescope à Saint-Michel, celui de un mètre vingt avec un astronome qui était Fehrenbach. Je lui avais proposé mon aide en échange de l'hébergement. Pratiquement toutes les fois où Fehrenbach observait, il me mobilisait pour l'assister dans son travail. Cela consistait d'abord à mettre le télescope en situation, à orienter son axe polaire, etc. Fehrenbach disposait d'un spectographe minuscule et nous ne pouvions faire qu'un travail d'observation réduit. Quand je n'assistais pas Fehrenbach, j'essayais de lire de l'astrophysique, j'apprenais. C'est ainsi que j'ai commencé ma thèse. Le temps qui restait se passait à se procurer des produits alimentaires. Durant mon premier été, en 1943, nous avons eu la visite de Daniel Chalonge avec sa famille, ainsi que celle de Daniel Barbier qui est devenu, beaucoup plus que quiconque, mon introducteur dans la discipline. Dufay a dû venir un peu plus tard, en septembre et il a dû revenir à Pâques 1944. En 1944, il n'y avait plus personne. Juste un astronome de Marseille, Beloretzki qui est venu se réfugier à l'Observatoire de Haute-Provence parce que Marseille était devenue dangereuse. Vers février, sont arrivés et restés plusieurs mois Jean et Alice Daudin. Jean Daudin avait étudié les rayons cosmiques avec Pierre Auger à l'ENS et on lui doit un certain nombre de choses importantes dans ce domaine. Il est venu avec Alice Daudin qui voulait faire de l'astrophysique et leur plus jeune fille.

Ces chercheurs étaient les fondateurs de l'astrophysique en France...
J'ai connu les fondateurs : Chalonge, Barbier et Mineur. Chalonge et Mineur ont été assez tôt nommés astronomes à l'Observatoire de Paris. Ils ont dû être nommés astronomes adjoints vers 1925. Henri Mineur avait un caractère très marqué, il s'était fait beaucoup d'ennemis et il n'a jamais réussi à passer astronome titulaire.

Il était alcoolique dit-on...
C'est venu plus tard. Qu'il ait aimé la boisson jeune, il n'y a aucun doute, mais alcoolique au sens pathologique du terme, je crois que c'est survenu en liaison avec des histoires politiques. Henri Mineur était très proche du Parti Communiste et dans la période d'avant 1939, il avait servi d'intermédiaire à un certain nombre d'opérations en Europe, en liaison avec des partis communistes clandestins. Henri Mineur était quelqu'un qui tenait salon, chose qui a disparu, et il me racontait qu'une fois par semaine, il voyait venir chez lui Maurice Thorez, Georges Cogniot, sans compter les universitaires de gauche comme Jean Perrin, etc. Durant l'Occupation, il a été arrêté. Il faut croire que déjà l'alcoolisme le guettait puisqu'il l'a été dans un bar (l'anecdote m'a été racontée par Chalonge) On lui demande ses papiers et il sort une carte d'identité. Puis, mû par je ne sais quelle illumination, il dit au policier : "Si tu veux j'en ai une autre" et il en sort une autre à son vrai nom ! Il a été arrêté, il est passé par la Santé, mais chose troublante, il a été libéré assez vite. A la Libération, des résistants de son réseau l'ont accusé de les avoir dénoncés. Mineur qui s'était précipité en Normandie au moment du débarquement, avait adhéré tout de suite au Parti Communiste qui renaissait de ses cendres. Il s'est trouvé exclu à la suite de cette révélation qui a dû être faite à l'automne 1944 et il a même fait de la prison. Il a toujours nié avoir donné ses camarades, mais je me souviens d'un Mineur "pas à jeun" justement, vers 1949-1950, gémissant sur ses souvenirs d'amitié avec le milieu communiste et sur le fait que plus personne - dans ce milieu - ne voulait le voir ou le rencontrer. C'était vis-à-vis de moi une espèce de demande de faire quelque chose pour que cela change. Dans l'esprit de l'époque, je n'ai bien sûr rien fait du tout, je n'ai même pas essayé. Je ne me rendais pas du tout compte du genre de relations que cela représentait. J'étais très impressionné par le fait qu'on mettait en cause son honnêteté dans cette affaire. Avait-il réellement trahi ? Comme on le sait maintenant, les Allemands faisaient parler les gens en leur mentant...

était-ce un bon scientifique   ?
Sans aucun doute, il a fait un certain nombre de choses excellentes. Il s'est beaucoup occupé de dynamique stellaire et dans ce domaine, on lui doit -je ne dirais pas des résultats de tout premier plan - mais de très bons travaux. Et même dans sa période de déclin, il a encore produit des choses intéressantes. S'il avait été plus physicien ou s'il avait plus parlé avec des physiciens, il aurait pu faire une découverte qui a marqué les années 1950-52. Il analysait des données sur les étoiles variables, il en concluait d'abord que, du point de vue des propriétés, les étoiles variables constituaient deux classes différentes. Mais il n'avait pas eu suffisamment confiance dans ses propres données et il a fait la moyenne. En fait, il avait trouvé ce résultat avec deux ou trois ans d'anticipation sur ce qui s'est fait ensuite au Mont Wilson. Dans ses périodes de lucidité, c'était un bon scientifique.

Le groupe Barbier, Chalonge, Mineur était lié au groupe Perrin, c'est d'autant plus curieux que le milieu des astronomes est, dit-on, assez fermé
Oui, mais ils étaient l'exception, surtout pour des raisons politiques. Chalonge et Mineur étaient de gauche, caractéristique exceptionnelle dans le milieu astronome qui était alors plutôt conservateur. Et qui l'est resté, politiquement et scientifiquement, jusqu'aux années soixante. Esclangon, directeur de l'Observatoire de Paris jusqu'à son remplacement par Danjon en 1945, était opposé au choix de Saint-Michel pour créer l'Observatoire de Haute-Provence. Durant l'été 1943, Chalonge me racontait qu'Esclangon avait publié dans 'Paris-Soir' un article expliquant que le choix aurait été bien meilleur près de Sisteron et Chalonge ricanait car Esclangon possédait un terrain à cet endroit. l'Observatoire de Haute-Provence, associé à l'Institut d'Astrophysique du boulevard Arago, constituait le Service d'Astrophysique et réalisait en somme essentiellement les ambitions du groupe Chalonge, Mineur, Barbier.

Vous parliez de conservatisme scientifique...
Lorsque Chalonge a voulu s'occuper de spectroscopie stellaire, il a dû aller chercher abri au laboratoire de Fabry pour faire de la spectroscopie. Pour les milieux traditionnels, la seule vraie astronomie était de position, avec un peu de mécanique céleste. Qu'il ait fallu constituer l'organisation de l'astrophysique en dehors du cadre des observatoires, me parait assez clair! à l'époque où j'ai commencé à connaître le milieu, c'est-à-dire essentiellement après mon retour des états-Unis en 1949 - j'avais passé un an à Princeton - l'astronomie française consacrait son activité à l'astrométrie, c'est à dire à l'utilisation d'un instrument méridien, pour mesurer des positions d'étoiles.

Le CNRS reprend le service de la carte du ciel avec celui des mouvements propres stellaires de Couderc...
Paul Couderc dirigeait effectivement ce service. Mais on ne faisait plus de photographies, on se contentait d'utiliser la collection de clichés pour comparer ceux qui avaient été pris à des dates différentes. Le programme 'carte du ciel' qui avait été international n'était plus suivi à l'époque que par Paris.

Le directeur de l'Observatoire de Paris, Jean Delhaye, raconte que dans un congrès, très peu de temps après la guerre, un Allemand avait dit que de toute façon les services de la carte du ciel en France ne marchaient pas parce que les astronomes français étaient incapables de positionner les étoiles avec précision...
Je sais que lorsque j'ai commencé à préparer notre ouvrage d'astrophysique générale avec Pecker en 1955, l'ensemble des données d'observation du méridien de Toulouse étaient inutilisables parce qu'on ne disposait pas, je crois, des données nécessaires aux corrections de réfraction atmosphérique. J'ai commencé à rencontrer l'astronomie française à l'occasion des réunions du Comité national d'astronomie, c'est à dire l'astronomie des observatoires. Et bien, si j'avais été dans le cadre "astronome", j'aurais eu envie de fuir. Ce conservatisme est lié à un problème institutionnel très profond qui doit dater de la classification des sciences d'Auguste Comte. Il existait dans les universités - où il y avait un observatoire - un certificat d'astronomie approfondie. Et ce certificat, jusqu'à ce que j'y enseigne à partir de 1949, était partout consacré à la mécanique céleste et à l'astrométrie. Il était ouvert aux mathématiciens parce qu'il ouvrait la porte à l'agrégation en étant un équivalent au D.E.S. de mathématiques. Le principal recrutement de l'astronomie française se faisait avec des gens qui étaient essentiellement de formation mathématique. Il n'y avait pas de physiciens. Par conséquent, il n'y avait pas en France d'état d'esprit susceptible de les rapprocher de l'astrophysique. De plus, l'astrophysique à sa naissance - à Harvard ou autre lieu à la fin du XIXème siècle - était une discipline manquant de rigueur, parce que les données n'étaient pas très bonnes et parce que la physique qu'il y avait derrière n'était pas non plus très sûre. Pour des gens qui s'intéressaient à la haute précision dans la mesure des mouvements des planètes, l'imprécision ou le flou de l'astrophysique avait un côté dépréciatif. à l'extrême, l'astrophysique ne pouvait être considérée comme une science.

Mais nos astronomes n'ignoraient pas ce qui se passait à l'étranger...
Bien sûr que si ! On ne se rend plus compte à quel point le milieu scientifique français pouvait être chauvin. Prenons un autre exemple : où enseignait-on la physique théorique en France avant guerre ? C'était chez Louis de Broglie, seule chaire de physique théorique en France peu avant son prix Nobel. Mais la physique de licence qu'on enseignait à l'Université ne contenait ni relativité ni mécanique quantique. La première introduction, je ne dirais pas de la mécanique quantique, mais de la constante de Planck, date de la réforme de la licence de physique en 1957 ! Joliot-Curie au Collège de France était marginalisé, car il faisait de la physique moderne. La physique moderne ne s'enseignait pas à l'époque. Je suis allé suivre les cours de Jean Perrin, ceux de Kastler pour un Certificat de physique approfondie, j'ai suivi en annexe un cours de calcul et probabilité, un cours de Francis Perrin sur la statistique quantique, mais tous ces cours étaient complètement en dehors des exigences prévues pour l'entrée dans l'enseignement. Autrement dit, vous aviez des bénévoles qui s'intéressaient à ces choses-là, mais ceux-ci étaient bien sûr une minorité.

Avec Perrin, Langevin, Cotton, il y avait cependant une physique moderne qui commençait à surgir en France
Oui, avec des gens remarquables comme Langevin qui diffusait les théories d'Einstein. D'ailleurs, Einstein parlait de la relativité restreinte en la désignant sous le nom de la théorie Einstein-Langevin (Langevin avait fait des travaux de relativité restreinte indépendants de ceux d'Einstein), mais numériquement ce groupe de physiciens était très restreint. Le traité qui régnait quand j'ai commencé mes études - en dehors du cours de Bruhat qui contenait de la mécanique quantique en optique - était le traité de physique de Bouasse (en 45 volumes), dans lequel il n'y avait ni mécanique quantique ni relativité !  Pour vous donner encore une anecdote : en 1946, j'allais voir régulièrement Danjon qui me racontait qu'il était très ennuyé parce qu'un certain Monsieur Prunier, qui avait publié sous les auspices d'Esclangon la première partie d'un long article contre la relativité restreinte dans le Bulletin astronomique, lui apportait la seconde. Danjon me disait :  "Je ne sais pas comment faire pour me débarrasser de cet article". Je le revois peu de temps après et il me dit : "ça y est, j'ai réglé la question. Il a déjà publié cette deuxième partie dans les Archives des sciences naturelles à Genève, donc je peux lui dire que nous ne publions que des articles originaux". Cela évitait d'avoir des explications sur le contenu. J'ai beaucoup fréquenté, dans la période 1945-1947, Edmond Bauer qui enseignait la physique à Paris et que j'ai eu comme professeur en leçons d'agrégation. C'est quelqu'un que j'avais trouvé extraordinairement sympathique et avec lequel j'aimais beaucoup parler. C'est lui qui m'a dit, à l'occasion, que lorsqu'ils étaient tous les deux à Strasbourg, il avait converti André Danjon à la physique moderne. Danjon avait parfaitement conscience de ses limites au point de vue des connaissances, mais il savait très bien où aller et voyait parfaitement l'état de l'astronomie française. On lui doit beaucoup en matière de radioastronomie. Quand la radioastronomie, qui avait été installée par Rocard, a cherché à faire scission, Danjon a tout de suite accepté une opération conjointe école Normale-Observatoire et cela a donné Nançay. Ensuite, il a accueilli les radioastronomes à Meudon et cela a été le début du bouleversement de cet observatoire.

Quel est le rôle d'Yves Rocard en matière de radioastronomie ?
Rocard était quelqu'un qui cherchait tous azimuts, tout ce qu'on pouvait faire de neuf. Il a aussi bien lancé la physique du solide à l'ENS que la radioastronomie.

Comment l'affaire est-elle passée à Meudon ?
Le laboratoire de Normale - j'ai oublié le point de départ de cette opération (l'ENS) - a cherché un point de chute en dehors de l'Ecole qui ne voulait pas prendre en charge toute l'affaire. Voyez Jean-François Denisse qui a été le responsable de cette opération. Nançay a été décidé en 1952, je crois. Mais, l'astronomie optique n'a pas senti au départ l'intérêt de la radioastronomie. Je mettrais ça en parallèle avec ce dont nous parlions tout à l'heure, les problèmes de l'astronomie fondamentale vis à vis de l'astrophysique. On avait à faire à un milieu très spécialisé qui ignorait tout des mécanismes physiques qui pouvaient être mis en évidence par la radioastronomie.

Le CNRS est donc resté en dehors de cet essor ?
Sur ce sujet, je n'ai que des souvenirs personnels, car je n'étais pas dans les institutions. Je me suis présenté plusieurs fois aux élections aux commissions du CNRS et je n'ai jamais été élu sauf en 1967. Je n'étais pas un vrai astronome, les gens comme moi qui ne connaissant pas les constellations, n'étaient pas considérés comme de vrais astronomes. Secundo, j'étais théoricien et la théorie n'était pas bien vu. Enfin tertio, j'étais trop marqué politiquement. J'ai longtemps cru que ma couleur politique avait joué un rôle là dedans alors que ce n'est pas vrai. Les deux autres facteurs ont occupé une place beaucoup plus importante. Je vous livre le souvenir de ce que j'ai perçu comme une insulte, comme une blessure. J'ai longuement négocié une opération qui s'est achevée par la construction de ce laboratoire à Meudon qui s'appelle le L.A.M. L'affaire était d'autant plus difficile à mener que je n'étais pas conseillé. De son lancement en 1964 jusqu'à l'ouverture des laboratoires en septembre 1971, cela a pris beaucoup de temps. Les problèmes venaient de l'Enseignement Supérieur, pas du CNRS. En 1970, l'année précédant notre déménagement, je me souviens d'avoir discuté avec André Lallemand, directeur de l'Institut d'Astrophysique, à propos de notre futur déplacement à Meudon. Qui irait, qui n'irait pas, sur quelles bases, etc. ? J'entends encore Lallemand me disant dans le couloir du deuxième étage de l'Institut d'Astrophysique:
"Vous les théoriciens, vous ne vous occupez pas de ce qui est important !
- Je ne sais pas, mais en ce qui me concerne je me suis occupé de ceci, de cela...
- Vous ce n'est pas pareil, mais les autres !"
Cette dernière expression avait dans sa bouche une consonance abominable. Cela me rappelait l'occupation, les antisémites qu'on laissait déblatérer pour leur dire enfin qu'on était juif. Ils disaient la même chose : "Vous ce n'est pas pareil, mais les autres !". Que quelqu'un comme Lallemand ait pu me dire cela ! Cette histoire date d'il y a 17 ans et je l'ai toujours à travers de la gorge. Mais j'en reviens aux astronomes et à la physique. Quelqu'un comme Lacroute, directeur de l'Observatoire de Strasbourg, qui s'est consacré à cette opération très importante qu'est le catalogue informatisé stellaire et galactique, m'entretenait à l'automne 1944 des premiers résultats de Hans Bethe sur les réactions nucléaires dans les étoiles. Lui, il savait que ça existait. Il y avait quelques exemplaires comme lui - justement !- différents des autres. Mais le fait que le milieu astronomique dans son ensemble ait perçu cette activité de théoricien comme inquiétante a eu des conséquences fondamentales. Pour ce milieu, la vraie astronomie était une astronomie d'observation.

Et pourtant Lallemand est devenu patron de l'Institut d'Astrophysique...
Lallemand était un instrumentaliste. Il a mis au point un instrument, mais je ne suis même pas sûr qu'il l'ait inventé lui-même. Instrument qui est d'ailleurs actuellement contesté pour des raisons fondamentales de fonctionnement. C'est un appareil d'un emploi difficile, dont la fiabilité est incertaine et qui coûte très cher. à ma connaissance, aucune observation astronomique faite par Lallemand avec son instrument, ne constitue une découverte. Pourquoi a-t-on nommé Lallemand ? Je le sais très bien puisque j'étais moi-même candidat à la succession de Danjon à l'Institut d'Astrophysique. Le directoire du CNRS qui devait nommer le nouveau directeur a nommé Lallemand à ma place.

Pour des raisons équivalentes à celles de votre non nomination au Comité national ?
à ma connaissance, elles sont différentes. Il faudra que je pose la question personnellement à Coulomb, ce que je n'ai jamais osé faire. Il était directeur du CNRS à l'époque. La phrase de lui qui m'est revenue est : "Plutôt un colonel que Schatzman !".

Jean Coulomb n'est tout de même pas quelqu'un de borné...
Non, au contraire, c'est un homme est très ouvert. Je l'apprécie beaucoup et je le considère comme quelqu'un qui a énormément de jugement. Je pense qu'il a dit cela comme une flèche dans la discussion, dans un contexte que j'ignore. à la direction de l'Institut d'Astrophysique, on redoutait probablement que je sois un peu autoritaire. On connaissait mes points de vue bien que je n'ai fait aucun rapport ; mais à l'époque, cela se faisait de façon beaucoup plus informelle, presque familiale. Il y avait en effet à l'Institut d'Astrophysique un certain nombre de gens dont je souhaitais qu'ils s'en aillent. Par exemple, un garçon qui s'appelait Peyturaux et qui travaillait sur le soleil. Peyturaux était quelqu'un dont on aurait pu faire un bon ingénieur - il aimait beaucoup se servir des machines outils - mais qui n'a rien fait de majeur sur le plan scientifique. Il y avait aussi Pierre Guérin, quelqu'un que je considère aujourd'hui comme il y a trente ans, comme une nullité scientifique. Et ce n'est pas parce qu'il croit aux OVNI que je le dis cela. Mais j'ai été le rapporteur pour sa thèse d'état, alors que j'étais dans une situation où je ne pouvais pas m'opposer au fait qu'on la lui accorde. Mais son travail était à la portée d'un bon taupin ! Il y avait aussi Laffineur, un protégé de Barbier, qui était un homme charmant, un ingénieur radio d'origine, que Barbier a voulu pousser vers la radioastronomie, en conflit d'ailleurs avec ce qui se faisait à l'ENS. Laffineur n'avait manifestement pas sa place en tant que chercheur dans l'institution. En fait, il avait le grade d'ingénieur mais on le laissait faire un travail de recherche. Et il y en avait d'autres dont les noms m'échappent.

Vous estimiez que l'Institut d'Astrophysique s'était complètement sclérosé ?
Non, on y trouvait aussi Chalonge et les trois personnes qui travaillaient avec lui : Lucienne Divan, Anne Marie Fringant et Jacques Berger. Pecker travaillait avec moi. Mais aussi bien l'un que l'autre, nous nous sentions enkystés dans l'Institut d'Astrophysique.

C'était donc une institution moins dynamique que vous l'auriez souhaité ?
Je vais vous en donner un exemple. Quand j'étais aux Etats-Unis, je participais chaque semaine à un séminaire qui se tenait à l'Observatoire de Princeton. En rentrant, je suis allé trouver Mineur pour lui proposer d'organiser un séminaire en France. Mineur adorait ce genre de choses et il m'a dit oui, en m'en confiant l'organisation. J'ai donc mis sur pieds un séminaire à l'Institut d'Astrophysique, dont je me suis occupé durant une quinzaine d'années. Je n'y ai jamais vu venir ni Chalonge, ni Berger. Je n'y ai vu qu'occasionnellement Lucienne Divan, je ne me souviens pas d'y avoir vu Anne-Marie Fringand qui s'est réveillée beaucoup plus tard. Barbier venait de temps à autre, Mineur les jours où il était debout, mais les autres c'est à dire Guérin, Peyturaux, etc... n'y mettaient jamais les pieds. Ce séminaire n'attirait que les nouveaux et en particulier quelqu'un qui travaillait chez Chalonge, Claude Van Veer et son mari, Franz. Les seuls où il y avait du monde étaient celui de Chalonge où il y avait quatre ou cinq personnes et celui de Barbier.

Ainsi que le votre ?
Où il y avait du monde, des jeunes. Les conditions matérielles dans lesquelles j'étais installé au deuxième étage de l'Institut d'Astrophysique étaient difficiles. à la fin de mon séjour en 1971, les gens étaient entassés les uns sur les autres. Les conditions de travail étaient devenues franchement mauvaises. La demande d'agrandissement était véhiculée via un directeur (Lallemand) qui ne la soutenait pas. Sur le plan strictement professionnel, j'ai un certain nombre d'amertumes. Certes, j'étais un peu marginal et marginalisant par rapport à une certaine communauté. Danjon m'avait recruté pour enseigner l'astrophysique dans le certificat d'astronomie approfondie, puis quand je suis entré dans le cadre universitaire comme maître de conférences, il ne m'a jamais marchandé son soutien. En revanche, il n'a jamais voulu me voir dans les instances de fonctionnement de l'astronomie.

Pourquoi ?
Je connais certaines causes. D'autres m'échappent. Il est certain que dans ce milieu, je passais pour quelqu'un de sévère, d'exigeant qui ne faisait pas de cadeaux. Beaucoup de gens devaient se sentir mis en péril s'ils avaient à m'affronter. Ce n'est jamais une bonne carte de visite. Pour la petite histoire, la personne à laquelle je dois mon audience auprès de Danjon, est un astronome américain d'origine russe, Otto Struve. Il m'a recommandé, probablement à l'occasion d'une conversation avec Danjon. Struve est un astrophysicien américain de très grande renommée, un observateur très astucieux, qui n'était pas intéressé par les données d'observation en elles-mêmes, mais par les significations qu'elles avaient du point de vue de la physique. Ce en quoi il surclassait tous les spectroscopistes français, sauf Barbier. Encore que ce dernier s'intéressait aux données d'observation, mais pas à la physique des milieux qui produisaient ces données. L'immense recueil de données du groupe Chalonge n'était jamais accompagné d'une réflexion sur sa signification. Le seul qui ait travaillé avec Chalonge et ait fait de l'interprétation, a été Kourganoff qui a interprété l'assombrissement centre-bord solaire, avec la mise en évidence de l'ion négatif d'hydrogène.

Nous en revenons à votre carrière
Sur le plan personnel d'autres éléments ont joué en ma faveur. à une époque où son fonctionnement était beaucoup moins formel, j'étais soutenu par Chalonge dans la section CNRS. Lorsque j'ai reçu l'invitation à aller à Princeton, j'étais chargé de recherche. Je faisais partie de ces gens qui ont eu la chance d'entrer au CNRS directement dans ce grade. Je ne suis d'ailleurs pas entré dans la section d'astronomie mais dans celle de physique et c'est Francis Perrin qui m'a fait passer. Au moment de partir à l'étranger, comme la famille qui restait en France recevait le salaire du grade en dessous -j'avais une femme qui ne travaillait pas et deux enfants- j'ai demandé si on ne pouvait pas me faire passer maître, ce qui m'a été accordé.

Y a-t-il eu d'autres raisons de votre affectation à Meudon ?
à l'Institut d'Astrophysique, la croissance du nombre de collaborateur vers 1957-58 ne pouvait, selon moi, que se poursuivre alors qu'il n'y avait plus de place. J'avais beaucoup discuté avec Danjon de la possibilité de construire. Il y avait plusieurs solutions envisageables, mais Danjon ne tenait pas à agrandir l'Institut pour des raisons, je dirais, d'ordre personnel. Il ne pardonnait pas au CNRS d'avoir eu la possibilité de construire l'Institut sur un bout de terrain appartenant à l'Observatoire, sans que celui-ci ait été consulté. Danjon m'a laissé espérer assez longtemps une opération qui finalement a eu lieu plus tard et qui a été la construction du bâtiment, avenue Denfert. Mais à l'époque, je pensais que c'était désespéré et j'ai donc commencé à parler de Meudon.

Vous y aviez des contacts ?
J'avais des contacts scientifiques en particulier avec Jean-Francois Denisse. En 1956, a eu lieu à Stockholm un grand colloque d'astrophysique. On était cinq Français. J'étais alors béotien en la matière. Denisse était dans le groupe de Français et j'étais très impressionné par tous les problèmes abordés. Je me suis dit qu'il fallait investir ce secteur en France, si nous ne voulions nous retrouver à la traîne. J'en ai alors parlé à Denisse qui était d'accord avec moi. à l'époque, il travaillait avec Jean-Loup Delcroix. à la suite de ce colloque de Stockholm, on décide de créer un enseignement sur les plasmas. C'est comme cela que j'ai entamé des relations plus étroites avec Denisse. On s'est partagé la tâche Denisse, Delcroix, moi et Théo Kahane avec lequel on a travaillé pendant deux ans. La première année a été un enseignement libre. Je me souviens d'être allé trouver Joseph Péres, mon doyen, pour lui demander l'autorisation. Il était réticent, je ne sais pas pourquoi d'ailleurs. Je lui ai dit -sans malice- qu'il était question que le CEA dans son nouvel Institut d'études Nucléaires, (INSTEN) crée un tel enseignement. J'ai vu mon Péres virer de bord en un clin d'oeil et m'accorder immédiatement cette autorisation. Je n'avais pas imaginé que la concurrence puisse être un argument, mais le résultat est que cet enseignement a été mis en place l'année suivante. En 1957, on a créé un DEA qui existe encore. Je m'en suis occupé avec Delcroix pendant une dizaine d'années puis comme j'avais deux DEA à faire marcher, astrophysique et physique des milieux ionisés, j'ai lâché le second. Voilà l'origine de mes relations avec Denisse. Je connaissais donc bien le groupe de Meudon. Pecker était à Meudon, on se voyait beaucoup.

Grâce à cet enseignement, on vous reconnaît la paternité d'une génération d'astrophysiciens
D'aucuns disent que j'ai été la locomotive en France dans le domaine de l'astrophysique théorique ; si c'est vrai, c'est surtout par personnes interposées. Je veux dire par là qu'il y a ce j'ai fait personnellement et ce qu'ont fait ceux que j'avais formé. Autrement dit, c'est parce que des gens ont pris le relais que cela s'est opéré. J'ai beaucoup plaidé pour certaines directions de recherche qui se sont révélées fécondes. Si Jean Audouze fait aujourd'hui de l'astrophysique nucléaire, c'est parce qu'il a commencé une thèse d'astrophysique nucléaire avec moi en 1965. Il y a un certain nombre de choses qui ont marché, mais il y a aussi un certain nombre de choses dont je n'ai pas vu l'importance à l'époque où elles démarraient. C'est le cas de la radioastronomie pour commencer. Je n'ai pas compris tout de suite son importance, car il s'agissait d'une physique que je ne connaissais pas. Quand Pecker et moi avions rédigé notre livre en 1955, il a bien fallu traiter de radioastronomie et je me suis occupé de la partie "théorie des émissions radio ; pour ce faire, j'ai du plonger dans ce sujet dont j'ai compris à la fois l'intérêt et l'importance. C'était un problème de culture. Je vais vous l'expliquer à partir d'un exemple précis, relatif justement à la radioastronomie. Je me souviens, en 1950, être allé passer trois jours à Leyde où Oort m'a dit qu'ils avaient un problème d'interprétation des rayonnements émis par la nébuleuse du Crabe. à cette époque, je ne connaissais en matière de rayonnement que le domaine optique et j'ai cherché si, au moyen d'un certain nombre de processus optiques, on pouvait expliquer certaines particularités de la nébuleuse du Crabe. J'ai dû travailler un mois ou deux sur ce problème. Je n'ai rien trouvé et j'ai abandonné. Or à la même époque, Schlovsky en URSS, un théoricien qui était justement en contact avec des radioastronomes, a pensé à un mécanisme qui était l'émission de rayonnements par un électron qui tourne dans un champ magnétique. Cela s'appelle le rayonnement synchrotron. Schlovsky a montré que le rayonnement de la nébuleuse du Crabe donnait une information sur le champ magnétique du milieu ambiant. Mon ignorance totale de ce mécanisme de la physique faisait que je n'y avais pas pensé. J'ai trouvé la signification de ce genre de relation culture-découverte tellement significative, que dans un colloque organisé par Gérard Simon à Lille, j'ai donné cet exemple pour montrer comment une certaine culture - même en dehors du champ où l'on travaille - est essentielle à la découverte. C'est une affaire qui m'a servi de leçon par la suite.

Belle ambition, mais est-elle compatible avec une activité scientifique qui réclame toujours plus de spécialisation ?
Il existe des moyens. Le premier se situe au niveau des études : on ne peut couvrir tous les domaines, c'est vrai, mais il faut laisser suffisamment d'ouvertures vers un certain nombre de domaines pilotes. La deuxième possibilité, essentielle pour l'étudiant devenu chercheur, est d'aller dans les séminaires, non pas dans ceux de sa spécialité, mais dans ceux de la spécialité d'à côté. Dans sa propre spécialité, on ne fait que se conforter dans ses propres certitudes. En revanche, en écoutant quelqu'un d'une spécialité différente, on apprend du nouveau. Voilà l'un des grands défauts du milieu astronomique français -je ne sais pas s'il faut dire celui de l'ensemble du milieu scientifique- de ne pas être assidu aux séminaires.

Vous disiez tout à l'heure que vous aviez ramené cette pratique de communication des Etats-Unis.
Oui. J'avais fait un séminaire à Columbia en 1966 et j'étais très surpris - sur un sujet assez ponctuel - de voir que tout le département d'astrophysique était là. Je me suis rendu compte qu'ils étaient là pas seulement parce que ça les intéressait, mais parce que cela faisait un peu partie des exigences du département. Les graduate students en train de faire une thèse devaient écouter le séminaire. Pensez qu'à Meudon, où il y a 250 scientifiques, il y a un séminaire hebdomadaire tous les lundis à 11 heures et la moyenne de l'auditoire est de 30 personnes ! Quand il y a beaucoup de monde - ce qui se passe quand vous avez quelqu'un de très connu, une star du showbiz - on atteint 100 personnes. Quand on a créé le 'LAM', j'étais toujours dans l'Enseignement Supérieur. Ce laboratoire a été financé sur un budget recherche-enseignement supérieur. L'une des raisons de son retard est la suivante : il y avait un budget faculté des Sciences pour créer le nouvel établissement du Quai Saint-Bernard. Je demandais un bâtiment pour un enseignement de 3ème cycle d'astrophysique. Le contrôleur financier a fait remarquer que ça aurait dû être inclus dans le projet Zamansky. Mais comme le ministère voulait conserver le projet, il a fallu le changer de ligne budgétaire et cela a pris un bout de temps.

Vous étiez un enseignant sévère parait-il...
Voyez la manière dont je terrorisais les gens - j'en ai eu une indication un jour par la façon dont on me sollicitait d'être dans les jurys de thèses -, j'ai appris par personne interposée que si les gens me demandaient d'être dans leur jury, c'était pour être sûr que je ne dirai pas ultérieurement que leur travail était nul ! Je disais : "quand vous faites une thèse, ne vous contentez pas de donner des résultats, il faut expliquer d'où ça vient, quand vous dites qu'une étoile qui ne tourne pas est sphérique, vous êtes déjà en train de faire de la théorie. On ne vous demande pas de faire des maths, ce n'est pas le problème, le problème c'est d'aborder une représentation des processus physiques qui se déroulent dans vos objets". Je dois dire qu'il y a eu des cas où j'ai eu beaucoup de peine à faire entendre que le but de l'astrophysique n'était pas simplement de ramasser des données mais de comprendre. S'il y a une chose que j'ai peut-être obtenue, en tant que sillage de formation, c'est de faire reconnaître l'idée qu'on fait de l'astrophysique pour comprendre ce qui se passe.

Quelle fut la réaction de Danjon à votre départ à Meudon ?
C'est lui qui me disait : "Il y a de la place à Meudon, venez donc !". Rétrospectivement, je me suis rendu compte qu'au moment où je cherchais de la surface, j'aurais dû me tourner du vers Orsay. Il y avait de la place et je connaissais les physiciens. Mais j'avais une raison complètement idiote pour ne pas le faire, c'est qu'il y avait déjà là un professeur d'astrophysique, Kourganoff. Je ne pouvais pas doubler Kourganoff.

Finalement, le CNRS avait vu trop petit quand il a créé l'Institut d'Astrophysique à Paris en 1937 ?
Oui, mais il y avait aussi des éléments qu'on ne voyait pas clairement. Quand il a été question de la nouvelle faculté des Sciences quai Saint-Bernard, j'aurais pu avoir des mètres carrés, peut-être pas énormément mais quand même. Mais à l'époque, quitter l'Institut d'Astrophysique et sa bibliothèque, paraissait une opération scientifiquement coûteuse. Il y avait la crainte de ne pas pouvoir reconstituer aisément ailleurs un pareil potentiel de travail.

Le regroupement des sciences de la terre avec l'astronomie comme il existe au CNRS sous l'impulsion de Jean Coulomb n'est il pas une disposition spécifiquement française ?
Je ne connais pas assez bien l'organisation de la science aux états-Unis, en Angleterre ou en Allemagne pour répondre, mais pour autant que je sache, dans la façon dont fonctionne la NSF, s'il y a une jonction, elle se fait entre astronomie et espace, et pas avec la terre. Au CNRS, Coulomb devait présenter ce que les astronomes lui avaient préparé. Dans la mesure où il n'y avait pas de conflit au niveau des dépenses, il n'avait pas à plaider particulièrement le projet. Actuellement, ce serait vraisemblablement beaucoup plus difficile. D'ailleurs, c'est ce qui se passe à l'INSU où il faut plaider les projets les uns contre les autres, ce qui demande beaucoup plus de temps.

La question porte évidemment sur le pourquoi d'un INAG avec un 'G' ?
On comprend cette réunion dans la mesure où les couches extérieures de l'atmosphère sont un milieu qui est peut-être plus astrophysique que géophysique. L'INAG avait une fonction très précise, il a été créé à l'époque où l'on commençait à envisager de très gros équipements. Denisse ne voyait ni le CNRS, ni les observatoires, suffisamment organisés pour accueillir les bureaux d'études nécessaires à la réalisation de ces grosses opérations, d'autant qu'elles pouvaient mettre en jeu des coopérations internationales. La première forme de coopération internationale est d'ailleurs antérieure à l'INAG. C'est l'ESO ( European Southern Observatory ) dont le siège est actuellement à Munich. Il a été créé car les Européens avaient besoin d'une station dans l'hémisphère sud. Les principaux initiateurs en étaient Danjon, Bertil Lindblad pour la Suède, Ian Oort en Hollande et Otto Heckmann en Allemagne. Il y en a un cinquième dont le nom m'échappe actuellement. Ils étaient cinq pour mettre en place l'Observatoire européens. L'ESO a commencé à fonctionner pour de bon, au Chili, en 1971.

Quelle est la place des astronomes français sur la scène scientifique internationale ?
La formation de base des astronomes français, jusqu'à la création de la maîtrise de physique en 1967, était insuffisante. Ils étaient peut-être sur le plan personnel des gens compétitifs, mais par défaut de formation de base, ils avaient un handicap. Ils avaient reçu une formation de bric et de broc, d'autodidactes, sauf exception bien sûr.

Y avait-il un pays leader ?
S'il n'y avait pas eu l'interruption hitlérienne, l'Allemagne était un exemple. Mais les nazis ont tout démoli à quelques exceptions près, le petit groupe d'Unsöld à Kiel d'une part et d'autre part le groupe autour d'une personnalité très riche qu'était Biermann à Munich au Max Planck. Ce dernier nous a expliqué un jour comment il était resté complètement à l'écart des effets politiques du nazisme. Les nazis visaient l'Université -qui était un symbole- mais ils ont oublié le Max Planck qui a même pu continuer à faire des travaux sur la relativité. L'Angleterre a aussi constitué un corps d'astronomes, mais actuellement, ce pays connaît des heures difficiles. Si vous regardez la revue européenne Astronomie Astrophysique , il y a des fluctuations dans le nombre de publications par pays d'origine, mais la France et l'Allemagne sont à peu près au même niveau. A l'heure actuelle, sur le plan international, on est écrasé par les publications américaines. Ce qui est du d'abord au nombre des Américains, mais aussi au fait qu'il y a beaucoup de Français, d'Allemands ou d'Anglais qui publient de préférence dans l 'Astrophysical Journal. Il y a d'ailleurs une inflation extraordinaire des publications scientifiques. L'Astrophysical Journal a du passer de quelques 2000 pages par an à 7 ou 8000 pages aujourd'hui et dans un format plus grand ! L'ensemble des publications en astrophysique atteint à l'heure actuelle -en prenant seulement les grandes revues, mais il y en a beaucoup de petites- les 30000 pages annuelles. Ce qui, pour revenir à des questions françaises, pose un problème de bibliothèque.

Evoquons le problème de la vulgarisation en cosmologie qui semble passionner le public. Que faut-il penser de quelqu'un comme Hubert Reeves par exemple ?
Il casse les pieds à un tas de gens ! Il me crispe un peu, pour des raisons philosophiques. Ce que je ne supporte pas chez lui, c'est une sorte d'indulgence pour cette espèce d'idéologie hindouiste floue. Il y a derrière tout cela une espèce de tendresse plus ou moins déguisée pour le paranormal... Ces choses m'agacent. Le mélange des genres n'est pas supportable.

Sur un autre plan, que pensez vous d'Yves Rocard et de la radiesthésie ?
Rocard s'est occupé exclusivement du signal du sourcier sur lequel il dit avoir fait des expériences probantes, ce qui est peut-être discutable, mais il n'a jamais mélangé les genres. Il n'a jamais fait d'affirmation au nom d'une idéologie.

Vos articles dans  la revue 'La Pensée' à la fin des années 1940 dénotent des positions hyper-rationalistes, une série notamment sur "empiriocriticisme et matérialisme". Ou d'autres à propos du principe d'incertitude d'Heisenberg où vous prenez la plume avec Haldane, pour casser la baraque
Je ne suis pas sûr que je serai d'accord aujourd'hui avec ce que j'ai écrit il y a 35 ans. Il y a des passages que je ne désavoue pas, mais certains autres me font rougir jusqu'à la racine des cheveux ! J'ai participé à ce colloque qui a été organisé par François George, "Staline à Paris" et j'ai relu à cette occasion ce que j'avais écrit autrefois. Il y a des trucs dont je ne comprends même pas comment j'ai pu les écrire ! Quand je me remets en situation, j'aboutis à des contradictions complètes entre ce dont je me souviens de mon activité et ce que j'exprime comme idéologie. Quand j'écrivais un article - disons à intention idéologico-politique - je fermais les écoutilles!

Mais alors que Georges Cogniot pouvait se couper de l'idéologie lorsqu'il s'intéressait aux poètes latins, vous, l'astrophysicien, vous étiez dans un domaine qui amène naturellement à poser le problème de la cosmogénèse. La coupure science-idéologie était donc beaucoup plus floue...
Vous savez, quand il s'agissait de juger la valeur relative des recherches soviétiques et américaines, cela ne me troublait guère. J'étais très lié avec les Américains et je me servais beaucoup plus de ce qu'ils faisaient que de ce que faisaient les Soviétiques.

Comment est venue votre collaboration à 'La Pensée' ?
A la fin des années quarante, j'avais été sollicité par René Maublanc pour un article sur la cosmologie de la création continue. Il est écrit dans un style très léniniste, très cassant, très amalgamisant. Peut être que je n'ai pas écrit ce que j'aurais dû sur la radio astronomie. J'ai aussi écrit sur la physique nucléaire, sur les plasmas, sur la structure interne des étoiles en général, sur la matière interstellaire, je me suis même un peu frotté au problème du soleil, mais cela représentait une trop grande dispersion encyclopédique. Cependant, je dois préciser que je n'ai pas touché au problème des galaxies.

Mais cet engagement vous a conduit à réfléchir sur la politique de la recherche et à faire du syndicalisme...
C'est vrai que l'histoire syndicale est aussi importante. à ce sujet, il faudrait que vous rencontriez Robert Sauterey, professeur de chimie à Jussieu. Il a été au CNRS lui-même en tant que chercheur et il s'est beaucoup occupé des réflexions qu'on a faites sur le statut de 1959. à l'époque, il y avait au Comité national des sections qui fonctionnaient en assumant toutes les responsabilités, c'est à dire l'évaluation scientifique, l'évaluation administrative et éventuellement le conseil de discipline. J'aurais souhaité - il y avait déjà un statut des fonctionnaires - que la fonction des commissions ne soit que d'évaluation scientifique et que tous les autres problèmes, respect des règles administratives ou respect des règles techniques, soient réglés par des commissions distinctes, de façon à éviter la confusion des pouvoirs. J'étais adepte de Montesquieu, mais cette proposition n'a jamais été retenue. Cela n'a même jamais pris à l'intérieur du syndicat. C'était une subtilité qui apparemment lui échappait. Un second point me paraissait important, qui nous éloignait d'ailleurs de la logique administrative. L'administration avait tendance à préciser les règles de fonctionnement alors que je pensais que, dans l'évaluation scientifique, les commissions devaient être libres de leurs propres règles. Je ne voyais pas comment dans une procédure d'évaluation scientifique on pouvait donner d'autres règles que celles que la commission se donnerait elle-même ; étant donné qu'il s'agit de domaine où, comme on disait à l'époque, l'étalon déposé au bureau des poids et mesures n'existait pas. C'était bien sûr parfaitement contraire au genre de préoccupation d'une administration qui voulait voir les choses écrites noir sur blanc.

Par rapport à ces nouveaux métiers de chercheurs quelle était la philosophie du syndicat ?
Il faut que je vous raconte l'histoire du syndicat des chercheurs. J'ai commencé à y prendre part à l'automne 1949, quand je suis devenu secrétaire de la section parisienne. C'était le moment où Barrabé - qui était secrétaire national - a demandé à se retirer. Je lui ai succédé au secrétariat général en 1953. Je suis devenu 'Enseignement supérieur' en 1954 et j'étais donc très sensible à l'argumentation des collègues C'est l'époque où l'on voyait se développer, entre l'Enseignement supérieur et les chercheurs CNRS, des frictions considérables au sein du syndicat. Le point de vue était le suivant, je simplifie grossièrement : les chercheurs voulaient que les chercheurs cherchent et que les enseignants enseignent ; de leur côté, les enseignant ne remettaient pas en cause la constitution d'un corps de chercheurs. Lorsqu'en 1954, Mendès-France a lancé l'idée de la constitution d'un organisme qui réunirait tous les organismes de recherche en France, aussi bien l'ORSTOM, que l'INH, que le CNRS, que la recherche agronomique, les chercheurs étaient favorable. Mais dans le syndicat, on craignait que cela n'entraîne une rupture entre Enseignement supérieur et recherche. Il a donc pris partie contre ce projet.

N'y avait-il pas aussi des raisons plus politiques à cette hostilité ?
Je ne nierais pas qu'il y ait eu des préoccupations de politique politicienne. Mais je pense que les objections qui ont été faites là-dessus étaient sincères, d'autant plus que si nous avions une forte présence communiste au syndicat, il y avait des socialistes ou des apparentés socialistes dont nous ne voulions absolument pas nous couper car ils étaient très représentatifs d'une tendance - je dirais de gauche - dans l'Université. Barrabé lui-même en est un exemple. En fait, la crainte de la rupture entre l'enseignement supérieur et la recherche a été perçue comme une véritable préoccupation syndicale. La relation chercheurs-enseignants n'a fait ensuite que s'envenimer au cours des années, les débats des réunions syndicales, quand il s'agissait des conseils syndicaux ou des congrès, étaient le lieu de vives altercation. Quand est arrivé 1956, j'ai beaucoup insisté pour la scission. Elle était accomplie au moment du congrès de la FEN à l'automne 1957. On me demandait si cette scission entre enseignement supérieur et recherche scientifique était politique, ce qui aurait pu paraître la cause la plus évidente. Et bien ce n'était pas une raison d'ordre politique.

Le PCF intervenait-il dans ces débats ?
Le Parti a joué un rôle important et je dois dire que si un jour je retrouve mes notes, j'aimerais écrire quelque chose sur le rôle des fractions. Je veux dire que nous avions des réunions des communistes du syndicat où l'on décidait ensemble de la politique qui allait être suivie et de l'attitude à adopter dans les séances plénières. L'usage en était établi dans le syndicat quand je suis arrivé en 1949. Je me suis trouvé tout de suite convoqué à des réunions de fractions. Un certain nombre se sont tenues chez Ernest Kahane lui-même et quand on avait un problème un peu plus compliqué, on demandait à un responsable des intellectuels de venir. Pendant longtemps, ce fut Laurent Casanova. Il venait discuter de la signification politique d'un problème syndical et de l'orientation à prendre. Quant à Georges Cogniot, il intervenait plutôt pour des opérations menées au niveau des intellectuels en général. J'ai le souvenir de réunions avec l'un et avec l'autre et même quelquefois les deux, mais j'ai plus le souvenir de réunions syndicales avec Casanova qu'avec Cogniot. Reste que le Parti était un monolithe. Quand on compare la petite oeuvre littéraire de Cogniot que sont ses commentaires de Lucrèce, très fins, très astucieux, avec ce qu'il pouvait être dans l'activité formelle du Parti, ce n'est pas le même homme. Quand on mettait en cause quelque chose qui se rapportait à l'appareil et aux structures et à la vie générale du Parti, Cogniot était un mur. Casanova lui, la dernière fois que je l'ai entendu, c'était à l'automne 1956, passé le vent du rapport Krouchtchev. Moi-même, je revenais d'un voyage en URSS qui m'avait profondément perturbé. On a eu un débat extrêmement flou, à la fin duquel Laurent Casanova a fait une improvisation superbe, mais qui, dans mon souvenir, était aussi creuse que ce qui avait précédé. Je me souviens de Jean-Pierre Kahane qui lui avait été conquis et qui disait : "C'est un magicien !", une réaction surprenante...

Vous commenciez à avoir des doutes...
Mes doutes ont commencé bien avant, ils datent très exactement du procès Slanski en 1952.


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