Vous êtes géographe, discipline qui a eu un rôle très important dans le CNRS dès les années quarante
La
géographie était une discipline très soudée au sens où tous les
géographes se connaissaient bien, mieux sans doute que dans d'autres
disciplines. Cela tient au fait que les géographes font du terrain
ensemble, qu'ils soient étudiants ou professeurs d'université, ils
partagent cette expérience commune. C'est un milieu dans lequel tout le
monde se connaît, d'université à université, d'institut de géographie à
institut de géographie. En effet, deux ou trois fois dans l'année se
déroulaient des excursions interuniversitaires : on se connaissait sur
le terrain, on prenait la pluie ensemble, on transpirait ensemble. Ce
n'était pas "la fraternité des armes", mais cela créait une certaine
camaraderie. Quand on a le souvenir d'avoir vu, alors qu'on était
étudiant, deux de ses patrons descendre des montagnes du Jura appuyés
l'un sur l'autre et chantant l'Internationale, on a peut-être un peu moins de respect, mais davantage d'affection pour les patrons et réciproquement.
L'allusion à l'Internationale veut-elle dire que le milieu était assez à gauche ?
Pour ces deux là, pas du tout, et c'est ce qu'il y a de plus drôle.
L'un d'eux était mon maître Demangeon qui n'était pas du tout
internationaliste, l'autre était peut-être un peu plus à gauche que
Demangeon...
N'y a t-il pas une évolution politique de la géographie ?
Je ne saurais vous le dire, car je ne vois plus beaucoup mes collègues
géographes. Il y a eu des changements dans la science géographique
comme dans toutes les disciplines... Je ne sais d'ailleurs pas si la
géographie est une science... Cela fait des années qu'on en discute et
cela n'a aucun intérêt.
Quelle est la place des sciences de l'homme et de la société au CNRS ?
Elles sont perpétuellement menacées. Les sciences de l'homme et de la
société sont généralement mal vues du pouvoir. Je dirais presque
quelque soit le pouvoir, même si c'est peut-être moins le cas dans les
dernières années. Il y a eu des moments où cela allait très mal, comme
par exemple sous la présidence de Georges Pompidou, bien que ou parce
qu'ancien universitaire. Ma petite expérience me montre qu'il n'y a
rien de pire que les défroqués ! Georges Pompidou avait manifesté
l'intention, tout au moins le disait-on, de faire cesser complètement
le recrutement de chercheurs en sciences humaines pendant quelques
temps. Il n'a changé d'opinion qu'après avoir reçu la visite d'un
certain nombre de maîtres éminents, parmi lesquels Monsieur Bataillon,
administrateur du Collège de France et le doyen Renouvin, deux hommes
sérieux et qui n'étaient pas des révolutionnaires. Bataillon avait une
indépendance d'esprit remarquable. Monsieur Pompidou leur a dit : "Je
ne comprends pas qu'il faille entrer au CNRS pour faire sa thèse ;
quand j'étais professeur, beaucoup de mes collègues faisaient leur
thèse tout en enseignant, alors pourquoi vos assistants ont-ils besoin
d'aller au CNRS ?" Je crois que c'est Renouvin qui l'a mis en boite, en
lui disant ce que faisaient ses assistants : ils ont des copies à
corriger, il y a des travaux pratiques, des tas de trucs, etc. Pompidou a répondu
qu'il n'était pas au courant de cette situation, et qu'il ne se rendait
pas compte. Autrement dit, il y avait une ignorance profonde de la part
d'un homme qui n'avait tout de même pas coupé tous les liens avec
l'Université où il avait encore quelques camarades.
Pompidou n'aimait pas le CNRS
D'une manière générale ? Je ne sais pas, c'est possible. Cela a été un
des moments désagréables, mais il y en a eu tellement !
Était-ce une doctrine générale à l'époque, dans les sciences
humaines, d'entrer au CNRS pour faire sa thèse et de repartir ensuite
dans l'enseignement ?
C'est là une difficulté que j'ai connue, un des problèmes que le CNRS,
les commissions et les chercheurs en sciences humaines affrontaient
constamment. C'était le point de vue de mes collègues universitaires :
quand un assistant, ou un professeur de lycée, avait une thèse bien
commencée et qu'il lui suffisait encore de deux ans pour la rédiger et
la terminer, on pouvait le faire entrer au CNRS. En somme, dans leur
idée, le CNRS était une bourse de thèse, "trois petits tours et puis
s'en vont" !
C'était encore pire et plus développé chez les historiens que chez les
géographes. Ces derniers avaient même souvent une position contraire,
celle des gens qui étaient entrés au CNRS pour finir leur thèse mais
qui parfois avaient le désir de continuer à faire de la recherche avec
très peu ou pas du tout d'enseignement. Ils souhaitaient que le CNRS ne
soient pas uniquement une bourse de thèse. Certains universitaires
souhaitaient aussi la création de laboratoires propres du CNRS dans
leur discipline. Qui dit laboratoire propre dit un minimum de
chercheurs permanents. Il se trouve que chez les géographes, cette idée
a gagné un bon nombre de membres de la commission de géographie. Du
même coup, il y avait une forte tendance à l'Institut de Géographie à
recruter des chercheurs devant rester assez longtemps. On n'envisageait
pas vraiment que les chercheurs fassent carrière au CNRS et la formule
même était désagréable. Il arrivait parfois que des chercheurs, au bout
de plusieurs années, manifestent le désir de retourner un petit peu à
l'enseignement. C'est pour cela qu'on a créé la possibilité d'un
échange entre assistants et chercheurs, et éventuellement entre
professeurs et directeurs de recherche. Cela se fait encore : il y a un
ou deux ans, un de mes élèves géographes qui voulait bien quitter le
CNRS a passé un accord avec le caïman de géographie de l'École Normale
qui avait besoin de quelques années pour terminer sa thèse ; l'échange
a été fait, puis les choses sont revenues à leur état primitif. Mais
cette formule n'a pas tellement bien rendu.
Il semble que l'expression "faire carrière au CNRS " n'était pas bien vue dans certaines disciplines
Elle l'était d'une manière générale. S'il y a une préoccupation
générale, et qui me parait raisonnable, qu'il faut faire de la
recherche et aboutir à quelque chose, cela n'empêche pas qu'il faut
faire connaître et tester ces résultats dans un second temps ; et que
pour cela, rien ne vaut l'enseignement. J'ai toujours pensé que c'était
une discussion un peu sotte, car beaucoup de chercheurs de sciences
humaines donnaient des enseignements dans les universités,
participaient à des séminaires, à des travaux pratiques, etc. Il y
avait autrefois une réglementation assez stricte : ils avaient droit à
trois heures d'enseignement par semaine. Il y a eu quelques "lascars"
qui se débrouillaient pour faire plus que ça. Mais ils étaient obligés
de prendre des subterfuges, de se cacher et quand ça apparaissait,
justement, parce qu'ils l'avaient caché, c'était d'autant plus
"scandaleux". Certains venaient même de province, passant à l'époque
les nuits dans le train... Je n'ai jamais compris comment ils pouvaient
à la fois faire de l'enseignement et de la recherche. Je le comprenais
d'autant moins que pendant deux ou trois ans, j'ai fait la navette
entre Paris et Strasbourg, puis entre Strasbourg et Paris, faute
d'appartement, et ce n'était pas drôle ! Quand j'arrivais à Strasbourg
pour faire mon cours, après avoir passé la nuit sur la banquette de
troisième classe de la SNCF, je n'étais pas très en forme !
Je comprends parfaitement qu'il y ait des gens qui fassent carrière au
CNRS. Mais je n'aime pas l'expression "faire carrière ". Étant donné
que je n'ai jamais pensé à faire carrière, les hasards de l'existence,
la chance si vous voulez, m'ont permis de faire une carrière, mais ça
n'a jamais été mon intention.
Quand êtes vous entré au CNRS ?
En 1963. J'étais bien tranquille, chez moi, quand j'ai reçu un coup de
téléphone d'un de mes collègues de la Sorbonne, que je connaissais à
peine : Michel Lejeune. Il ne m'a pas appelé "cher collègue" car il
n'est pas cérémonieux du tout, mais simplement dit qu'il voulait me
voir très rapidement. Il était alors directeur adjoint du CNRS. Il est
venu ici et m'a expliqué qu'il allait quitter le CNRS et qu'il avait
pensé à moi pour le remplacer. Je lui ai dit : "Vous êtes bien aimable,
mais en quoi est-ce que cela consiste ?". J'ai compris après pourquoi
Lejeune avait pensé à moi : il avait des relations extrêmement amicales
avec le recteur Sarrailh qui me connaissait très bien, depuis l'époque
où j'avais été jeune pensionnaire de la Casa Vélasquez, d'où il venait
de sortir. C'est lui qui m'avait fait mettre à la tête de l'Institut
d'Amérique Latine de l'Université de Paris. Je n'ai jamais posé la
question, mais je pense que c'est Sarrailh qui avait dû indiquer mon
nom à Lejeune. Cela se passait au milieu de la semaine ; Lejeune me dit
: "Jacquinot, le directeur général, voudrait vous rencontrer, - les
choses se passaient à la bonne franquette -, venez donc à Gif !". Mais
moi, je ne savais pas ce que c'était que Gif ! Lejeune m'a expliqué que
le CNRS possédait un château et un parc magnifique, que les directeurs
et directeurs adjoints y avaient des petits appartements et qu'on
pouvait venir y passer le week-end. Je suis donc allé à Gif où s'est
déroulée une séance de séduction absolument magnifique, dans un endroit
où il y avait des roses qui sentaient fort bons, en plein mois de juin.
Jacquinot m'a expliqué ce qu'était le CNRS. Il y avait un autre type
que Jacquinot m'a présenté : Drach, l'autre directeur adjoint pour les
sciences naturelles, qui était là comme par hasard ! C'était très
drôle. Nous avons bavardé et finalement j'ai accepté de succéder à
Michel Lejeune. Mais je ne savais pas très bien ce que c'était...
J'avais été pendant quelques mois attaché de recherche au CNRS, mais je
l'avais complètement oublié : c'était quand j'étais rentré du Brésil
après la guerre, je n'avais pas de poste. Puis, quand on m'a dit qu'il
y avait une maîtrise de conférences à Strasbourg, j'ai laissé le CNRS.
Je ne savais pas très bien comment il fonctionnait.
Vous aviez tout de même l'expérience de la direction d'un laboratoire ou d'une maison importante...
J'avais
l'expérience de cet Institut des Hautes Études d'Amérique latine et
peut-être que Sarrailh, qui s'intéressait beaucoup à cet
Institut qu'il avait créé, avait trouvé qu'il ne marchait pas mal et
que je l'avais correctement administré. Comme Sarrailh n'avait aucune
sympathie pour l'Espagne franquiste, il faisait un transfert de son
affection pour l'Espagne sur l'Amérique Latine.
D'après votre conversation avec Pierre Jacquinot, quels vous
apparaissaient être le rôle et la mission d'un directeur des sciences
humaines ?
Jacquinot m'a expliqué le fonctionnement du CNRS, le rôle des
commissions et celui du directeur adjoint, représentant de
l'administration dans les commissions du CNRS. Il m'a expliqué aussi
qu'au fond les directeurs au CNRS étaient assez semblables aux
présidents de la République au temps de la IIIème République : c'était
un pouvoir exécutif. Le ministère des Finances attribuait un crédit au
CNRS, officiellement issu du ministère de l'Éducation nationale, que
l'on répartissait entre les différentes branches ou sections ; ensuite,
chaque directeur avec l'aide des chefs de service faisait une
répartition entre les commissions pour les crédits, les postes de
chercheurs, les collaborateurs techniques, etc. Après cela, on
transmettait aux commissions, lesquelles trouvaient tout à fait
normalement que c'était insuffisant ; alors elles engueulaient le
directeur, d'une manière parfois désagréable ! J'ai proposé un jour à
une commission, je ne sais plus laquelle, qui était particulièrement
odieuse : "Puisque vous n'êtes pas contents, ne vous en prenez pas à
moi, ni au directeur général. Vous savez qui nous attribue un crédit :
c'est le ministère des Finances, il est là de l'autre côté de la Seine,
il y a une passerelle. Si vous voulez, si monsieur le président veut
bien prendre la tête du mouvement, je vais avec vous, on traverse la
Seine et on va au ministère des Finances"... (rires) Ils n'ont pas ri,
ils ont été scandalisés. Dès qu'il s'agit de toucher au ministère des
Finances.... Cela me rappelle toujours l'histoire des communards qui
pendant la Commune sont restés pétrifiés devant le veau d'or et n'ont
pas fait main basse sur l'or de la Banque de France. Cela les aurait
sauvés, parce qu'ils auraient pu acheter des armes à l'Angleterre qui
ne demandait que ça !
Dans quelle idée avez-vous accepté de prendre le poste, compte tenu de ce que vous avait dit Jacquinot ?
J'ai constaté par l'expérience que c'était extrêmement intéressant. Ce
qui était particulièrement intéressant pour moi, en tant que directeur
des sciences humaines, c'était d'être mis au courant, de savoir, de
connaître ce qui se faisait dans les autres disciplines. C'est très
étonnant. Vous le savez peut-être maintenant, parce que la
communication fonctionne mieux, mais autrefois on ne le savait pas.
C'était très cloisonné. On savait bien qu'il y avait des collègues
assyriologues, mais on ne savait pas très bien ce qu'ils faisaient.
Tandis que là, on les voyait en commissions, on voyait les projets qui
étaient déposés. Découvrir ce que faisait les uns et les autres était
très intéressant.
Qu'est-ce qui vous a frappé dans cette découverte du CNRS ?
Il y a plusieurs choses qui m'ont frappé, mais c'est au fond l'ardeur
au travail des universitaires et des chercheurs. On travaille beaucoup
dans toutes ces maisons-là ! Pour l'extérieur, on n'a pas la réputation
de travailler. Vous, cela ne vous étonne pas que je vous dise que les
professeurs et les assistants, les directeurs et les attachés de
recherche, que tout ce monde boulonne, mais les gens ne le croient pas.
Vous l'aviez déjà constaté à l'Université ou à l'Institut d'Amérique Latine...
Oui, mais on ne le voyait pas aussi bien, parce qu'à l'université c'est
surtout sous la forme du travail pour les examens. À l'Institut de
géographie par exemple, maison très sympathique où nous étions très
nombreux comme professeurs, nous nous entendions bien et il n'y avait
pas de querelles, malgré des opinions politique différentes. On se
rencontrait dans le couloir ou au moment des examens pour discuter un
petit peu des sujets, des programmes de l'année suivante et de la
répartition des enseignements. Je me souviens de l'année épouvantable
où le jury d'agrégation de géographie a collé l'Inde à son programme et
où mes collègues m'ont dit : "c'est toi qui fais ça, c'est du tropique
! -mais je connais rien à l'Inde ! - ça ne fait rien tu t'y colleras
!". Cela se passait comme ça, c'était très gentil, très sympathique,
l'Inde m'a d'ailleurs beaucoup intéressé. Mais on ne se connaissait
mal. Très curieusement, je connaissais un peu ce que faisait Jean
Dresch, parce que nous étions de vieux amis, nous avions tous les deux
épousé des camarades de Sorbonne, nos enfants avaient le même âge ; il
y a toujours entre nous deux des relations d'amitié et nous savions
chacun ce que l'autre faisait. Nous avions fait ensemble une grande
randonnée dans les Andes, au Pérou et Bolivie. Il y avait d'autres
collègues que je connaissais, mais ce n'était pas organisé.
Vous trouvez que le CNRS mettait davantage les chercheurs en collaboration ?
Il me semble. Laissons de côté la situation des laboratoires propres où
les gens collaborent en permanence, mais qui ne concerne que des gens
du CNRS et les quelques universitaires qui se trouvent là. Je crois que
ce qui a été très utile c'est la création des laboratoires associés,
qui étaient d'abord de l'Université et où les gens du CNRS étaient un
peu en surnombre. Les chercheurs du CNRS voyaient là davantage leurs
collègues universitaires. Il me semble que dans les laboratoires
associés, il y a eu un rapprochement entre universitaires et CNRS. Mais
ils ne se sont jamais très bien entendus. Je lisais dans les journaux,
ces jours derniers, quelques critiques véhémentes contre le CNRS : ça
exhalait fortement l'odeur de l'hostilité de beaucoup d'universitaires
à l'égard du CNRS. Les universitaires voudraient avoir tous les crédits
que reçoit le CNRS et se les répartir entre eux. Ce serait une
calamité, mais ne dites pas que j'ai dit ça !
Vous êtes du même avis que le ministre, alors !
J'ai vu fonctionner un conseil scientifique dans une des universités
parisiennes au titre de l'Institut d'Amérique latine. Je vous assure
que du point de vue de la recherche, c'était très inférieur à une
commission du CNRS. Les petites querelles, les querelles politiques,
les querelles personnelles, etc., la suprématie d'une discipline par
rapport à une autre, tout ça existe dans les commissions du CNRS, mais
avec moins d'intensité. Les commissions sont un peu mieux équilibrées
que les conseils scientifiques des universités, en tout cas que celui
que j'ai connu.
En 1963-64, quand vous devenez directeur des sciences
humaines quel est le spectre des disciplines de sciences humaines au
CNRS ?
Elles me sont tout de suite apparues comme étant le parent pauvre, par
rapport aux sciences exactes et naturelles. C'était évident. Mais c'est
dans la nature des choses, hélas ! Pour travailler, nous n'avons pas
besoin d'un matériel aussi onéreux que les physiciens ou les chimistes.
Plus on demande d'argent, plus on est important !
Parmi les premiers laboratoires propres qui sont créés juste
après la guerre, il y a des centres de documentation et de
cartographie. On a l'impression que les géographes ont obtenu du CNRS
des moyens matériels assez importants pour un service de documentation
et pour celui de cartographie qui s'installe à Montpellier
Le premier laboratoire de documentation et de cartographie était ici à
l'Institut de Géographie et c'était Dresch qui en était le directeur.
C'était bien ennuyeux d'ailleurs, parce que Dresch n'avait jamais assez
d'argent, alors naturellement il m'engueulait ! C'était un centre de
documentation, parce que l'idée avait été de faire de la bibliographie,
comme on disait en ce temps-là, qui pourrait servir pour les instituts
de géographie de France et de Navarre et aussi de participer à la Bibliographie Géographique Internationale
qui avait été lancée, probablement au début du siècle. C'était des
géographes français qui en avaient eu l'idée et l'Union Géographique
Internationale avait laissé à la France le soin de publier tous les ans
la Bibliographie Géographique Internationale. Cela continue toujours d'ailleurs, mais sans doute sous une autre forme.
Il existe un laboratoire qui s'appelle Intergéo, dont le patron est Roger Brunet
Il existe toujours, mais j'ai l'impression qu'on ne publie plus le
volume qu'on publiait autrefois, car tout est informatisé. Ce qui fait
que c'est beaucoup plus difficile d'obtenir ce qu'on veut. J'ai fait
une expérience un jour : à l'occasion du Congrès International de
géographie à Paris, il y avait un stand où on pouvait obtenir des
renseignements. Une charmante jeune fille m'a dit : " Dites moi ce que
vous cherchez, je vous donnerai tout de suite la bibliographie " ; je
réponds : "café au Brésil" puisque c'était une de mes spécialités ;
elle m'a sorti des articles de botanique ! Mais je m'en fous moi. Dans
la Bibliographie géographique internationale
pour les articles ou ouvrages importants, il y avait trois ou quatre
lignes de commentaires ; quand il n'y en avait pas, c'est que ça
n'était pas très important.
La géographie est la première des sciences humaines à avoir ce besoin d'outils bibliographiques
Non, les historiens aussi.
Dans l'après-guerre, ils ne disposaient pas d'outil comparable.
Si, il y avait la Bibliographie historique française,
mais c'était probablement resté plus artisanal chez eux. Les géographes
se sont plus vite adaptés aux besoins et aux outils modernes de la
documentation.
Le Centre était une idée de Dresch ?
Quand je suis entré en 1963, le Centre existait déjà.
L'utilisiez-vous en tant que chercheur ?
Je n'en ai jamais eu besoin. J'utilisais très largement la Bibliographie géographique internationale.
J'y ai même collaboré, ce qui me donnait du travail. J'avais à faire la
partie Amérique Latine. Je ne sais pas si cela peut vous intéresser
pour l'histoire du CNRS, mais ça a été une de mes déceptions. J'ai vu
dans les règlements du CNRS que les attachés de recherche devaient
participer à des travaux d'intérêt collectif. J'ai trouvé que ce
n'était pas idiot. J'ai pensé qu'il y avait des chercheurs géographes à
l'Institut d'Amérique Latine et des historiens qui pourraient servir.
Je leur ai dit : " Vous lisez des revues pour vous ; quand vous les
lisez, vous seriez gentils de faire une fiche. Vous la faites pour
vous, faites-la en double, en vous distribuant le travail, vous n'êtes
pas très nombreux". Je ne l'ai jamais obtenu !
Comment expliquez vous ça ?
Parce que paradoxalement de la part de gens qui parlaient très
volontiers de la collectivité et qui avaient le souci du bonheur
collectif, on pensait à son petit boulot à soi. Ils me donnaient
l'impression de considérer que le travail d'intérêt collectif c'était
du temps perdu. J'ai souvent entendu dire qu'il y avait des patrons, au
sens plein du mot patron, qui abusaient des travaux collectifs, qui
utilisaient les chercheurs comme nègres pour eux, d'où le
mécontentement des chercheurs, ce qui est justifié. Ce n'est pas
commode. C'est toujours comme ça, ce n'est pas un des charmes de
l'existence, mais ça meuble les préoccupations d'un directeur des
sciences humaines !
Il y avait un autre laboratoire qui s'appelait le Service de la carte phytogéographique.
C'était un des laboratoires qui était à Toulouse et qui dépendait
également de la direction des sciences. Le directeur adjoint des
sciences et moi-même partagions la responsabilité de ce laboratoire
propre. Il faisait un excellent travail, une carte au 200 millième de
la végétation de la France en combinant très astucieusement la
végétation naturelle et la végétation entropique, les cultures, etc.
C'était un document admirablement bien fait, très précieux. J'ai
beaucoup embêté les candidats à l'agrégation d'histoire, parce que je
leur ai donné à expliquer des cartes de ce genre et non plus seulement
des cartes topographiques et géologiques. La couverture végétale, c'est
aussi important que les roches ! Comme ils n'avaient jamais fait ça,
ils ont été tués ! Inutile de vous dire que j'ai tenu compte de ça dans
la cotation.
Cela pose le problème des relations entre les sciences
humaines ou sociales et les sciences de la nature. Y avait-il des
tentatives de collaboration ?
Au début de mon existence au CNRS, non. Il y avait des relations
personnelles entre certains géographes et les géologues ou les
botanistes ou phytobotanistes : c'est le cas de Jean Dresch. Jean
Dresch faisait parfois quelques excursions avec Chouard qui avait été
le fondateur du phytotron, dont on parlait beaucoup, et avec les
géologues encore davantage. Mais ce n'était pas institutionalisé. Il y
a eu tout de même la création du laboratoire de géomorphologie qui est
à Caen, et dont Journaux était le directeur. Là, il y a eu davantage de
participation de géologues ou de pédologues et je crois que cela
continue. Il attire des gens de l'étranger. Je connais un Brésilien qui
a fait un stage assez long dans ce laboratoire et qui revient de temps
en temps passer trois mois. Il est géomorphologue. Il est bon, très
bon.
J'essaye de rassembler mes souvenirs pour ne pas répondre trop mal à
votre question... Je crois que c'est immédiatement après mon départ
qu'il y a eu un remodelage des commissions du CNRS et on avait essayé,
mais je ne sais pas si cela a duré, d'avoir une commission d'écologie.
C'était une très belle idée, mais c'est le genre de choses où il y a
toujours une minorité qui finit par être accablée. Les géographes y
étaient minoritaires.
[....]
On y trouvait des arabisants, les islamisants actuels, linguistes ou
spécialistes de la philosophie, on y trouvait les indianistes et on y
trouvait les archéologues du Proche-Orient, on y trouvait les
archéologues de l'Amérique Latine, mais ils étaient peut-être à la
commission d'ethnographie : ces gens n'avaient pas beaucoup de points
communs et ils se disputaient souvent. Dans la commission de langues et
de civilisations orientales, cela restait convenable, encore que les
archéologues soient terribles pour ce qui est de se bouffer le nez !
J'avais eu une idée que je croyais géniale, celle de créer un
laboratoire propre du CNRS en archéologie qui aurait été surtout
destiné à avoir du matériel pour les recherches archéologiques telles
qu'on les fait maintenant, où l'on a besoin de chimistes, de
physiciens. Il aurait été en même temps un dépôt pour conserver les
carnets de notes et les plans de fouilles, car il s'en perd
considérablement. J'avais eu cette idée que j'avais soumise à trois ou
quatre de mes collègues, tous plus éminents les uns que les autres.
Quand je leur en ai parlé, ils étaient ravis, enchantés. Puis, j'ai dit
qu'il faudrait voir quel serait le directeur de ce laboratoire, si le
directoire était d'accord pour ce projet, etc. À ce moment-là, les
trois ou quatre visages qui étaient devant moi se sont fermés, "Cela ne
sera pas lui, ça sera moi !", c'était prodigieux !
Pourquoi les archéologues sont-ils ainsi ?
Je ne sais pas. C'était la même chose en archéologie classique, dans la
commission de langues et civilisations classiques. Les archéologues
avaient aussi tendance à se chamailler. C'est peut-être parce qu'ils
sont extraordinairement minutieux et pointilleux. Vous me direz que
tous les scientifiques sont minutieux et pointilleux, mais je crois
qu'ils le sont encore plus que les autres. J'ai un gendre qui est très
gentil, nous nous entendons très bien ; il est professeur à Montaigne
et il fait en même temps des recherches en archéologie : il est
effroyablement minutieux et pointilleux. Je pense que c'est une
déformation professionnelle, pour classer tous les petits trucs, il
faut bien l'être un peu.
Ils ont un point commun avec les géographes : c'est une discipline de terrain.
C'est exact. J'avais réussi, sans difficultés, à suggérer à Madame
Desroches Noblecourt, l'égyptologue, de demander le concours d'un
géographe et d'un géomorphologue. Cela lui avait beaucoup plu et elle
avait eu à plusieurs reprises la collaboration de Monsieur Coq qui est
à l'Institut de Géographie. Il était ravi lui aussi.
Mais dans le projet de ce laboratoire propre pour les
archéologues, que se serait-il passé si vous aviez passé outre les
réticences et aviez fait tout de même ce laboratoire ?
Ce laboratoire s'est fait, non sans difficultés. J'avais essayé de
résoudre le problème de la direction et j'avais découvert quelqu'un qui
me paraissait très bien : monsieur Groslier, qui était, de père en fils
presque, le conservateur des fouilles d'Angkor au Cambodge et qui était
dans le temps un archéologue ayant fait un petit peu d'archéologie
méditerranéenne. C'était un type très bien, très gentil, très gai, pas
du tout ampoulé. Cela a soulevé la protestation des archéologues sortis
de l'École Normale Supérieure, de Rome, ou d'Athènes, car il n'était
pas du sérail. J'ai entendu un éminent professeur au Collège de France,
membre de l'Institut, qui était très conservateur par dessus le marché,
dire au directoire : "C'est quelqu'un qui revient de la Colonie !"
C'était beau ! Finalement, on avait tout de même accepté Groslier, je
crois, puis là-dessus je suis parti. Il y a eu aussi Michel de Boüard
qui faisait de l'archéologie médiévale moderne ; il ne se contentait
plus de relever le plan des églises, comme quand j'étais étudiant. Il
faisait d'autres choses.
On avait trouvé un site pour ce laboratoire propre, à Sophia-Antipolis.
Il y avait des choses très drôles : j'avais dit qu'on pourrait garder
en dépôt dans ce centre les relevés des fouilles qui sont dispersés ;
un éminent archéologue dont je peux dire le nom puisqu'il est mort,
Louis Robert, a dit au directeur : "Jamais de la vie. Si j'ai fait des
relevés, si j'ai des dessins de fouilles, ce n'est pas pour les confier
à qui que ce soit, je les garde pour moi !". Je lui ai répondu qu'il
arriverait peut-être ce qui était arrivé aux carnets de notes de
l'ethnologue Leenardt en Nouvelle Calédonie : un beau jour, un de ses
enfants a trouvé les poules du poulailler de la maison de campagne en
train de picorer les carnets de notes de terrain de monsieur Leenardt.
Il vaudrait peut-être mieux les garder tous ensemble, bien en dépôt...
Il y avait aussi un certain nombre de chercheurs qui avaient souhaité
aller à Sophia-Antipolis ; l'un des plus enthousiastes au début était
Gardin, qui a été l'un des premiers à utiliser les ordinateurs et les
techniques modernes de classification. Il y avait aussi des
orientalistes et des africanistes, par exemple monsieur Tubiana qui
dans les temps anciens avait une petite équipe travaillant en Éthiopie,
puis toute l'équipe Bernaux (?) Condominas, Miquel en était aussi. Tous
ces gens là étaient très contents d'aller s'installer à
Sophia-Antipolis parce qu'ils étaient tout près d'un aéroport et qu'ils
pouvaient recevoir directement tous les listings et la documentation du
CNRS, grâce à l'informatisation. Mais cela n'a pas marché. Il y avait
évidemment une certaine mauvaise volonté de la part des archéologues
classiques. Ils se disputaient beaucoup.
Les sociologues aussi se disputaient ! La première séance de la
commission de sociologie à laquelle j'ai assisté était épique : j'étais
affolé, j'étais bizuté, complètement ! Elle était présidée par Raymond
Aron ; il y a eu une prise de bec entre lui et Gurvitch, il parait que
cela arrivait souvent, mais je n'étais pas dans le coup ; ils se sont
menacés, ils étaient sur le point de sortir de la salle pour aller se
tabasser dans le couloir. J'étais nouveau, je ne savais pas très bien
quelle contenance prendre, pauvre président de la République, pauvre
pouvoir exécutif ! Heureusement, Stoetzel avec calme et sang froid les
a calmés tous les deux en disant : "Attendez un peu avant de sortir, je
vais sortir avant vous et aller vous chercher des pistolets à eau, et
vous règlerez cette affaire". Au fond, tous les deux ont été très
contents de cette issue, mais ils étaient furieux ; pourtant Raymond
Aron était très calme dans les débats, mais il ne pouvait pas souffrir
Gurvitch qui le lui rendait bien vraisemblablement !
Pour la création du Centre de Recherches Archéologiques vous
avez collaboré avec Pierre Creyssel, le directeur administratif et
financier ?
Il faudrait entamer un autre chapitre : l'évolution du CNRS avec la
création des postes de directeur administratif et financier. C'est
autre chose.
Comment vous êtes-vous réparti les sections avec Bauchet ?
Selon nos goûts et nos tendances. Il était par exemple tout à fait
normal que Bauchet s'occupe de la commission de sciences économiques et
de sciences juridiques et politiques. Cela s'est fait sans problèmes.
Il a pris la sociologie, j'étais ravi de la lui larguer...
C'était avant ou après 1968 ?
C'était juste avant 68, mais j'étais tout de même dans le coup, parce que tout le monde était dans le coup !
Avez-vous gardé les commissions d'histoire?
Je les ai gardées, y compris l'antiquité classique. Bauchet n'en avait
aucune envie et n'y connaissait rigoureusement rien. C'était tout à
fait normal : j'avais été et j'étais professeur de faculté des lettres,
j'avais tout de même eu davantage de rapports avec les latinistes et
les hellénistes que Bauchet.
Et la philosophie et la linguistique ?
Je crois bien que Bauchet a pris la linguistique, parce que ça
l'intéressait ; peut-être aussi parce que dans la linguistique, il y
avait des hispanisants et que comme j'étais latino-américaniste, les
hispanisants ne m'aimaient pas beaucoup ! C'est un autre sujet de
querelle, pas tellement au CNRS, mais surtout à l'Université. Beaucoup
d'hispanisants n'ont pas encore compris que les colonies de l'Espagne
se sont révoltées et sont devenues des pays indépendants. Ils veulent
toujours voir les pays d'Amérique Latine à travers l'hispanisme. J'ai
été amené à leur dire : "Vous êtes pires que le Général Franco!, c'est l'espanidad
et le jour de la race". C'est beau, il faut être Franco pour faire ça,
mais il faut être un hispanisant pour marcher dans le coup !
Il y avait des hispanisants franquistes ?
Parmi les hispanisants, il y avait Pottier, membre de la section de
lettres et littératures étrangères qui m'a succédé immédiatement.
J'avais fait des propositions épouvantables à ce malheureux Curien
quand il m'avait demandé qui pourrait me remplacer. J'avais cité deux
ou trois noms, dont Le Goff, l'historien. Je le connaissais et je lui
avais demandé son avis ; il m'avait répondu très franchement qu'il
espérait avoir prochainement la succession de Braudel à la VIème
section, et qu'il préférait ça. J'avais donné à Curien deux autres
noms, celui de Furet et celui d'un de mes jeunes collègues : Olivier
Dollfuss. Quelques jours après, Curien m'a appelé dans son bureau :
"Mais vous ne m'avez indiqué que des communistes ! Ce sont des
communistes ces deux types là, d'après ce qu'on m'a dit au ministère".
J'ai levé les bras au ciel : Dollfuss ? Bien sûr, on peut être le neveu
de Couve de Murville et être communiste, mais ce n'est pas le cas et
d'ailleurs comment se fait-il, s'il est communiste, que le ministère
des Affaires étrangères le conserve comme directeur de l'Institut
Français d'Études Andines ? Quant à Furet, il est tellement communiste
qu'il collabore avec Edgar Faure pour ses bouquins historiques ou
pseudo historiques. Ce ne doit pas être un communiste très dangereux !
La rumeur à ce moment là, chez le ministre de l'Éducation nationale ou
peut-être chez le Premier ministre, en faisait des communistes. Furet a
flirté avec la gauche, mais pas beaucoup.
Un collègue de mon père, professeur à Montaigne, a eu un jour accès à
son dossier au ministère de l'Éducation nationale, parce qu'il
connaissait le ministre : le ministre et lui ont constaté avec
stupéfaction que le commissaire de police de la petite ville dans
laquelle il avait débuté comme jeune professeur de lycée avait fait des
rapports le décrivant rentrant tous les soirs complètement ivre à son
domicile !
Quand je vous ai demandé s'il y avait des hispanisants
franquistes, je ne sais pas si c'est exprès, mais vous avez pensé à
Bernard Pottier ?
Non, ce n'est pas pour cela ; j'avais tout simplement mal entendu ce
que vous m'aviez dit ! Il n'y en avait pas beaucoup. Il y en a
peut-être eu, mais je ne connais pas bien les hispanisants-hispanisants
!
Je ne me suis jamais préoccupé des opinions politiques de mes
collègues. Cela s'est beaucoup développé depuis vingt ans. J'en ai
parlé un jour à des collègues plus jeunes que moi ; je leur ai demandé
s'ils avaient l'impression que les opinions politiques jouaient entre
leurs professeurs quand ils préparaient l'agrégation ou quand ils
étaient à l'École. Ils m'ont dit : certainement pas comme maintenant !
Il y avait des oppositions politiques évidemment, ce qu'illustre la
candidature à la Sorbonne en histoire de Pierre Vilar. Nous étions
camarades, nous avions préparé l'agrégation ensemble et on s'était
retrouvé en Espagne ; il avait la réputation justifiée d'être marxiste
et l'assemblée de la faculté des lettres de la vieille Sorbonne ne lui
était pas très favorable. Celui qui a emporté le morceau fut Victor
Tapié, membre de l'Académie des Sciences morales, presque royaliste,
très conservateur, très distingué. Tapié a fait un petit laïus, et il
fallait le faire ! Comme on savait quelles étaient ses opinions
politiques, religieuses et ses conceptions de l'histoire, on n'a pas pu
faire autrement que suivre Tapié et on a voté pour Vilar.
Quel est le poids des syndicats à l'époque ?
C'est encore des problèmes...
Je voudrais vous dire que les directeurs adjoints puis scientifiques
n'auraient pas pu faire leur métier à peu près convenablement s'il n'y
avait pas eu un personnel administratif très compétent et très dévoué :
des gens comme Gabriel ou la chère madame Niéva ! Tous les membres de
la commission adoraient madame Niéva. J'entends encore une de mes
belles-soeurs taquiner son mari qui était paléontologue et disant : "Je
finirais par croire que tu es amoureux de madame Niéva !". Elle était
extrêmement efficace et, en commissions, elle était très bien. Il y en
avait une qui était très efficace aussi, mais qui était une garce,
c'était l'illustre Madame Plin ! Vous avez entendu parler d'elle ? Son
fantôme rôde encore ? Lucien Febvre l'appelait la femme Plin ! Elle
était odieuse, elle prenait un plaisir sadique à laisser la commission
patauger, le directeur, votre serviteur essayait de trouver une
solution, puis quand on avait abouti, elle prenait la parole et disait
que de toute manière ce n'était pas possible, parce que blablabla !
Elle était insupportable. Cela dit, elle connaissait très bien son
métier, qu'elle faisait de manière stupide, comme un adjudant ! Il est
indiscutable qu'elle savait le règlement. Les collaborateurs de
Gabriel, de Madame Niéva, tous ces gens là étaient très bien. Ils
étaient très au courant et ils conseillaient bien.
Est-ce que vous avez éprouvé le besoin d'avoir une administration à vous en tant que directeur scientifique ?
Pas tellement, car je n'étais pas accablé de besogne. J'éprouvais le
besoin de connaître le plus possible les chercheurs ou les clients du
CNRS, et en particulier les universitaires-clients. J'aimais bien les
recevoir même si cela me prenait du temps. Je n'ai pas pu travailler
pour moi quand j'étais au CNRS, du coup j'en ai un peu perdu
l'habitude. Je vous ai dit tout à l'heure que j'avais pris un très
grand intérêt à connaître les projets de recherche, les idées de tous
mes collègues dans toutes sortes de disciplines, de la même manière je
prenais un très grand plaisir intellectuel à entendre untel ou untel
qui venait dans mon bureau. Cela se terminait toujours de la même
manière : "Monsieur, j'aurais besoin d'une mission pour ceci ; j'aurais
besoin de cela...", mais il m'avait expliqué tout ce qu'il faisait,
c'était passionnant et cela m'aidait pour répondre aux gens qui dans la
vie courante disaient que les chercheurs du CNRS ne fichaient rien.
Je vais vous raconter une anecdote à ce sujet. Vous avez vu qu'il y a
des bureaux du CNRS sur mon palier. L'année dernière, ou il y a deux
ans, un samedi soir, des cambrioleurs sont entrés dans les bureaux du
CNRS et ces animaux là sont passés par le balcon, ce n'était pas
difficile, et sont entrés dans mon bureau. Ils ont foutu en l'air tous
mes papiers, ils ne sont pas entrés dans la salle à manger mais sont
allés dans notre chambre et m'ont piqué pas mal de choses. Les gens du
CNRS n'avaient pas été alertés ; et bien le dimanche matin, un
chercheur est arrivé pour travailler ! Il a été sidéré en voyant la
porte enfoncée. On n'avait rien volé car les machines à écrire étaient
trop lourdes ! Ils avaient transféré ma télévision au CNRS et l'avaient
laissée là, probablement pour les distraire un peu ! J'en ai tiré cette
conclusion que le dimanche, il y a des chercheurs du CNRS qui
travaillent.
Il y a bien des gens pour croire que les chercheurs du CNRS sont
pratiquement à la retraite, qu'on leur assure une rente. Aussi,
l'attitude des syndicats des chercheurs m'a souvent exaspéré, car elle
renforçait cette conviction. Je n'ai jamais compris leur attitude dans
les commissions paritaires. Il est arrivé à quelques reprises qu'une
commission demande à une grosse majorité qu'on renvoie quelqu'un qui
était maître de recherche, en philosophie une ou deux fois et dans
d'autres disciplines. La commission paritaire se réunissait, on
discutait et finalement tout le monde était d'accord pour dire que
cette personne n'était pas... (inaudible). On votait et comme un seul
homme les représentants des syndicats votaient pour conserver au CNRS
ce chercheur. Je leur ai dit une fois : "Vous savez bien qu'elle est
cinglée cette bonne femme !". Ils m'ont répondu :
"Mais oui, monsieur le directeur !
- Alors pourquoi l'avez-vous gardée ?
- Parce que c'est le mot d'ordre du syndicat !
C'est comme ça que le CNRS se fait une mauvaise réputation, parce que
cette dame est connue de pas mal de gens qui savent qu'elle est cinglée
et ne fout rien. Vous vous plaignez qu'il n'y a pas assez de postes et
vous gardez quelqu'un qui ne fout rien !".
C'est exaspérant ! La discipline syndicale, je veux bien, moi aussi j'ai été syndiqué, mais poussée à ce point là, non !
Est-ce que les syndicats se mêlaient de politique scientifique dans les instances ?
Oui. Il y avait des représentants des chercheurs, c'est-à-dire des
syndicats, qui siégeaient au directoire du CNRS et dans les
commissions. Quand on élaborait les plans triennaux ou quadriennaux,
quand on pesait sur le destin de la commission, les chercheurs avaient
leur mot à dire d'une manière générale ; ils étaient reçus par le
directeur général. Parfois, des représentants de tel ou tel groupe de
chercheurs venaient me voir pour me parler d'une manière générale des
sciences humaines et de la politique scientifique du CNRS. C'était très
ouvert.
Quels souvenirs gardez-vous de leurs positions et propositions ? Était-ce plutôt constructif ?
Si l'on s'en tenait aux considérations sur une politique scientifique,
ce n'était pas négatif car ils n'étaient pas idiots ! Mais il était
impossible de ne pas tomber immédiatement dans les aspects matériels et
les questions concrètes. Et à ce moment là, ça déraillait souvent, ils
insistaient lourdement. Il y a eu des choses un peu puériles : ainsi,
le sociologue J. Maître, qui était toujours habillé d'une façon
normale, s'est mis à arborer une cravate rouge ! C'était gamin et
puéril ! Moi aussi, j'ai mis une cravate rouge quand j'étais étudiant,
vraisemblablement, au temps où à la Faculté des lettres on apprenait
que Mendès France se faisait casser la gueule par les camelots du roi à
la faculté de droit !
Quelles ont été les conséquences de mai 68 sur le CNRS ?
Cela a compliqué beaucoup les choses en créant un état d'esprit assez
désagréable. Je crois que cela a affaibli la réputation générale du
CNRS. Cela n'a pas été une bonne chose et a probablement aidé les
adversaires du CNRS à renforcer sa tutelle administrative et
financière, à aliéner davantage sa liberté. Je pense que j'ai eu la
malchance d'assister à une évolution du CNRS qui a fait que cette
maison est devenue de plus en plus une boutique administrative perdant
beaucoup de son indépendance sur le plan administratif et du même coup
peut-être sur le plan scientifique. J'ai vu se développer la tendance
du contrôleur financier, du directeur administratif et financier, à
donner leur avis sur les projets de recherche.
À partir de 1968 ?
Déjà avant. Je n'ai jamais compris pourquoi le contrôleur financier
s'opposait, faisait des difficultés pour envoyer une subvention de
mission à un latino-américain pour travailler dans les archives de son
pays. En quoi est-ce que ça le regardait ? Le crédit existait. C'était
à la commission d'histoire et à moi-même de décider si le projet était
bon ou pas, si le type pouvait le mener à bien ou pas, mais ce n'était
pas au contrôleur financier ! Remarquez, le contrôleur financier
n'était pas méchant et on pouvait discuter avec lui ; mais il était
payé pour ça. Le directeur administratif et financier, conseiller
d'État comme M. Lasry d'abord, puis M. Creyssel après, avait une autre
envergure intellectuelle. M. Lasry avait davantage d'envergure que M.
Creyssel. Je ne veux pas dire par là que M. Creyssel était idiot, loin
de là, mais Lasry était un grand monsieur même s'il y avait des choses
qu'il ne comprenait pas du premier coup. Il était peut-être pardonnable
de ne pas comprendre. Je sais qu'un jour il protestait parce qu'il y
avait eu une attribution de crédits à quelqu'un qui faisait une
recherche sur un puissant ecclésiastique dans la France du XVème siècle
; il disait : "Mais enfin, en quoi ça m'intéresse de savoir ce qu'il
mangeait à son petit déjeuner ?". Alors je lui ai expliqué en quoi
c'était intéressant, que cela pouvait permettre de savoir quel était le
niveau de vie dans une certaine classe de la société française ; et
comme en même temps il y avait d'autres recherches sur l'alimentation
dans des classes inférieures, c'était tout de même un thème historique
qui jusqu'alors n'avait pas été très bien utilisé. Il a compris : "Je
n'avais jamais pensé à ça !". Mais sa première réaction montrait qu'il
était là pour juger de l'intérêt scientifique de la recherche.
Avec l'introduction au CNRS de ces hauts fonctionnaires
sortis de l'ENA, il y a eu une espèce de rivalité entre eux et les
experts scientifiques du Comité National ?
Oui, une rivalité sourde... Comme M. Lasry et M. Creyssel étaient des
gens fort bien élevés, cela ne faisait pas d'éclats. Nous avions de
bonnes relations. Avec Creyssel, nous avions des amis communs ; avec
Lasry, nous avions dîné ensemble quelques fois. Nous avions des
relations personnelles. Mais le problème est que leur présence, je ne
sais pas si c'est seulement elle qui en est responsable, a fait que
l'administration est devenue une chose effroyablement compliquée. A
partir du moment où il y a eu un directeur administratif et financier,
la machine administrative du CNRS s'est compliquée, les
réglementations, les instructions se sont multipliées et tout a été
rédigé dans des termes que le commun des mortels ne comprenait pas.
Très souvent dans les laboratoires, les collaborateurs techniques qui
étaient chargés de la partie administrative, dans les laboratoires
propres mais surtout dans les laboratoires associés, se grattaient la
tête pour essayer de comprendre ce que voulaient dire les circulaires
qui venaient de l'administration du CNRS.
À l'époque, avez-vous avez réagi contre cette réforme de 1966 ?
On l'a dit. Il y avait chaque semaine, au moins une fois, souvent deux
fois, des réunions, des comités de direction, lors desquels on le
disait ; mais ça n'avait pas beaucoup d'importance. C'est une machine,
vous savez !
Saviez-vous que cette réforme aurait pour effet cette bureaucratisation?
Oui, nous l'avions très bien senti et nous n'étions pas satisfaits du
tout. Il y a eu une réunion du Conseil d'administration qui devait
donner son avis sur la réforme du CNRS. Pierre Laurent, qui était
secrétaire général au ministère de l'Éducation nationale et conseiller
d'État, assistait à la réunion. Il y a eu un vote : que ceux qui sont
pour lèvent la main, beaucoup de mains se sont levées ; que ceux qui
sont contre lèvent la main, aucune main ne s'est levée ; abstention ?
deux mains se sont levées, celle de mon collègue Drach et la mienne.
Laurent était furieux, car nous n'avons pas été des fonctionnaires
disciplinés. Nous avons échangé un coup d'oeil, Drach et moi et nous
nous sommes compris : nous ne pouvions pas voter contre, mais nous nous
sommes abstenus.
Et Jacquinot ?
Il a voté pour.
Oui, mais il ne vous a pas pris à part pour vous dire quelques mots...
Pas du tout ! Il était un peu ennuyé qu'on lui ait fait ça. Il était un
peu embêté, c'était une mauvaise plaisanterie qu'on lui faisait ! Nos
relations étaient assez amicales pour qu'il nous dise cela à peu près
dans ces termes là : "Vous me compliquez l'existence...!".
Vous en aviez discuté auparavant et Jacquinot devait savoir que vous étiez en désaccord avec lui ?
Il le savait, lui-même n'était pas entièrement d'accord mais il était
obligé de voter pour. Vous direz qu'il aurait pu donner sa démission.
On en a parlé, mais alors il disait : "Si je donne ma démission, qui
va-t-on nommer ?". Cela risquait d'être pire.
Est-ce qu'on aurait pu nommer un non scientifique, un énarque par exemple ?
Oh non ! Dans ce temps là, ce n'était pas pensable.
Même un polytechnicien ?
Même un polytechnicien.
Drach a quitté la direction à ce moment là...
Drach a quitté la direction parce qu'il avait fini son mandat et
voulait retourner à la biologie marine, à Banyuls. Gallais l'a
remplacé, c'était un très bon collègue et nous nous entendions très
bien.
Après, les postes de directeur scientifique se sont multipliés et les
relations se sont distendues, mais dans les temps très anciens, dans ma
préhistoire du CNRS, les relations entre les directeurs étaient
extrêmement agréables, et avec Madame Niéva et Gabriel aussi, c'était
très sympathique. On se retrouvait souvent à Gif, on bavardait à propos
du CNRS, puis on faisait une partie de boules ; mais après, on était
trop nombreux.
J'aimerais insister sur cette réforme de 1966 : de la façon dont vous nous l'exposez, elle a été imposée de l'extérieur.
Elle a été imposée et nous avons eu l'impression d'une diminutio capitis.
Les directeurs adjoints par exemple avaient la signature, comme bien
sûr le directeur général. Cela signifiait que l'on pouvait signer les
contrats que le CNRS passait avec les maisons d'édition par exemple
pour subventionner les publications, mais aussi les contrats que le
CNRS passait avec les fournisseurs de matériel. Nous l'avons perdue,
parce qu'à partir de ce moment là, c'est le directeur administratif et
financier qui signait tout. Autrement dit, les universitaires ont été
déclassés. Nous en avons eu le sentiment très net. C'est pour cela que
nous n'étions pas contents : ce n'est pas agréable !
À votre avis, pourquoi avait-on imposé cette réforme au CNRS ?
C'est cette tendance de la Cour des Comptes et du Conseil d'État de
vouloir tout surveiller, tout connaître. J'aimerais qu'un jour des
universitaires soient envoyés vérifier le fonctionnement et les comptes
du Conseil d'État et de la Cour des Comptes ! Puisqu'ils sont
compétents pour tout, il faut l'être autant qu'eux. Cela s'est
peut-être renforcé avec l'invasion des énarques, c'est fort possible.
Et puis toute l'administration s'est compliquée, aussi bien dans le
secteur privé que dans le secteur public, c'est bien connu. Tout
nouveau gouvernement annonce qu'il va diminuer les impôts, bien sûr, et
qu'il va alléger l'administration et simplifier les formalités
administratives ; le résultat est que l'on s'aperçoit trois mois plus
tard que c'est encore plus compliqué qu'avant ! C'est simple on n'y
peut rien, voyez la machine tourner !
Vous donniez l'exemple de Lasry se posant des questions sur
la pertinence de telle ou telle recherche. N'y avait-il pas pour ces
énarques la tentation de se mêler de science justement dans les
sciences sociales ?
Étant donné la formation d'un conseiller d'État, il est évident qu'il a
tout de même certaines notions des disciplines de sciences humaines et
c'était encore plus vrai pour Lasry, puisqu'il s'était payé le luxe de
faire une licence de philosophie. Évidemment, il était tentant pour lui
de donner son avis, il était normal qu'il s'intéresse ; mais là encore
Lasry le faisait avec beaucoup de gentillesse, quand Creyssel était
-non pas méchant- mais...
Plus dur ?
Pas avec nous. Je crois qu'avec le personnel, il était plus dur. Lasry était plus "haut fonctionnaire rodé".
Je ne sais pas où cela en est maintenant, car je n'ai plus du tout de
contact. Je sais qu'il n'y a toujours pas beaucoup d'argent et il va y
en avoir encore moins...
Cela devait se passer très mal si un conseiller d'État se mêlait des affaires de la commission de sociologie par exemple ?
Il ne venait pas à la commission ! D'abord, cela lui aurait cassé les
pieds et ce n'était pas son job. Il n'avait pas du tout envie de venir
se faire engueuler par les sociologues ou les autres. Nous, nous étions
là pour nous faire engueuler. J'exagère... Dans certains cas, on
échangeait quelques mots désagréables, mais ça ne durait pas.
Quelle était la personnalité des différents sections ? On a l'impression que chacune a une atmosphère propre...
Oui, chaque commission avait son atmosphère. Il y avait des commissions
qui étaient désagréables parce que les membres de la commission étaient
désagréables entre eux. C'était le cas, au début, en préhistoire,
anthropologie et ethnologie : il y avait des chamailleries entre
préhistoriens, anthropologues, africanistes et américanistes ! Il leur
a fallu plusieurs années pour réussir à trouver un modus vivendi,
une manière de se répartir les crédits. Il y avait une commission où
les gens n'étaient pas faciles non plus, c'était celle des langues et
civilisations classiques : on avait l'impression qu'il y avait quelques
vieilles rivalités qui devaient dater du temps des concours d'entrée à
la rue d'Ulm, de nomination à une chaire... Je ne sais pas si cela a
changé, mais autrefois les professeurs de faculté étaient très
attentifs aux titres et à la gradation de chargé de cours, maître de
conférence, professeur sans chaire, professeur titulaire, etc. C'était
affreux. J'avais vu ça quand j'étais tout jeune, professeur au lycée de
Caen ; j'étais un peu au courant car un de mes beaux-frères était
professeur à la faculté des sciences, et il avait des camarades à la
faculté des lettres. L'un de ces camarades était spécialiste de l'art
espagnol et moi, à ce moment-là, je faisais de la géographie en
Espagne. Ce monsieur, qui après a été à la Sorbonne, était terrible et
ses collègues aussi. Un professeur titulaire n'aurait pas supporté
facilement qu'un professeur sans chaire passe devant lui à une porte !
Cela se ressentait un petit peu dans les commissions.
Était-ce la même chose chez les sociologues ?
Non, chez les sociologues c'était des querelles épistémologiques et politiques.
C'était déjà franchement des querelles politiques ?
Non, les querelles politiques étaient camouflées par précaution. Il y a
eu quelqu'un de remarquable comme président de la commission de
sociologie, c'est Raymond Aron. A l'exception de ce jour où il a failli
se battre en duel avec Gurvitch, Raymond Aron a fait mon admiration par
sa sérénité et son impartialité, par l'attention qu'il portait aux
propos que tenaient les membres de la commission, aux avis souvent
contradictoires que portaient les gens sur telle candidature pour une
promotion ou pour entrer au CNRS, pour les publications. C'était
vraiment un président assez extraordinaire, dans un milieu où justement
il aurait été tentant de se laisser entraîner par les bagarres. Il
essayait le plus possible de se tenir au dessus de la mêlée.
Ce n'est possible que si on est soutenu dans la commission. Avait-il des amis dans la commission ?
Oui, il y avait des gens dans la commission qui partageaient ses points
de vue, cette manière de faire, cette manière de voir. Il avait sur ses
collègues une autorité morale et intellectuelle incontestable. Je le
dis d'autant plus que je ne partageais pas tous les points de vue de
Raymond Aron. Je le connaissais un peu, il habitait ici. C'est une
maison très mal fréquentée : il y a le CNRS, il y a Chapsal, l'ancien
directeur de Sciences Po qui est en face, Rocard habitait au 5ème quand
nous avons emménagé....
De quand date la commission d'économie ? Est-ce de l'arrivée
de Bauchet justement ? Car auparavant, elle faisait partie des sciences
exactes.
Ah non, quand je suis arrivé en 1963, la commission de sciences
économiques faisait partie des sciences humaines, puisque j'ai eu le
plaisir d'y faire la connaissance de Monsieur Raymond Barre. Quand il
était Premier ministre, le rencontrant à je ne sais plus quel truc à la
Bibliothèque nationale, il m'a tout de suite dit : "Ah ! mon cher
collègue, comment allez-vous ?". Ce qui prouve qu'il a de la mémoire,
ce qui est essentiel pour un homme politique !
Vous aviez été collègue à Sciences Po ?
Je ne l'ai jamais vu dans les couloirs de Sciences Po. J'y mettais très
peu les pieds pour une raison simple : l'Institut d'Amérique Latine,
rue Saint Guillaume est en face et, avec l'accord de Chapsal, c'est là
que je faisais cours, les salles de Sciences Po étant surchargées.
J'utilisais de Science Po surtout la bibliothèque.
J'aimais assez faire cours à Sciences Po, car j'avais l'impression que
les gens venaient parce que l'Amérique Latine les intéressait vraiment.
Ce n'est pas comme à HEC, un des plus mauvais souvenirs de mon
existence d'enseignant. On m'avait demandé de faire cinq ou six
conférences aux élèves d'HEC sur l'Amérique Latine. L'amphi était
plein, ils étaient 250-300 et je n'ai jamais vu un chahut aussi
épouvantable. À la fin, j'ai tout de même réussi à pouvoir parler seul
et je leur ai dit : "J'avais entendu dire que HEC voulait dire :
honorabilité, élégance, chic ; vous ne m'en avez pas fait la
démonstration ! Je reviens la semaine prochaine, mais si vous vous
comportez comme aujourd'hui, je ne reviendrai pas une troisième fois".
La semaine d'après, cela s'était arrangé. Ce n'était pas un cours à
option, on les obligeait à le suivre et c'était stupide : ils avaient
parfaitement le droit de ne pas s'intéresser à l'Amérique Latine et de
préférer la Scandinavie ! Ceux que ça n'intéressait pas s'étaient mis
dans le haut de l'amphi ; ils ont sorti leurs journaux, ont joué aux
morpions ou je ne sais quoi et ceux que ça intéressait étaient dans les
premiers rangs, écoutaient, m'ont posé des questions et un jour m'ont
invité à déjeuner avec eux pour me poser encore des questions. C'était
très sympathique.
Il a été souvent question au CNRS de créer une commission
d'archéologie et je crois qu'à votre époque il y avait des commissions
horizontales ou des inter-commissions...
Il me semble que ce genre de commissions horizontales a commencé de
fonctionner pendant que j'étais encore directeur scientifique pour
l'attribution de crédits de publications. Ce n'était peut-être pas une
mauvaise chose, parce qu'on parlait beaucoup de travaux
interdisciplinaires et que cela ne marchait pas. À l'Institut
d'Amérique Latine, j'avais les Cahiers de l'Amérique Latine,
avec la collaboration d'articles d'histoire, de sociologie, de
géographie, une vraie publication interdisciplinaire. Le personnel
administratif du CNRS l'envoyait à la section de géographie parce que
la demande était signée par moi, mais elle aurait aussi bien pu aller
devant la section d'histoire. Dans un cas comme celui là, qui n'était
pas unique, des commissions interdisciplinaires sont utiles.
Dans les années 60 il y avait une commission d'océanographie par exemple. Des géographes y ont-ils participé ?
Je n'ai pas de souvenir précis, mais je ne serais pas étonné si mon
collègue Guillecher qui est breton comme son nom l'indique et marin, y
avait appartenu. C'est probable.
Pour rester dans l'interdisciplinarité, quel a été le rôle des RCP ?
Je vous répondrai en normand : cela dépendait des rcpistes ! Je crois
qu'il y a des RCP qui ont bien fonctionné et qui ont donné des
résultats. Il me semble que cela a été une entreprise intelligente et
assez fructueuse.
Pourquoi alors a-t-on créé les ATP ?
Ah ! Je ne sais pas. Par goût de la complication administrative ! C'est
l'impression que j'ai eue à ce moment-là et je n'ai pas cherché
davantage à comprendre. à la fin de mon existence directoriale au CNRS,
j'avais un peu renoncé à comprendre les complications administratives
et ce souci de faire compliqué alors qu'on pouvait rester simple. Je
ferai beaucoup de peine à Curien s'il m'entendait dire cela. Je n'ai
pas envie de lui faire de la peine, car c'était un directeur général
très agréable et on s'entendait très bien. Curien s'intéressait pas mal
aux sciences humaines, sans en avoir l'air. Il s'y intéressait, il se
tenait au courant et il ne les méprisait pas du tout.
Parmi les anciens directeurs comme Coulomb ou Dupouy qui venaient au CNRS ?
Il y avait, non pas une institution, mais une pratique, quand je suis
arrivé au CNRS, que j'ai trouvée très sympathique : une fois par
semaine dans la matinée, si je me rappelle bien c'était le mardi, dans
le bureau de Jacquinot, se tenait un comité de direction qui n'avait
rien d'officiel, et qui comprenait le directeur général, les deux
directeurs adjoints et des anciens ; Coulomb venait très régulièrement,
Champetier venait également, et quand Dupouy passait à Paris, il venait
aussi. D'abord, c'était très agréable et c'était très utile parce
qu'ils pouvaient faire des comparaisons avec tel ou tel cas qu'ils
avaient connu. Lejeune faisait d'aimables caricatures à la manière de
son frère Jean Eiffel.... De temps en temps, on demandait à Monsieur
Gabriel ou à Madame Niéva de participer. Très rarement à Madame Plin,
parce que Champetier avait une dent contre elle : elle lui avait fait
des difficultés quand il allait à Toulouse pour la réunion du Comité de
direction d'un laboratoire propre assez important.
Est-ce que Lejeune partageait les opinions de son frère ?
Je ne me suis jamais posé la question.... Non, il était certainement
moins marqué politiquement que Eiffel, mais il était indiscutablement
un démocrate. Je serais très étonné si en 1981 Lejeune n'avait pas voté
Mitterrand ! De même que son amitié avec le recteur Sarrailh, avec une
différence d'âge, me confirme dans cette idée : Sarrailh était très
républicain comme on aurait dit dans notre jeunesse.
Finalement comment justifieriez-vous l'existence des sciences de l'homme et de la société au CNRS ?
D'abord d'une manière tout à fait empirique : ça permet tout de même
aux sciences humaines, aux sciences sociales et aux humanités, d'avoir
des crédits. Sinon elles n'en auraient pas eu, en vertu de la loi du
plus fort. Le géographe perdu dans une commission de géologie a les
rogatons, les miettes, parce qu'il est tout seul. S'il y avait un "CNRS
sciences humaines" autonome, vous pouvez être persuadé que le ministère
des Finances lui donnerait encore moins de quoi vivre qu'actuellement !
Au sein du CNRS, dans la répartition des crédits, nos collègues
scientifiques ont tout de même une certaine connaissance, une certaine
culture, ce ne sont pas des brutes... Ils ont des enfants, des frères,
des soeurs qui sont littéraires ou dans les sciences sociales, alors
ils sont un peu dans le coup. Si je ne me trompe Curien est le gendre
de Dumézil. Cela joue !
Si vous étiez en face d'un Inspecteur des finances et qu'il
vous demande pourquoi il y a des sciences sociales au CNRS, vous ne
pourriez pas lui répondre ainsi ?
J'essayerais d'être sérieux ! Je répondrai que les sciences sociales
ont fait des recherches : l'histoire n'est pas terminée parce qu'on
sait que la Bastille a été prise le 14 juillet ! Il faudrait que je lui
explique ce que j'ai un jour essayé d'expliquer à l'un de mes
beaux-frères, qui étaient un des plus éminents pédiatres de Paris, et
qui me disait : "Mais qu'est-ce qu'on peut encore faire en histoire ?".
Et ma femme, sa soeur, est historienne... C'est la réaction de gens
très cultivés, mais qui ne savent pas... Il faudrait essayer
d'expliquer cela à l'inspecteur des finances. Il le sait peut-être pour
l'histoire, parce que l'histoire a fait des progrès considérables, et
que l'on publie des livres d'histoire en quantité. Les géographes ont
été idiots, ils n'ont pas été capables d'écrire pour autre chose que
pour leurs étudiants et leurs collègues. Ils passent leurs temps à
courir après le fric au lieu de travailler ! Je l'ai constaté quand
j'avais un laboratoire associé à l'Institut d'Amérique Latine : je
n'avais pas beaucoup le temps de m'en occuper, mais j'avais des
collègues chercheurs plus jeunes que moi qui passaient leur temps à
courir après des contrats. On arrive à des choses absurdes : le
laboratoire associé a bénéficié d'un contrat avec le ministère de
l'Urbanisme qui avait lancé une recherche sans spécifier que c'était en
France ! On a quand même obtenu quatre sous, qui ont permis d'envoyer
deux ou trois types en Amérique Latine passer six mois ! Les directeurs
de laboratoires, certainement davantage encore ceux des laboratoires
associés dans des disciplines ayant besoin de crédits, passent leur
temps à courir après les contrats.
Cela n'a-t-il pas un côté positif pour les sciences humaines
d'être obligé de tester leur capacité à se vendre, à raisonner en terme
de concurrence ?
Peut-être, peut-être, mais cela fait perdre tellement de temps. Et il
faut avoir du personnel pour le faire, quelqu'un qui tape à la
machine... Et surtout, il ne faut pas prendre sa retraite, parce que
quand on prend sa retraite, on n'a plus rien, on n'a plus de bureau.
Lévi Strauss l'a dit un jour dans une interview chez Bernard Pivot.
Maintenant qu'il est à la retraite, il n'a plus de bureau et il est
obligé de taper son courrier lui-même... Tout ça parce qu'il est dans
les sciences humaines ! Nos collègues scientifiques continuent à avoir
un bureau dans leur laboratoire ; mon beau frère Piveteau continue
d'aller tous les jours dans son laboratoire au Muséum !
La formule du laboratoire associé est-elle plus utile au CNRS ou aux Universités ?
Je répondrai qu'elle a été profitable à la recherche dans son ensemble.
Le CNRS a donné ainsi plus de crédits aux universités. Un
universitaire, membre d'une commission du Comité National, a davantage
de chances d'obtenir des moyens que son collègue qui ne l'est pas. Il
est possible, et même probable, que si je n'avais pas été directeur
scientifique du CNRS, je n'aurais pas pu créer le laboratoire associé
de l'Institut d'Amérique Latine. Les membres des commissions n'ont pas
voulu me faire de rosserie !
Est-ce de là que vient le reproche qu'on vous a fait d'avoir trop favorisé la géographie ?
Non, je l'ai entendu depuis. Je ne sais pas qui, peut être Godelier,
prétendait que j'avais beaucoup favorisé les géographes. Pourtant
Godelier n'avait pas à se plaindre de moi, qui avais fortement appuyé
ses demandes de crédits de mission quand il était chercheur. Je vous
disais l'intérêt que je prenais à entendre les chercheurs : Godelier
était venu, probablement pour ses histoires de mission, et m'avait
raconté ce qu'il faisait. J'avais été très intéressé, tellement que je
lui avais demandé de venir parler à un séminaire que j'avais à
l'Institut de Géographie. Je sentais que mes jeunes étudiants de
géographie oubliaient complètement l'existence des sociétés dites
primitives. Je trouvais que c'était bien que quelqu'un vienne leur en
parler et leur en parler justement en termes assez géographiques.
C'était très bien ce qu'il leur avait fait !
Est-ce une situation confortable d'être géographe et
directeur scientifique, face à une commission de géographie ? N'y
avait-il pas une espèce de rivalité ?
Non. Dans la commission de géographie, j'avais eu quelques difficultés
avec une demoiselle, collaborateur technique et probablement membre du
parti communiste, très gentille quand on la rencontrait en dehors et
assez odieuse en commission. J'avais par ailleurs une excellente
collègue en commission quand je suis entré, Madame Alice Saunié-Séité
qui s'appelait alors Alice Picard, et qui était représentante du SNESUP
à la commission. Vous ne vous en doutiez pas ? Il y a eu des dames
chercheurs, c'était assez amusant, qui venaient me rendre visite dans
mon bureau et essayaient d'être charmantes et charmeuses : elles
laissaient un sillage parfumé... Alice Saunié-Séité était de celles-là
! Il y a eu une jeune philosophe aussi qui avait un nom très brillant
et qui avait été reçue première, je crois, à l'agrégation de
philosophie et que Lasry m'avait recommandée. Elle était d'une famille
de militaires et je crois qu'elle est entrée à l'UNESCO. Elle était
très sûre d'elle-même !
Avez-vous du faire face à des gens imposés par les ministères ?
Comment m'auraient-ils imposé quelque chose ? Je ne pouvais rien faire
pour les candidatures, c'est la commission qui jugeait. Je n'ai jamais
vu s'exercer d'influence politique depuis l'extérieur. À l'intérieur
des commissions, il pouvait y avoir un petit groupe des communistes,
assez bien organisé, qui savait faire triompher ses points de vue,
c'est-à-dire appuyer les gens qui lui étaient sympathiques. De l'autre
côté, c'est la même chose. En géographie, on le constatait : mon ami
Dresch, dont j'ai cité le nom très souvent, appuyait évidemment tous
ceux qui étaient proches du parti ou membre du parti. C'est un des
rares points sur lequel nous ne soyons vraiment pas d'accord,
d'ailleurs nous n'en parlons pas. Je sais sur lui des choses que les
gens ne savent pas : par exemple qu'il porte au poignet une montre
qu'on lui a donnée pour sa première communion ! Si on le savait, on le
foutrait à la porte du Parti ! Il n'était donc pas vraiment possible
"d'imposer" quelqu'un à mon époque. Il est possible que cela ait changé
depuis car il me semble que le facteur "position politique" ait pris
une importance beaucoup plus forte qu'autrefois dans les milieux
universitaires et para-universitaires.
Y a-t-il eu des chercheurs qui ont rencontré des difficultés
d'ordre épistémologique. Je pense à deux cas : le premier est Jean-Pierre Vernant, qui n'a jamais été admis en antiquité par les
hellénistes classiques et qui a pu faire sa recherche grâce à la
section de sociologie. Avez-vous eu des échos des problèmes qu'il
pouvait avoir avec toute l'école des hellénistes classiques, autour de
Robert Flacelière par exemple...
Je ne sais pas, c'est possible. Dans ce milieu des hellénistes et des
latinistes, on pratique la vendetta et la maffia d'une manière qui
pourrait être divertissante, mais tout de même un peu répugnante ! Pour
être membre de la commission, je crois que cela n'a pas changé, il
fallait être soit élu, soit avoir été nommé par le Premier ministre ou
le ministre de l'Éducation nationale. Vernant avait-il été élu ou nommé
? Les sociologues auraient pu être assez intelligents pour l'élire,
étant donné qu'il faisait une histoire assez proche de la sociologie.
Cela ne me parait pas injustifié de voir un helléniste du type de Jean
Pierre Vernant dans une commission de sociologie. C'est une preuve
d'interdisciplinarité, de rencontre de gens ayant des horizons qui ne
sont pas tout à fait les mêmes, tout en étudiant la société d'un point
de vue sociologique.
On a parfois l'impression que la commission de sociologie
est un peu un ramasse-tout où les gens des autres sections envoient
leurs marginaux et en même temps un endroit où les gens qui sont
refusés ailleurs ont des chances de faire des travaux très brillants,
étant donné le climat de tolérance, et malgré les querelles
J'ai eu toujours l'impression, à la commission de sociologie, que le
noyau le plus sérieux était celui des démographes. Comme ils étaient
peu nombreux, ils avaient moins l'occasion de se disputer. Les
sociologues étaient une faune curieuse.
L'autre cas auquel je voulais faire allusion est celui de
cette femme, dont je ne me souviens pas très bien du nom, qui est
devenue conservateur au Musée du Louvre et qui avait tenté, au CNRS,
d'introduire en histoire de l'art des nouvelles méthodes d'analyse...
Je ne sais pas ce qu'elle est devenue, mais je l'ai bien connue à ce
moment là : Madame Ours. Elle a été très appuyée par les scientifiques
du CNRS et ce qu'elle faisait était excellent. C'est elle qui a monté,
au Musée du Louvre, le laboratoire qui s'est développé considérablement
depuis, appliquant les techniques modernes d'identification des
tableaux, etc. Elle était très bien, mais étant donné son grade de
conservateur au Musée du Louvre, on ne pouvait pas la recruter au CNRS
comme attachée.
Pour des raisons administratives ?
Oui, cela s'est fait du temps de Jacquinot et c'est lui qui m'en a
parlé un jour: C'était assez commode : le bureau de Jacquinot était
flanqué d'un côté par celui de Drach et de l'autre par le mien, ce qui
fait que de temps en temps, je recevais un petit coup de fil... Il
avait une armoire secrète dans laquelle il avait une bouilloire avec
deux tasses et du thé ! On parlait des choses du CNRS en prenant le
thé, on n'était pas toujours d'accord.
Jacquinot m'avait parlé de Madame Ours. J'étais un peu inquiet de la
réaction des historiens et Jacquinot aussi : cette candidature leur
prenait un poste... Mais les historiens l'avaient pris admirablement et
il n'y a pas eu la moindre difficulté ! C'était le doyen Renouvin qui
était président de la commission ; il est probable qu'il était au
courant et il l'a tout de suite soutenue... Renouvin avait une
influence très forte sur ses collègues, sauf peut-être sur Braudel ;
mais Braudel s'en foutait ! Il ne se serait pas chamaillé avec Renouvin
pour ça ! Je me rappelle avoir été surpris par la facilité avec
laquelle la commission d'histoire moderne et contemporaine avait
accueilli cette demande.
À propos d'histoire de l'art, j'ai constaté qu'il y avait
des priorités très nettes données à certaines disciplines ; vous aviez
fait des choix de politique scientifique : en histoire, vous aviez coté
"A" l'histoire de l'art, en sociologie vous aviez coté "A" la
sociologie économique et la démographie
Il avait été décidé de coter en " A", en "B" ou en "C" pour
l'attribution de crédits, certaines orientations de la recherche à
l'intérieur des disciplines. Les historiens avaient conscience que
l'histoire de l'art était très à la traîne et puis il y avait
l'influence de Chastel. À certains moments, il y a des gens qui sont
plus persuasifs que d'autres, qui ont un poids sur leurs collègues...
Ce sont des décisions de politique scientifique qui ont été prises par le Comité ,ational ?
En effet, suggérées probablement par le comité de direction et puis
c'était aux commissions de décider. Je ne sais pas où ça en est
maintenant. J'ai l'impression que les commissions jouent un rôle moins
important qu'autrefois, comme je l'entends dire à l'Institut d'Amérique
Latine par mes successeurs et anciens élèves. Pour les revues par
exemple : Je suis membre du comité de rédaction des Annales de Géographie
et nous avons appris que la direction du CNRS nous refusait la
subvention qu'elle nous versait depuis très longtemps, malgré l'avis
favorable de la commission de géographie. Autrefois, la direction
n'aurait pas osé faire ça. La commission était un parlement, le
parlement avait donné son avis ; dans la mesure où il y avait des
crédits, la commission avait fait sa répartition et nous ne pouvions
qu'entériner. À ce moment-là, pouvait surgir le contrôleur financier et
le directeur administratif, mais pas pour ça.
J'ai reçu un
petit mot de Pierre George qui fait fonction de président du comité de
rédaction ; je crois que le prétexte invoqué est que justement les
comptes de la revue pourraient être équilibrés... La direction du CNRS
n'a absolument pas tenu compte du fait que la revue est envoyée dans
des universités étrangères à titre d'échange et que les revues que nous
recevons en échange vont à l'Institut de Géographie de la rue
Saint-Jacques. Si on demandait des crédits pour échanges pour
l'Institut de Géographie, on ne les aurait pas. Et si les crédits
étaient laissés aux Universités, je ne sais pas ce qui se passerait
pour l'Institut de Géographie, parce que la bibliothèque est commune à
trois UER de trois universités différentes. Il faudrait que les trois
universités se mettent d'accord, mais elles n'ont beau être que trois
c'est la quadrature du cercle.
C'était donc mieux quand le Comité national avait plus de pouvoir ?
Il m'est difficile de vous répondre puisque je ne sais pas comment cela
se passe actuellement. J'en entends un peu parler par mes successeurs à
l'Institut d'Amérique Latine, mais je ne veux pas leur casser les pieds
! J'ai vu autrefois des collègues plus anciens qui voulaient absolument
s'éterniser dans leur poste après leur retraite et ils ne faisaient
qu'empoisonner la vie de leurs successeurs. Monsieur Picard en histoire
ancienne, le père du jeune Picard, moi j'arrivais à le supporter, mais
ses jeunes collègues étaient malheureux comme tout : on ne pouvait pas
être impoli vis à vis de lui, mais il était emmerdant pour les jeunes.
J'ai un beau frère qui a fait un peu la même chose à l'Institut de
chimie à Marseille et Monsieur de Martonne également à l'Institut de
Géographie. Je vais à l'Institut d'Amérique Latine pour prendre des
livres et des revues, je rencontre des collègues, on bavarde un
instant, mais je ne suis plus dans le coup et au CNRS je n'y mets plus
les pieds. Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse : Gabriel est parti,
Madame Niéva s'en va, je ne connais pas les directeurs actuels... J'ai
vu Godelier autrefois, mais il y a dix ans au moins ! C'est fini, c'est
fini, heureusement !
Est-ce que vous avez eu l'occasion de voir, dans les
commissions du Comité national, une injustice commise, des choses
vraiment aberrantes au sujet desquelles vous auriez voulu intervenir ?
Oui, j'en ai vu. Ma mémoire est ainsi faite que je ne peux pas vous
donner des faits précis, mais il m'est arrivé de rentrer de sourdes
colères. Mais c'était plutôt devant la bêtise. Il y avait les
stupidités d'ordre politique ou politico-syndical, mais c'est partout
pareil, alors ne vous frappez pas ! Ce n'est pas spécifique au CNRS. Ce
qui est plus embêtant chez nous, au CNRS et à l'Université, c'est que
nous sommes tous remarquablement intelligents, alors nous avons
toujours des arguments magnifiques à sortir pour défendre notre thèse :
au moment où l'adversaire croit qu'il a gagné, toc on lui sort un truc
pas bête du tout, qui remet tout en cause. Dans certaines disciplines,
c'était la bêtise surtout ! J'ai l'impression que chez spécialistes des
langues et civilisations classiques, ils étaient assez terribles. C'est
là où le mandarinat était le plus net: des gens comme Louis Robert,
comme Flacelière, Demargne, avec qui j'ai été collègue à Strasbourg
était aussi très mandarin ! Maintenant, je vois un certain nombre de
gens qui étaient anti mandarins quand ils avaient 40 ans et qui sont
devenus d'authentiques mandarins. C'est dans la nature des choses et
des hommes : prenez un homme comme Touraine ; il n'était absolument pas
mandarin quand je l'ai connu il y a longtemps. J'ai connu en même temps
le groupe Touraine, Le Goff, Roncayolo, l'historien qui était avec eux
à l'École Normale, un grand ami de Roncayolo qui est à l'EHESS, il y
avait là cinq ou six garçons qui étaient et sont toujours très
sympathiques et qui n'étaient pas du tout mandarins... Touraine était
même un des moins mandarins !