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Un géologue tourné vers l'avenir
Je suis géologue, j'allais dire pur, mais j'ai vécu cette période
de passage de la géologie traditionnelle en France à une géologie
moderne, tournée vers l'avenir. Jusqu’à la fin des années 1960, le
monde géologique français était descriptif, et refusait toute notion de
modélisation. Jusque-là, la philosophie dominante, à mon avis
totalement fausse : il faut aller sur le terrain sans idées préconçues,
accumuler des observations, et c'est ainsi que l’on pourra élaborer peu
à peu des modèles. A première vue cela paraissait raisonnable, mais en
physique, si vous faites une expérience précise et cela marche ou non,
mais nous les géologues, nous nous trouvons en face d'un phénomène
caractérisé par une multitude d'informations. Le bon géologue était
celui qui étudiait une région avec le plus de détails possibles. Moi,
j'ai fait ma thèse en Algérie, il y a trente ans, mais j'ai des
collègues qui continuent à accumuler des données depuis avec cette idée
de se rapprocher de plus en plus de la vérité. C'est une erreur. Si
l’on étudie la géologie de l'Afrique du Nord, il y a une chaîne de
montagnes d'un type particulier. Or, il faut comparer les chaînes de
montagnes du monde. Il faut tenir compte de l'ouverture des océans etc.
L'objet que l'on étudie nécessite une mise en place générale à
l'échelle globale. Pour simplifier, ce sont les océans qui s'ouvrent
qui provoquent le rapprochement des continents. Auparavant, on
travaillait en Afrique du Nord, comme dans les Alpes ou les Pyrénées,
sans s’occuper de l'ouverture de l'Atlantique.
La tectonique des plaques
Avec la tectonique des plaques on était quelques-uns à dire que ce
n'était pas cela qu'il fallait faire. Il faut faire des modèles tenant
compte des disciplines en dehors géologie proprement dite, la
géophysique, la géochimie, la physique, tenir compte d'un ensemble de
perspectives pour élaborer et tester des modèles généraux. Imaginons un
continent, il se disloque, il se sépare et fait apparaitre un océan.
Puis l'ouverture de cet océan fait que les continents se rentrent
dedans. L'Inde a embouti l'Asie. Il y a cent millions d'années, elle
était à dix mille kilomètres plus au Sud. C’est un phénomène général.
Les chaînes de montagnes, un sujet important en géologie, sont ma
spécialité, la tectonique, ces mouvements de rapprochement des
continents qui sont une conséquence de l'ouverture des océans. Or
initialement, les géologues travaillaient sur les continents, mais pas
sur les océans. On ne peut pas comprendre les Alpes ou les Pyrénées
sans s'occuper de l'ouverture de l'Océan Atlantique. L'Amérique,
l'Europe et l'Afrique se sont séparés, on a des données sur les
vitesses de séparation. Les mouvements dans les Alpes sont dépendants
de ce grand mouvement. C'était une révolution : je veux comprendre les
Alpes, donc il faut que je m'occupe de l'Atlantique sud.
La dérives des continents
L'idée d’
Alfred Wegener sur la dérive des continents était juste, mais
la démonstration inexistante car on n'avait aucune donnée sur les
océans à l'époque. On connaissait cette dérive, mais on ne connaissait
pas le mouvement qui avaient précédé la collision. Auparavant, les
géologues avaient bien vu que les continents bougeaient les uns par
rapport aux autres, qu’avec l'Himalaya, l'Asie passe sur l'Inde, que
dans les Alpes on a une partie de l'Europe qui s'enfile sous l'Italie.
Mais on n'avait pas de données pour savoir où était le continent avant.
La tectonique des plaques est née lorsque les Américains ont fait des
explorations systématiques des océans grâce à des forages.
Xavier Le
Pichon a participé à cette exploration. Des hypothèses ont été faites
sur l'ouverture des océans qui reposent sur des enregistrements
géophysiques, c'est-à-dire une géologie toute différente qui a obligé
les géologues de changer de philosophie. Reste que parmi les géologues
il y avait des nuances. A l’époque, les Russes n'admettaient pas les
recouvrements d'un continent sur l'autre, I.e. la notion de charriage.
Mais tout d'un coup, arrivent ces nouvelles données qui montrent le
rôle des océans pour étudier les chaînes de montagnes. Dès lors, si
vous étudiez l'Atlantique, il faut étudier l'Océan Indien et si vous
étudiez l'Océan Indien, il faut étudier le Pacifique. Au début c'était
le ricanement général. Plus tard, même s'ils n'étaient pas d'accord,
les gens n'osaient plus ricaner, pour ne pas avoir l'air idiots. Il y a
donc eu une réaction systématique dans le monde aux idées
simplificatrices des gens qui s’intéressaient aux océans. L'océan,
c'est très simple, c’est un milieu qui n'est jamais comprimé, alors que
les Alpes, l'Himalaya, on rapproche, on comprime. Dans les océans, on
sépare, donc c'est beaucoup plus simple. Il y a toujours actuellement
une réticence vis-à-vis de ce modèle simplificateur, par exemple en
Chine où j'ai travaillé et où 90% des gens sont contre par manque
d’information. Donc, panique générale, changement total, il
fallait s'occuper de tout, c'est-à-dire de la terre entière. Ceci a mis
longtemps à s'installer en France. En simplifiant, je dirais que Le
Pichon n'avait aucune possibilité d'en tirer les conséquences pour les
continents puisqu'il n'était pas géologue. Chacun restait dans son
domaine, géophysique et géologie. Disons donc qu’il y avait que
Claude
Allègre et moi pour rapprocher les deux.
Géologues et géophysiciens
Allègre était jeune à cette époque et moi j'étais un jeune homme
traditionnel, mais ouvert. Allègre est un gars pétillant d’intelligence
et on a commencé à faire un petit groupe avec les gens de Montpellier
comme François Proust et ceux de l’Institut du physique du globe que
l’on n’appelait pas encore
l’IPG de Paris. A Montpellier, j'ai fait
beaucoup de choses avec François Proust, un géophysicien qui vient de
prendre sa retraite, un normalien très futé, mais qui ne recherchait
pas le boulot, très intelligent, mais écrivant très peu. Proust avait
vu arriver Allègre qui avait de la famille dans l'Hérault et il est
venu faire de la géologie avec nous, c'est comme cela que l’affaire a
démarré.
On s’est arrangé pour organiser des réunions annuelles des Sciences de
la Terre et cela a commencé à remuer peu à peu avec Allègre, soucieux
de l'ensemble de ces disciplines, et intéressée à tout. Des contacts se
sont noués rapidement avec les géophysiciens marins, et à partir de là
tout a bougé... Mais il y avait un risque, s’il y avait beaucoup
d’enthousiasme, en contrepartie il y avait aussi celui d’une
spécialisation excessive. Par exemple, des géophysiciens comme Le
Pichon ont cru qu'ils allaient tout expliquer. Mais aujourd’hui encore,
bien des gens considèrent qu'il faut être collé aux faits pour avoir un
résultat scientifique valable. Nous, on abordait les problèmes
autrement. L'Océan Atlantique s'est ouvert à telle époque, donc on doit
voir les conséquences à tel endroit et on va dans les Pyrénées pour
voir si ça marche.
Je parlais des travaux des géologues en Afrique du Nord. Ils
étudiaient les déformations géologiques anciennes, de plusieurs
dizaines ou centaines de millions d'années. Mais on ne s'occupait pas
des déformations plus récentes dues aux tremblements de terre. Quand il
y a un gros tremblement de terre, il se produit des failles. Quand j'ai
fait ma thèse, en 1954 il y a eu un gros tremblement de terre à
Orléansville. Or les tremblements de terre étaient l’affaire des
géophysiciens, pas les géologues. On s'est rendu compte qu'il fallait
qu'ils travaillent ensemble. C'est ainsi qu'on a fait un appel au
peuple pour créer de la sismo-tectonique, ou néotectonique, et il s'est
formé un groupe français compétitif sur le plan mondial. En 1981, on
est retourné étudier le séisme d'Orléansville qui avait provoqué de
grandes failles et cela s’est révélé productif. Mais au bout d'un
certain temps, il s'est formé des spécialistes en géochimie et en
géophysique et ces jeunes qui s’occupaient de leur discipline de pointe
n'avaient plus les mêmes réactions qu'un Allègre. En fait, on a formé
des jeunes spécialistes qui ne connaissent plus la géologie.
La Réunion annuelle des sciences de la terre
Allègre, moi et d'autres, on a fait un premier colloque au Muséum
d’histoire naturelle en novembre 1970 pour réunir tous les spécialistes
des sciences de la terre. Les gens ne se connaissaient pas, chacun
était dans son coin et il n'y avait pas de contacts internationaux. On
s'est dit il faut en finir avec ces chapelles. Il y a donc eu ce
colloque qui a donné lieu à la publication d’un bouquin... Dans ce
groupe, il y avait Le Pichon, Proust, Allègre, Louis LIiboutry,
un mécanicien de Grenoble un peu théoricien, Jean Francheteau un
océanographe qui travaillait avec Le Pichon, les géophysiciens Georges
Jobert et
Jean Coulomb, Michel Fontaine un volcanologue-pétrologue.
C'était la première fois que l'on traitait ensemble des sciences de la
terre sous tous ces aspects. Il y a eu des tas de péripéties, des
discussions parfois musclées. On s'est fait agresser, moi en
particulier. Je disais que pour avancer, il faut simplifier, mais des
gens n’étaient pas d’accord. Voilà le paysage en 1970. A partir de
l'année suivante, des réunions annuelles des sciences de la terre, les
‘RAST’ se sont tenues. Il s'agissait de réunir tous les ans tous les
spécialistes des sciences de la terre. Chacun peut dire ce qu'il veut,
il n'y a aucune sélection. Simplement chaque participant envoyait son
résumé qui était publié par la ‘Société de géophysique de France’. Cela
permettait aux jeunes de s'informer et à n'importe qui de parler. Dans
les années 1980, ces réunions n’ont plus été annuelles, mais
biannuelles. Sur une idée d’Allègre, il y a eu une première réunion
européenne à Strasbourg pour organiser l’European Geophysical Union,
puis les Anglais s'en sont occupés, ensuite les Allemands et les
Suisses. Le but étant d'avoir l'équivalent des réunions annuelles de
l’American Geophysical Union. C'était la foire aux idées, désormais,
chacun savait ce que faisait l'autre.
Actions thématiques programmées
Claude Allègre commençait à avoir de l'influence.
Jean Aubouin, Xavier
Le Pichon et moi, on s’est dit: « il faut qu'on se remue, qu'on fasse
des choses en semble, que pourrait-on faire ensemble, faire travailler
des gens de disciplines différentes ensemble». En 1969, le CNRS a lancé
une
ATP géodynamique de la Méditerranée occidentale et de ses abords.
Avant l’indépendance, les géologues français avaient beaucoup travaillé
en Afrique du Nord. Une quinzaine de thèses en géologie avaient été
soutenues sur l'Algérie, mais sans se situer dans un cadre plus
général. Cette ATP pourrait nous permettre de faire de la géodynamique.
Il s’agissait d’aller à Gibraltar, à Tanger dans le Rif, I. e. d’aller
voir ailleurs. Il s'agissait de sortir de l'Hexagone. Beaucoup de
géologues restaient collés à leur région, certains ont passé toute leur
vie dans les Pyrénées et plus ils étaient compétents sur les Pyrénées,
plus ils se déconnectaient de la réalité générale. C’était donc la
première opération dans le but de raccorder la géologie et la
géophysique qui venait de naître dans l'Océan Atlantique et en
Méditerranée. On disposait de cartes magnétiques faites en Méditerranée
à cette époque, mais les géologues ne savaient exploiter ces données.
Donc je pense que cela a été un premier essai de faire travailler des
gens ensemble, pas trop loin sur des sujets compliqués. Cela n'a pas
été un succès total. Lors d’une ballade à Tanger, Le Pichon n’a pas pu
venir parce qu'il avait oublié son passeport.
L’Institut national d’astrophysique et de géophysique
En 1966, le premier patron de l’INAG, le géophysicien Georges Jobert
qui venait de l'Institut de physique du globe de Paris était un très
bon scientifique, mais il se fichait complètement de ce qui se passait
en dehors de sa discipline. A l'INAG il y avait de l’astronomie et de
la géophysique, mais pas de géologie... A l’époque, les
géophysiciens considéraient les géologues comme des naturalistes
dépassés et les géologues trouvaient que les géophysiciens étaient des
théoriciens déconnectés de la réalité. Claude Allègre disait «les
astronomes ont vingt fois plus de crédits que nous, il faudrait quand
même qu'ils nous en laissent», et je me suis associé avec lui, ce qui
m’a d’ailleurs valu de me retrouver rejeté par la communauté géologique
qui s’estimait trahie. Comme Allègre a toujours été un peu excessif,
cela n'a pas toujours facilité les choses. On a eu des histoires
terribles, par exemple lorsqu’il s’est fait attaquer par
Haroun Tazieff dans l’affaire de la Soufrière. Mais nous sommes restés solidaires.
Reste que sans l’INAG, la géologie serait restée au point lambda.
Auparavant, aucun organisme ne regroupait les différentes disciplines
des sciences de la terre. Avec l'INAG, les géologues ont appris à
dépenser de l'argent... grâce à lui, je suis allé dans bien des coins
du monde et faire quelques expériences qui auraient été impossibles
autrement.
L’Institut national des sciences de l’univers
L'INAG a été transformé en INSU pour intégrer l’ensemble des géologues,
mais on a rencontré quelques petits problèmes. Les méthodes de
raisonnement et de travail du géologue de terrain sont très différentes
du théoricien géophysicien ou biochimiste et malgré le lancement de
nouveaux programmes, des gens continuent à faire des projets
descriptifs. Certains disaient : «moi il me faut deux ou trois ans pour
récolter des données, je pourrai dire quelque chose après ». Mais cette
manière de faire a été balayée. Il y a eu toute une période
d'adaptation. Actuellement tout le monde est acquis aux techniques
nouvelles. A Montpellier, dans notre labo de tectonique, nous avons des
géo-chronologistes, des géophysiciens qui utilisent des spectromètres
de masse, auxquels je ne comprends d’ailleurs rien, qui permettent de
dater les roches. Des spécialistes se sont créées en géologie,
comme en géophysique et un nouveau problème a surgi. On se fait mettre
dehors par de jeunes spécialistes pointus qui ne connaissent plus rien
dans les sciences de la terre en général. Dans notre labo de
Montpellier, on s’est bagarré avec l'Université et dans les Commissions
de l'Enseignement supérieur pour obtenir des postes de géophysicien et
de géochimiste. Le recrutement d’un géochimiste, élève d'Allègre,
d'abord détaché a provoqué une levée de boucliers de la part des
traditionnalistes. Mais ce jeune homme sympathique et très pointu a
fini par s’imaginer qu'il dirigeait les sciences de la terre à
Montpellier. A la Commission du CNRS, on a ricané. Depuis qu'on a
introduit la géophysique et la géochimie au labo, ces types nous ont mis sur la touche.
La question des publications
A Montpellier il fait beau et on allait sur le terrain, c'est agréable.
Mais nous les géologues, on a eu quelques problèmes avec Allègre à qui
il arrivait de nous traiter de coureurs de garennes. L'observation sur
le terrain n'était pas considérée sérieusement et l’on nous reprochait
de ne pas publier. En revanche, nous les géologues, nous accusions les
géophysiciens d'être des presse-boutons, des techniciens. Beaucoup
d’élèves d’Allègre sont devenus des presse-boutons, ou des
lave-vaisselle quand ils font de la géochimie. Ils se disaient
quantitatifs, ils faisaient des mesures et nous, nous étions des
naturalistes, nous répondions que nous préférions la qualité à la
quantité ! Cela pour dire qu’au début nous avions une pratique de
publications ridicule disaient les Anglo-Saxons. On ne savait pas se
vendre, on ne savait pas mettre en valeurs nos résultats comme eux
savent le faire. Peu à peu, les choses ont évolué dans les sciences de
la terre. On a eu la grande période de la tectonique des plaques puis
cela a évolué. Il y avait débat entre la collecte de données de type
naturaliste et la mesure précise, ponctuelle, d’un phénomène. Mais le
spécialiste prennaient le dessus parce que c'est cela qui se vend dans
les revues internationales. On commence juste à assister à une
évolution inverse dans le monde anglo-saxon. On revient à
l'observation. On s’est rendu compte que lorsque le spécialistes
pointus se retrouvent sur le terrain, ils ne savent pas trouver les
éléments dont ils ont besoin pour faire leurs calculs.