En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
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Entretien avec André Lichnérowicz

Jean-François Picard, Antoine Prost, le 14 mai 1986 (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)



Voir aussi
'Tribute to André Lichnérowicz (1915-1998) par Y. Kossmann-Schwarbach (notices AMS 2009) et notice nécro in Le Monde (13 déc. 1998)


Quelle a été votre carrière au CNRS monsieur Lichnérowicz ?

J'ai été nommé Attaché de recherche à la Caisse, presqu'en sortant de l'Ecole normale, en 1937. Je suis passé chargé en 1939 et je le suis resté jusqu'en 1941, date où j'ai quitté le CNRS pour devenir maître de conférence, selon la vieille terminologie, puis Professeur à l'Université de Strasbourg qui était repliée à Clermont et que j'ai suivi à Strasbourg après la guerre. J'ai été à plusieurs reprises -au total cela doit faire seize ans- membre de la commission "mathématiques appliquées", devenue depuis "physique théorique". Je l'ai quittée il y a quatre ans. J'ai fait deux fois deux mandats de suite. J'ai été membre du directoire en 1962-1963. J'ai été huit ans Directeur d'une équipe de recherche associée au Collège de France. C'était au tout début de la mise en place des E.R.A. Aujourd'hui, celle-ci est dirigée par Mme. Choquet et est implantée à moitié à Paris VI, à moitié au Collège.

 Quelle était l'ambiance du CNRS quand vous y êtes entré ?
Le CNRS était très petit. Il y avait deux branches avec deux Directeurs, l'une ayant un pas d'avance sur l'autre, la recherche scientifique pure, l'autre étant la recherche scientifique appliquée. Pendant la guerre, j'ai été réformé pour raisons de santé. Je dirigeais un laboratoire de balistique dépendant de l'Armement et du CNRS Appliqué.

Vous avez été sévère dans une récente emission de télévision sur les S.P.I., l'une des héritières actuelles du CNRSA...
Cette terminologie officielle m'a toujours parue dangereuse quand elle donnait, par exemple, dans la bouche de Monsieur Papon, "sciences de l'ingénieur" et non pas "pour" l'ingénieur. Les "sciences de l'ingénieur", je ne sais pas ce que c'est. En 1939, le CNRS était associé au ministère de l'armement. C'était une activité de temps de guerre, le problème était différent.

Pourquoi quittez-vous le CNRS en 1941 ?
Au CNRS, il y avait des attaché et des chargé, mais pendant très longtemps, il n'y a pas eu de maîtres de recherche. Et quand il y en a eu, ces postes étaient pour les étrangers. Par ailleurs, on était majeur à l'université, je veux dire que beaucoup plus facilement qu'au CNRS, on pouvait s'engager dans une recherche à ses risques et périls pendant deux ou trois ans sans, que personne n'ait rien à dire. Au CNRS, il y avait des rapports annuels, qui sont maintenant bi-annuels. Dans ma commission, j'ai vu des choses incroyables à propos de ces rapports. En 1963, un chercheur de mon équipe avait identifié mathématiquement les champs de Yang-Mills, mais ce n'était pas très à la mode à l'époque. Ce chercheur, c'était une femme, a reçu un an après, signée du Président de la commission où je siègeais, une lettre de protestation où on lui conseillait de s'intéresser à d'autres choses. Elle l'a fait encadrer ! Depuis 1970, sa recherche est devenue un sujet majeur de la physique théorique.

Exemple qui contredit l'image d'un CNRS qui aide à lancer la recherche dans des voies originales...
Le Centre a ses avantages et ses inconvénients. Je le reconnais, pour les jeunes chercheurs qui voulaient achever une thèse, le CNRS était une structure parfaite. En gros, je trouve qu'il a très bien fonctionné, je dirais jusqu'en 1960, mais cette date est assez arbitraire.

Le CNRS est souvent dépeint comme l'institution qui a suppléé à l'impossibilité pour l'Université de soutenir des recherches nécessitant des moyens lourds...
Tout à fait d'accord. Le rôle joué ici par le CNRS jusqu'en 1960- 65, est irremplaçable.

C'est un "CNRS-caisse" qui semble avoir vos préférences...
Non, 'agence'. Le CNRS est la seule institution de son espèce dans le monde. Et croyez moi, si les américains avaient trouvé le système bon, ils sont suffisamment pragmatiques et ils l'auraient adopté. Le CNRS devrait être une agence s'insérant pour des temps limités dans des projets de recherche. Je connais bien le système américain, j'ai été conseiller de la NSF. Vous avez des contrats de quatre ans, huit au plus. Par exemple, monsieur Julian Schwinger, prix Nobel de physique 1965, fait des recherches qui n'intéressent plus la National Sience Fundation, il est professeur à l'UCLA, pas de problème et on lui a supprimé ses crédits. J'attends qu'on puisse faire la même chose au CNRS.

Le CNRS des années soixante n'a t'il pas tenté de s'américaniser ?
Faux, il s'est bureaucratisé mais pas américanisé. Quant à la NSF, elle ne fonctionne pas toujours sous forme contractuelle. Il peut ne pas y avoir d'appels d'offres, ni de suivi. Vous proposez un sujet et la NSF le prend ou le refuse.

Mais au CNRS, les RCP, puis les ATP...
Tout à fait latéral par rapport à l'action principale du Centre. Mon expérience est qu'on ne peut gérer de manière centralisée dix ou onze mille chercheurs. Si on essaye quand même, on dérive vers une bureaucratie qui n'a plus grand chose à voir avec la politique de la recherche. Prenez le Comité national. La multiplication des sections est un phénomène étonnant. Chaque fois que vous n'êtes pas d'accord avec quelqu'un, vous cherchez à démontrer qu'il n'est pas au centre de gravité de la section et vous obtenez la création d'une nouvelle. La pire des choses, c'est d'être à la frontière de deux sections. C'est comme ça que j'ai vécu pendant seize ans. Après les années 1960 le phénomène s'est aggravé, et puis les effectifs ont cru, aujourd'hui plus moyen de connaitre un chercheur directement, il faut un rapporteur qui présente ses travaux. Enfin, comme on n'impose pas aux gens le choix de leur section, chacun choisissant celle dans laquelle il veut être, des centres de gravité artificiels se constituent. L'expérience montre que chaque fois que l'on a essayé de changer quelque chose en gardant la même philosophie, il ne s'est rien passé.

Avec le système des équipes associées, vous ne pensez donc pas que le CNRS ait tenté de vivifier la communauté scientifique...
Vous avez déjà vu une équipe associée supprimée sans que son patron soit mort ou mis à la retraite ? Moi, jamais, dans aucune des trois sections de ma discipline. La formule du renouvellement tous les quatre ans existe bien, ...en théorie.

Le CNRS n'a t'il pas permis une inter-disciplinarité qui faisait défaut à l'Université ?
Que l'Université ait beaucoup péché, je suis tout à fait d'accord. Le CNRS a d'abord été créé pour remédier aux défauts de l'Université.

Tout en étant sous la même tutelle...
Oui, mais ça a suffit a créer une structure autonome. En France si l'on veut faire quelque chose, et notamment disposer d'un budget, il faut avoir une étiquette administrative. Moi vers 1936-37, j'ai connu une Université qui n'avait aucun crédit de recherche officiel. La seule chose qui existait, s'appelait les crédits de collection. Je dois rendre homage à ces hommes qui ont créé le CNRS. Au début, son organisation était trés peu bureaucratique. Il y avait deux directeurs à partir de 1945, dont un directeur adjoint. Ils s'occupaient de tout. La notion de directeur scientifique n'existait pas. Les présidents de sections, élus, avaient beaucoup de pouvoirs. Les directeurs du CNRS dans la période de l'après-guerre étaient des hommes de grande envergure scientifique, les Dupouis, Perès, etc... Le niveau des directeurs, du D.G. est resté correct, mais la moyenne des directeurs scientifiques, ce n'est pas ça. Ce ne sont pas des postes où les scientifiques heureux peuvent s'épanouir.

Comment expliquer le virage bureaucratique de l'institution à partir du milieu des années soixante ?
Il faudrait demander à mon ami Crozier. Il y a du se produire une auto-alimentation de la bureaucratie. Pensez qu'avant, le directeur ou le directeur-adjoint assistaient à toutes les séances des sections, deux fois par an. Il y avait un chef de bureau , Madame Plin, qui connaissait pratiquement chaque chercheur sur le bout des doigts. Mais ça devenait ingérable à partir du moment où on créait - fort bonne chose d'ailleurs - les ITA et où le nombre de chercheurs dépassait un certain niveau.

Vous pensez que l'on aurait dû tronçonner le CNRS en grands instituts...
Oui. Un organisme national de ce poids n'est plus gérable selon les schémas hiérarchiques français. En fait, il y a deux solutions extrêmes. Soit on découpe le CNRS verticalement en instituts correspondant chacun plus ou moins à une grande discipline. Soit on le transforme en agence qui abandonne toute gestion centralisée, une agence à vocation horizontale et pluridisciplinaire. Personnellement je crois qu'il faudrait d'abord décentraliser la gestion. Gérer un chercheur que vous ne connaissez pas, quand vous êtes membre d'une commission, c'est une tâche ingrate. Il vaudrait beaucoup mieux confier cette responsabilité - notamment pour les jeunes chercheurs qui n'ont pas encore de notoriété - à des patrons de grandes équipes. Je considère que le système actuel, le passage en commission est stérilisant pour les jeunes.

Les mathématiciens n'ont-ils pas su se préserver de ce risque au CNRS ?
Les mathématiques étaient à part. Il y avait une volonté de la communauté mathématique de ne pas faire de promotions élevées. Tout le monde était d'accord la dessus. La logique de cette règle -à laquelle j'adhère- est que le facteur humain était beaucoup plus riche à l'université pour vous engager à faire de la recherche. Je prends mon cas personnel. A la différence de ce qui se passe aujourd'hui, les mathématiciens étaient considérés comme capables d'enseigner l'ensemble des mathématiques et j'ai enseigné des choses que j'ai du apprendre. Mais ça a prodigieusement étendu ma culture. De ce point de vue, comme ressources pour nourrir la recherche, c'était très positif.

A la section 2 du Comité national, on rencontrait des gens de grande qualité, Anatole Abragam, Alfred Kastler, ...
Cela fonctionnait très bien. Vous aviez un mode de fonctionnement en "groupe" qui a aujourd'hui disparu. Il y avait un groupe qui comprenait la section de "mathématiques", celle de "théorie physique" et celle de "mécanique" et qui se réunissait pour les hautes promotions, c'est à dire pour nommer les Maîtres et Directeurs de recherche. le vote se faisait en groupe, trois sections réunies. Le résultat était bien meilleur que celui obtenu au sein d'une seule section parce que les manoeuvres de chapelles n'avaient plus leur place. Il fallait que le candidat Maître de recherche soit un peu connu des mathématiciens et des mécaniciens pour qu'il se passe quelque chose. Aujourd'hui, vous avez un système presque incestueux, tout se passe entre spécialistes. C'est mauvais, l'évaluation doit se faire dans un champ qui n'est pas composé uniquement de spécialistes au sens étroit. L'autre exemple - il n'est pas dans le sujet mais vous fera bien comprendre ce que je veux dire - est le suivant, mon ami Monod - pas encore prix Nobel - a été élu à la Faculté des sciences de Paris avec les voix des mathématiciens et des physiciens. Je crois qu'il n'a eu que deux voix de biologistes ! Car les biologistes de l'époque, c'étaient des botanistes, des zoologistes...

La spécialisation n'est-elle pas plus développée dans certaines disciplines qui requièrent des moyens lourds. Les physiciens et leurs accélérateurs de particules par exemple...
Ce n'est pas le genre de recherche qui m'intéresse beaucoup. Plus elle est grosse, moins elle m'intérese. Ici, je partage un peu le point de vue de René Thom, mais il est beucoup plus extrémiste que moi. Actuellement la physique expérimentale des hautes énergies n'est pas une recherche de pointe. C'est une recherche qui demande d'énormes moyens pour trouver des choses déja pratiquement connues.

Les physiciens des hautes énergies vantent cette coopération-compétition qui existe chez eux entre théoriciens et expérimentalistes...
Ils ont à la fois raison et tort. C'est à dire qu'on ne vérifie jamais que les trucs conçus théoriquement auparavant. La chaîne de fonctionnement est très curieuse. Vous avez un spectre qui va de la physique théorique jusqu'aux expérimentateurs. Vous montez une expérience très longue, cent personnes sont mobilisées, et vous confirmez ou vous infirmez la théorie. Quand vous confirmez, à la rigueur tout va bien. Mais quand vous infirmez, la chaîne est trop longue et il devient extraordinairement difficile de localiser la raison du démenti. De toute façon, pourquoi faudrait-il les mêmes structures d'accueil pour la physique des hautes énergies et pour n'importe quelle discipline théorique ? Aligner le tout dans une gestion unique (le CNRS) est idiot. Avoir un même type de gestion pour l'histoire, les mathématiques, la physique des hautes énergies ou les grands observatoires, c'est absurde. Vous remplissez les mêmes dossiers, que vous gériez du matériel qui vaut un demi milliard de francs ou un million de centimes. Même nos administrations fiscales font des imprimés différents. A la limite, un théoricien peut travailler seul, un économiste théoricien, il lui suffit d'un Macintosh...

Certes, mais le Centre permet la gestion d'un patrimoine commun. Prenez le cas du personnel d'aides techniques. Ne s'agit-il pas d'un apport important du CNRS pour l'ensemble de la communauté scientifique ?
A mon avis non, sauf le cas précis de disciplines expérimentales étroites que nous venons d'évoquer. Autrement, il aurait été plus épanouissant pour les chercheurs et plus fructueux pour tous, qu'ils fassent aussi de l'enseignement.

Etait-il justifié de créer une section de mathématiques pures au CNRS ?
Une section de mathématiques pures a été utile pour permettre aux gens de préparer des thèses. Maintenant, elle est utile du fait qu'il y a blocage dans les universités, on ne créé plus de postes à l'Université alors qu'on en trouve encore au CNRS. Mais quand ils ont le choix, ils choisissent l'Université. J'aurai voulu créer une association des responsables d'équipes pour créer un contre pouvoir à l'absurdité bureaucratique du CNRS. Une sorte de syndicat patronal si vous voulez. J'ai rendu au CNRS le service de m'occuper d'équipes et de chercheurs. Je suis content quand je n'ai pas besoin d'eux. On me dit : "on vous a donné un chercheur" , mais je ne suis pas cannibal, je ne me nourris pas de chercheur. Je rends un service, mais pour moi ce n'est pas un cadeau.

Mais ceci n'est-il pas encore une vue de mathématicien ?
J'ai été enseignant en physique dans une Université américaine. Le type de gestion qu'on a là bas n'est pas du tout le même que ce soit à propos des travaux théoriques ou expérimentaux. Le drame des équipes françaises c'est qu'elles sont trop grosses par rapport aux équipes américaines. Une équipe américaine de physiciens, c'est sept chercheurs. J'estime que personne n'est capable de s'occuper de plus de quinze personnes à la fois. Au dessus de quinze, c'est une mosaïque de pouvoirs avec tous les problèmes qu'on a vu surgir en 1968.

Pourquoi dit-on que la recherche française était handicapée avant la création du CNRS ?
Elle était handicapée parce que nous avons besoin de choses oubliées, comme des  bibliothèques qui sont peut être l'instrument le plus utile pour les disciplines théoriques.

N'était ce pas aussi la raison d'être de l'Institut Henri Poincaré ?
Il y aurait beaucoup de choses à dire à son sujet. Il est un parfait exemple de détournement. Vous savez qu'il a été créé grace à un don de la Fondation Rockefeller avec un double objectif: permettre de créer une chaire de théorie physique et deux chaires de probabilités. Mais il a d'abord été squatérisé par les mathématiciens de la Faculté des sciences qui n'avaient soi disant pas de place ailleurs. Il y avait certes Messieurs De Broglie, Emile Borel , ... Ensuite le CNRS a construit deux étages -je lui rends homage- mais l'Institut a été de nouveau squatérisé par l'IN2P3. Alors qu'à l'IN2P3, il n'y avait plus de physique théorique, c'était un parfait détournement de succession.

Quelques mathématiciens ont tout de même subsisté à l'Institut Poincaré...
Peu. Il y a une trés bonne bibliothèque de mathématiques, la meilleure de France. Elle possède un fonds historique. Nous les mathématiciens, nous avons quelquefois besoin de regarder les choses du passé. On les trouve là. Voila qui nous rapproche des sciences sociales.

Un laboratoire, c'est donc un ensemble de moyens. Mais on ne peut pas dire que ce soit un endroit où l'on "produise" de la science...
Je crois que dans la plupart des cas, ce n'est pas le laboratoire qui produit, c'est un certain nombre de personnalités distinctes. Du moins, pour les choses qui m'intéressent.

L'apport du CNRS dans les disciplines qui vous intéressent se limite aux bibliothèques ?
Il y a aussi les thèses.

 C'est assez modeste. Les mathématiques auraient presque pu "se passer de CNRS"...
On aurait pu effectivement trouver un autre système de bourses. Voyez, la secrétaire à mi-temps que le CNRS attribue à mon équipe, elle passe les deux tiers de ce mi-temps à correspondre avec le CNRS ! C'est à la limite de la perversion. Je connais des tas de collègues de l'Université qui ont exactement les mêmes réflexes que moi. Si à mon âge je ne disais pas ce que je pense ça serait à désespérer. Si les universités en France ont été réduites, ces vingt dernières années, au statut de lycées supérieurs, c'est en partie parce que le CNRS a joué un rôle de vampire.

Le CNRS n'a fait qu'occuper un terrain laissé vide...
Pas du tout. Il a contribué par son développement à rendre l'Université incapable de faire son travail. Dans tous les pays du monde, la recherche se fait au sein de l'université. Pourquoi pas en France ? Parce que depuis un siècle, la France n'a jamais su ce que c'était qu'une université. L'histoire de l'Université française, c'est un sujet que je vous recommande. Ca ne remonte pas loin, juste à 1905. Le XIXe siècle n'a pas su, sauf à Paris, ce qu'était une université au sens moderne du terme. Il n'y a eu dans ce pays ni Harvard, ni Cambridge. La formule française, ce sont les grandes Ecoles, selon une tradition héritée... de la Chine. La première, c'est l'Ecole royale des Ponts et Chaussées dans la première moitié du XVIIIème siècle, elle est à l'imitation exacte des institutions chinoises dont les jésuites missionaires venaient de ramener la description en Occident.

Avec le système mandarinal...
Nous sommes tous des mandarins !

Bon, mais pourquoi pas de recherche dans les grandes écoles ?
Elles n'ont jamais fait de recherche jusqu'à tout récemment. Pourquoi ? Parce que le système du concours tel qu'elles le pratiquent, conduit a une stérilisation certaine. Prenez encore l'exemple américain, à Princeton ou au MIT, on réserve un pourcentage de cinq à six pour cent des dossiers individuels, à des cas aberrants -c'est à dire pour des gens sortant de la norme- ce qui permettra de faire emmerger un ou deux pour cent de gens vraiment extraordinaires.

C'était tout à fait l'idée des bourses de la caisse Perrin d'avant-guerre
Exactement. Auparavant, les gens faisaient leur thèse en trouvant, au mieux, un poste de préparateur. Le système n'était pas sain. J'étais tout à fait d'accord avec le nouveau dispositif mis en place par Jean Perrin. Je vous le disais, je considère que le CNRS a été parfaitement dans son rôle et totalement utile jusque vers 1960-65. Déjà, la notion d'équipes associées a été une catastrophe.

C'est un responsable d'équipe associée qui lance cette accusation !
A l'époque j'avais averti Jean Coulomb que ça risquait de faire des catastrophes.

Pourtant avec le laboratoire associé, on revenait à cette vocation que vous proniez tout à l'heure d'un "CNRS-agence"...
Non car le système bureaucratique s'est rapidement introduit dans les équipes associées et les universités ont perdu toutes initiatives en matière de recherche. Le CNRS impose ses contrats aux universités. En ce moment mon ancienne équipe est complètement dans le brouillard. Il n'y a pas de contrat depuis deux ans et demi parce que l'université Paris VI refuse une clause et ne signe pas. Donc le CNRS ne signe pas non plus.

N'empêche que ce dispositif mis en place dans les années soixante, est présenté par ses promoteurs comme une ouverture du Centre sur l'extérieur...
Ne renversez pas les rôles. Ce qui s'est passé à ce moment là, je l'ai vécu avec Pierre Lelong qui était auprès du Général de Gaulle. En quoi consiste cette réforme ? Des crédits destinés aux Universités transitent par le CNRS. Et que fait le Centre ? Il contrôle. Ce système est nuisible à la recherche française dans la mesure où il supprime la concurrence. On étonne beaucoup les français en leur disant que le Collège de France fait de la recherche. Mais si le CNRS est totalement inconnu aux Etats-Unis, ce n'est pas le cas du Collège de France qui lui est célêbre. Il y a là une espèce d'erreur de perspective politico-bureaucratique qui m'agace.

Et la mission de coordination confiée au Centre dès 1939 ?
Il ne l'a jamais remplie. L'erreur profonde, c'est de vouloir tout faire, de vouloir se méler de tout en matière de recherche. Ce ne devrait pas être le rôle du CNRS.

Quel a été le rôle de Frédéric Joliot dans la relance du CNRS ?
Il a été un très bon Directeur. La manière dont il a conçu le CNRS, en collaboration avec Pérès, procédait d'une logique intermédiaire. On regarde quelles sont les lacunes, on cherche à les combler et on essaye que les Universités prennent le relai.

Est-ce que le CEA était en germe quand Joliot était directeur du CNRS ?
Joliot est allé voir De Gaulle pour lui dire qu'il fallait absolument un organisme pour la recherche atomique. De Gaulle l'a pris au mot. Il l'a nommé à la tête du CEA. L'homme important, C'était lui, le Haut commissaire. A ses côtés, il y avait Dautry l'ancien ministre de l'armement, Dautry, c'était l'administratif. Après le départ de Joliot est arrivé Francis Perrin. Et il a suffit de la première absence de Francis Perrin pour que (le pouvoir) bascule dans les mains de l'administratif. Le Haut commissaire a perdu de l'importance.

Vous voulez dire à partir du moment où l'Administrateur s'appelait Pierre Guillaumat...
C'est Guillaumat qui a tout fait basculer. Moi, je m'ennorgueillis, lorsque j'ai été conseiller scientifique de Mendès (1954), d'avoir donné un ordre écrit à Guillaumat auquel celui-ci a obtempéré. Il a même apprécié, je crois que c'est peut être pour la seule fois de sa vie qu'il a reçu un ordre.

Pour en revenir au CNRS de l'après-guerre, pensez vous que l'engagement politique de la direction ait joué un rôle ?
Dans le cas de Georges Teissier ça a pu jouer. Il n'avait pas le même passé scientifique (que Joliot). Ca a beaucoup compté pour la communauté scientifique. C'est une nomination qui n'a pas été unanimement appréciée dans le CNRS. Moi, j'aimais bien Tessier c'était un homme très loyal. Mais il avait évidemment cette étiquette. Tandis que Joliot ou Langevin, tout le monde se fichait de savoir si ils étaient communistes, c'étaient avant tout Joliot et Langevin!

Vous disiez que son appartenance avait pu jouer un rôle...
Si vous voulez cela a pu avoir une influencence, non pas dans les trois sections de mathématiques (mathématiques théoriques, physique et mécanique), mais dans certaines sections comme la biologie et peut-être en sciences humaines.

Vous avez été Conseiller scientifique du Président Mendès-France en 1954. Quelle a été votre action ?
Principalement, l'organistation du colloque de Caen. J'en ai été le père fondateur avec Jacques Monod, aujourd'hui décédé. Nous avons organisé deux colloques à Caen, en 1956 et en 1966. Il s'agissait de mettre en place une politique et une stratégie de la recherche, mais sans s'encombrer de la création d'un organisme trop lourd. Parmi les projets qui sont sortis de notre réflexion, celui d'un groupe de sages -c'est l'une de mes idées- qui est resté sur le bureau de Mendès, car son Gouvernement est tombé avant que nous ayons pu le mettre en place. Quand il est entré à Matignon (1958), le Général de Gaulle l'a trouvé et il m'a convoqué. L'idée l'intéressait. C'est comme cela que je suis devenu l'un des premiers Sages.

Remarquable filiation entre les IVème et Vème Républiques. De la réflexion lancée par Mendès et du CRST de Longchambon au CCRST de 1959...
Nous avions bien fonctionné sous Mendès avec Longchambon dont j'étais l'ami. Ensuite Pierre Lelong est arrivé. Mais lui, bien qu'il ait été camarade de promotion de Pompidou à l'ENS, était en désaccord sur tout (avec le Premier Ministre). J'ai fonctionné avec Debré puis avec Pompidou. Debré était le fils de papa (le Pr. Robert Debré), il connaissait les scientifiques, il avait étudié les dossiers. Dans les Comités interministériels où siègeaient les Ministres compétents et les Sages, c'était assez drôle, Debré n'écoutait que les Sages et les Ministres étaient furieux. Pompidou lui arrivait en ne connaissant rien des dossiers. Indiscutablement, Michel Debré a été pour nous un bien meilleur Premier ministre que Georges Pompidou. Ce dernier disait toujours que la recherche ne faisait que "causer des ennuis".

 Quel avait été l'impact du colloque de Caen en 1956 ?
C'était resté en petit comité. Certes, il y avait eu des participations notables comme celle de Mendès, mais la presse n'avait guère suivi. Dix ans plus tard, en 1966, les choses avaient évolué. Si vous regardez la presse de l'époque, le colloque faisait la première page des journaux y compris de 'France-Soir'. En dix ans, il y avait eu une sensibilisation de l'opinion publique dont nous étions très heureux. Il était bon que les français s'intéressent à ces problèmes.

Le Comité de la recherche scientifique et technique de Longchambon en 1956, ne risquait-il pas de faire double emploi avec le CNRS ?
Si vous regardez les textes, le Comité n'était pas un organe du CNRS. Il y avait deux choses, le CNRS administratif et le Comité, un organisme qui était à la disposition de tous les ministères, l'un étant en rapports étroits avec l'autre, mais chacun ayant son identité. Mais comme institution, le CRST était trop large pour pouvoir agir, sauf à donner un avis précis sur une question déterminée qu'on ne lui posait d'ailleurs pas. C'est la raison pour laquelle, j'ai imaginé ce comité de douze Sages - nommés pour un temps limité - qui pourraient faire bénéficier les pouvoirs publics, de leur expérience. J'estime que ce système s'est révélé efficace. Ainsi, lors de la première séance sérieuse du comité des Sages et bien qu'il ne comportât alors aucun biologiste-moléculaire, nous avons donné une super priorité à cette discipline. Et en séance, on a décidé contre l'avis de son ministre, de doubler le budget de l'INSERM. Voila le genre de chose que nous arrivions à faire. Notez un point important, une caractéristique qui a disparu assez vite est que le comité des Sages dépendait directement du Premier ministre, mais il n'avait aucune responsabilité de gestion.

Il a tout de même disposé, via la DGRST, d'un fond d'incitation.
Qui est venu après. Mais le premier comité ne gérait rien du tout. Il donnait simplement un avis aux Finances. Ensuite, il y a eu effectivement la DGRST. Mais à mon avis, la création de la Délégation marque déja une dégénérescence bureaucratique. Toutefois, on l'a échappé belle. Si le CNRS avait eu tout ça en charge, ça aurait été encore bien plus bureaucratique et bien plus centralisateur. Avoir une politique raisonnée de la recherche est une chose, avoir un CNRS à gestion pointilliste en est une autre. Un organisme de réflexion qui ne comporte que douze personnes, cela peut fonctionner. S'il y a un absent, ce n'est pas grave. On peut y délibérer librement. Et on peut agir. En fait au début, le Délégué n'était que l'exécutif du comité des Sages. C'était cela la conception initiale que partageait d'ailleurs Gaston Palewski un excellent ministre de la Recherche. Lelong a été Président du Comité et coiffait le Délégué. Mais il y a eu ensuite une dérive bureaucratique. On a assisté à une évolution qui tendait à transformer le Comité, en simple conseil dépendant du Délégué.

N'a t'on pas assisté également dans votre dispositif à une reprise progressive de pouvoir par les administratifs: les énarques contre les scientifiques ?
Si, ce qui a contribué à développer ce phénomène de dégénérescence. Le rapport des forces n'était pas équilibré entre des administratifs dont la fonction est de s'occuper à plein temps d'une politique de la recherche alors qu'ils en ignorent tout et des scientifique pour lesquels leur fonction de conseiller n'est qu'une sorte de hobby qui les occupe trois soirs par semaine. D'ailleurs, faire de la recherche et administrer, sont deux activités difficilement compatibles. Prenez les conseillers scientifiques dans les ambassades, on choisit des scientifiques, mais si ils y font carrière, au bout de dix ans ils n'ont plus rien de scientifiques.

Le Directoire du CNRS tel que voulu par Joliot en 1945, ne peut-il pas être considéré comme un ancêtre du CCRST ?
Oui, mais le Directoire n'a pas tenu son rôle. Le gouvernement devait demander au CNRS un avis scientifique, mais jamais le Directoire du CNRS n'a donné un tel avis. Je peux en témoigner, jamais le gouvernement n'a demandé un avis scientifique au CNRS, tandis qu'aux Sages, si.

L'un des objectifs des rapports de conjoncture du CNRS n'était-il pas justement de dégager des priorités ? Peut-on parler de leur échec ?
Je ne serais pas aussi tranché là dessus. Il y a eu des priorités nettement dessinées dans les premiers rapports de conjoncture. C'étaient des documents utilisables, mais je suis très frappé du fait que pendant toute la période où j'ai appartenu au Directoire, nous n'avons jamais reçu aucune demande du Gouvernement pour étudier un problème donné.

Les raisons de cette non utilisation du CNRS ?
Mon opinion est que jamais un gouvernement ne demandera un avis général à une instance dépendant d'un ministre, en l'espèce celui de l'Education nationale. Vous avez là tout le problème de la recherche, depuis ses origines. Il y une logique qui veut qu'en France, aucun ministre n'accepte de demander conseil à un autre ministre. C'est la raison pour laquelle j'avais fait rattacher, dès le début, le comité des Sages directement au Premier ministre.

Le départ de Gaston Dupouy de la direction du CNRS en 1957 ne trouve t'elle pas en partie sa source dans l'impossibilité de rendre au CNRS une fonction inter-administrative ?
Je ne crois pas. Dupouy en avait assez. Il s'était usé, il était blasé. En fait, il n'aimait pas Paris, il est retourné à Toulouse. Il avait été Directeur du CNRS. Il restait Académicien, ce qui lui convenait.

Nous pensions que l'un des moyens assuré pour devenir Académicien, était d'être nommé Directeur général du CNRS.
Vous vous trompiez. L'Académie n'aime pas tellement que l'un de ses membres ait une activité de direction.

On dit que Dupouy avait eu pour le CNRS des ambitions ministérielles...
C'est possible, mais je ne crois pas que cela ait été le motif de son départ.

Il y avait eu la création du CRST de Longchambon en 1956...
Certes, Dupouy et Longchambon ne s'entendaient pas, mais je ne vois pas que cela ait été un facteur déterminant.

Un phénomène trés français est d'observer comment la rivalité des tutelles administratives explique la prolifération d'instituts de recherche: l'ORSTOM aux Colonies, l'INRA à l'Agriculture, le CNET aux PTT, etc...
C'est ce que nous avons dénoncé à l'occasion du colloque de Caen et c'est la raison qui, je vous le rappelle, m'a amené à contribuer à créer cette structure des Sages pour essayer de coordonner au niveau du Premier ministre.

La création du CEA en 1945 procédait déja de cette logique inter ou supra-administrative...
Dans ce cas, c'était presque un acte de guerre. C'était quelque chose d'urgent et le Général De Gaulle avait décidé de prendre la voie la plus efficace. Pour le colloque de Cean, nous avions préparé une sorte d'inventaire. On avait trouvé à l'époque cent organismes dépendant de dix sept ministères différents ! Les sages ont eu un rôle de coordination à ce sujet. Les budgets de tous ces organismes nous étaient renvoyés par les Finances et nous passions des nuits épouvantables à analyser des projets issus d'une masse d'organismes parfois saugrenus.

En fait, le CCRST apparait comme un conseiller pour le ministère des Finances
Oui, c'était un élément de pouvoir étonnant. On a fait des découvertes invraisemblables, un fourmillement d'organismes vivant de toutes sortes de taxes parafiscales pour faire des recherches plus ou moins appliquées...

Pour en revenir au CNRS, trouvez vous que les directions scientifiques mises en place en 1966, ont acquis trop de pouvoir ?
Ce que je déplore et qui n'est pas récent, c'est que dans les sections il se soit constitué des chapelles, les unes d'essence scientifique, les autres d'essence syndicale. Le directeur scientifique avait au moins une vertu, c'était de pouvoir y voir clair dans ses chapelles de temps en temps. Il pouvait empêcher certaines manipulations. Voyez la section devenue de "physique théorique", ce sont les théoriciens des hautes énergies qui ont la majorité. Le résultat, c'est qu'ils ne laissaient que des miettes aux autres disciplines. Certes, il y avait des alliances des minorités contre la majorité, par exemple quand la mécanique statistique s'unissait à la physique mathématique, contre les hautes énergies. Mais se battre contre les hautes énergies, ce n'était pas très scientifique. L'un des rôles des D.S., était donc de compenser ce type d'évolution. Ils n'y sont d'ailleurs que partiellement parvenus.

Vous êtes l'un des nombreux témoins qui déplorent le poids des physiciens au CNRS...
Il y a eu trop de directeurs physiciens dans l'histoire du Centre.

Et des physiciens expérimentalistes, pas des théoriciens qui sont relativement absents de l'histoire de la physique moderne en France...
La section de théorie physique était tout de même présidée par De Broglie, Prix Nobel en 1927. Il faut remonter au père Brillouin pour trouver de la physique mathématique en France. Perrin ne savait pas un brin de vraie théorie. Langevin était un merveilleux théoricien, mais pas du tout un physicien-mathématicien. Entre 1920 et 1930, il n'y avait aucun physicien-mathématicien en France. Il n'y a pas eu renouvellement dans l'enseignement de la physique au niveau licence, il n'y avait aucune irrigation. L'enseignement que j'ai reçu même à la Sorbonne, sauf exceptions, était parfaitement retardataire. Les exceptions étaient Aimé Cotton et Georges Bruhat.

Il y avait Léon Brillouin. Pourquoi au contraire d'Aimé Cotton, ne le voit-on pas au CNRS ?
Léon Brillouin était absolument remarquable. Pourquoi voulez-vous qu'il soit allé au CNRS ? Il avait sa place au Collège. Il est ensuite parti aux Etats Unis parce que bien qu'ayant accepté une fonction administrative au début de Vichy, il s'est senti menacé, sa femme étant juive. Il est revenu au Collège après la guerre, mais à ce moment là il disposait de plus de moyens financiers pour travailler aux Etats Unis qu'en France. Il n'a jamais eu l'idée d'aller au CNRS. Il est donc retourné aux Etats-Unis pour des raisons scientifiques et aussi pour des raisons personnelles. Sa femme s'était installée à New York. J'ai connu trois femmes de professeurs remarquables, l'une était Madame Prenant, Madame Léon Brillouin et la femme d'un biologiste, Robert Lévy qui dirigeait un des laboratoires de l'ENS. Elle avait créé une maison de haute couture Faubourg Saint Honoré. En fait quand il est reparti, Brillouin était assez proche de la retraite. Il a eu une prolongation comme conseiller d'IBM et il est mort là bas.

Pour leur défense les physiciens arguent que leur discipline est celle qui requiert le plus d'organisation, celle qui implique le plus la capacité de gérer de gros équipements et que ces caractéristiques les prédisposent à ces rôles de direction...
Croyez-vous que le rôle principal d'un directeur général du CNRS soit de gérer des équipements ? A mon avis, ceci n'est pas l'aspect le plus important de sa fonction. Je ne dis pas: "l'intendance suivra", mais ce qu'on attend surtout d'un directeur, c'est une vision intellectuelle globale de l'activité scientifique. Le Centre a eu de grands physiciens, c'est vrai, mais en avoir autant successivement à sa tête, ça l'a marqué. Et puis, les physiciens ne sont pas les seuls à savoir gérer de gros équipements. Prenez, l'astrophysique. Les astrophysiciens sont habitués depuis très longtemps à avoir de gros appareils. Avant la guerre, ils ont renforcé les structures de l'Observatoire de Paris. Les grands Observatoires étaient déjà des structures lourdes.

Il s'agit aussi d'un secteur où le rôle du CNRS a été important...
Où il a bien rempli son rôle. Il est vrai qu'avant la guerre, les astronomes étaient en très grande majorité des observateurs et des expérimentateurs qui ne voyaient pas l'intérêt des grosses équipes. L'astrophysique théorique s'est beaucoup développée avec Henri Mineur, un très bon astrophysicien théoricien. Le CNRS l'a aidé à créer l'Institut d'Astrophysique, ce complément indispensable de l'astronomie classique. Danjon lui, était un expérimental remarquable. Il a été mon doyen et mon collègue, j'ai été son suppléant à Strasbourg. Danjon était un expérimentateur créateur d'instruments hors ligne. En face d'eux, il y avait le vieil Esclangon qui était hostile à l'astrophysique théorique.

André Danjon est l'un des premiers savants français à s'être intéressé aux possibilités de l'informatique scientifique...
C'était un homme très ouvert et ayant beaucoup de caractère. C'est à dire qu'il l'avait quelquefois mauvais. Mais je m'entendais très bien avec lui. Il y avait deux hommes capables de terroriser un ministre, c'était un peu Dupouy et beaucoup Danjon. J'ai vu Dupouy devant un Ministre: "on pourrait faire ceci " disait celui-ci. Et Dupouy: "il n'en est pas question ". Ca marchait deux fois sur trois.

Pourquoi n'a-t-on pas créé au début des années 1960 une section d'informatique au CNRS ?
Je n'en sais rien. L'informatique était d'ailleurs conçue à 'Blaise Pascal' par le CNRS, plus comme une activité de service que de recherche sauf par René De Possel. En fait, il a fallu que certaines universités (Paris, Grenoble et Toulouse) fassent de la vraie recherche en informatique pour que l'on considère que cette discipline pouvait être logée en section. D'ailleurs avec le mot d'"informatique", vous ne savez jamais de qui vous parlez. Cela peut aller, pour utiliser une image thermodynamique, du garagiste du coin à la mécanique statistique la plus abstraite que vous puissiez concevoir. Quand vous parlez d'un informaticien, vous ne savez jamais de qui il s'agit. C'est horrible. L'informatique est un concept flou. Va t'on parler de sciences de l'information ou d'analyse numérique ? Au moins, cette dernière, on sait ce que c'est.

N'est-il pas paradoxal que le CNRS qui avait créé l'un des premiers laboratoires pour le traitement de l'information en 1946 avec 'Blaise Pascal' n'ait finalement mis en place une section informatique qu'en 1976 ?
Il faut dire les choses comme elles sont. Pour qu'il y ait une section il faut qu'il y ait un nombre de chercheurs à peu près correct - de l'ordre de trois cents - et à l'époque, il n'y avait pas plus de vingt ou trente chercheurs en informatique. On ne pouvait pas constituer de section. Chaque fois qu'on a essayé de créer des sections fonctionnant provisoirement avec des règles différentes, ça a échoué.

Exemple ?
On a essayé de créer une commission horizontale pour l'informatique entre mathématiques et physique et ça a échoué au bout d'un an ou deux.

Il y avait aussi de la recherche à l'extérieur du CNRS...
Ca dépend ce qu'on appelle informatique. Moi, je suis allé voir Bull qui était très puissant à l'époque, et qui fabriquait du très bon matériel. Mais avec Georges Vieillard, 'Bull' est mort de n'avoir jamais clairement compris qu'il devait vendre aussi des bibliothèques de programmes !

Il y avait un spécialiste du logiciel dans votre section, Latès.
Latès a été mon élève.

Et François Henri Raymond ?
Ca se passe beaucoup plus tard. Mais au moment où l'équipe Bull aurait eu besoin, disons, de s'armer en face de la concurrence en sortant par exemple des logiciels scientifiques, ils n'ont absolument rien fait. J'ai déjeuné deux fois avec la haute direction de Bull pour essayer de lui vendre l'idée de financer la création de logiciels scientifiques, mais ça ne l'intéressait pas.

L'industrie est responsable dans cette affaire ?
Il y a eu là indiscutablement, un manque industriel. Mais les torts sont partagés. Il faut aussi parler du troisième partenaire possible, les grandes Ecoles. Là aussi, la coopération a été mauvaise. A la rigueur les industriels auraient fonctionné avec des grandes Ecoles, mais il n'y avait personne chez elles à l'époque, qui s'intéresse à l'informatique. Tout était lié entre ces trois partenaires. Voyez les années 1960-65, la chute de Bull est due en partie à un monsieur qui a refusé catégoriquement de donner un sou. Ce monsieur s'appelait Giscard d'Estaing, Ministre des Finances. C'est un polytechnicien, il a tout bloqué. Il n'y avait pas une seule machine à calculer à Polytechnique en 1964. Il y avait encore des cours de calcul numérique, mais qui se faisaient comme dans ma jeunesse. L'Ecole Polytechnique a beaucoup changé ensuite et s'est modernisée, mais à l'époque son problème était de fabriquer des produits standard. L'X a très peu évolué de 1945 à 1960. Les cours étaient très classiques, beaucoup moins modernes qu'à l'université. On apprenait des choses en taupe, mais plus à l'X. On apprenait simplement aux élèves à pouvoir parler sur un dossier regardé pendant quarante huit heures en ne disant pas de bêtises, c'est tout. L'une des conséquences est que les patrons dans les entreprises, des hommes qui sortaient de ces grandes écoles, n'ont jamais été sur les mêmes bancs que les chercheurs. D'où une espèce d'incompréhension. Aux Etats-Unis, l'universitaire et le chercheur se téléphoneront pour n'importe quoi. Cette relation n'existe pas en France et c'est un obstacle. Il faudrait arriver à créer une certaine communauté des grands ingénieurs et des scientifiques.

L'X a tout de même introduit une botte recherche...
C'est récent. Mais c'est vrai, cette botte recherche a suscité beaucoup de vocations. Par promotion, c'était 4 ou 5 élèves et ça a duré pendant des années. C'étaient en général les gens les plus courageux. Ils avaient beaucoup moins de filets de ratrapages que les membres des grand Corps. Mais cela régresse actuellement. Dans les labos de l'Ecole polytechnique, aujourd'hui, la moitié des chercheurs ne sont pas polytechniciens. L'X se préoccupe plus maintenant de concurrencer l'ENA que de produire des chercheurs.

Sauf en économie...
Sauf en économie, puisque cela va dans le sens de l'ENA.

Le CNRS compte lui aussi ses polytechniciens économistes. Notamment quelqu'un qui aime vous citer, Maurice Allais...
Je crois que c'est un homme qui a eu des idées originales, mais je ne suis pas compétent. Il est assez âgé maintenant ? C'est Darmois qui avait contribué à le mettre en place. Il en pensait beaucoup de bien, mais je ne crois pas que leur affaire ait autant abouti qu'on aurait pu le souhaiter. Une partie de l'économie scientifique est partie de l'idée de mimer une situation de conflit, la théorie des jeux. Jean Ville un mathématicien normalien a beaucoup travaillé la dessus avant même Von Neumann. Il était de la même promotion que Georges Pompidou. Il avait l'une des chaires de l'Institut Henri Poincaré et il attirait des tas scientifiques vers l'économie. Maintenant, le phénomène a fait tache d'huile, par exemple, Dauphine est un réservoir d'économie scientifique. Pendant longtemps, la recherche en économie a été bloquée à cause de l'agrégation des Facultés de droit. Incidemment, je suis hostile aux agrégations des universités quelles qu'elles soient. L'agrégation est la meilleure manière de se reproduire à l'identique. Les mathématiciens ont eu un rôle essentiel dans la relance de la recherche dans ces disciplines. Voyez Debreu, voyez également la démographie avec un mathématicien que je considère comme le meilleur démographe français actuel, H. Le Bras.

On voit des noms prestigieux dans les séminaires d'économétrie du CNRS au cours des années cinquante, des ingénieurs-économistes comme Massé, ou des hauts fonctionnaires comme Jacques Rueff,...
Rueff était le banal Inspecteur des Finances. Je ne pense pas qu'Allais l'appréciait énormément. Il y a eu un drame, l'économie française, la macro-économie, était dirigée par des gens qui n'y connaissaient rien. Pierre Massé, je l'aime bien. Ce n'est pas un ingénieur, mais un vrai technicien de l'économie sachant réfléchir au plus haut niveau.

Parallèlement aux associations avec des laboratoires universitaires, le CNRS aurait-il du s`associer avec des laboratoires industriels ?
Je pense que ça aurait été utile. L'un de nos drames, par rapport aux Etats-Unis, est que la recherche dans les entreprises françaises est beaucoup trop rare. Le nombre de grosses entreprises qui ont de vrais laboratoires, est de l'ordre de vingt. L'un des problèmes, c'est qu'il n'y a pas dans nos industries, les cellules capables de prendre en compte la recherche appliquée effectuée dans nos laboratoires. Un de mes anciens élèves américains est chef d'une cellule semblable chez 'Bœing'. Son seul boulot consiste à parcourir les Universités américaines et à regarder tout ce qui est susceptible de servir à 'Bœing'. C'est ce qu'on appelle de la veille technologique. C'est un métier assez dur, mais fort bien payé. Je ne connais pas d'entreprise française où existe de structure équivalente.

Le CNRS aurait-il du avoir un rôle plus actif vis à vis de l'industrie ?
Avec les industriels, c'est compliqué. Ils ont toujours un peu la manie du secret. Ca bloquait tout; même pour avoir des thèses, c'était difficile. Il y a bien sur un problème de concurrence, mais tout de même ! Je me souviens d'une visite des labos de la Bell aux Etats-Unis. On me dit :
"Tout est ouvert, vous pouvez voir tout ce que voulez.
- Bien, mais les secrets ?"
- Dans tous les domaines qui nous intéressent nous avons cinq ans d'avance, c'est notre meilleur secret..." et c'était en partie vrai.
Cette manie du secret se fonde chez nous en partie, sur le fait que la recherche et la technique sont des activités relativement étrangères à nos comportements culturels. En voici un exemple. Je vais vous raconter un secret de mon ami le Ministre Curien. Avant l'émission de Polac, il nous avait montré qu'il avait dans ses poches sept gadgets. Il voulait les sortir pendant l'émission. Moi, je me suis fait le pari qu'il ne les sortirait pas. Et il ne les a pas sorti ! Ce n'est pas de l'éducation scientifique ! Il y a un abus de mots. Sortir une carte à mémoire en disant: "c'est de la recherche ", je trouve qu'on égare complètement les gens. Ce qui m'agace c'est qu'on mélange tout. Même dans le journal 'Le Monde', sous la rubrique 'Sciences', on trouve n'importe quoi. Le énième lancement d'Ariane, ce n'est plus de la science. Il y a deux activités entrelacées, qui rassemblent les mêmes hommes, avec des morales légèrement différentes et des finalités trés différentes et qui sont l'activité proprement scientifique et l'activité proprement technique. Or les media passent leur temps à mélanger les deux. Quand à l'enveloppe recherche, je voudrais savoir ce que cela veut dire. Je l'ai su quand j'étais 'sage', actuellement c'est n'importe quoi.

Le CNRS doit-il  se positionner par rapport à une demande de la société, ce qu'on appelle le pilotage par l'aval ?
C'est une plaisanterie. Le pilotage par l'aval, ça veut dire qu'on n'a pas de stratégie.

Donc la recherche appliquée doit être faite en dehors du CNRS ?
Ce n'est pas le rôle du CNRS d'en faire, ce serait celui d'une filiale, éventuellement conjointe avec l'industrie. Il y en a eu une avec 'Matra'. Mais si vous mouillez les gens, il faut qu'ils y trouvent leur intérêt; vous ne faites pas boire un homme qui n'a pas soif, si j'ose cette comparaison.

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