Quelle a été votre carrière au CNRS monsieur Lichnérowicz ?
J'ai
été nommé Attaché de recherche à la Caisse, presqu'en sortant de
l'Ecole normale, en 1937. Je suis passé chargé en 1939 et je le suis
resté jusqu'en 1941, date où j'ai quitté le CNRS pour devenir maître de
conférence, selon la vieille terminologie, puis Professeur à
l'Université de Strasbourg qui était repliée à Clermont et que j'ai
suivi à Strasbourg après la guerre. J'ai été à plusieurs reprises -au
total cela doit faire seize ans- membre de la commission "mathématiques
appliquées", devenue depuis "physique théorique". Je l'ai quittée il y
a quatre ans. J'ai fait deux fois deux mandats de suite. J'ai été
membre du directoire en 1962-1963. J'ai été huit ans Directeur d'une
équipe de recherche associée au Collège de France. C'était au tout
début de la mise en place des E.R.A. Aujourd'hui, celle-ci est dirigée
par Mme. Choquet et est implantée à moitié à Paris VI, à moitié au
Collège.
Quelle était l'ambiance du CNRS quand vous y êtes entré ?
Le CNRS était très petit. Il y avait deux branches avec deux
Directeurs, l'une ayant un pas d'avance sur l'autre, la recherche
scientifique pure, l'autre étant la recherche scientifique appliquée. Pendant la guerre, j'ai été réformé pour
raisons de santé. Je dirigeais un laboratoire de balistique dépendant
de l'Armement et du CNRS Appliqué.
Vous avez été sévère dans une récente emission de télévision sur les S.P.I., l'une des héritières actuelles du CNRSA...
Cette terminologie officielle m'a toujours parue dangereuse quand elle
donnait, par exemple, dans la bouche de Monsieur Papon, "sciences de l'ingénieur" et non pas "pour" l'ingénieur. Les "sciences de
l'ingénieur", je ne sais pas ce que c'est. En 1939, le CNRS était
associé au ministère de l'armement. C'était une activité de temps de
guerre, le problème était différent.
Pourquoi quittez-vous le CNRS en 1941 ?
Au CNRS, il y avait des attaché et des chargé, mais pendant très
longtemps, il n'y a pas eu de maîtres de recherche. Et quand il y en a
eu, ces postes étaient pour les étrangers. Par ailleurs, on était
majeur à l'université, je veux dire que beaucoup plus facilement qu'au
CNRS, on pouvait s'engager dans une recherche à ses risques et périls
pendant deux ou trois ans sans, que personne n'ait rien à dire. Au
CNRS, il y avait des rapports annuels, qui sont maintenant bi-annuels.
Dans ma commission, j'ai vu des choses incroyables à propos de ces
rapports. En 1963, un chercheur de mon équipe avait identifié
mathématiquement les champs de Yang-Mills, mais ce n'était pas très à
la mode à l'époque. Ce chercheur, c'était une femme, a reçu un an
après, signée du Président de la commission où je siègeais, une lettre
de protestation où on lui conseillait de s'intéresser à d'autres
choses. Elle l'a fait encadrer ! Depuis 1970, sa recherche est devenue
un sujet majeur de la physique théorique.
Exemple qui contredit l'image d'un CNRS qui aide à lancer la recherche dans des voies originales...
Le Centre a ses avantages et ses inconvénients. Je le reconnais, pour
les jeunes chercheurs qui voulaient achever une thèse, le CNRS était
une structure parfaite. En gros, je trouve qu'il a très bien
fonctionné, je dirais jusqu'en 1960, mais cette date est assez
arbitraire.
Le CNRS est souvent dépeint comme l'institution qui a
suppléé à l'impossibilité pour l'Université de soutenir des recherches
nécessitant des moyens lourds...
Tout à fait d'accord. Le rôle joué ici par le CNRS jusqu'en 1960- 65, est irremplaçable.
C'est un "CNRS-caisse" qui semble avoir vos préférences...
Non, 'agence'. Le CNRS est la seule institution de son espèce dans le
monde. Et croyez moi, si les américains avaient trouvé le système bon,
ils sont suffisamment pragmatiques et ils l'auraient adopté. Le CNRS
devrait être une agence s'insérant pour des temps limités dans des
projets de recherche. Je connais bien le système américain, j'ai été
conseiller de la NSF. Vous avez des contrats de quatre ans, huit au
plus. Par exemple, monsieur Julian Schwinger, prix Nobel de physique
1965, fait des recherches qui n'intéressent plus la National Sience
Fundation, il est professeur à l'UCLA, pas de problème et on lui a
supprimé ses crédits. J'attends qu'on puisse faire la même chose au
CNRS.
Le CNRS des années soixante n'a t'il pas tenté de s'américaniser ?
Faux, il s'est bureaucratisé mais pas américanisé. Quant à la NSF, elle
ne fonctionne pas toujours sous forme contractuelle. Il peut ne pas y
avoir d'appels d'offres, ni de suivi. Vous proposez un sujet et la NSF
le prend ou le refuse.
Mais au CNRS, les RCP, puis les ATP...
Tout à fait latéral par rapport à l'action principale du Centre. Mon
expérience est qu'on ne peut gérer de manière centralisée dix ou onze
mille chercheurs. Si on essaye quand même, on dérive vers une
bureaucratie qui n'a plus grand chose à voir avec la politique de la
recherche. Prenez le Comité national. La multiplication des sections
est un phénomène étonnant. Chaque fois que vous n'êtes pas d'accord
avec quelqu'un, vous cherchez à démontrer qu'il n'est pas au centre de
gravité de la section et vous obtenez la création d'une nouvelle. La
pire des choses, c'est d'être à la frontière de deux sections. C'est
comme ça que j'ai vécu pendant seize ans. Après les années 1960 le
phénomène s'est aggravé, et puis les effectifs ont cru, aujourd'hui
plus moyen de connaitre un chercheur directement, il faut un rapporteur
qui présente ses travaux. Enfin, comme on n'impose pas aux gens le
choix de leur section, chacun choisissant celle dans laquelle il veut
être, des centres de gravité artificiels se constituent. L'expérience
montre que chaque fois que l'on a essayé de changer quelque chose en
gardant la même philosophie, il ne s'est rien passé.
Avec le système des équipes associées, vous ne pensez donc
pas que le CNRS ait tenté de vivifier la communauté scientifique...
Vous avez déjà vu une équipe associée supprimée sans que son patron
soit mort ou mis à la retraite ? Moi, jamais, dans aucune des trois
sections de ma discipline. La formule du renouvellement tous les quatre
ans existe bien, ...en théorie.
Le CNRS n'a t'il pas permis une inter-disciplinarité qui faisait défaut à l'Université ?
Que l'Université ait beaucoup péché, je suis tout à fait d'accord. Le
CNRS a d'abord été créé pour remédier aux défauts de l'Université.
Tout en étant sous la même tutelle...
Oui, mais ça a suffit a créer une structure autonome. En France si l'on
veut faire quelque chose, et notamment disposer d'un budget, il faut
avoir une étiquette administrative. Moi vers 1936-37, j'ai connu une
Université qui n'avait aucun crédit de recherche officiel. La seule
chose qui existait, s'appelait les crédits de collection. Je dois
rendre homage à ces hommes qui ont créé le CNRS. Au début, son
organisation était trés peu bureaucratique. Il y avait deux directeurs
à partir de 1945, dont un directeur adjoint. Ils s'occupaient de tout.
La notion de directeur scientifique n'existait pas. Les présidents de
sections, élus, avaient beaucoup de pouvoirs. Les directeurs du CNRS
dans la période de l'après-guerre étaient des hommes de grande
envergure scientifique, les Dupouis, Perès, etc... Le niveau des
directeurs, du D.G. est resté correct, mais la moyenne des directeurs
scientifiques, ce n'est pas ça. Ce ne sont pas des postes où les
scientifiques heureux peuvent s'épanouir.
Comment expliquer le virage bureaucratique de l'institution à partir du milieu des années soixante ?
Il faudrait demander à mon ami Crozier. Il y a du se produire une
auto-alimentation de la bureaucratie. Pensez qu'avant, le directeur ou
le directeur-adjoint assistaient à toutes les séances des sections,
deux fois par an. Il y avait un chef de bureau , Madame Plin, qui
connaissait pratiquement chaque chercheur sur le bout des doigts. Mais
ça devenait ingérable à partir du moment où on créait - fort bonne chose
d'ailleurs - les ITA et où le nombre de chercheurs dépassait un certain
niveau.
Vous pensez que l'on aurait dû tronçonner le CNRS en grands instituts...
Oui. Un organisme national de ce poids n'est plus gérable selon les
schémas hiérarchiques français. En fait, il y a deux solutions
extrêmes. Soit on découpe le CNRS verticalement en instituts
correspondant chacun plus ou moins à une grande discipline. Soit on le
transforme en agence qui abandonne toute gestion centralisée, une
agence à vocation horizontale et pluridisciplinaire. Personnellement je
crois qu'il faudrait d'abord décentraliser la gestion. Gérer un
chercheur que vous ne connaissez pas, quand vous êtes membre d'une
commission, c'est une tâche ingrate. Il vaudrait beaucoup mieux confier
cette responsabilité - notamment pour les jeunes chercheurs qui n'ont
pas encore de notoriété - à des patrons de grandes équipes. Je considère
que le système actuel, le passage en commission est stérilisant pour
les jeunes.
Les mathématiciens n'ont-ils pas su se préserver de ce risque au CNRS ?
Les mathématiques étaient à part. Il y avait une volonté de la
communauté mathématique de ne pas faire de promotions élevées. Tout le
monde était d'accord la dessus. La logique de cette règle -à laquelle
j'adhère- est que le facteur humain était beaucoup plus riche à
l'université pour vous engager à faire de la recherche. Je prends mon
cas personnel. A la différence de ce qui se passe aujourd'hui, les
mathématiciens étaient considérés comme capables d'enseigner l'ensemble
des mathématiques et j'ai enseigné des choses que j'ai du apprendre.
Mais ça a prodigieusement étendu ma culture. De ce point de vue, comme
ressources pour nourrir la recherche, c'était très positif.
A la section 2 du Comité national, on rencontrait des gens de grande qualité, Anatole Abragam, Alfred Kastler, ...
Cela fonctionnait très bien. Vous aviez un mode de fonctionnement en
"groupe" qui a aujourd'hui disparu. Il y avait un groupe qui comprenait
la section de "mathématiques", celle de "théorie physique" et celle de
"mécanique" et qui se réunissait pour les hautes promotions, c'est à
dire pour nommer les Maîtres et Directeurs de recherche. le vote se
faisait en groupe, trois sections réunies. Le résultat était bien
meilleur que celui obtenu au sein d'une seule section parce que les
manoeuvres de chapelles n'avaient plus leur place. Il fallait que le
candidat Maître de recherche soit un peu connu des mathématiciens et
des mécaniciens pour qu'il se passe quelque chose. Aujourd'hui, vous
avez un système presque incestueux, tout se passe entre spécialistes.
C'est mauvais, l'évaluation doit se faire dans un champ qui n'est pas
composé uniquement de spécialistes au sens étroit. L'autre exemple - il
n'est pas dans le sujet mais vous fera bien comprendre ce que je veux
dire - est le suivant, mon ami Monod - pas encore prix Nobel - a été élu à
la Faculté des sciences de Paris avec les voix des mathématiciens et
des physiciens. Je crois qu'il n'a eu que deux voix de biologistes !
Car les biologistes de l'époque, c'étaient des botanistes, des
zoologistes...
La spécialisation n'est-elle pas plus développée dans
certaines disciplines qui requièrent des moyens lourds. Les physiciens
et leurs accélérateurs de particules par exemple...
Ce n'est pas le genre de recherche qui m'intéresse beaucoup. Plus elle
est grosse, moins elle m'intérese. Ici, je partage un peu le point de
vue de René Thom, mais il est beucoup plus extrémiste que moi.
Actuellement la physique expérimentale des hautes énergies n'est pas
une recherche de pointe. C'est une recherche qui demande d'énormes
moyens pour trouver des choses déja pratiquement connues.
Les physiciens des hautes énergies vantent cette
coopération-compétition qui existe chez eux entre théoriciens et
expérimentalistes...
Ils ont à la fois raison et tort. C'est à dire qu'on ne vérifie jamais
que les trucs conçus théoriquement auparavant. La chaîne de
fonctionnement est très curieuse. Vous avez un spectre qui va de la
physique théorique jusqu'aux expérimentateurs. Vous montez une
expérience très longue, cent personnes sont mobilisées, et vous
confirmez ou vous infirmez la théorie. Quand vous confirmez, à la
rigueur tout va bien. Mais quand vous infirmez, la chaîne est trop
longue et il devient extraordinairement difficile de localiser la
raison du démenti. De toute façon, pourquoi faudrait-il les mêmes structures d'accueil
pour la physique des hautes énergies et pour n'importe quelle
discipline théorique ? Aligner le tout dans une gestion unique (le
CNRS) est idiot. Avoir un même type de gestion pour l'histoire, les
mathématiques, la physique des hautes énergies ou les grands
observatoires, c'est absurde. Vous remplissez les mêmes dossiers, que
vous gériez du matériel qui vaut un demi milliard de francs ou un
million de centimes. Même nos administrations fiscales font des
imprimés différents. A la limite, un théoricien peut travailler seul,
un économiste théoricien, il lui suffit d'un Macintosh...
Certes, mais le Centre permet la gestion d'un patrimoine
commun. Prenez le cas du personnel d'aides techniques. Ne s'agit-il pas
d'un apport important du CNRS pour l'ensemble de la communauté
scientifique ?
A mon avis non, sauf le cas précis de disciplines expérimentales
étroites que nous venons d'évoquer. Autrement, il aurait été plus
épanouissant pour les chercheurs et plus fructueux pour tous, qu'ils
fassent aussi de l'enseignement.
Etait-il justifié de créer une section de mathématiques pures au CNRS ?
Une section de mathématiques pures a été utile pour permettre aux gens
de préparer des thèses. Maintenant, elle est utile du fait qu'il y a
blocage dans les universités, on ne créé plus de postes à l'Université
alors qu'on en trouve encore au CNRS. Mais quand ils ont le choix, ils
choisissent l'Université. J'aurai voulu créer une association des responsables d'équipes pour
créer un contre pouvoir à l'absurdité bureaucratique du CNRS. Une sorte
de syndicat patronal si vous voulez. J'ai rendu au CNRS le service de
m'occuper d'équipes et de chercheurs. Je suis content quand je n'ai pas
besoin d'eux. On me dit : "on vous a donné un chercheur" , mais je ne
suis pas cannibal, je ne me nourris pas de chercheur. Je rends un
service, mais pour moi ce n'est pas un cadeau.
Mais ceci n'est-il pas encore une vue de mathématicien ?
J'ai été enseignant en physique dans une Université américaine. Le type
de gestion qu'on a là bas n'est pas du tout le même que ce soit à
propos des travaux théoriques ou expérimentaux. Le drame des équipes
françaises c'est qu'elles sont trop grosses par rapport aux équipes
américaines. Une équipe américaine de physiciens, c'est sept
chercheurs. J'estime que personne n'est capable de s'occuper de plus de
quinze personnes à la fois. Au dessus de quinze, c'est une mosaïque de
pouvoirs avec tous les problèmes qu'on a vu surgir en 1968.
Pourquoi dit-on que la recherche française était handicapée avant la création du CNRS ?
Elle était handicapée parce que nous avons besoin de choses oubliées,
comme des bibliothèques qui sont peut être l'instrument le plus
utile pour les disciplines théoriques.
N'était ce pas aussi la raison d'être de l'Institut Henri Poincaré ?
Il y aurait beaucoup de choses à dire à son sujet. Il est un parfait
exemple de détournement. Vous savez qu'il a été créé grace à un don de
la Fondation Rockefeller avec un double objectif: permettre de créer
une chaire de théorie physique et deux chaires de probabilités. Mais il
a d'abord été squatérisé par les mathématiciens de la Faculté des
sciences qui n'avaient soi disant pas de place ailleurs. Il y avait
certes Messieurs De Broglie, Emile Borel , ... Ensuite le CNRS a
construit deux étages -je lui rends homage- mais l'Institut a été de
nouveau squatérisé par l'IN2P3. Alors qu'à l'IN2P3, il n'y avait plus
de physique théorique, c'était un parfait détournement de succession.
Quelques mathématiciens ont tout de même subsisté à l'Institut Poincaré...
Peu. Il y a une trés bonne bibliothèque de mathématiques, la meilleure
de France. Elle possède un fonds historique. Nous les mathématiciens,
nous avons quelquefois besoin de regarder les choses du passé. On les
trouve là. Voila qui nous rapproche des sciences sociales.
Un laboratoire, c'est donc un ensemble de moyens. Mais on ne
peut pas dire que ce soit un endroit où l'on "produise" de la science...
Je crois que dans la plupart des cas, ce n'est pas le laboratoire qui
produit, c'est un certain nombre de personnalités distinctes. Du moins,
pour les choses qui m'intéressent.
L'apport du CNRS dans les disciplines qui vous intéressent se limite aux bibliothèques ?
Il y a aussi les thèses.
C'est assez modeste. Les mathématiques auraient presque pu "se passer de CNRS"...
On aurait pu effectivement trouver un autre système de bourses. Voyez,
la secrétaire à mi-temps que le CNRS attribue à mon équipe, elle passe
les deux tiers de ce mi-temps à correspondre avec le CNRS ! C'est à la
limite de la perversion. Je connais des tas de collègues de
l'Université qui ont exactement les mêmes réflexes que moi. Si à mon
âge je ne disais pas ce que je pense ça serait à désespérer. Si les universités en France ont été réduites, ces vingt dernières
années, au statut de lycées supérieurs, c'est en partie parce que le
CNRS a joué un rôle de vampire.
Le CNRS n'a fait qu'occuper un terrain laissé vide...
Pas du tout. Il a contribué par son développement à rendre l'Université
incapable de faire son travail. Dans tous les pays du monde, la
recherche se fait au sein de l'université. Pourquoi pas en France ?
Parce que depuis un siècle, la France n'a jamais su ce que c'était
qu'une université. L'histoire de l'Université française, c'est un sujet
que je vous recommande. Ca ne remonte pas loin, juste à 1905. Le XIXe
siècle n'a pas su, sauf à Paris, ce qu'était une université au sens
moderne du terme. Il n'y a eu dans ce pays ni Harvard, ni Cambridge. La
formule française, ce sont les grandes Ecoles, selon une tradition
héritée... de la Chine. La première, c'est l'Ecole royale des Ponts et
Chaussées dans la première moitié du XVIIIème siècle, elle est à
l'imitation exacte des institutions chinoises dont les jésuites
missionaires venaient de ramener la description en Occident.
Avec le système mandarinal...
Nous sommes tous des mandarins !
Bon, mais pourquoi pas de recherche dans les grandes écoles ?
Elles n'ont jamais fait de recherche jusqu'à tout récemment. Pourquoi
? Parce que le système du concours tel qu'elles le pratiquent, conduit a
une stérilisation certaine. Prenez encore l'exemple américain, à
Princeton ou au MIT, on réserve un pourcentage de cinq à six pour cent
des dossiers individuels, à des cas aberrants -c'est à dire pour des
gens sortant de la norme- ce qui permettra de faire emmerger un ou deux
pour cent de gens vraiment extraordinaires.
C'était tout à fait l'idée des bourses de la caisse Perrin d'avant-guerre
Exactement. Auparavant, les gens faisaient leur thèse en trouvant, au
mieux, un poste de préparateur. Le système n'était pas sain. J'étais
tout à fait d'accord avec le nouveau dispositif mis en place par Jean
Perrin. Je vous le disais, je considère que le CNRS a été parfaitement
dans son rôle et totalement utile jusque vers 1960-65. Déjà, la notion
d'équipes associées a été une catastrophe.
C'est un responsable d'équipe associée qui lance cette accusation !
A l'époque j'avais averti Jean Coulomb que ça risquait de faire des catastrophes.
Pourtant avec le laboratoire associé, on revenait à cette vocation que vous proniez tout à l'heure d'un "CNRS-agence"...
Non car le système bureaucratique s'est rapidement introduit dans les
équipes associées et les universités ont perdu toutes initiatives en
matière de recherche. Le CNRS impose
ses contrats aux universités. En ce moment mon ancienne équipe est
complètement dans le brouillard. Il n'y a pas de contrat depuis deux
ans et demi parce que l'université Paris VI refuse une clause et ne
signe pas. Donc le CNRS ne signe pas non plus.
N'empêche que ce dispositif mis en place dans les années
soixante, est présenté par ses promoteurs comme une ouverture du Centre
sur l'extérieur...
Ne renversez pas les rôles. Ce qui s'est passé à ce moment là, je l'ai
vécu avec Pierre Lelong qui était auprès du Général de Gaulle. En quoi
consiste cette réforme ? Des crédits destinés aux Universités
transitent par le CNRS. Et que fait le Centre ? Il contrôle. Ce système
est nuisible à la recherche française dans la mesure où il supprime la
concurrence. On étonne beaucoup les français en leur disant que le
Collège de France fait de la recherche. Mais si le CNRS est totalement
inconnu aux Etats-Unis, ce n'est pas le cas du Collège de France qui
lui est célêbre. Il y a là une espèce d'erreur de perspective
politico-bureaucratique qui m'agace.
Et la mission de coordination confiée au Centre dès 1939 ?
Il ne l'a jamais remplie. L'erreur profonde, c'est de vouloir tout
faire, de vouloir se méler de tout en matière de recherche. Ce ne
devrait pas être le rôle du CNRS.
Quel a été le rôle de Frédéric Joliot dans la relance du CNRS ?
Il a été un très bon Directeur. La manière dont il a conçu le CNRS, en
collaboration avec Pérès, procédait d'une logique intermédiaire. On
regarde quelles sont les lacunes, on cherche à les combler et on essaye
que les Universités prennent le relai.
Est-ce que le CEA était en germe quand Joliot était directeur du CNRS ?
Joliot est allé voir De Gaulle pour lui dire qu'il fallait absolument
un organisme pour la recherche atomique. De Gaulle l'a pris au mot. Il
l'a nommé à la tête du CEA. L'homme important, C'était lui, le Haut
commissaire. A ses côtés, il y avait Dautry l'ancien ministre de
l'armement, Dautry, c'était l'administratif. Après le départ de Joliot
est arrivé Francis Perrin. Et il a suffit de la première absence de
Francis Perrin pour que (le pouvoir) bascule dans les mains de
l'administratif. Le Haut commissaire a perdu de l'importance.
Vous voulez dire à partir du moment où l'Administrateur s'appelait Pierre Guillaumat...
C'est Guillaumat qui a tout fait basculer. Moi, je m'ennorgueillis,
lorsque j'ai été conseiller scientifique de Mendès (1954), d'avoir
donné un ordre écrit à Guillaumat auquel celui-ci a obtempéré. Il a
même apprécié, je crois que c'est peut être pour la seule fois de sa
vie qu'il a reçu un ordre.
Pour en revenir au CNRS de l'après-guerre, pensez vous que l'engagement politique de la direction ait joué un rôle ?
Dans le cas de Georges Teissier ça a pu jouer. Il n'avait pas le même
passé scientifique (que Joliot). Ca a beaucoup compté pour la
communauté scientifique. C'est une nomination qui n'a pas été
unanimement appréciée dans le CNRS. Moi, j'aimais bien Tessier c'était
un homme très loyal. Mais il avait évidemment cette étiquette. Tandis
que Joliot ou Langevin, tout le monde se fichait de savoir si ils
étaient communistes, c'étaient avant tout Joliot et Langevin!
Vous disiez que son appartenance avait pu jouer un rôle...
Si vous voulez cela a pu avoir une influencence, non pas dans les trois
sections de mathématiques (mathématiques théoriques, physique et
mécanique), mais dans certaines sections comme la biologie et peut-être
en sciences humaines.
Vous avez été Conseiller scientifique du Président Mendès-France en 1954. Quelle a été votre action ?
Principalement, l'organistation du colloque de Caen. J'en ai été le
père fondateur avec Jacques Monod, aujourd'hui décédé. Nous avons
organisé deux colloques à Caen, en 1956 et en 1966. Il s'agissait de
mettre en place une politique et une stratégie de la recherche, mais
sans s'encombrer de la création d'un organisme trop lourd. Parmi les
projets qui sont sortis de notre réflexion, celui d'un groupe de sages
-c'est l'une de mes idées- qui est resté sur le bureau de Mendès, car
son Gouvernement est tombé avant que nous ayons pu le mettre en place.
Quand il est entré à Matignon (1958), le Général de Gaulle l'a trouvé
et il m'a convoqué. L'idée l'intéressait. C'est comme cela que je suis
devenu l'un des premiers Sages.
Remarquable filiation entre les IVème et Vème Républiques.
De la réflexion lancée par Mendès et du CRST de Longchambon au CCRST de
1959...
Nous avions bien fonctionné sous Mendès avec Longchambon dont j'étais
l'ami. Ensuite Pierre Lelong est arrivé. Mais lui, bien qu'il ait été
camarade de promotion de Pompidou à l'ENS, était en désaccord sur tout
(avec le Premier Ministre). J'ai fonctionné avec Debré puis avec
Pompidou. Debré était le fils de papa (le Pr. Robert Debré), il
connaissait les scientifiques, il avait étudié les dossiers. Dans les
Comités interministériels où siègeaient les Ministres compétents et les
Sages, c'était assez drôle, Debré n'écoutait que les Sages et les
Ministres étaient furieux. Pompidou lui arrivait en ne connaissant rien
des dossiers. Indiscutablement, Michel Debré a été pour nous un bien
meilleur Premier ministre que Georges Pompidou. Ce dernier disait
toujours que la recherche ne faisait que "causer des ennuis".
Quel avait été l'impact du colloque de Caen en 1956 ?
C'était resté en petit comité. Certes, il y avait eu des
participations notables comme celle de Mendès, mais la presse n'avait
guère suivi. Dix ans plus tard, en 1966, les choses avaient évolué. Si
vous regardez la presse de l'époque, le colloque faisait la première
page des journaux y compris de 'France-Soir'. En dix ans, il y avait eu
une sensibilisation de l'opinion publique dont nous étions très
heureux. Il était bon que les français s'intéressent à ces problèmes.
Le Comité de la recherche scientifique et technique de
Longchambon en 1956, ne risquait-il pas de faire double emploi avec le
CNRS ?
Si vous regardez les textes, le Comité n'était pas un organe du CNRS.
Il y avait deux choses, le CNRS administratif et le Comité, un
organisme qui était à la disposition de tous les ministères, l'un étant
en rapports étroits avec l'autre, mais chacun ayant son identité. Mais
comme institution, le CRST était trop large pour pouvoir agir, sauf à
donner un avis précis sur une question déterminée qu'on ne lui posait
d'ailleurs pas. C'est la raison pour laquelle, j'ai imaginé ce comité
de douze Sages - nommés pour un temps limité - qui pourraient faire
bénéficier les pouvoirs publics, de leur expérience. J'estime que ce
système s'est révélé efficace. Ainsi, lors de la première séance
sérieuse du comité des Sages et bien qu'il ne comportât alors aucun
biologiste-moléculaire, nous avons donné une super priorité à cette
discipline. Et en séance, on a décidé contre l'avis de son ministre, de
doubler le budget de l'INSERM. Voila le genre de chose que nous
arrivions à faire. Notez un point important, une caractéristique qui a
disparu assez vite est que le comité des Sages dépendait directement du
Premier ministre, mais il n'avait aucune responsabilité de gestion.
Il a tout de même disposé, via la DGRST, d'un fond d'incitation.
Qui est venu après. Mais le premier comité ne gérait rien du tout. Il
donnait simplement un avis aux Finances. Ensuite, il y a eu
effectivement la DGRST. Mais à mon avis, la création de la Délégation
marque déja une dégénérescence bureaucratique. Toutefois, on l'a
échappé belle. Si le CNRS avait eu tout ça en charge, ça aurait été
encore bien plus bureaucratique et bien plus centralisateur. Avoir une
politique raisonnée de la recherche est une chose, avoir un CNRS à
gestion pointilliste en est une autre. Un organisme de réflexion qui ne
comporte que douze personnes, cela peut fonctionner. S'il y a un
absent, ce n'est pas grave. On peut y délibérer librement. Et on peut
agir. En fait au début, le Délégué n'était que l'exécutif du comité des
Sages. C'était cela la conception initiale que partageait d'ailleurs
Gaston Palewski un excellent ministre de la Recherche. Lelong a été
Président du Comité et coiffait le Délégué. Mais il y a eu ensuite une
dérive bureaucratique. On a assisté à une évolution qui tendait à
transformer le Comité, en simple conseil dépendant du Délégué.
N'a t'on pas assisté également dans votre dispositif à une
reprise progressive de pouvoir par les administratifs: les énarques
contre les scientifiques ?
Si, ce qui a contribué à développer ce phénomène de dégénérescence. Le
rapport des forces n'était pas équilibré entre des administratifs dont
la fonction est de s'occuper à plein temps d'une politique de la
recherche alors qu'ils en ignorent tout et des scientifique pour
lesquels leur fonction de conseiller n'est qu'une sorte de hobby qui
les occupe trois soirs par semaine. D'ailleurs, faire de la recherche
et administrer, sont deux activités difficilement compatibles. Prenez
les conseillers scientifiques dans les ambassades, on choisit des
scientifiques, mais si ils y font carrière, au bout de dix ans ils
n'ont plus rien de scientifiques.
Le Directoire du CNRS tel que voulu par Joliot en 1945, ne peut-il pas être considéré comme un ancêtre du CCRST ?
Oui, mais le Directoire n'a pas tenu son rôle. Le gouvernement devait
demander au CNRS un avis scientifique, mais jamais le Directoire du
CNRS n'a donné un tel avis. Je peux en témoigner, jamais le gouvernement n'a demandé un avis scientifique au CNRS, tandis qu'aux
Sages, si.
L'un des objectifs des rapports de conjoncture du CNRS
n'était-il pas justement de dégager des priorités ? Peut-on parler de
leur échec ?
Je ne serais pas aussi tranché là dessus. Il y a eu des priorités
nettement dessinées dans les premiers rapports de conjoncture.
C'étaient des documents utilisables, mais je suis très frappé du fait
que pendant toute la période où j'ai appartenu au Directoire, nous
n'avons jamais reçu aucune demande du Gouvernement pour étudier un
problème donné.
Les raisons de cette non utilisation du CNRS ?
Mon opinion est que jamais un gouvernement ne demandera un avis général à une instance dépendant d'un
ministre, en l'espèce celui de l'Education nationale. Vous avez là tout
le problème de la recherche, depuis ses origines. Il y une logique qui
veut qu'en France, aucun ministre n'accepte de demander conseil à un
autre ministre. C'est la raison pour laquelle j'avais fait rattacher,
dès le début, le comité des Sages directement au Premier ministre.
Le départ de Gaston Dupouy de la direction du CNRS en 1957
ne trouve t'elle pas en partie sa source dans l'impossibilité de rendre
au CNRS une fonction inter-administrative ?
Je ne crois pas. Dupouy en avait assez. Il s'était usé, il était blasé.
En fait, il n'aimait pas Paris, il est retourné à Toulouse. Il avait
été Directeur du CNRS. Il restait Académicien, ce qui lui convenait.
Nous pensions que l'un des moyens assuré pour devenir Académicien, était d'être nommé Directeur général du CNRS.
Vous vous trompiez. L'Académie n'aime pas tellement que l'un de ses membres ait une activité de direction.
On dit que Dupouy avait eu pour le CNRS des ambitions ministérielles...
C'est possible, mais je ne crois pas que cela ait été le motif de son départ.
Il y avait eu la création du CRST de Longchambon en 1956...
Certes, Dupouy et Longchambon ne s'entendaient pas, mais je ne vois pas que cela ait été un facteur déterminant.
Un phénomène trés français est d'observer comment la
rivalité des tutelles administratives explique la prolifération
d'instituts de recherche: l'ORSTOM aux Colonies, l'INRA à
l'Agriculture, le CNET aux PTT, etc...
C'est ce que nous avons dénoncé à l'occasion du colloque de Caen et
c'est la raison qui, je vous le rappelle, m'a amené à contribuer à
créer cette structure des Sages pour essayer de coordonner au niveau du
Premier ministre.
La création du CEA en 1945 procédait déja de cette logique inter ou supra-administrative...
Dans ce cas, c'était presque un acte de guerre. C'était quelque chose
d'urgent et le Général De Gaulle avait décidé de prendre la voie la
plus efficace. Pour le colloque de Cean, nous avions préparé une sorte
d'inventaire. On avait trouvé à l'époque cent organismes dépendant de
dix sept ministères différents ! Les sages ont eu un rôle de
coordination à ce sujet. Les budgets de tous ces organismes nous
étaient renvoyés par les Finances et nous passions des nuits
épouvantables à analyser des projets issus d'une masse d'organismes
parfois saugrenus.
En fait, le CCRST apparait comme un conseiller pour le ministère des Finances
Oui, c'était un élément de pouvoir étonnant. On a fait des découvertes
invraisemblables, un fourmillement d'organismes vivant de toutes sortes
de taxes parafiscales pour faire des recherches plus ou moins
appliquées...
Pour en revenir au CNRS, trouvez vous que les directions scientifiques mises en place en 1966, ont acquis trop de pouvoir ?
Ce que je déplore et qui n'est pas récent, c'est que dans les sections
il se soit constitué des chapelles, les unes d'essence scientifique,
les autres d'essence syndicale. Le directeur scientifique avait au
moins une vertu, c'était de pouvoir y voir clair dans ses chapelles de
temps en temps. Il pouvait empêcher certaines manipulations. Voyez la
section devenue de "physique théorique", ce sont les théoriciens des
hautes énergies qui ont la majorité. Le résultat, c'est qu'ils ne
laissaient que des miettes aux autres disciplines. Certes, il y avait
des alliances des minorités contre la majorité, par exemple quand la
mécanique statistique s'unissait à la physique mathématique, contre les
hautes énergies. Mais se battre contre les hautes énergies, ce n'était
pas très scientifique. L'un des rôles des D.S., était donc de compenser
ce type d'évolution. Ils n'y sont d'ailleurs que partiellement
parvenus.
Vous êtes l'un des nombreux témoins qui déplorent le poids des physiciens au CNRS...
Il y a eu trop de directeurs physiciens dans l'histoire du Centre.
Et des physiciens expérimentalistes, pas des théoriciens qui
sont relativement absents de l'histoire de la physique moderne en
France...
La section de théorie physique était tout de même présidée par
De Broglie, Prix Nobel en 1927. Il faut remonter au père Brillouin pour
trouver de la physique mathématique en France. Perrin ne savait pas un
brin de vraie théorie. Langevin était un merveilleux théoricien, mais
pas du tout un physicien-mathématicien. Entre 1920 et 1930, il n'y avait
aucun physicien-mathématicien en France. Il n'y a pas eu renouvellement
dans l'enseignement de la physique au niveau licence, il n'y avait
aucune irrigation. L'enseignement que j'ai reçu même à la Sorbonne,
sauf exceptions, était parfaitement retardataire. Les exceptions
étaient Aimé Cotton et Georges Bruhat.
Il y avait Léon Brillouin. Pourquoi au contraire d'Aimé Cotton, ne le voit-on pas au CNRS ?
Léon Brillouin était absolument remarquable. Pourquoi voulez-vous qu'il
soit allé au CNRS ? Il avait sa place au Collège. Il est ensuite parti
aux Etats Unis parce que bien qu'ayant accepté une fonction
administrative au début de Vichy, il s'est senti menacé, sa femme étant
juive. Il est revenu au Collège après la guerre, mais à ce moment là il
disposait de plus de moyens financiers pour travailler aux Etats Unis
qu'en France. Il n'a jamais eu l'idée d'aller au CNRS. Il est donc
retourné aux Etats-Unis pour des raisons scientifiques et aussi pour
des raisons personnelles. Sa femme s'était installée à New York. J'ai
connu trois femmes de professeurs remarquables, l'une était Madame
Prenant, Madame Léon Brillouin et la femme d'un biologiste, Robert Lévy
qui dirigeait un des laboratoires de l'ENS. Elle avait
créé une maison de haute couture Faubourg Saint Honoré. En fait quand
il est reparti, Brillouin était assez proche de la retraite. Il a eu
une prolongation comme conseiller d'IBM et il est mort là bas.
Pour leur défense les physiciens arguent que leur discipline
est celle qui requiert le plus d'organisation, celle qui implique le
plus la capacité de gérer de gros équipements et que ces
caractéristiques les prédisposent à ces rôles de direction...
Croyez-vous que le rôle principal d'un directeur général du CNRS soit
de gérer des équipements ? A mon avis, ceci n'est pas l'aspect le plus
important de sa fonction. Je ne dis pas: "l'intendance suivra", mais ce
qu'on attend surtout d'un directeur, c'est une vision intellectuelle
globale de l'activité scientifique. Le Centre a eu de grands
physiciens, c'est vrai, mais en avoir autant successivement à sa tête,
ça l'a marqué. Et puis, les physiciens ne sont pas les seuls à savoir
gérer de gros équipements. Prenez, l'astrophysique. Les astrophysiciens
sont habitués depuis très longtemps à avoir de gros appareils. Avant la
guerre, ils ont renforcé les structures de l'Observatoire de Paris. Les
grands Observatoires étaient déjà des structures lourdes.
Il s'agit aussi d'un secteur où le rôle du CNRS a été important...
Où il a bien rempli son rôle. Il est vrai qu'avant la guerre, les
astronomes étaient en très grande majorité des observateurs et des
expérimentateurs qui ne voyaient pas l'intérêt des grosses équipes.
L'astrophysique théorique s'est beaucoup développée avec Henri Mineur,
un très bon astrophysicien théoricien. Le CNRS l'a aidé à créer
l'Institut d'Astrophysique, ce complément indispensable de l'astronomie
classique. Danjon lui, était un expérimental remarquable. Il a été mon
doyen et mon collègue, j'ai été son suppléant à Strasbourg. Danjon
était un expérimentateur créateur d'instruments hors ligne. En face
d'eux, il y avait le vieil Esclangon qui était hostile à
l'astrophysique théorique.
André Danjon est l'un des premiers savants français à s'être intéressé aux possibilités de l'informatique scientifique...
C'était un homme très ouvert et ayant beaucoup de caractère. C'est à
dire qu'il l'avait quelquefois mauvais. Mais je m'entendais très bien
avec lui. Il y avait deux hommes capables de terroriser un ministre,
c'était un peu Dupouy et beaucoup Danjon. J'ai vu Dupouy devant un
Ministre: "on pourrait faire ceci " disait celui-ci. Et Dupouy: "il n'en est pas question ". Ca marchait deux fois sur trois.
Pourquoi n'a-t-on pas créé au début des années 1960 une section d'informatique au CNRS ?
Je n'en sais rien. L'informatique était d'ailleurs conçue à 'Blaise
Pascal' par le CNRS, plus comme une activité de service que de
recherche sauf par René De Possel. En fait, il a fallu que certaines
universités (Paris, Grenoble et Toulouse) fassent de la vraie recherche
en informatique pour que l'on considère que cette discipline pouvait
être logée en section. D'ailleurs avec le mot d'"informatique", vous ne
savez jamais de qui vous parlez. Cela peut aller, pour utiliser une
image thermodynamique, du garagiste du coin à la mécanique statistique
la plus abstraite que vous puissiez concevoir. Quand vous parlez d'un
informaticien, vous ne savez jamais de qui il s'agit. C'est horrible.
L'informatique est un concept flou. Va t'on parler de sciences de
l'information ou d'analyse numérique ? Au moins, cette dernière, on
sait ce que c'est.
N'est-il pas paradoxal que le CNRS qui avait créé l'un des
premiers laboratoires pour le traitement de l'information en 1946 avec
'Blaise Pascal' n'ait finalement mis en place une section informatique
qu'en 1976 ?
Il faut dire les choses comme elles sont. Pour qu'il y ait une
section il faut qu'il y ait un nombre de chercheurs à peu près correct
- de l'ordre de trois cents - et à l'époque, il n'y avait pas plus de
vingt ou trente chercheurs en informatique. On ne pouvait pas
constituer de section. Chaque fois qu'on a essayé de créer des sections
fonctionnant provisoirement avec des règles différentes, ça a échoué.
Exemple ?
On a essayé de créer une commission horizontale pour l'informatique
entre mathématiques et physique et ça a échoué au bout d'un an ou deux.
Il y avait aussi de la recherche à l'extérieur du CNRS...
Ca dépend ce qu'on appelle informatique. Moi, je suis allé voir Bull
qui était très puissant à l'époque, et qui fabriquait du très bon
matériel. Mais avec Georges Vieillard, 'Bull' est mort de n'avoir jamais
clairement compris qu'il devait vendre aussi des bibliothèques de
programmes !
Il y avait un spécialiste du logiciel dans votre section, Latès.
Latès a été mon élève.
Et François Henri Raymond ?
Ca se passe beaucoup plus tard. Mais au moment où l'équipe Bull aurait
eu besoin, disons, de s'armer en face de la concurrence en sortant par
exemple des logiciels scientifiques, ils n'ont absolument rien fait.
J'ai déjeuné deux fois avec la haute direction de Bull pour essayer de
lui vendre l'idée de financer la création de logiciels scientifiques,
mais ça ne l'intéressait pas.
L'industrie est responsable dans cette affaire ?
Il y a eu là indiscutablement, un manque industriel. Mais les torts
sont partagés. Il faut aussi parler du troisième partenaire possible,
les grandes Ecoles. Là aussi, la coopération a été mauvaise. A la
rigueur les industriels auraient fonctionné avec des grandes Ecoles,
mais il n'y avait personne chez elles à l'époque, qui s'intéresse à
l'informatique. Tout était lié entre ces trois partenaires. Voyez les
années 1960-65, la chute de Bull est due en partie à un monsieur qui a
refusé catégoriquement de donner un sou. Ce monsieur s'appelait Giscard
d'Estaing, Ministre des Finances. C'est un polytechnicien, il a tout
bloqué. Il n'y avait pas une seule machine à calculer à Polytechnique
en 1964. Il y avait encore des cours de calcul numérique, mais qui se
faisaient comme dans ma jeunesse. L'Ecole Polytechnique a beaucoup
changé ensuite et s'est modernisée, mais à l'époque son problème était
de fabriquer des produits standard. L'X a très peu évolué de 1945 à
1960. Les cours étaient très classiques, beaucoup moins modernes qu'à
l'université. On apprenait des choses en taupe, mais plus à l'X. On
apprenait simplement aux élèves à pouvoir parler sur un dossier regardé
pendant quarante huit heures en ne disant pas de bêtises, c'est tout.
L'une des conséquences est que les patrons dans les entreprises, des
hommes qui sortaient de ces grandes écoles, n'ont jamais été sur les
mêmes bancs que les chercheurs. D'où une espèce d'incompréhension. Aux
Etats-Unis, l'universitaire et le chercheur se téléphoneront pour
n'importe quoi. Cette relation n'existe pas en France et c'est un
obstacle. Il faudrait arriver à créer une certaine communauté des
grands ingénieurs et des scientifiques.
L'X a tout de même introduit une botte recherche...
C'est récent. Mais c'est vrai, cette botte recherche a suscité beaucoup
de vocations. Par promotion, c'était 4 ou 5 élèves et ça a duré pendant
des années. C'étaient en général les gens les plus courageux. Ils
avaient beaucoup moins de filets de ratrapages que les membres des
grand Corps. Mais cela régresse actuellement. Dans les labos de l'Ecole
polytechnique, aujourd'hui, la moitié des chercheurs ne sont pas
polytechniciens. L'X se préoccupe plus maintenant de concurrencer l'ENA
que de produire des chercheurs.
Sauf en économie...
Sauf en économie, puisque cela va dans le sens de l'ENA.
Le CNRS compte lui aussi ses polytechniciens économistes. Notamment quelqu'un qui aime vous citer, Maurice Allais...
Je crois que c'est un homme qui a eu des idées originales, mais je ne
suis pas compétent. Il est assez âgé maintenant ? C'est Darmois qui
avait contribué à le mettre en place. Il en pensait beaucoup de bien,
mais je ne crois pas que leur affaire ait autant abouti qu'on aurait pu
le souhaiter. Une partie de l'économie scientifique est partie de
l'idée de mimer une situation de conflit, la théorie des jeux. Jean
Ville un mathématicien normalien a beaucoup travaillé la dessus avant
même Von Neumann. Il était de la même promotion que Georges Pompidou.
Il avait l'une des chaires de l'Institut Henri Poincaré et il attirait
des tas scientifiques vers l'économie. Maintenant, le phénomène a fait
tache d'huile, par exemple, Dauphine est un réservoir d'économie
scientifique. Pendant longtemps, la recherche en économie a été bloquée
à cause de l'agrégation des Facultés de droit. Incidemment, je suis
hostile aux agrégations des universités quelles qu'elles soient.
L'agrégation est la meilleure manière de se reproduire à l'identique.
Les mathématiciens ont eu un rôle essentiel dans la relance de la
recherche dans ces disciplines. Voyez Debreu, voyez également la
démographie avec un mathématicien que je considère comme le meilleur
démographe français actuel, H. Le Bras.
On voit des noms prestigieux dans les séminaires
d'économétrie du CNRS au cours des années cinquante, des
ingénieurs-économistes comme Massé, ou des hauts fonctionnaires comme Jacques
Rueff,...
Rueff était le banal Inspecteur des Finances. Je ne pense pas qu'Allais
l'appréciait énormément. Il y a eu un drame, l'économie française, la
macro-économie, était dirigée par des gens qui n'y connaissaient rien.
Pierre Massé, je l'aime bien. Ce n'est pas un ingénieur, mais un vrai
technicien de l'économie sachant réfléchir au plus haut niveau.
Parallèlement aux associations avec des laboratoires
universitaires, le CNRS aurait-il du s`associer avec des laboratoires
industriels ?
Je pense que ça aurait été utile. L'un de nos drames, par rapport aux
Etats-Unis, est que la recherche dans les entreprises françaises est
beaucoup trop rare. Le nombre de grosses entreprises qui ont de vrais
laboratoires, est de l'ordre de vingt. L'un des problèmes, c'est qu'il
n'y a pas dans nos industries, les cellules capables de prendre en
compte la recherche appliquée effectuée dans nos laboratoires. Un de
mes anciens élèves américains est chef d'une cellule semblable chez
'Bœing'. Son seul boulot consiste à parcourir les Universités
américaines et à regarder tout ce qui est susceptible de servir à
'Bœing'. C'est ce qu'on appelle de la veille technologique. C'est un
métier assez dur, mais fort bien payé. Je ne connais pas d'entreprise
française où existe de structure équivalente.
Le CNRS aurait-il du avoir un rôle plus actif vis à vis de l'industrie ?
Avec les industriels, c'est compliqué. Ils ont toujours un peu la manie
du secret. Ca bloquait tout; même pour avoir des thèses, c'était
difficile. Il y a bien sur un problème de concurrence, mais tout de
même ! Je me souviens d'une visite des labos de la Bell aux Etats-Unis.
On me dit :
"Tout est ouvert, vous pouvez voir tout ce que voulez.
- Bien, mais les secrets ?"
- Dans tous les domaines qui nous intéressent nous avons cinq ans
d'avance, c'est notre meilleur secret..." et c'était en partie vrai.
Cette manie du secret se fonde chez nous en partie, sur le fait que la
recherche et la technique sont des activités relativement étrangères à
nos comportements culturels. En voici un exemple. Je vais vous raconter
un secret de mon ami le Ministre Curien. Avant l'émission de Polac, il
nous avait montré qu'il avait dans ses poches sept gadgets. Il voulait
les sortir pendant l'émission. Moi, je me suis fait le pari qu'il ne
les sortirait pas. Et il ne les a pas sorti ! Ce n'est pas de
l'éducation scientifique ! Il y a un abus de mots. Sortir une carte à
mémoire en disant: "c'est de la recherche ", je trouve qu'on égare
complètement les gens. Ce qui m'agace c'est qu'on mélange tout. Même
dans le journal 'Le Monde', sous la rubrique 'Sciences', on trouve
n'importe quoi. Le énième lancement d'Ariane, ce n'est plus de la
science. Il y a deux activités entrelacées, qui rassemblent les mêmes
hommes, avec des morales légèrement différentes et des finalités trés
différentes et qui sont l'activité proprement scientifique et
l'activité proprement technique. Or les media passent leur temps à
mélanger les deux. Quand à l'enveloppe recherche, je voudrais savoir ce
que cela veut dire. Je l'ai su quand j'étais 'sage', actuellement c'est
n'importe quoi.
Le CNRS doit-il se positionner par rapport à une demande de la société, ce qu'on appelle le pilotage par l'aval ?
C'est une plaisanterie. Le pilotage par l'aval, ça veut dire qu'on n'a pas de stratégie.
Donc la recherche appliquée doit être faite en dehors du CNRS ?
Ce n'est pas le rôle du CNRS d'en faire, ce serait celui d'une filiale,
éventuellement conjointe avec l'industrie. Il y en a eu une avec
'Matra'. Mais si vous mouillez les gens, il faut qu'ils y trouvent leur
intérêt; vous ne faites pas boire un homme qui n'a pas soif, si j'ose
cette comparaison.