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Entretien avec Michel Lejeune

P.-E. Mounier-Kuhn, E. Pradoura, le 11 juin 1986 (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Michel Lejeune
DR

Avez vous gardé des souvenirs du CNRS des débuts ?
Je ne sais absolument rien sur la période qui m'a précédé, i.e. avant 1955. J'étais membre d'une commission, mais j'y allais deux fois par an, j'y passais trois demi journées, je n'avais pas de rapports avec l'administration, on apercevait Dupouy un quart d'heure et puis c'est tout. J'étais très extérieur à tout ça. Je ne sais rien donc sur avant cette date, sauf par les conversations avec les uns et les autres qui me disaient "ah! si tu avais connu Aimé Cotton, ah! si tu avais connu Untel", pour moi c'est une espèce de légende, d'avant mon temps. Finalement, dans la mesure où j'ai pu avoir des informations sur la suite, étant resté au Comité national,  je gravitais tout autour et j'avais des nouvelles par tous les gens que j'avais connus de mon temps, mon impression est que les choses se compliquaient, s'alourdissaient, se sclérosaient et qu'elles étaient moins agréables à manier qu'avant.   Autrement dit que le CNRS a dépassé probablement une certaine masse critique. Pour tous les organismes, il y a de bonnes dimensions. J'ai l'impression que j'ai connu le CNRS à un moment où il était maniable et qu'il a tendu à l'être de moins en moins. C'est ce qui explique en particulier cette multiplication d'administration, à partir d'un certain moment les choses tendent à vous échapper. Je connaissais mon royaume, quand j'étais roi, là. J'ai l'impression qu'il y a eu un moment où je ne connaissais plus mon royaume.  On a eu beau multiplier les rois, chacun d'entre eux connaissait mal son royaume. Je garde un souvenir extrêmement agréable, pas seulement comme réaction personnelle, mais avec le sentiment qu'il y a derrière une certaine réalité : Le CNRS était sorti de l'état plus ou moins artisanal par lequel, par nécessité, il avait commencé. Il avait des structures, mais des structures qui n'étaient pas encore devenues des structures lourdes. J'ai l'impression que j'ai connu le CNRS à un bon moment. Bon moment pour l'exercice de la direction et je dis même aussi pour le plaisir de la direction. Ca va ensemble. J'ai l'impression que je l'ai connu  à un moment, à cet égard, favorable et que pour rien au monde, je ne voudrais avoir, même si j'avais l'âge voulu, à recommencer dans les conditions actuelles qui me paraissent être finalement dégradées. Même si le CNRS a multiplié son activité de façon extraordinaire, et s'il y a un bilan positif de tout ça que je ne nie absolument pas. Le moment où j'y ai été correspond, à mon jugement, à ce qui a été la meilleure époque.

Ce qui me porte à croire que ce n'est pas une espèce d'utopie retrospective, c'est que quand je parle à des gens comme Jean Coulomb (un ancien directeur du CNRS), je pense qu'il est également de cet avis. Je suis témoin d'une certaine époque, d'une certaine façon d'être qui n'était pas du tout inefficace, mais qui permettait, justement à cause des dimensions demeurées raisonnables, un contact direct avec les choses et avec les gens. Au dessus d'une certaine dimension, ce n'est plus possible. J'avais l'impression d'avoir bien en mains tous mes gens, j'entends tous les gens des commissions, de l'ensemble de mes commissions,  c'est-à-dire de m'entendre avec eux, de bien parler la même langue, de  pouvoir voir avec eux les problèmes et les résoudre, de pouvoir intervenir dans les commissions, bien qu'avec certains nous n'étions pas de la même discipline. Je n'étais pas interventionniste dans les commissions, j'étais un témoin qui suivait les commissions de bout en bout. Il y avait un des chefs de service, madame Niéva ou madame Carle, qui suivait les commissions chacune pour son secteur, les bourses, les publications, et moi qui étais là pratiquement à côté du président de la Commission de bout en bout. J'étais peu intervenant, mais j'ai l'impression que ma présence  était en général considérée comme une marque d'intérêt porté par l'Administration à leurs problèmes, même mineurs. Les gens sont curieux, ils croient que quelqu'un de l'administration c'est un être d'une autre espèce qu'eux! Je laissais intervenir les chefs de service pour les questions techniques et j'intervenais quand quelque chose allait de travers. J'étais vraiment en symbiose avec mes commissions. J'étais là tout le temps, je connaissais tous les gens, on était dans des relations de bonne collégialité pour le moins, de confiance ou d'amitié dans les autres cas. C'est aussi une question d'atmosphère. Ils n'avaient pas le sentiment que l'administration est une chose différente, d'une autre nature qu'eux-mêmes. Je leur expliquais que si untel ou untel était à ma place, il serait bien obligé de faire ce que je faisais.  Au niveau de la direction, je vous l'ai dit, c'était les portes ouvertes, on allait chez l'un chez l'autre. C'était aussi peu formaliste que possible et en même temps je crois d'une bonne efficacité. Quand j'ai décidé de partir, c'est parce que plus de huit ans et demi c'est un morceau de vie important. J'étais en plus directeur d'une maison de cinq cents étudiants à la Cité Universitaire, je produisais également beaucoup, livres ou articles. J'ai eu là une période de ma vie très surmenée. Je trouvais qu'il était raisonnable de me décharger progressivement et en particulier de ce qui pesait le plus lourd, le CNRS. Par ailleurs je pensais qu'il n'était pas bon qu'un organisme soit dirigé trop longtemps par quelqu'un qui a certaines vues, alors que le voisin  pourrait avoir d'autres vues également bonnes mais différentes.

Pourriez vous évoquer le début de votre carrière ?
J'avais enseigné pendant une dizaine d'années en province à Poitiers et ensuite à Bordeaux. Je suis arrivé  en 1946 à la Sorbonne, dans un enseignement qui s'appelait linguistique, et où pratiquement je faisais de la grammaire comparée. Je succédais à la  Faculté des Lettres et à l'Ecole des Hautes Etudes (4ème section), à Vendryès qui partait à la retraite. Telle était ma situation universitaire jusqu'en 1955, moment où (je prend mes fonctions de Directeur Général Adjoint). Mon contact avec le CNRS était antérieur car j'appartenais déjà au Comité National dans la Commission qui s'occupait d'antiquités classiques. J'avais donc vu comment le CNRS fonctionnait au niveau du Comité national dans un domaine particulier, celui de ma Commission. Un beau jour, Gaston Dupouy, le directeur du CNRS, m'a demandé si je voulais devenir directeur adjoint. En fait je ne le connaissais pratiquement pas. Nous nous étions rencontrés au printemps 1946, il était doyen des sciences à Toulouse, j'étais doyen des lettres à Bordeaux, et il y avait eu une réunion générale officieuse des doyens à Toulouse à son instigation. Ces deux facultés étaient plus ou moins en conflit avec le Ministère pour des histoires de baccalauréat et Dupouy était d'avis que les doyens accordent  leurs violons. C'est là que je l'ai rencontré pour la première fois. Quand j'étais au Comité National, il venait jeter un petit coup d'oeil aux commissions de sciences humaines à l'époque où Jamati, que je n'ai pas connu, était décédé.  Il y eut un long interrègne et Dupouy, ne sachant pas comment résoudre cette question sur le plan personnel, l'a laissé dormir. Ces compartiments du CNRS étaient plus ou moins menés par une secrétaire, Madame Meierovitch, qui faisait partie des cadres administratifs du CNRS. Elle avait travaillé avec Jamati, on lui avait dit : "vous connaissez un peu les questions, débrouillez vous!" Elle n'avait d'autorité ni personnelle ni scientifique, elle assurait simplement la gestion des affaires courantes. A l'époque, je savais bien qu'il n'y avait pas de directeur en sciences humaines, mais je ne savais même pas qu'il devait y en avoir un. Je savais seulement que nous marchions comme ça, avec la Commission, un président de séance, Mme Lucienne Plin. Et de temps en temps le directeur général qui venait gentiment dire bonjour, écoutait les choses pendant un quart d'heure, prenait l'air de la commission et  repartait.

Quand donc un jour, il m'a demandé si je voulais prendre la direction des sciences humaines, je fus  interloqué par cette proposition que rien ne m'avait laissé prévoir. Plus tard j'ai demandé à Dupouy la raison de cette démarche. Il a évoqué le souvenir de cette rencontre des doyens à Toulouse, le fait que j'étais à l'époque le plus jeune doyen d'une faculté de lettres et une conversation qu'il avait eue avec le recteur Sarrailh à qui il avait demandé conseil et qui lui avait dit de me prendre. J'ai demandé à réflechir, je ne pouvais pas lui répondre comme ça, je ne savais même pas en quoi ça consistait, si c'était compatible avec d'autres activités ou pas... Dupouy m'a expliqué tout cela et (il a ajoutté) que je verrais bien à l'usage ! Il m'a envoyé voir Champetier, l'autre directeur adjoint qui m'a décrit également les choses et l'atmosphère qui régnait au CNRS.

Comment cela ?
Il m'a encouragé en me disant que de toute façon je n'y resterai pas toute la vie.  D'autre part, J'ai demandé conseil à Vendryès qui avait toujours été mon patron et qui attachait énormément d'importance au rôle du CNRS. Il y croyait. Je lui ai dit que j'hésitais parce que j'allais être obligé de laisser tomber des choses auxquelles je tenais et que je ne savais pas du tout si je ferais affaire ou si (ce rôle) ferait mon affaire! Il m'a dit d'accepter. C'était parfait pour le  CNRS que des gens comme moi en fasse partie. Finalement, j'ai accepté et je suis entré en fonction à Pâques 1955. Je suis resté jusqu'au premier octobre 1963, c'est à dire pendant huit ans et demi. Je me suis fait détaché de la faculté. En réalité j'ai fait les deux pendant les trois mois qui restaient de l'année scolaire pour ne laisser tomber ni les cours, ni les étudiants, ni les examens, puis j'ai eu un suppléant à la rentrée d'octobre. J'étais donc en position de détachement au CNRS tout en continuant à assurer mon enseignement de recherche aux Hautes Etudes que je ne voulais pas abandonner. Ma fonction principale est devenue le CNRS, au lieu de la Sorbonne.

Je suis donc resté huit ans et demi directeur. Je dois le dire, avec beaucoup de satisfaction et d'intérêt pour cette activité. Cependant, au bout d'un certain temps, j'ai eu l'impression, non pas d'une lassitude ni de difficultés, mais que ça n'était pas très bon pour un organisme de recevoir toujours l'impulsion de la même personne. Il était important qu'il y ait une certaine rotation de personnes pour que d'autres tempéraments, des points de vues nouveaux puissent se faire jour. J'avais  comme tout le monde, une vue partielle des choses et il fallait que dans le domaine des sciences humaines, quelqu'un appartenant à une autre discipline que la mienne, prenne les choses en main. Entretemps Dupouy était parti et avait été remplacé par Coulomb avec qui j'ai passé le plus d'années au CNRS. A un certain moment, Champetier a lâché aussi et a été remplacé par Drach. J'ai dit un jour à Coulomb que j'étais en poste depuis un grand moment et que je pensais que ce serait une bonne chose, sans qu'il y ait urgence, que quelqu'un d'autre prenne ma place.

Vous souhaitiez retourner à l'enseignement ?
J'avais gardé la partie la plus intéressante qui était les Hautes Etudes, mais je désirais avoir un peu plus de loisir pour mon travail quoique je n'aie jamais arrêté d'écrire des articles ou des livres. Mais pendant ces années, j'étais vraiment surmené. Je désirais  retrouver un peu de souffle. Coulomb m'a dit : "ça ne va pas. Moi aussi, j'ai envie de m'en aller. Tu étais sans doute dans la maison avant moi, mais comme je suis ton ainé tu me dois le respect ! Et comme il n'est pas bon que deux directeurs sur trois, s'en aillent d'un coup, je part le premier et tu partiras un an après moi." C'est comme ça que ça s'est fait . Ensuite,  je suis resté un an avec Jacquinot qui avait été prévenu que je n'étais là en principe que pour un an.   Au bout d'un an j'ai donc dit que comme  convenu je désirais partir, Jacquinot m'a dit d'accord, mais à condition que je  trouve quelqu'un pour me remplacer. J'ai contacté différentes personnes dans des domaines autres que le mien : Raymond Aron, Lévi-Strauss, Raymond Barre, des gens que j'avais vus à l'oeuvre dans des commissions. Tous les trois m'ont remercié vivement, mais pour des raisons personnelles ont décliné mon offre. Finalement, je me suis adressé à un géographe, Monbeig, qui a accepté. Par la suite, mais c'est une autre histoire, les sciences humaines au CNRS ont été scindées en deux. Ce qui fait que ma descendance, si j'ose dire, est bifide à partir d'un certain endroit. D'autre part, j'ai hésité à retourner à la Sorbonne pour ne pas renvoyer dans les ténèbres mon suppléant qui était un de mes élèves, Perrot. Jacquinot m'a alors proposé de devenir directeur de Recherches. J'étais détaché de la Sorbonne et j'ai changé de cadre en 1963, ce qui a duré jusqu'à l'âge de la retraite. Je me suis gardé à partir de ce moment là d'interférer dans les problèmes du CNRS avec mes successeurs, ce qu'à mon avis, on ne doit jamais faire une fois parti. Naturellement si jamais on avait besoin de moi pour quelquechose , présidence de commission électorale, par exemple ou pour des corvées tout à fait occasionnelles, je ne demandais pas mieux. Ceci me donne l'occasion de dire que j'estime capital que la direction du CNRS soit assurée par des professeurs, par des universitaires, et non par des administratifs. Il faut des gens de la profession. Naturellement il faut aussi des administratifs, et même des bons administratifs, mais simplement pour les seconder. Ca pose d'abord un problème de personne. Il y a de très bons chercheurs ou de très bons enseignants - chercheurs et enseignants pour moi c'est le même métier - mais qui n'ont aucune espèce de compétence administrative,  qui ne savent pas comment s'y prendre, qui laissent agir les bureaux au lieu d'avoir  prise sur eux, enfin qui ne sont pas adroits dans les négociations avec les autres administrations. Il y a au contraire des scientifiques qui se débrouillent tout à fait bien dans ces domaines. C'est une affaire de tempérament. De même qu'il y a de gens très savants qui savent ou non enseigner, de même il y a des gens qui savent administrer et d'autres qui ne le savent pas. Je ne pense pas que ça s'apprenne, c'est plus une affaire de don. Naturellement, il y a des choses à apprendre, mais quand le don existe, on les apprend vite. Je crois que j'étais idoine pour ces choses là et ça m'a intéressé. Je dirais même, encore que le mot va vous scandaliser, que ça m'a amusé. Ca me donnait des contacts beaucoup plus variés,  avec des "collègues" et des possibilités d'action. Après tout, ce n'est pas déplaisant d'exercer une action ! Il faut naturellement s'interroger sur la nature, la portée de cette action, mais il y a aussi  le sentiment d'avoir réellement prise sur des gens et par exemple de les faire changer d'avis.

Je vous raconte une anecdote à ce propos. A un certain  moment, il était dans le vent de faire des retouches au sectionnement du  Comité national. J'en avais moi-même l'expérience. Si certaines commissions fonctionnaient mal, c'était naturellement en partie la faute des personnes, mais c'était aussi parce que le domaine de leurs compétances était mal équilibré. Aucune Commission n'a jamais une matière homogène à manier. Il peut en résulter des tiraillements, des rivalités. "Ah! vous avez pris un type pour ceci, alors moi maintenant, je vais en prendre un pour cela". Ce genre de chose n'était même pas sous entendue. Il y avait des commissions peu chargées en nombre de dossiers, et il y en avaient de surchargées. J'ai décidé un nouveau  sectionnement. Par exemple, dans l'ancien Comité national, il y avait une commission d'antiquité classique et il y avait une commission d'histoire. Celle d'histoire avait une charge monstrueuse. J'ai donc fait trois commissions au lieu de deux. Les questions d'archéologie, même d'archéologie nationale, étaient du ressort de la commission des antiquités classiques, c'étaient des anciens membres de l'Ecole d'Athènes ou de Rome qui recevaient la direction des circonscriptions archéologiques françaises. Ils se mettaient à l'archéologie nationale, mais en même temps dans leurs universités, ils enseignaient l'histoire latine, grecque, l'histoire de l'art ancien. Petit à petit, à partir de cette (première) réorganisation, j'ai créé une commission d'antiquité nationale et du moyen âge. Le moyen-âge, bien qu'européen, était couvert essentiellemnent par des médiévistes  français qui faisaient suite, historiquement, aux antiquités nationales. C'est-à-dire que je soustrayais le  moyen-âge, d'une commission débordée qui  faisait  auparavent commencer son domaine à la Renaissance. Quand cela s'est su, j'ai reçu visite de deux historiens classiques, Piganiol et Demargne (qui est toujours mon confrère), pâles de rage, et disant : " c'est affreux,  on ne nous a pas demandé notre avis". Je leur ai répondu : "Je suis directeur, le Comité national a un rôle consultatif, c'est entendu, mais il y a des décisions qu'il faut prendre. Si on consulte les gens on ne fera jamais rien, donc je décide que c'est comme ça." Ils étaient furieux de n'avoir pas été consultés, ce que je comprends. Je leur ai expliqué que (cette modification) donnait finalement beaucoup plus de place aux  antiquisants, puisqu'ils continuaient à meubler une Commission toute entière tout en meublant occupant la moitié d'une autre. Il y aurait maintenant deux portes au lieu d'une, pour entrer au Comité national. D'autre part, s'il était important de donner une place plus grande aux antiquités nationales, il s'agissait d'une chose dont je m'étais déja occupé du temps du ministère Malraux. C'est la première fois que le mot antiquités nationales apparaissait dans les intitulés du Comité national, ça n'existait pas avant, elles étaient un sous produit des antiquités classiques. Mes interlocuteurs étaient des gens qui n'avaient pas le caractère facile, mais ils sont repartis contents. Des épisodes comme celui-la, il y en avait tout le temps.

Vous avez d'autres exemples ?
A un moment donné, j'ai eu des débats avec la commission de philosophie, parce qu'une année, des renouvellements n'ont pas eu lieu. Un tas de gens sont partis parce qu'ils étaient en bout de course ou parce qu'ils avaient demandé à partir, d'autres n'ont pas été renouvelés parce que depuis des années les rapports d'activité étaient scandaleux. On ne pouvait pas renouveler indéfiniment des gens qui disent qu'ils continuent à s'occuper de leur thèse et dont on ne sait rien. Un directeur d'études disait "untel m'a assuré qu'il continuait", ça allait bien un an, deux ans, mais ce n'était plus possible après. Ca prouvait que les collègues directeurs de thèse n'étaient pas sérieux. Je me suis trouvé en face de cas comme ça, une année où il y avait de plus beaucoup de départs naturels. Bien sur, on a dit qu'on était en train de décapiter la philosophie! Réaction absurde, mais prévue. J'ai fait un long rapport pour le directeur Général qui me demandait ce que je faisais avec mes philosophes. On l'a distribué au Directoire,  qui est tout de même au dessus du Comité national. Le Directoire s'est saisi de la question et il a trouvé  mon rapport  parfaitement normal. Il y a des commissions faciles à manier, d'autres qui, pour des raisons de comportement, de caractére,  étaient plus difficiles. Certaines, je ne donne pas de noms bien sûr, m'ont quelquefois exaspéré. On votait, il y avait des votes secrets, pour désigner le premier candidat à prendre. Une fois le vote dépouillé, proclamé  quelqu'un a dit que ce n'était pas possible, qu'on allait recommencer! Là, je me suis mis en travers, j'ai dit que je n'avais pas de préférence pour x ou pour y,  mais qu'on n'annule pas un vote parce que le résultat ne plait pas à X ou à y. Ils pouvaient annuler  s'ils le voulaient, mais la direction du CNRS ne tiendrait compte que du premier vote. On ne peut pas travailler dans ces conditions. J'ai donc eu des difficultés. Ce travail en commission n'était pas toujours tranquille. 

Revenons sur l'activité de la direction....
Au niveau de la direction, ça a toujours été un travail  admirable. J'ai commencé en 1955 dans les anciens bâtiments. Les nouveaux, la grande idée de Dupouy, étaient encore en construction. Après, on s'est transporté au dernier étage des nouveaux bâtiments. Il y avait le bureau du directeur général et de chaque côté les deux directeurs adjoints , le scientifique à un bout et moi à l'autre. Le tout communiquait sans passer par le couloir. Derrière moi, j'avais le bureau de secrétariat où il y avait Melle Peyrouté. Quand on avait un problème, on poussait la porte. Nous nous tutoyions. On était vraiment des camarades. 

Quelle idée Dupouy se faisait il des sciences humaines ?
A vrai dire, il n'en faisait pas. Il n'avait aucune position précise, sauf qu'il avait l'impression de quelque chose de très importante à laquelle il déplorait personnellement de ne rien comprendre. Mais au lieu de la traiter avec négligence, il y attachait au contraire,beaucoup de prix, justement parce que ça lui était très étranger. Les aspects les plus techniques de ces disciplines lui échappaient, il aimait la littérature par exemple, la poésie, et il avait l'impression que ça faisait partie de ces domaines qui étaient le domaine du voisin là-haut, mais pas le sien. Il s'est intéressé personnellement à plusieurs entreprises qui étaient de mon ressort, par exemple la publication des Cahiers de Paul Valéry qu'il avait commencé à mettre en train avant mon arrivée. Ca a été une opération qui a rencontré une certaine hostilité de la part du Directoire, parce qu'elle n'était commercialement pas viable. "C'est du luxe, le CNRS n'a pas pour rôle d'être le mécène de Valéry." Ca a été une entreprise de prestige.

Dupouy n'était pas vaniteux pour lui, il était vaniteux pour la maison. Il tenait par exemple à recevoir avec faste les collègues étrangers importants, de passage à Paris. On allait chez Prunier, on allait chez Lasserre. On invitait des dames. C'était très bien. Mais à partir d'un certain moment le contrôle financier s'est mis en travers : désormais ce genre de repas ne sera justifié que s'il s'agit de collègues étrangers, et si le collèque étranger n'est pas avec une dame -il n'y a pas de raison qu'il n'y ait des dames que de votre côté!- et de toute façon, ça ne peut pas dépasser tant par personne.  Dupouy était fastueux: "nous sommes un grand organisme, nous sommes des gens importants, nous sommes parmi les gens les plus importants, pas personnellement, mais du fait de l'organisme. En même temps, il faut qu'on travaille, qu'on travaille bien et il faut qu'on représente." A mesure que les difficultés financières (du CNRS) ont crû, il est devenu de plus en plus difficile de bien traiter ces choses. Dupouy aimait mieux ne pas faire de déjeuner du tout que de déjeuner dans un petit bistrot. Il a été très fier quand il a été  élu à l'Académie des Sciences. Il me disait :"Quand tu seras de l'Institut, surtout n'oublies pas que quand tu es dans un repas officiel, la maîtresse de maison doit te mettre à sa droite.... ".

Dans quelles conditions a t-il quitté la direction du CNRS ?
Il voulait retourner travailler sur son microscope électronique. Il avait profité, ce qui est fort légitime, de sa position au CNRS pour injecter un peu des crédits à Toulouse, pour monter ce laboratoire d'optique électronique. A ce moment là la France était en avance même sur le Japon. Dupouy a été vraiment à l'avant garde de l'optique électronique. C'était le rêve de sa vie. Pendant qu'il était au CNRS on commençait à monter la labo à Toulouse, le jour où ça a été en place et où l'appareil  a été prêt à fonctionner, il a dit "je retourne à mon microscope!". Ca a été l'unique raison et il est parti avec regret parce qu'il aimait bien le CNRS. Mais, comme il était un peu fastueux de nature, c'était agréable pour lui, être directeur général du CNRS, comme position dans le monde ça a plus de prestige, mais scientifiquement, c'était plus important d'être à son labo.

On a dit qu'il voulait en faire un organisme qui coiffe la recherche française. Au moment où on commençait à parler de la DGRST et de conseils interministériels pour la recherche, il estimait que c'était contraire à l'idée d'un CNRS destiné à coiffer toute la recherche française...
Je ne crois pas du tout que cela correspondes à la réalité. Que sa réaction n'ait pas été très favorable à certaines mises en place d'organismes comme la DGRST, qui n'est pas un organisme de recherche, mais simplement un organisme de distribution d'argent. Il avait l'impression que ces gens là travaillaient en l'air, alors que le CNRS travaillait avec l'aval de la communauté scientifique représentée par le Comité national, sorte d'Etats généraux de la recherche que la DGRST venait court circuiter. Le CNRS n'a jamais été un organisme de recherche unique : la recherche médicale a toujours échappé au CNRS, le comité de recherches atomiques se faisait en dehors. Ca excédait énormément les moyens du CNRS. C'est un problème de dimension. Je ne dis pas que la recherche atomique n'intéresse pas le CNRS,  intellectuellement parlant, mais ça représente à l'échelle nationale une mise de fonds incommensurable avec le budget du CNRS. Il y a eu l'ORSTOM et nous avons eu des relations avec lui, quelquefois un peu ironiques" L'ORSTOM avait des cadres, des cadres de chercheurs, avec attachés de recherche, chargés de recherche, directeurs de recherche, etc. on avait l'impression qu'il y avait une sorte d'inflation, que cet organisme jettait un peu de poudre aux yeux avec les grades. Mais après tout dans les pays où il travaillait, c'était peut-être utile, vis à vis des gouvernements locaux. Il n'y avait pas vraiment de conflits, on ne travaillait pas dans les mêmes zones. J'ai essayé de nouer quelques liens avec l'ORSTOM sciences humaines, à Dakar ou ailleurs, ça n'a jamais été très loin, chacun restait un peu dans son coin. Même du temps de Dupouy le CNRS n'avait pas et ne prétendait pas avoir le monopole. Mais c'est différent d'avoir à côté de soi,  dans d'autres domaines, des gens qui font autre chose ou d'avoir au dessus de soi des gens qui distribuent de l'argent, les maitres de l'enveloppe. Car l'argent du CNRS sortait de cette enveloppe générale et cela donnait l'impression d'une sorte de court circuit, puisqu'il avait été dit au départ que le Comité national serait quelque chose du genre Etats Généraux de la Recherche française et établirait entre autre chose les fameux rapports de conjoncture. Les gens de mes sections ont toujours considéré le rapport de conjoncture comme une abominable corvée. Je ne suis pas tellement sûr que jamais dans mes sections un grand projet soit sorti de là. Ces rapports, vous les avez regardés ?, c'est mesquin! ce n'est pas comme ça, du moins dans mon secteur, que naissent les choses.

Mais je suppose que certaines commissions scientifiques, du côté sciences, ont réagi au niveau de ces rapports de conjoncture de façon tout à fait différente. Ils avaient probablement une mentalité constructive différente. Mais, mes clients à moi n'étaient pas des gens constructifs. Quand je voulais construire quelquechose je le faisais tout seul! J'avais des conversations avec les uns et les autres. A propos du Centre d'Etudes Sociologiques, Stoetzel, que j'avais eu autrefois comme collègue à la Faculté de Bordeaux, m'a dit qu'il fallait faire quelque chose, qu'on ne pouvait pas rester comme ça. On s'est mis à deux ou trois pour en parler, mais il n'en est jamais sorti d'un rapport de conjoncture. Vous me direz qu'il y a peut-être des idées qui seraient bonnes et à côté desquelles on passe, mais je nen ai jamais jamais trouvé une de constructive. Dans la mesure où on a fait des choses on les a faites indépendamment de ces rapports. En SHS on disait : "words, words, words", personne ne croyait que cela nous permettrait d'obtenir de l'argent.

Les indicences de la nouvelle administration scientifique sur les SHS
Pour les sciences humaines, Dupouy, comme Coulomb, m'ont laissé carte blanche. Pour  les affaires qui risquaient de créer un précédent, on discutait, on pesait le pour et le contre, mais quand ce risque n'existait pas, j'avais carte blanche. C'était un accord absolument total, et une bonne camaraderie parfaite. Dans le cas de Coulomb, elle était presque fraternelle au bout d'un certain nombre d'années. Ceci pour vous expliquer que ça a été pour moi, et je pense pour d'autres qui ont été dans mon cas, une expérience très enrichissante. Elle s'est déroulée dans un cadre très séduisant, parce qu'on avait les moyens de faire des choses. (Par la suite) ce n'est un mystère pour personne que l'action des syndicats n'a cessé de croître, quoi qu'on pense de cette situation. Or la période dont je vous parle, celle que j'ai connue, est une période où l'action des syndicats était assez minime. Un certain nombre de mes successeurs ont eu du fil à retordre avec eux. J'avais l'impression quand j'étais avec les gens du Comité national , ou les gens du Directoire, d'être non pas en face d'organismes mais en face de personnes, en face de collègues. Des gens qu'on prenait un à un, avec qui on discutait. Ces conditions d'exercice du "pouvoir" rendaient la chose attractive. J'avais aussi l'estime de mes collègues, ce qui facilite les choses. J'avais des moyens financiers, car jamais au cours de ces années de direction au CNRS je n'ai eu à me battre pour la répartition des crédits. Avec mes deux autres collègues on s'entendait. Il n'y avait aucune espèce  de "pourcentage". On ne disait pas "les sciences humaines ont 13% ou 18% de l'ensemble". La part de gateau était toujours raisonnable et quand il y avait une opération ponctuelle particulière, le directeur Général s'arrangeait pour que les moyens existent. Je n'étais bridé ni institutionnellement, ni  financièrement.

Le dernier aspect du problème c'est la structure administrative, c'est-à-dire les bureaux. A mon avis les directeurs doivent être des scientifiques, mais du fait qu'il y a une technique, la finance par exemple, il faut des techniciens à côté d'eux. J'ai assisté à la création du poste de directeur administratif et financier. Avant ça, il y avait un brave homme, Laurichesse qui est devenu par la suite sous directeur. Il s'occupait du budget, mais d'une façon purement technique. C'était le comptable de la maison. Mais il n'avait aucun pouvoir de choix, il n'avait pas de prise sur quoi que ce soit. Tous les ans, en Conseil d'administration, il était là pour la discussion du budget, mais en réalité les problèmes s'adressaient à nous et pas à lui.  Ces séances pénibles ( rires)! Il y avait des gens qui devaient de l'argent au CNRS, pour des raisons quelconques, 50 francs, 243 francs,... et qui n'avaient pas payé. En comptabilité, on n'a pas le droit de négliger ce genre de choses. Ca revenait tous les ans dans les comptes profits et pertes, et de temps en temps on faisait des apurements. Ce pauvre Laurichesse , c'était vraiment un comptable et ces trucs là le mettaient hors de lui. Il fallait qu'il demande au conseil d'administration la permission d'annuler un certain nombre de debets en expliquant à chaque fois pourquoi, parce que le type était parti, parce qu'il était insolvable, etc. (Laurichesse) était un personnage très précieux, mais sans aucune envergure. Un pur exécutant. Au contraire, à partir du moment où il y a eu des directeurs Administratifs et Financiers, ils ont plus ou moins prétendu dire leur mot non pas sur la correction des opérations, mais sur leur bien fondé et ce  n'etait pas de leur ressort. Plusieurs fois, soit avec Claude Lasry, soit avec l'autre, il y eut des petits accrochages. Je leur disais : "mais, monsieur, ce n'est pas votre affaire!"

Pierre Creyssel ?
Oui, surtout avec Creyssel, mais déjà avec Lasry. C'est assez normal quand on se trouve dans la situation d'un ministre des finances dans un gouvernement ! (Au CNRS), Il y a deux contrôles, d'abord celui du contrôleur financier. Avec celui-ci, on n'a jamais eu de difficultés, les Contrôleurs financiers ne se sont jamais mêlés de savoir si on avait raison de faire ceci ou cela, mais seulement si l'opération était correcte ou  conforme ou non aux consignes qu'il avait reçues du Ministère. Mais, le directeur  Administratif et Financier, à cause de sa surface, était devenu le deuxième personnage de la maison. Quelque fois il avait plus de pérénité que les directeurs généraux. Il avait donc une certaine tendance à empiéter. Les relations  entre le directeur Général et le directeur Administratif et Financier ne pouvaient être résolues sur le papier de façon  satisfaisante. C'est une question de personne, de relation personnelle entre les deux, chacun respectant le domaine de l'autre.

Aujourd'hui, il n'y a plus de directeurs adjoints. Qu'on ait multiplié le nombre des directeurs scientifiques, a évidemment très certainement réduit leur position. Je prends un exemple: nous trois, nous allions les uns et les autres représenter la maison à différentes occasions, par exemple dans les ministères. Généralement c'était le directeur général qui allait en personne, en se faisant accompagner d'un chef de service . Mais quand il était empêché, quand il était en voyage, c'était l'un des deux autres. Il m'est arrivé d'aller au nom de la maison discuter le budget du CNRS rue de Rivoli. Il y avait Laurichesse, mais il était la cinquième roue du carosse. J'emmenais Laurichesse, parce qu'il fallait qu'il y ait quelqu'un du métier.  Ainsi une année, je ne sais plus laquelle, j'ai discuté pendant une demi journée avec Poniatowski, directeur de cabinet. Une autre fois, pour prendre des choses un peu banales, je suis allé à l'Education Nationale pour les dossiers de demandes de Légion d'honneur. Naturellement j'allais au Ministère pour  les affaires de mon ressort, mais aussi à l'occasion, pour les affaires générales de la maison. Ce qui est possible à un directeur adjoint me semble tout à fait impossible à un directeur Scientifique. Ceci pour vous faire remarquer qu'il y a eu une certaine diminution de standing. Naturellement c'est lié à l'augmentation continue de volume des opérations CNRS, à une certaine multiplication et à une espèce de prolifération administrative. Je ne dis pas que le CNRS est suradministré, je n'en sais rien,  mais il y a eu incontestablement une tendance , genre loi de Parkinson, à multiplier l'administration.

(Avant), j'ai connu le CNRS de 1955 qui était dans une phase très artisanale, avec peu de personnel; du personnel d'ailleurs surchargé de travail. Il y avait quelques piliers comme madame Plin, Charles Gabriel, madame Niéva, trois ou quatre comme ça. Il y a eu Delaroche ensuite. Quatre ou cinq "officiers" et en dessous du personnel qui avait des responsabilités  limitées, mais qui était surchargé de travail. La maison a été à un moment donné sous administrée. J'ai l'impression qu'elle a plutôt versé ensuite dans le travers contraire. Et je ne crois pas que le CNRS y ait gagné en souplesse au point de vue administratif. J'ai l'impression qu'une certaine sclérose accompagne de façon presque fatale ce genre de développement administratif.

Pourriez-vous nous décrire, à travers les réalisations que vous avez pu faire, les changements qui ont eu lieu dans votre secteur entre 1955 et 1963 ?
Je vous avoue qu'avec le recul je vois cette période un  peu en bloc. Je vois bien ce à quoi vous voulez en venir : la description d'une évolution, mais avec le recul, je n'ai pas l'impression d'une évolution. Il y a des événements comme la création du directeur Administratif et Financier. Il y a certainement eu des changements, mais je n'ai pas l'impression d'une très grande évolution. Je me suis beaucoup occupé, quand j'étais au CNRS des relations non pas avec l'URSS, mais avec toutes les républiques populaires d'Europe de l'Est. C'est à dire des conventions d'échange entre le CNRS et ce qui y correspond dans ces pays, ce qu'ils appellent les Académies des sciences. J'y allais avec  la bénédiction et les instructions des Affaires étrangères. Les Relations culturelles disaient par exemple: "il faut qu'on essaye d'accrocher quelque chose avec la Pologne, mais nous avons une difficulté du domaine purement diplomatique, depuis des années un litige  nous empoisonne à propos de la bibliothèque polonaise à Paris, personne ne veut céder." Autrement dit, il y avait des moments où rien n'était possible de ministère à ministère. C'était bloqué par des contentieux, mais les choses pouvaient se développer au niveau infra-ministériel. Ce niveau là, c'était CNRS - Académie des sciences. Ainsi, on a commencé à développer des systèmes d'échanges. Avec Varsovie, Prague, Bucarest, Sofia, etc. Je me heurtais à deux types de difficultés: l'une est due à ce que  dans ces pays, il y a rivalité entre l'Académie des sciences et les universités qui sont à couteaux tirés. Or, moi je ne pouvais conclure qu'avec l'organisme qui avait des responsabiltés de même type (que celles du CNRS) qui était non pas l'université, mais les académies. Il me fallait donc  faire des visites aux recteurs, leur montrer que je n'ignorais pas l'université, que j'étais universitaire moi-même, mais que j'étais obligé d'agir dans un certain cadre administratif et que je ne prenais pas parti pour les uns contre les autres. Il y avait une autre difficulté, absolue, qui était la Sécurité sociale. Les échanges se faisaient sur la base d'un nombre égal de "mois-chercheurs" de part et d'autre, étant entendu que si une des deux parties ne remplissaient pas son contingent, celui-ci était perdu. Or, il y avait moins de chercheurs français désireux d'aller à Budapest que de chercheurs Hongrois qui voulaient venir en France. Par conséquent, il y avait un contingent égal sur le papier mais il était convenu que l'on fermerait les yeux si dans la réalité l'équilibre ne se faisait pas. La partie qui recevait prenait en charge les chercheurs à raison de tant de mois, etc.  Il fallait fixer également le rang hiérarchique et les émoluments... En France il y avait surtout le problème de la Sécurité Sociale. Dans les pays de l'Est, tout le monde est automatiquement assuré. Mais en France, vous n'avez pas idée des difficultés que cela posait! J'ai appris à partir de la deuxième fois quel subterfuge (échange de lettres annexé à la convention)  permettait d'accorder à ces étrangers le même régime qu' à nos éléments. Ces conventions ont été ensuite englobées dans une convention générale. Au moment où les contentieux entre Paris et les autres capitales ont été réglés, la convention CNRS-Académie est devenue un élément constituant de la convention culturelle générale.

A partir de 1955, je me suis également pas mal occupé des problèmes d'Afrique du Nord pour préparer le repli prévisible des organismes de recherche français en sciences humaines. Nous avions par exemple une équipe archéologique qui a été mise à la porte de Rabat. J'ai donc créé un organisme d'accueil à Aix-en-Provence qui est devenu un centre de recherche sur l'Afrique Méditerranéenne.  Les sciences humaines ont été les premières balancées (quand ces pays sont devenus indépendants). Ils ont gardé plus longtemps les sciences appliquées, parce qu'ils n'avaient pas de techniciens de haut rang. Le Centre nucléaire d'Alger  par exemple ne pouvait marcher qu'avec des français. Après l'indépendance, j'ai été pendant assez longtemps membre des commissions scientifiques mixtes franco-algériennes. Ces activités "hors frontières" qui ne m'avaient pas été demandées, étaient à mon initiative. J'avais bavardé avec les gens des Affaires Etrangères qui m'avaient dit que ce serait une bonne chose si je pouvais faire ceci ou cela. 

Vous vous êtes occupé du Service de l'architecture antique d'Aix-en-Provence
Le Service d'architecture antique existait indépendamment de ces histoires. Mais je me suis en effet occupé d'archéologie nationale.  J'ai essayé de discuter longuement avec le ministère de la Culture, c'est-à-dire avec Malraux, des réformes de structure à accomplir avec l'aide du CNRS. Malraux était un type étonnant, très cordial. On bavardait et puis il disait : "écoutez, je suis très occupé en ce moment, revenez m'en parler dans deux ou trois ans"! Je n'avais jamais entendu un ministre antérieur dire une chose pareille. J'avais toujours connu des ministres qui duraient six mois. Rue de Grenelle les ministres duraient six mois en moyenne. C'était du Malraux tout pur, mais malheureusement il est vrai aussi que pas mal de choses attendaient... 

Quelle opinion du CNRS avait Malraux  ?
J'ai entendu un entretien de Francis Perrin disant qu'il avait une très mauvaise conception de la science...Ce que je faisais n'a aucun rapport avec ce que faisait Francis Perrin... Moi, je travaillais dans son secteur, l'archéologie. Je lui disais "qu'est-ce qu'on peut faire ensemble ?" Il était coopératif, mais il renvoyait à plus tard... Il y a eu une loi Carcopino sous l'occupation qui a commencé à fonder l'organisation de l'archéologie nationale et qui a en particulier donné la mission de publication au CNRS. Le CNRS n'organisait pas la recherche, mais organisait la publication. C'est le moment où on a créé 'Gallia', une chose unique que le CNRS a mené à bien. Mais il a fallu batailler. Au début, 'Gallia' dont s'occupait Grenier  était logée dans une chambre de bonne, à côté du Bon Marché, rue de Rennes ou rue de Sèvres. J'ai réussi à obtenir des locaux un peu plus  grands et j'ai fini par l'installer rue Pierre Curie, dans le bâtiment CNRS. Puis, ça n'a plus été suffisant parce que la bibliothèque, par suite d'échanges notamment, s'accroissait. Il y a eu ensuite le  transfert rue Jean Calvin que Pouilloux a réalisé.

Vous vous êtes aussi occupé des sociologues
Je me suis occupé, en liaison avec Jean Stoetzel, du Centre d'études sociologiques. Je l'ai installé rue Cardinet dans un ancien établissement de bain transformé et aménagé. Chaque fois, c'étaient des querelles épouvantables avec l'administration centrale sur la  décentralisation. Implanter à Paris, s'agrandir dans Paris était un scandale. Mais si on essayait de choisir la proche banlieue, ça ne prenait pas. 

Avez vous connu Mario Roques, l'homme qui avait introduit les sciences humaines au CNRS avant la guerre ?
Mario Roques était un grand personnage. Physiquement, c'était un petit homme. Il a joué dans l'histoire, même de la Troisième République, un rôle important. C'était un ami personnel d'Albert  Thomas. Il était une espèce d'éminence grise,  ces gens qui n'ont jamais eu la moindre situation politique, mais qui jouent un rôle énorme parce qu'ils ont des amis qui connaissent tout le monde et parce qu'ils ont de l'autorité. Scientifiquement également, Mario Roques était quelqu'un. Etudient, j'ai eu Mario Roques alors qu'il était encore jeune professeur à la Sorbonne. Je l'ai retrouvé ensuite comme président d'un jury d'agrégation dans lesquels j'ai siégé. Je l'ai connu à l'Ecole des Hautes Etudes, où il était président de la IVème section. J'ai eu avec lui des relations diverses et toujours bonnes. Pourtant, son caractère n'était pas toujours facile. Au CNRS, sans qu'il y eût de raison ou de titre à cela, il avait une énorme autorité . Dans le domaine qui était le sien, la philologie française, romane, la littérature du Moyen Age, il a mis en route au CNRS, des opérations comme l'atlas linguistique de la France, une vieille idée de (Broussard ?) qu'il a reprise, développée et organisée. Mario Roques est mort, et toutes ces choses là me sont restées sur les bras avec des équipes auxquelles il fallait donner un chef. Il y avait Monseigneur  Gardette ( ?), qui est mort depuis. Dans les équipes, les gens n'étaient pas toujours d'accord. Au début du siècle,  deux linguistes français (Jules Lyon et Edmond ?) ont fait un atlas linguistique de la France, c'est à dire le relevé de tous les patois et de toutes les langues locales, sur la base de questionnaires extrêmement détaillés (comment dites vous ceci ?, comment dites vous cela ?, etc.). Il y avait une partie lexique, mais il s'agissait aussi de faire faire des phrases aux gens ("il fait beau aujourd'hui, mais il pleuvra demain", des choses comme ça), les gens interrogés étaient les plus illettrés qu'on puisse trouver, pour que leur réponse ne soit pas trop colorée par l'enseignement scolaire reçu.  C'est le même questionnaire que (Lyon et Edmond ?) ont promené partout pour pouvoir confronter les réponses. Chacune des questions a donné lieu à une carte. Cela intéressait à la fois la phonétique et la lexicographie, quelquefois aussi la syntaxe. Ceci a été le premier instrument de travail de ce type. Les autres pays ont ensuite imité et ont fait mieux, la Suisse par exemple.

Roques a alors décidé de refaire l'atlas  avec un questionnaire encore plus détaillé. On reprenait un certain nombre de questions des années 1900 pour voir ce qui avait pu changer au bout d'un demi siècle dans ces patois en décadence. C'était une énorme entreprise et les enquêteurs étaient peu nombreux. (Lyon et Edmond ?) ont tout fait à deux,  extraordinaire! Ca a abouti à de nouveaux atlas régionaux, atlas de Bourgogne, d'Alsace, du Poitou, etc. Les enquêteurs ont voulu avoir un secteur libre dans leur questionnaire, il y a des questions, par exemple sur la culture de la vigne ou de l'olivier qui ont un sens dans certaines régions et pas dans d'autres. Il y a eu des disputes sur les limites: "Je prends tel département", "non, je le veux!" . On passait un temps fou en discussions. Résultat,  des endroits n'ont pas été pris en considération, d'autres l'ont été deux fois.  Finalement, du temps de Roques, ça n'a pas mal marché parce qu'il était "terrible". Mais avec Gardette, un excellent ecclésiastique, très doux, très apaisant, ça n'allait plus car il n'avait pas une autorité suffisante. Et ça régurgitait jusqu'à la direction !  J'ai convoqué les gens à Lyon en leur disant: "on ne sortira pas d'ici sans que vous vous soyez mis d'accord !"

Pour une entreprise comme celle là, vous avez  dû faire appel à des collaborations exterieures au CNRS ?
Bien sûr, ce sont des universitaires qui ont travaillé. Je n'ai jamais fait de différence. A l'époque dont je vous parle, sauf pour certaines disciplines spécialement pointues (comme la biologie) qui n'avaient pas de débouchés en facultés, c'étaient des gens de la même famille. Prenez l'assyriologie. Si on veut qu'il y ait une petite, je dis bien  une petite, équipe d'assyriologues en France -si nous voulons garder un rang dans ce domaine d'étude des textes du monde mésopotamien ancien-  il faut bien qu'on lui donne des moyens de travailler, des missions  bien sûr, mais surtout des hommes qui aient une situation. Il y a trois chaires d'assyriologie en France (Strasbourg, Collège de France et Ecole des Hautes Etudes), soit trois endroits où on pouvait caser une personne. Mais on ne pouvait faire marcher les choses avec trois personnes. Il fallait des chercheurs permanents, professionnels, capables le jour venu de devenir professeurs, mais jusqu'à ce que ce moment vienne que le CNRS leur donne la possibilité  de pouvoir travailler. Ca a été vrai aussi dans un certain nombre de disciplines, comme la psychologie ou la sociologie, des disciplines où il n'y a pas d'Agrégation. Magré tout le CAPES ou l'Agrégation donnent des possibilités de situation,  au moins dans le second degré. Que voulez-vous que fasse quelqu'un qui a une licence de sociologie ?  Par conséquent il faut bien que le CNRS ait des équipes, des chercheurs groupés et organisés -qu'on appelle ça laboratoire ou autrement, peu importe- qu'il entretient.  D'où un certain déséquilibre statutaire dans la clientèle de mon ensemble de commissions (SHS au CNRS). Ma clientèle comportait des commissions où les gens étaient chercheurs de passage. Quand, par exemple, un agrégé de lettres faisait une thèse, il la commençait comme professeur dans un petit lycée. Mais l'enseignement quotidien, les corrections de copies, pesaient lourd, et une fois que l'on voyait qu'il avait fait ses preuves sur un chapitre, sur un plan général, on le prenait au CNRS pendant un, deux ou trois ans. C'était une sorte de situation sabbatique qui lui permettait d'avancer sa thèse. Il y avait des commissions, comme celle de littérature française, où existait un système rotatif de bourses de doctorat. Mais dans cette même Commission, il y avait aussi des chercheurs permanents. Par exemple, Jean Jacquot qui s'occupait de musicologie et d'histoire du théâtre. Il en a toujours résulté, non pas des frottements, mais une espèce de gêne parce que les commissions étaient obligées de traiter des personnes de même mérite d'une façon différente, en tenant compte des entreprises (je pense à Jean Jacquot qui avait une très grande entreprise d'histoire du théâtre et de la musique). Elles devaient essayer de tirer le meilleur parti pour la production scientifique des sommes et des nombres de postes relativement modestes dont elles disposaient. Il y a au contraire des commissions qui, parce qu'il n'y avait pas cette infrastructure Education nationale (dans la discipline concernée), prétendaient, souhaitaient ne travailler qu'avec des éléments permanents. Et puis il y avait les syndicats qui étaient toujours pour la titularisation, pour faire avancer le gens à l'ancienneté. Il fallait manoeuvrer au milieu de ces difficultés, en tenant compte du comportement individuel.

Au CNRS, les sciences humaines ont elles bénéficié de leur proximité avec les sciences exactes ?
Les sciences humaines ont toujours rencontré une autre difficulté, non pas à l'intérieur du CNRS, mais au dessus ou au dehors, au niveau du ministère. Le CNRS a été fabriqué pour les sciences exactes. Que les sciences humaines y aient eu accès, c'est parfait. Mais il y a des gens qui ont longtemps pensé que les sciences humaines avaient - si peu que ce soit - parasité le CNRS. Résultat, on a toujours regardé le Centre avec les lunettes de sciences exactes. Du point de vue des structures, du point de vue du fonctionnement, tout a été imaginé en fonction des facultés des sciences. C'est le modèle de la recherche en sciences physiques et naturelles qui sert de cadre. Mes clients (SHS) recevaient des questionnaires qui n'avaient pas de sens pour eux, ils étaient dans l'impossibilité d'y répondre. Cette difficulté, je tiens à le dire,  je ne l'ai jamais rencontré à l'intérieur de la maison. Elles venaient d'ailleurs,  du gouvernement qui n'a aucune idée de ce qu'est le CNRS!  Il y a encore un autre problème, celui des publications. Le CNRS a-t-il le droit d'être éditeur ? Comment réglementer la concurrence entre l'édition publique et l'édition privée ? Le Centre doit-il uniquement se consacrer au livre invendable - la réglementation de la concurrence revient finalement à ça - ou doit-il opérer en publiant lui-même ou en subventionnant partiellement les publications chez des éditeurs privés ? Si je vous en parle, c'est que pratiquement l'édition au CNRS concerne les sciences humaines à 90%. C'était d'ailleurs un des griefs fait aux sciences humaines. Quand on prétendait que ça n'était pas le travail du CNRS d'être éditeur, on s'en prenait aux sciences humaines. On cherchait des exemples, pris dans le catalogue, qui pouvaient prêter à critique, et on vous les jetait tout le temps à la figure. Quand je suis arrivé au CNRS, un sociologue avait fait un travail sur "la colombophilie chez les mineurs du Nord", travail dont aucun éditeur ne voulait et qui a été publié, assez luxueusement avec des tas de photos, par le CNRS. C'était un bon petit travail avec des statistiques, une enquête dans plusieurs villages, un exposé de la technique, etc. mais, évidement, c'était le genre de livre qui passionnait pas les foules. Eh bien, vous ne savez pas combien de fois on m'a jeté ça à la tête ! On me considérait comme un personnage ridicule à cause de cette histoire de pigeons voyageurs. Ceci n'arrive pas pour les sciences exactes. Là, rien que les titres sont en général imcompréhensibles pour un simple journaliste.

Les relations des sciences humaines avec l'administration ?
Autre type de difficulté dans mon secteur, les rapports avec un certain nombre d'administrations dépendant du même ministère ou surtout dépendant d'autres ministères : L'administration des musées, celle des archives ou des bibliothèques demandaient au CNRS des collaborateurs techniques. Celui-ci avait toujours tendance à leur répondre que ce n'était pas lui leur patron. Qu'elles demandent donc à leur patron les moyens de travail dont elles avaient  besoin. Le CNRS n'est pas un 'SOS médecin' pour administrations malades!  Les administrations répondaient qu'elles voulaient bien faire leur métier, par exemple de la muséographie, mais qu'il fallait aussi un secteur de recherche dans les musées (comme il y a le laboratoire d'Ours au musée du Louvre pour la restauration des tableaux). Si le CNRS ne les aidait pas, elles ne pouvaient rien faire!   C'était la même chose dans les bibliothèques, aux archives, dans un certain nombre d'institutions latérales avec qui on était en fréquent désaccord  pour des délimitation de compétence. En définitive, on était obligé de céder , ce qui créait des précédents. On ne voulait pas laisser tomber des choses vraiment intéressantes alors que l'administration ne levait pas le petit doigt.

Le CNRS ne patissait-il pas de l'héritage de la Caisse des sciences créée essentiellement pour fournir des aides techniques aux chercheurs ?
J'ai été moi aussi de la Caisse des sciences et je ne savais même pas qu'elle existait! C'est encore une parenthèse autobiographique. Je suis entré en 1926 à l'Ecole Normale, j'ai passé l'Agrégation, j'ai fait mon service militaire en 1929-30, la quatrième année d'Ecole n'existait pas à ce moment là, mais Boutelet( ?) qui était directeur et qui voulait m'aider, m'a proposé une quatrième année d'Ecole en échange de menus services : aider les agrégatifs de philo à préparer les auteurs grecs de leur programme. Je commençais seulement à débrouiller un peu ma thèse et mes patrons, Meillet et Vendryès, me disaient qu'il fallait que je reste encore au moins deux ans à Paris avant de partir en Province comme tout le monde. C'était nécessaire moins pour mon travail que pour mon apprentissage. J'avais à travailler (études germaniques, sanscrit) avec un tas de gens qui étaient à Paris. Ils m'ont fait remplir une demande et j'ai été boursier de la Caisse des Sciences pendant deux ans. Au bout de ces deux ans,  je m'apprêtais très honnêtement à demander à la direction de  l'Enseignement Secondaire  un poste de lycée quelquepart, quand  Meillet et Vendryès m'ont dit de demander mon inscription sur la liste d'aptitude à l'Enseignement Supérieur! Ca me semblait pour le moins prématuré, $  j'avais seulement écrit un chapitre de ma thèse pour montrer que j'étais capable de le faire, je ne savais même pas sur quoi serait mon autre thèse! Le comité consultatif m'inscrit sur la liste, et je suis convoqué rue de Grenelle à la direction de l'Enseignement non pas secondaire mais supérieur par le directeur qui m'offre le choix entre trois postes de maitre de conférence. Un à Lille, un à Nancy, un à Poitiers. J'ai choisi Poitiers. C'était en 1933, Hitler était déjà arrivé au pouvoir et Poitiers était tout de même plus loin de la frontière!  J'ai eu un entre deux sous forme d'une espèce de bourse de la Caisse des Sciences, mais en réalité ce sont mes patrons qui ont fait ça pour moi, je ne savais même pas que ça existait! Je faisais allusion à ça à la réunion du Comité de Patronnage, l'autre jour au CNRS, et un autre de mes collègues, je ne sais plus lequel, m'a dit que lui aussi avait été pendant deux ans à la Caisse des Sciences! Cette Caisse donc n'avait pas pour fonction unique de donner des collaborateurs techniques, mais elle avait en même temps un petit "stock", comme on dirait maintenant, de chercheurs tout à fait temporaires. 

Vous nous avez parlé des sections de la façon de travailler, de juger les chercheurs, je prends un exemple de chercheur aux frontières de plusieurs disciplines, Georges Dumézil. Comment a-t-il été considéré dans les commissions du CNRS à votre époque ?
Je comprends votre question, mais en même temps elle n'a pas de réponse. Il y a des gens en effet qui sont à la jointure de plusieurs disciplines, ça a des avantages et des inconvénients. Un personnage pose sa candidature à un poste de chercheur, il est dans cette situation frontière, il choisit une commission, la commission A, parce que dans la  A, il connait monsieur X, mr Y, mr Z, et qu'il a l'impression qu'il y aura des gens pour appuyer son dossier, tandis que dans la commission B il y en aura peut-être moins. Idée un peu naïve, parce que dans les commissions il n'y a pas que trois personnes et que trois appuis dans une Commission qui comporte souvent une vingtaine de personnes ne changent pas  vraiment les choses. Si le gars est un type remarquable, ça ne fait jamais un pli nulle part. Si le gars est loin d'être encore un type remarquable, mais est un candidat moyen, et dieu sait s'il y en a, il arrive dans cette Commission A, le rapporteur de son dossier le connait, il fait un rapport favorable, les deux autres se rangent à cet avis, mais il reste les dix sept autres. Ils se disent: "on ne nous a donné que cinq postes à distribuer, or voilà un gars qui pourrait aussi bien être de l'autre côté, dans la commission B. On ne va pas gaspiller un de nos postes à nous, il vaut mieux garder nos cinq postes pour des gars qui sont en plein dans l'axe de notre discipline." Au moment du vote, malgré l'avis favorable, le gars est classé dixième. Il se dit à la session suivante, je me présente à la Commission B. Et là il se produit la même chose. Cela affecte les gens moyens, les bons on se les arrache! pour eux, il n'y a pas de problème de frontière. Ces problèmes de frontière existent sur le plan pratique. Si le type est un type très bien les frontières n'ont aucune espèce d'importance, si le type est une type moyen, les petits égoismes locaux joueront contre lui, à chaque coup. Peu importe Dumézil en l'espèce, on a bien eu un élève de Dumézil au CNRS que j'ai toujours trouvé extrêmement médiocre, et qui est mort le pauvre malheureux, il s'appelait Guerchev( ?). Lui aussi a été balloté: il est entré, mais au bout d'un moment la Commission qui l'avait a voulu le refiler à une autre! Vous ne supprimerez jamais ces problèmes là, parce qu'il est nécessaire qu'il y ait des frontières. Au fil des ans on a multiplié les commissions. Je l'ai fait moi-même modérément. Plus on multiplie les commissions, plus on multiplie les frontières. Il m'est arrivé de voir le même dossier une fois dans une Commission, une fois dans une autre. Quand un dossier arrive dans la seconde commission, après avoir été refusé par la première, c'est une mauvaise note. C'est un des cas où j'estimais pouvoir éventuellement intervenir quand je pensais qu'il y avait une erreur d'appréciation. Je disais à la seconde commission " la raison pour laquelle il a été mal placé, c'est qu'en partie il vous appartient , il appartient aux deux." Il fallait éviter les réactions dejalousie de Commission. "Vous dites que vous n'avez que trois postes à distribuer, mais qui vous les a donnés à distribuer, sinon moi ?, si vous vous comportez comme ça, rappelez vous que le nombre de postes que vous brandissez ainsi, c'est de mes mains qu'il vient."

Pourrait-on remédier à ce genre de problèmes en créant des intercommissions, ou lors du redécoupage du Comité national en mettant une section là où il y avait une frontière ?
Je réponds de manière absolument pessimiste à votre question : il n'y a pas de solution. Les intercommissions ne servent qu'à alourdir encore le fonctionnement. Je pense qu'il faut que la direction soit vigilante sur ces problèmes là. C'est pourquoi il faut être présent, être sur place. Ce n'est pas en créant des organismes supplémentaires qu'on résoud des problèmes comme celui là. Votre système est parfaitement utopique: il y aura encore plus de difficultés avec votre système qu'avec les autres. Une intercommission céée pour le règlement d'un contentieux frontalier, je n'y crois absolument pas. Je  me suis toujours arrangé autrement, pour ça il faut être en contact avec les gens et que le cas en vaille la peine. Vous allez trouver probablement que je donne l'image d'un personnage autoritaire. Mais, je ne crois pas. Avoir de l'autorité et être autoritaire, ce n'est pas du tout la même chose. L'autorité personnelle n'est pas inscrite dans les organigrammes ni dans les textes. L'esprit du système repose ou devrait reposer énormément sur la présence, non pas dans l'empyrée, du directeur, mais présence sur le terrain auprès des gens, et sur l'autorité personnelle qu'il a sur les gens. Vous n'imaginez pas combien ça supprime de faux problèmes irritants. Ca marchait comme ça à mon époque et ça marchait dans l'ensemble bien. Il peut arriver que deux commissions aient à mettre sur pied ensemble une entreprise commune. Là oui, il faut créer un petit organisme, même temporaire, même officieux, mais qui réunisse des gens des deux commissions concernées pour mettre sur pied un projet commun. Il n'est pas raisonnable de présenter séparément à deux commissions un projet qui les intéresse au même titre toutes les deux en les laissant discuter sans aucun contact l'une avec l'autre. Avec en plus l'avantage parfaitement injuste donné à celle des commissions que le calendrier aura fait servir la première, et qui par conséquent ne laissera pas la situation intacte au moment où l'autre va discuter. Mais ce n'est pas un cas fréquent. En général les commissions travaillent à 90% dans les limites de leur secteur.

Ne peut-on pallier ces difficultés en déplaçant périodiquement ces frontières ?
Je vais vous décevoir aussi, si c'est une idée qui vous est chère! A première vue ça me semble une très mauvaise idée. Plus vous changez les choses plus vous allez déconcerter les gens. Le CNRS ne travaille pas en principe uniquement à court terme. Vous allez mettre les chercheurs devant un Comité national qui ne sera jamais le même d'une fois sur l'autre, comme ces malheureux adolescents qui subissent une réforme du bac chaque année! Les changements dans le Comité national ont fait des drames parmi les collègues mêmes du Comité national, sans parler des clients que sont les chercheurs eux-mêmes! Je vous en ai raconté un que j'ai résolu, mais il y en a eu d'autres! Cette idée d'une espèce de changement permanent me semble déraisonnable.

Quid d'initiatives un peu originales comme la création du Centre d'étude pour la traduction automatique de Vauquois  ?
Ca venait des militaires. C'était une idée compréhensible, mais en même templs la motivation était saugrenue. Les militaires voulaient une machine qui permette de traduire le  russe, pour pouvoir lire les ouvrages scientifiques russes, savoir où en étaient les gens de ces pays là qui nous tomberaient sur le dos un jour ou l'autre et pouvoir aviser en temps voulu. Je caricature un peu bien sûr. Mais c'était la motivation. On met un traité de physique atomique russe dans la machine et après ça on connait tous les secrets atomiques! Les militaires avaient installé quelque chose au Fort de Montrouge. A un certain moment ça a intéressé les scientifiques de Grenoble pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la menace soviétique! Il y avait des recherches en Amérique, en Californie je crois ou au MIT qui travaillaient là dessus. En France, il y avait deux équipes assez dépourvues de moyens l'une et l'autre et qui travaillaient chacune dans son coin, l'une à Montrouge, l'autre à Grenoble. On a essayé de les faire travailler ensemble, d'organiser au moins une répartition des axes de recherche, qu'ils ne soient pas deux avec peu de moyens à faire en plus exactement la même chose. Les militaires ont lâché pied au bout d'un certain moment et ce qui a subsisté, c'est le noyau de Grenoble, dont je n'ai pas suivi très exactement les progrès, mais qui s'est fait très largement coiffer par les recherches de l'étranger. Il y a un problème théorique: est-ce qu'on peut faire avaler du français à une machine pour qu'il en ressorte de l'allemand ou du chinois. Est-ce que ça peut se faire par des manipulations bilatérales ou est-ce qu'il faut inventer un langage machine, c'est-à-dire une espèce de linguistique théorique schématique propre à la machine ? On entre du français qui est traduit en langage machine, puis le langage machine sera retraduit dans n'importe quelle autre langue. Il y a deux grandes options: fabriquer un langage machine ou pas. Cela pose d'énormes problèmes de linguistique générale. C'est d'ailleurs la linguistique générale que ce genre de développement a le plus perturbée, parce qu'elle n'avait jamais travaillé dans ce genre d'hypothèses pratiques. Les analyses du fonctionnement du langage en général ont toujours été faites d'une façon purement théorique. Un jour  on a dit quelqu'un va dire si vos théories sont bonnes ou mauvaises : c'est une machine ! 

Dans l'affaire de la traduction automatique, il s'agissait de réduire une concurrence stérile
Il m'est arrivé assez souvent d'avoir des entreprises concurrentes à mettre d'accord. Par exemple, l'inventaire du lexique de la langue française. C'était au moment où on se posait la question peut-on faire un inventaire général de la langue française à partir du moment où on a eu une batterie d'ordinateurs avec des mémoires pratiquement illimitées. On leur donnait à manger des textes et ensuite on appuyait sur un bouton et on avait tous les exemples du mot 'capitaine' à travers les âges, avec le contexte ou avec tel segment de contexte. J'ai organisé un colloque à Strasbourg, avec en particulier Imbs sur la possibilité de mettre en place une entreprise de ce genre. J'avais, avec une abominable malice, invité à ce colloque Robert, qui avait lui fait son dictionnaire tout seul et qui a gagné de l'argent. Il venait de sortir son premier volume. Je lui ai demandé de venir dire aux autres qui faisaient de la recherche lexicologique comment il avait fait là-bas en Afrique du Nord pour monter une opération pareille. De ce colloque, il est finalement sorti le projet Imbs d'installer le 'Trésor de la langues française' (TLF) à Nancy. J'ai eu beaucoup de peine d'ailleurs avec le Directoire: au bout d'un temps assez court, avant qu'on ait nourri toutes ces mémoires, il voulait déjà à l'autre bout avoir des produits et ce n'est pas possible. Il faut qu'on ait tout le matériel avant d'écrire le premier mot du premier volume, ça n'a pas de sens autrement. J'ai dit au Directoire : quand vous plantez un olivier, vous ne récoltez pas d'olives l'année suivante, ni la deuxième année, ni la troisième année. Et bien, c'est un olivier qu'on a planté à Nancy! J' ai eu du mal à refreiner les impatiences du Directoire qui avait fait une grosse mise de fond et qui voulait voir sortir les choses tout de suite à l'autre bout.En même temps il y avait un autre laboratoire de recherche à Besançon et il a fallu essayer de mettre tout ça d'équerre. Il y a eu un assez grand gaspillage d'efforts. Dans ces cas là où on ne peut rien supprimer, on essaye d'harmoniser. En général vous ne partez pas de zéro, il y a déjà des petits noyaux qui existent, et il faut tenir compte des gens, même si ça gauchit la structure et si ça ralentit les résultats.

De votre point de vue, qu'a apporté le CNRS au cours de son histoire ?
Je suis incapable de répondre à une question comme celle-là! Le CNRS n'a pas créé de discipline, il en a développé, il a aidé à se développer des disciplines qui même autrement étaient déjà en croissance et en popularité, c'est à dire qui attiraient, intéressaient l'opinion. Je ne discute pas de l'aloi de cette popularité, mais l'intérêt plus ou moins général est un fait! La sociologie intéressait l'opinion beaucoup plus que l'assyriologie, il n'y a pas le moindre doute! Des disciplines étaient déjà portées, on leur a donné un certain nombre de moyens. Le CNRS n'a jamais été le seul pourvoyeur de moyens, l'Université l'était aussi. Je n'ai jamais compris qu'il y ait une espèce de conflit, d'animosité entre l'Université et le CNRS : ce sont les mêmes gens. Pour moi, ça me semble d'une absurdité  absolument complète! Je dirais que c'est très heureux qu'il y ait les deux, pour alimenter le financement de la recherche, car avec deux sources, on a toujours plus qu'avec une seule. Le jour où un seul de ces organismes alimentera la recherche, quelque soit celui des deux qu'on choisira, il y aura moins de crédits. L'existence de deux sources permet beaucoup plus de souplesse et un résultat total supérieur.

Ca vous est déjà arrivé d'être malade ? J'espère que non, un petit peu quand même ? Le médecin vous dit "vous allez prendre de ceci et vous allez prendre de cela" au bout de quinze jours vous étes guéri, lequel des deux médicaments vous a guéri ? C'est ça la question que vous me posez! Je ne peux pas vous répondre. Je peux bien sûr vous dire qu'il y a des petites choses que les ressources de l'Université permettent de faire, parce qu'elle est tout de même moins riche que le CNRS et ne peut, ne pouvait pas du moins, faire des grosses opérations comme le Trésor de la Langue Française, par exemple. L'université n'aurait pas mis en place un Service de l'Architecture Antique, mais il n'y a pas de jugement de valeur à porter sur l'action de l'un ou l'autre des participants à l'opération recherche, j'appelle les deux participants:le CNRS et l'Université,  dans mon secteur cest ça. Il y a des choses que l'une peut faire et que l'autre ne peut pas faire et inversement! L'Université peut donner des moyens de vivre à un tas de chercheurs qui sont en même temps des enseignants, et le CNRS peut faire lui des opérations Labo que l'autre ne peut pas faire. Finalement ce sont les mêmes gens qui sont des deux côtés. C'est pourquoi j'ai toujours considéré, du point de vue des sciences humaines comme une stupidité sans nom de rattacher comme ça le Ministère de la Recherche à l'Industrie par exemple. Le CNRS est fait pour rester dans le même ministère que l'université. Ca me semble à moi une évidence même!, seulement vous me direz que je ne suis pas préoccupé de science appliquée, ce n'est pas mon métier.

Le CNRS a donc eu un rôle crucial en matière d'organisation de la recherche
C'est là qu'il peut mieux agir que l'université. Je me plaignais tout à l'heure qu'on nous ait toujours alignés sur les gens d'à côté, scientifiques, mais un personnage comme René Descartes, qui travaillait dans son poële, comme on dit, n'aurait jamais été admis au CNRS parce qu'il ne faisait pas parti d'une équipe. On n'est pas pestiféré quand on n'est pas au milieu d'une équipe de douze personnes. Il y a des cas où il est absurde de travailler tout seul, des cas où le nombre autour de vous ne change rien à la question. Dans des cas comme ça l'optique faculté des sciences nous a quelquefois gênés. Il nous est arrivé de faire des équipes fanntômes, qui n'avaient pas d'homogénéité, parce qu'on voulait absolument que les gens soient groupés. On a plus d'une fois fait des rattachements pro forma pour prendre des gens et on s'est retrouvé gêné aux entournures par des exigences qui ne répondent pas à la réalité des choses. Inversement, quand nous avons eu à faire des opérations labo, cela nous a été très utile d'avoir l'expérience et la référence des gens qui eux avaient déjà l'habitude de travailler comme ça.

Est-ce que ceci n'amènerait pas à envisager deux CNRS, l'un pour les sciences exactes, l'autre pour les SHS ?
Il n'y a jamais eu dieu merci de division entre deux classes. Traditionellement, rue d'Ulm, à l'Ecole Normale, il y a un directeur littéraire, un directeur scientifique, il y deux classes, et le directeur général est alternativement l'un et l'autre directeur adjoint. Si cette situation existait au CNRS, il y aurait eu, je pense, d'avantage la tentation de le couper en deux. Au niveau de la direction, ça a été coupé en trois et non en deux. Ce qui change tout le problème. Il n'y a jamais eu de structurs binaire, mais une structure au moins ternaire dès le début. Dans un des autres tiers, il y  avait des gens qui pensaient exactement comme nous : les mathématiciens. Ceux-ci travaillaient comme nous. C'est une des raisons pour lesquelles on n'était pas isolés, un secteur à part, des gens à part qui s'occupent de pigeons. Même chez l'ennemi,  si j'ose dire, on avait des alliés. J'ai toujours été d'accord avec des gens comme Lichnérowicz. Ceci est une raison de plus pour qu'il n'y ait pas cette espèce de fissure, de pointillé le long duquel on aurait pu vouloir découper le CNRS. Dans la réalité, cette fissure n'existait pas, au niveau des services non plus. Au Service des missions il n'y a pas une personne qui s'occupe des missions de ceci et une autre des missions de cela. Le CNRS n'est pas bâti de telle façon qu'on puisse dire un jour : tout ce qui est de ce côté on l'enlève.  On peut leur dire que les recherches diffèrent entre elles, mais que nous, les SHS, nous représentons les secteurs qui avec le moins de moyens financiers assurent la place de la France dans le monde. Le rapport qualité prix est en notre faveur : avec 10% des moyens du CNRS, nous tenons notre place de la façon la plus honorable dans un grand nombre de disciplines. C'est un placement qui rapporte, un point de vue qu'aucun gouvernement n'a le droit de négliger.

 
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