Photo A Tchakhotine
La chromatographie
Parmi les quelques livres que j'ai écrit, le plus joli s'intitule
'Chromatographie' (Elsevier à Amsterdam). Il représente l'un de mes
travaux majeurs, ceux que j'ai fait à 22 ans chez Richard Kuhn (Nobel
1938) à Heidelberg comme chercheur libre. La chromatographie est
une méthode d'analyse qui permet la séparation des substances
organiques, plus tard, elle a aussi été utilisée pour les substances
minérales. Aujourd'hui elle est omniprésente dans les laboratoires, la
biologie moléculaire serait impensable sans elle. Cela dit je n'en suis
pas l'inventeur, puisqu'il s'agit du botaniste Michael Tswett qui l'a
décrite dans un ouvrage publié à Varsovie en 1906. Pour toutes sortes
de raisons que j'explique dans mon livre, la méthode fut longtemps
décriée et non utilisée par les chimistes. En fait, je voulais séparer
des pigments trés fragiles et j'avais lu Carotenolides centraleted
pigments de Tswett. Il se trouve que Kuhn avait le manuscrit d'une
traduction en allemand du livre russe de Tswett. Il me l'a donné et un
jour je me suis décidé à fabriquer une colonne chromatographique. Le
principe est simple. On verse dans une colonne, une poudre finement
divisée qui sert d'absorbant. J'ai commencé avec des tubes à essais.
Aujourd'hui, on utilise des colonnes de trois métres de diamétre en
acier inoxidable ou des colonnes capillaires de vingt métres de long.
On verse une solution des substances à séparer sur cette poudre. Les
substances sont retenues sur la colonne à des étages différents suivant
leur affinité pour l'absorbant. C'est ainsi que j'ai pu séparer deux
pigments puis les cristalliser. Comme il s'agissait de pigments
importants, par exemple le carotène ( vitamine), cela a contribué à
lancer la méthode de fractionnement chromatographique. Nous avons
publiés plusieurs articles avec Kuhn. Ensuite, son concurrent le Pr.
Paul Karrer - qui a eu aussi le Nobel (1937) - a développé la méthode.
En fait, j'ai bénéficié de l'existance d'une trés bonne école de chimie
des substances naturelles en Autriche avant la guerre (elle a ensuite
complêtement périclité grâce à Hitler (si on peut dire). Le premier
laboratoire de micro-analyse avait été fondé à Vienne par Schwarzkopf
un de mes amis, réfugié de Berlin qui est ensuite heureusement parti
aux Etats-Unis où il a fondé un laboratoire commercial.). En 1923 un
professeur de Graz, Fritz Pregl a eu le Nobel de chimie pour sa méthode
de micro- analyse analytique. Ainsi, Pregl avait inventé et mis au
point une méthode qui faisait la même chose avec seulement trois
milligrammes ce qui permettait d'isoler des substances naturelles.
Mais vous n'avez pas fait carrière en Autriche
Je suis né à Vienne en 1908. J'ai fait mes études de chimie dans cette
ville que j'ai du quitter lorsque j'ai obtenu mon doctorat en
philosophie. En tant que Juif, il n'y avait pas moyen d'avoir ne
serait-ce qu'un poste d'assistant à l'université de Vienne, c'est du
moins ce que mon professeur m'avait dit sans fioriture. On ne sait pas
que l'Autriche a toujours été beaucoup plus antisémite que l'Allemagne.
A Vienne, même Sigmund Freud n'a jamais été professeur titulaire. Et
encore encore cet antisémitisme n'atteignait pas les proportions
rencontrées dans une ville comme Graz en Styrie. Quand j'étais étudiant
de chimie, j'avais un camarade blond aux yeux bleus, comme moi, qui
venait des environs de Graz qui me racontait que dans sa classe, dans
les années 1920, aucun de ses camarades ne voulaient être assis sur le
même banc que lui. En 1930, avec une recommandation de mon professeur
je suis donc allé travailler au `Kaiser Wilhelm Institut für
Medezinschiftsforschung' à Heidelberg. Il y avait là un viennois de
naissance, Richard Kuhn qui a eu le Nobel en 1938 avec lequelje
suis resté pendant trois ans comme chercheur libre. C'est d'ailleurs à
Heildelberg que j'ai fait la connaissance de Mlle Hélène Fréchet, la
fille du mathématicien français et que nous nous sommes mariés en juin
1932. En mars 1933, c'est l'arrivée d'Hitler au pouvoir et nous avons
du quitter Heidelberg à toute vitesse!
L'Institut de biologie physico chimique (IBPC)
Nous sommes donc allés à Paris. Mais là, le probléme était d'obtenir
une bourse. J'étais marié à une française qui avait gardé sa
nationalité, nous avions déjà deux enfants et il fallait vivre. A
Heildelberg, en 1932, nous avions fait la connaissance d'André et de
Marguerite Lwoff qui avaient une bourse de la fondation Rockefeller
pour travailler chez Otto Meyerhof, un prix Nobel de physiologie. A
Paris, j'ai pris contact avec W. Schoen de l'Institut Pasteur, le chef
du Service de fermentation. Avec lui, j'ai travaillé sur les pigments
naturels et c'est grâce à lui que j'ai fait la connaissance d'un nommé
Harry Plötz, un banquier et médecin de Boston qui ayant perdu sa femme
trés jeune avait créé une Fondation `Ella Sachs-Plötz'. Il avait un
petit labo rue Pierre Curie qu'il n'utilisait pas et où j'ai pu
m'installer. Mais, les possibilités étaient limitées, d'autant que les
réfugiès commençant à affluer. S'il y avait bien un comité à Londres
pour s'occuper d'eux, en France il n'y avait pratiquement rien. De
même, la Fondation Rockefeller ne pouvait pas me donner de bourse parce
que d'après leurs statuts, ils n'en accordaient qu'à des gens qui aprés
un ou deux ans devaient revenir à leurs postes d'origine. En 1935, j'ai
donc pris contact avec la Caisse de recherche scientifique. J'avais
déjà publié dans des périodiques français, ainsi que deux livres chez
Hermann dans la collection des `Actualités scientifiques industrielles'
(ma femme m'avait aidé à les écrire en français). J'ai donc fait une
demande de bourse à la Caisse et on m'a prété un petit labo à
l'Institut de Biologie Physico-chimique, autrement dit à la fondation
Edmond de Rothschild. Je rappelle que c'est le baron Edmond de
Rothschild et ses libéralités qui avaient suggéré à Jean Perrin
d'installer une caisse des sciences (l'ancêtre du CNRS). C'est comme ça
que j'ai eu ma première bourse pour essayer de purifier le virus de la
polio, sans succès. Vous savez que l'IBPC est du au flair de Jean
Perrin qui -avec le baron Edmond de Rothschild - voulait faire un
Institut du cancer. L'Institut a été officiellement ouvert en 1928. A
ce moment là on ne savait pas du tout comment aborder la recherche sur
le cancer ? Du reste, je m'étais posé la question moi-même alors que
j'étais en train de finir mes études de chimie à Vienne, j'étais allé
voir un professeur, un certain Paoli, spécialiste de chimie colloïdale
pour lui poser la question :" je voudrais faire des recherches sur le
cancer. Pouvez-vous me dire comment faire?". Or il ne s'avait pas et il
s'était un peu moqué de moi. J'étais reparti dépité. C'est vers la même
époque que les gens qui allaient créer l'IBPC se sont dit qu'on allait
mettre ensemble des biologistes, des physico-chimistes, des chimistes
pour les faire travailler ensemble. C'est l'idée de départ de l'IBPC,
mais je ne crois pas que plus tard on pensait encore au cancer ! Il y
avait là Georges Urbain, l'organicien que j'ai bien connu, un homme
trés sympathique. Il y avait Jean Perrin, Eugène Aubel le bio-chimiste.
Avant la guerre Aubel était Action Française, aprés guerre il est
devenu membre acharné du parti communiste. C'était un enthousiaste. Je
me souviens qu'il m'avait soumis pour signature une adresse à Staline
pour son anniversaire : "Camarade Staline, vous qui êtes le plus grand
scientifique du monde, etc... " J'ai refusé. Ce jour là j'ai dit que je
ne voulais plus entendre parler de 'parti' et de 'communisme'.
Retard de la biochimie en France
Quand je suis arrivé en France, j'avais donc une formation sur cette
méthode chromatographique que personne ne connaissait. Il faut bien
dire que la chimie biologie ou la chimie des substances naturelles,
étaient trés en retard dans ce pays. A l'époque, il n'y avait qu'une
seule chaire de biochimie, celle de Gabriel Bertrand de l'Institut
Pasteur dans laquelle il avait d'ailleurs succédé à l'illustre
fondateur. Gabriel Bertrand était un grand professeur qui est mort à
l'âge de 95 ans. Sa spécialité était d'analyser les traces de métaux
dans la matière vivante. Il parlait d'oligo-éléments dont il disait que
l'importance est fondamentale. Mais il s'agissait de chimie
bio-inorganique comme on dirait aujourd'hui. En 1935, j'ai préparé des
certificats de licence. Pour celui de biochimie, il a fallu que
j'apprenne la quantité de cuivre dans les feuilles de plantes, de
potassium dans l'escargot, etc... C'était délirant. En revanche, il n'y
avait pas d'enzymologie, voire aucune analyse de constituants plus
évolués que les traces de métaux. A l'époque, pour savoir quelle était
la structure d'une substance, il fallait voir combien elle contenait de
carbone, d'hydrogène, d'oxygène, d'azote, .... Aujourd'hui, on la met
dans une machine, on fait de la RMN et on a pratiquement le résultat,
c'est devenu un jeu d'enfant. Mais lorsque je suis arrivé, on brûlait
encore deux cent milligrammes de substances dans de gros appareils qui
dataient de Dumas (1850) pour isoler le carbone, l'hydrogène, etc. Dans
ces conditions, comment faire de chimie des substances naturelles? J'ai
donc fait connaître la chromatographie lors d'une conférence à la
Société de Chimie Industrielle en 1934, puis en 1939 à la Société
Chimique de France. Je me souviens qu'un jour, alors que je présentais
mes notes à Gabriel Bertrand, il me dit :" Lederer, vous publiez trop"
et il avait raison. Mais j'avais le sentiment qu'il fallait que je
publie beaucoup, pour m'enraciner, c'était le publish or perish avant
la lettre, si vous voulez. Le successeur de Gabriel Bertrand fut
Javillier et celui de Javillier, Eugène Aubel, qui était chef de
service à l'Institut de Biologie Physico-chimique.
Quelles étaient, selon vous, les raisons de ce retard ?
Je dirais que c'est d'abord la faute des grandes écoles, ensuite de la
primauté des mathématiques. Moi, j'ai été opprimé par les maths. Mon
beau père était professeur de mathématiques, ma femme est diplomée
d'études supérieures de mathématiques... Bref, dans ce pays les gens
sont filtrés d'aprés leurs compétences en maths. Alors un pauvre
chimiste? il est noyé! Remarquez que j'avais de bonnes notes en
Autriche, mais par rapport à ce qu'on demandait ici, ça n'avait rien de
comparable. Les mathématiques françaises sont toujours excellentes, les
Français ont des médailles Fields dont on dit qu'elles sont
l'équivalent du prix Nobel. Tout cela est bel et bon, mais c'est l'une
des origines du problème vous évoquez. Voyez la classification des
sciences d'Auguste Comte, d'abord les mathématiques, en-dessous la
physique, ensuite la chimie et enfin la biologie, la dernière, la
botanique, la zoologie,la classification des espèces. Mais évidemment
cela a changé par la suite grâce à l'équipe aux pasteuriens par exemple
(Monod, Lwoff et Jacob) qui ont directement participé au grand
renouveau de la biochimie.
Vous avez aussi travaillé en U.R.S.S.
Un beau jour de 1935, arrive dans mon labo un monsieur avec de
magnifiques cheveux blancs, trés impressionnant. C'était Jean Perrin :
"le Comité s'est réuni. On veut bien vous nommer attaché de recherches,
mais comme vous êtes étranger, vous ne pourrez disposer que du tiers de
la somme prévue". Or, j'avais une femme, deux enfants et le montant de
la bourse était de 2000 F. C'était impossible, je l'ai remercié et je
suis allé voir Paul Langevin. A l'époque, j'étais communiste enragé,
pas membre du parti, mais disons spirituellement trés attiré par
l'URSS. Ainsi, Paul Langevin m'a recommandé à l'attaché culturel
soviétique en poste à Paris et celui ci m'a indiqué une possibilité de
travail à l'Institut des vitamines de Léningrad,. Ca correspondait
exactement à ce que je faisais. Je suis donc parti là-bas en octobre
1935 avec un contrat de trois ans. Les conditions. de travail étaient
très bonnes. Nous avions un bel appartement avec vue sur les fameux
canaux. Le laboratoire était relativement bien installé et comme
j'avais la permission dans mon contrat de revenir en France aux
vacances, je pouvais ramener des réactifs, de la verrerie, des
appareils,... J'étais en fait directeur d'un laboratoire et je
disposais d'un bon traitement. J'en avais même deux puisque on m'avait
proposé un poste de `privat dozent' à la Faculté de Médecine de
Léningrad. Je donnais des cours aux étudiants, je ne sais pas s'ils
comprenaient mon russe, en tous cas, il y en a un qui m'a gardé
beaucoup de reconnaissance et que j'ai revu ultérieurement lors de
visites en Russie. Mais, bien plus rapidement que moi ma femme a
compris combien la situation politique se dégradait! Elle n'avait pas,
disons, la foi communiste ! Il y au les purges, les procés et le reste.
Bref, aprés deux ans passés en URSS, il a fallu revenir en France. Le
directeur de mon Institut m'avait bien proposé d'aller à Moscou aux
Affaires étrangères afin d'obtenir une dispense pour rester une année
de plus, mais l'atmosphère devenait vraiment oppressante. Aucun
soviétique n'osait plus avoir de contacts avec nous.
Vous devenez donc chercheur au CNRS
Nous sommes donc revenus en France fin décembre 1937 et le premier
janvier 1938, j'étais de retour à l'Institut de Biologie
Physico-chimique. A l'époque, j'avais fait une quarantaine de
publications et j'avais le doctorat viennois. En avril, j'ai passé mon
doctorat ès sciences à Paris sans avoir eu le moindre directeur de
recherche français car j'avais écrit ma thése en russe ! Il y avait là
le pr. Wurmser, le pr. Eugène Aubel qui m'ont accueilli car j'avais la
bonne odeur, si je peux dire, d'un expulsé d'URSS et ils m'ont aidé à
obtenir une bourse d'attaché de recherches. Voila comment a commencée
ma carrière au CNRS. Jusqu'à , 'Anschluss, mon pére avait pu m'aider.
Ma femme, elle, travaillait à la Statistique générale de la France.
Puis j'ai été naturalisé en décembre 1938, mobilisé au début de la
guerre et notre quatrième enfant est né alors que j'étais simple
soldat. Les chimistes étaient simples soldats, alors que les
pharmaciens, les médecins, étaient lieutenants ! Or, comme deuxième
classe, je pouvais être démobilisé à la naissance du quatrième enfant.
Bien sûr, j'en ai profité parce qu'on me faisait faire des choses
idiotes. Présentations d'armes et exercices divers sur la scène de la
Mutualité ! J'étais d'ailleurs affecté dans un bataillon de naturalisés
où on n'était pas trés bien traité par les sous-offs. J'ai donc repris
mes fonctions au CNRS et, en 1940, Claude Fromageot, professeur de
biochimie à Lyon, a obtenu ma promotion d'attaché à chargé de recherche
pour travailler dans son laboratoire. Je suis donc resté AR jusqu'à mon
exclusion du CNRS en 1941, suite à la législation anti-juive de Vichy.
En fait, j'ai été réintégré au printemps 1944, quand Vichy a vu que ça
tournait mal et qu'on a réintroduit des exceptions pour les Juifs qui
avaient une femme française, donc une famille aryenne ...
Vous développez des contacts avec l'industrie de la parfumerie
Démobilisé, j'avais recommencé à travailler à l'Institut de Biologie
Physico-chimique. Puis, quand la France a été envahie, il a fallu que
je me cache. Je suis parti avec une vieille voiture, des matelas sur le
toît et nous sommes arrivés du côté des Pyrénées au moment de
l'armistice de juin 1940. De là, j'ai écrit à Claude Fromageot à Lyon
et dans sa réponse il m'a dit qu'il acceptait de me recevoir dans son
laboratoire. J'ai donc travaillé à Lyon de 1940 jusqu'à mon retour à
Paris en mars 1947. La période de la guerre a été difficile, mais j'ai
heureusement pu travailler pour l'industrie. J'avais eu déja eu un
contrat avant-guerre, ce qui était absolument illégal à l'époque, mais
un industriel de la parfumerie m'avait proposé de choisir moi-même un
sujet de recherche. Il s'agissait de Max Roger, le directeur de l'usine
Roure-Bertrand à Argenteuil et de la société Justin Dupont de Grasse.
Ma spécialité, les substances naturelles, interessaient évidemment le
parfumerie je lui avais proposé d'étudier les parfums animaux, ambre
gris, castoreum, etc... L'ambre gris est une concrétion intestinale du
cachalot trés apprécié en parfumerie. J'avais fait l'exode avec un kilo
d'ambre gris que Max Roger m'a finalement acheté. Un kilo d'ambre gris
coûte actuellement de 10.000 à 20.000 francs et même plus, c'est trés
cher parce que c'est très rare. Pendant la guerre, Max Roger pu me
payer deux collaborateurs et me verser un petit traitement, tandis
qu'aprés mon exclusion du CNRS, j'ai pu aussi avoir une bourse grâce à
Henri Pénaud et Léon Véllus.
Refus d'exil
Sous l'occupation, pourquoi ne suis je pas parti à l'étranger comme mon
collègue Michel Magat par exemple ? En fait, j'étais tout bêtement
optimiste. C'était d'autant plus paradoxal que Louis Rapkine, un Juif
canadien travaillant en France, un trés bon chimiste qui avait
d'étroits contacts avec la fondation Rockefeller, m'avait obtenu un
visa. Nous étions réfugiés prés de Lyon avec mes parents que j'avais pu
faire revenir de Vienne aprés l'Anschluss grâce à un cousin de ma femme
qui était chef de cabinet du ministre de la Justice (c'est d'ailleurs
grâce à ce même cousin que j'ai été rapidement naturalisé). Bref, un
jour je reçois une lettre de Rapkine me disant qu'il a obtenu le visa
ainsi qu'une bourse de la Fondation Rockefeller. Je lui ai demandé si
je pouvais en avoir pour toute ma famille, mais la réponse était que ce
n'était pas possible. J'ai donc décidé de rester en France. J'étais
assez fatigué avec tous ces changement survenus depuis 1930 et puis
j'espérais évidemment passer à travers les évènements. En plus,
j'ignorais le sort qui menaçait les Juifs. Grâce à Max Roger, le
parfumeur qui était devenu le maire de Neuilly sous l'occupation, j'ai
obtenu une fausse carte d'identité. Je suis devenu Edouard Lefèvre, né
à Abbeville, une ville dont la mairie avait été détruite en 1940 avec
tous les registres de l'état-civil. Max Roger a probablement sauvé pas
mal de Juifs pendant la guerre, mais je ne sais pas ce qu'il est devenu
après. Il avait des affaires en Afrique qui ont périclité, c'était
quelqu'un de bien. Plus tard, J'ai failli être arrété par la milice (la
police supplétive de Vichy). Au moment du bombardement de Lyon, le 25
mai 1944, j'étais par hasard dans le centre de la France pour mettre
mes enfants en sécurité. Je me souviens qu'une bombe était tombée sur
le bureau de Claude Fromageot à la faculté de Lyon, juste à côté
de mon labo. Il y eut cinq morts dans la cour de l'Institut, les autres
s'étant réfugiés à la cave. Quand je pense que j'ai aussi échappé à ça!
Ma femme était restée à Collonges-au-Mont-Dore parce qu'elle attendait
notre cinquième enfant qui tardait à arriver ! En fait, dès que j'ai
appris le débarquement en Normandie, nous sommes allés rejoindre les
quatre autres qui se trouvaient du coté d'Ambert où il y avait un
maquis, sauf ma mère qui avait préférée rester à la maison. Donc, rafle
de la milice. Ils ont un peu malmené ma mèremais l'un des types a dit
:"Allez! Laissez-là, filons".. C'était le dernier jour avant la
Libération.
Réintégré au CNRS, vous êtes bientot menacé d'exclusion
Après la guerre j'ai eu d'autres problèmes, notamment à cause de mes
contacts avec l'industrie. Ce genre de relations entre la recherche et
l'industrie était encore loin d'être à la mode à l'époque ! Avant de
toucher mon nouveau traitement, je suis convoqué par la secrétaire du
Comité national, mme Plin la cerbère du CNRS, une femme extraordinaire,
mais d'une sévérité terrible avec les chercheurs. Elle me demande si je
travaillais avec l'industrie. Bêtement, j'ai répondu oui. Résultat, on
ne m'a donné que la moitié du traitement CNRS. J'ai donc du continuer
mes travaux pour l'industrie. En octobre 1946, j'avais assisté à une
réunion à Bâle où des chimistes suisses avaient invité des collègues
français. J'avais envoyé un `abstract' sur les produits odorants de
l'ambre gris. Quelques jours plus tard, je reçois un télégramme de
Zürich signé du professeur Leopold Ruzicka, le Nobel de chimie ! "Venez
tout de suite à Zürich avec vos produits". En fait, il existait un
travail secret réalisé par une maison de parfumerie de Genève,
Firmenich, sur le même sujet. Après discussion avec le directeur de
recherche de Firmenich, j'ai pu passer un contrat grâce auquel j'ai pu
payer deux techniciens et faire marcher ma boutique. Alors que j'étais
à Lyon chez Fromageaot, j'avais pu recruter Daniel Mercier, le fils
d'un mécanicien dentiste qui sortait de l'école de techniciens 'La
Martinière', grace aux fonds de Max Roger. J'avais aussi embauché une
chercheuse, Mme Poloski, également payée sur les fonds Max Roger et qui
a ensuite été intégrée au CNRS. Daniel Mercier travaillait donc dans
mon laboratoire de la rue Pierre Curie (IBPC). Il avait de la famille
et comme le traitement du CNRS était trés faible, j'ai pu lui procurer
un supplément grace au contrat Firmenich. Mais Mercier était un
militant pacifiste. Un jour, lors d'une manifestation devant le
Cherche-Midi et il se fait arréter avec d'autres pacifistes couchés
devant la porte de la prison. La police l'avait fouillé et on a
découvert qu'il recevait sur son compte chèque postal, des versements
mensuels de Firmenich. Là-dessus, je reçois une convocation de Georges Teissier,
le directeur du CNRS. Horrible scandale ! Mercier a été instantanément
exclu du CNRS et moi même menacé de l'être. Finalement, ça s'est un peu
calmé et j'ai été seulement retardé dans mon avancement car trois mois
aprés, mon ami Georges Teissier était éliminé à son tour 'comme
communiste'. Il n'était pas communiste avant la guerre, il l'est devenu
pendant. Il m'est arrivé de diner avec lui, il m'avait fourni des idées
pour des pigments d'animaux inférieurs. La première fois que je l'ai
rencontré, c'était dans ce labo au sous-sol de l'Ecole Normale que
Robert Lévy m'avait prété. Mais en tant que communiste, il était
hostile aux contacts avec l'industrie privée. Alors vous imaginez le
crime ... Un sympatisant communiste qui se salit les mains avec
l'industrie privée, étrangère de surcroit !
Le développement des contrats avec l'industrie
Au lendemain de la guerre, j'ai commencé à travailler sur le bacille
tuberculeux qui posait à la fois des questions de compréhension à la
chimie et à la biologie. Un jour, je reçois une lettre d'un des
directeurs de la CIBA à Bâle. Pouvais-je venir discuter une
collaboration? On me donnait toutes sortes de facilités d'analyses. J'y
suis allé et avec l'accord de Firmenich, j'ai passé contrat avec eux.
Le contrat Firmenich a été signé en 1949 et pour CIBA en 1950 (ce
dernier a duré vingt ans de 1950 à 1970). Dans les années 1960, ils ont
été officialisés par l'ANVAR, l''Agence nationale de la valorisation de
la recherche'. Les redevances devaient être versées à l'Agence qui en
retenait 25 %. Les 75 % restants l'étaient aux chercheurs. Ce premier
contrant avait été passé avec Corto-Wallace à l'époque où Jacques Monod
était devenu directeur de l'Institut Pasteur. Un deuxième contrat a été
signé vers 1972 par l'ANVAR, mais il n'y avait plus que 60 % versé aux
chercheurs, 20 % étaient gardés par l'Agence et 20 % reversés au CNRS
pour le laboratoire d'origine. Plus recemment, ce système a été encore
modifié. Je crois qu'ils ne donnent plus que 40 % au chercheur, ce qui
est vraiment trés sévère. Le chercheur a quand même plus besoin de ces
redevances que le CNRS. Je connais d'excellents collègues qui, il y a
encore quelques années encore, cachaient leur collaboration avec
l'industrie tant les conditions faites par l'ANVAR était draconiennes,
d'autant que ces redevances étant déclarées comme plus values sont
taxées à 15 %. Si l'ANVAR retient 40 %, le fisc lui prend 15 % ! Quoi
qu'il en soit le brevêt jasmin, l'une des essences les plus utilisées
en parfumerie, est arrivé à expiration en 1978 et comme il représentait
l'essentiel de ce que Firmenich exploitait, les redevances ont
disparues.
L'Institut de chimie des substances naturelles (ICSN)
A la Sorbonne, le successeur d'Eugène Aubel fut Claude Fromageot. C'est
la raison pour laquelle j'étais revenu de Lyon à Paris au lendemain de
la guerre. A la mort de Fromageot, 10 janvier 1958, j'ai pris sa suite
de ce qui était d'ailleurs un héritage à problèmes. Lorsque monsieur
Aubel m'a téléphoné pour m'annoncer le décès de Fromageot, je me suis
rendu compte que j'allais avoir la successsion de la chaire et du
laboratoire (EPHE). C'était évidemment trés lourd : je recevais un
grand laboratoire boulevard Raspail en même temps que l'obtention du
permis de construire de l'Institut de Chimie des Substances Naturelles
(ICSN). Initialement, Georges Teissier avait eu le projet de me faire
nommer directeur de cet institut dont la construction était prévue au
CNRS à Gif sur Yvette, mais à cause de l'affaire évoquée plus haut,
cela avait mis au placard. C'est donc Georges Champetier qui m'a nommé
directeur du futur ICSN. Mais à la suite d'une démarche du professeur
Paul Lebeau de la Faculté de Pharmacie en faveur du pr. Janot qui avait
une équipe à la Faculté, il a été décidé de doubler la direction de
l'Institut. A l'époque, on ne disait pas "co-directeurs", chacun de
nous était donc directeur. On se partageait chacun une aile du bâtiment
construit à Gif et où nous nous sommes installés en décembre 1960.
C'est alors que j'ai été contacté par le doyen de la Faculté des
sciences d'Orsay, André Guinier, qui m'a proposé de m'occuper d'un
Institut de biochimie à installer sur son campus. Claude Fromageot
avait refusé cette proposition car il était déjà fatigué. Moi, j'ai
tout de suite dit oui. En 1963, l'Institut d'Orsay ayant ouvert ses
portes, j'y ai transféré une partie des biochimistes qui voulaient
quitter le boulevard Raspail. Les autres étaient déjà à l'ICSN. Je
faisais la navette entre Gif et Orsay, quatre kilométres par une route
directe. Les gens appelaient ça `le boulevard Lederer' parce que
j'avais obtenu d'André Guinier de le faire asphalter !
L'ICSN a été construit sur le site de Gif qu'un banquier suisse avait cédé au CNRS
Le terrain de Gif a été vendu un prix dérisoire au CNRS parce que le
fils du banquier, Jacques Noetzlin, était un camarade de classe de Fred
Joliot. Aprés la guerre quand celui-ci est devenu directeur du Centre,
tous deux ont passé un arrangement. L'entretien du parc était trés
lourd, il y avait je ne sais combien de jardiniers. Ils se sont
arrangés et le CNRS a effectivement acquis le tout pour une somme
dérisoire. Mais c'était pour s'en débarasser. Quant au campus d'Orsay,
les terrains appartenaient à Léon Bailby, le directeur du journal 'Le
Matin' qui a continué à paraitre sous l'occupation. Ce type portait des
chemises roses, il était un homosexuel! Son domaine a été confisqué par
l'Etat à la Libération et c'est comme ça que Joliot a pu y construire
l'accélérateur linéaire. Ca a été le début de la Faculté d'Orsay.
Le CNRS a eu un rôle important dans la création d'instituts pour soutenir de nouvelles disciplines
C'est le CNRS qui a introduit quelque chose d'essentiel dans la paysage
scientifique français, notamment dans des disciplines qui n'étaient pas
assez développées à l'universités, comme la chimie macro-moléculaire à
Strasbourg, la chimie-physique, de l'institut de chimie industrielle à
Lyon, etc. En fait, pour moi, le CNRS a toujours été le complément
essentiel de l'université. N'empêche que la chimie organique a eu
beaucoup de difficulté à percer. Même à l'Académie des sciences! A la
commission de chimie de l'Académie l'autre jour, on discutait sur les
correspondants à élire. Quelqu'un a dit :"la biochimie est déjà
suffisemment représentée dans notre commission - n'est-ce pas, nous
sommes quatre pour douze! - vous n'avez pas besoin de correspondants".
Donc il n'y a aucun correspondant biochimiste à l'Académie. Ils sont
tous minéralistes, organiciens ou physico-chimistes. Au CNRS, la
commission de chimie est connue pour son conservatisme. Là aussi, c'est
peut être la conséquence du système universitaire, de la selection...
Et puis ce milieu est trés replié sur lui-même, par exemple Janot ne
parlait pas l'anglais. Même actuellement à l'Académie il arrive qu'un
confrère vienne me trouver :"ne pourriez-vous pas me traduire ça, je ne
comprends pas trés bien". Tout de même, actuellement la biochimie est à
100 % en anglais. A Vienne tout le monde parlait plusieurs langues.
Moi, ma première langue était l'anglais (j'avais une nurse anglaise)
aprés, bien sur, c'était l'allemand, puis le russe, enfin le français
et l'italien.
En permettant la rencontre de la biochimie et de la biologie, l'ICSN a participé à l'essor de la biologie moléculaire
Certes, mais je dois vous avouer à ma grande honte que je ne suis pas
biochimiste. D'ailleurs je ne sais pas ce que je suis ! Aujourd'hui, je
publie dans des périodiques immunologiques, mes dernières publications
sont passées dans Infection & Immunity ou Pharmacology. Pour
en revenir à la biologie moléculaire, je peux vous donner la définition
d'un de mes amis de jeunesse, Erwin Chargaff, qui a fait ses études à
Vienne en même temps que moi et qui est devenu professeur à Columbia.
Il aurait du avoir le Nobel avec les pionniers de la biologie
moléculaire, Jim Watson et Francis Crick et les autres. C'est lui qui a
trouvé le premier la complémentarité des acides nucléïques, ce qui a
donné l'idée à Watson et Crick de la fameuse double hélice (ADN).
Chargaff disait : "Molecular biology is biochemistry without a
licence", ceux qui en font sont des biochimistes qui n'ont pas de
diplôme, c'est-à-dire pas de formation. Et fait, la biologie
moléculaire c'est en partie de la biochimie et en partie de la
biologie. De nos jours, la biologie moléculaire devient la grande chose
admirable qui écrase quelque peu la biochimie enzymologique.
L'enzymologie est actuellement relativement mal traitée en France et
seuls quelques biologistes moléculaires éclairés ont commencé à s'en
rendre compte. Ils savent qu'ils ont besoin de la chimie des protéines,
de l'enzymologie, car sans elles, ils travailleraient dans le vide.
La physico-chimie est illustrée par Derek Barton, votre successeur à l'ICSN
Nous étions donc, Janot et moi chacun directeur à part entière. Quand
Janot est mort en 1973, son successeur a été son meilleur élève, Pierre
Potier. Moi je suis resté jusqu'à la retraite en 1978. A ce moment là
on a réfléchi pour savoir comment faire aprés mon départ et j'ai écrit
à Derek Barton que je connaissais de longue date. Sir Derek Barton
était le prestigieux et excellent chimiste qui avait obtenu le
Nobel de 1969. Je lui proposais de devenir membre de notre comité de
direction. Les comités de direction - c'est une trés bonne chose du
CNRS - ont deux membres étrangers. A ma grande stupéfaction, la réponse
nous parvint via Jean Mathieu de Roussel-Uclaf. Barton était intéressé
par la direction de l'ICSN. On est allé voir le CNRS, on s'est réuni et
on s'est embrassé. Magnifique. Mais la crasse que m'a fait
l'administration - je me suis renseigné, j'aurai pu faire un recours
devant le Conseil d'Etat - c'est qu'ils l'ont nommé de mon vivant, je
veux dire alors que j'étais encore en fonction et que j'avais été
renouvelé comme directeur ! Barton est donc arrivé un an avant mon
départ et j'ai cohabité avec lui jusqu'en 1978, difficilement je dois
dire.