En cas d'usage de ces textes en vue de citations,
merci de bien vouloir mentionner leur source (site histcnrs), ses auteurs et leurs dates de réalisation
Entretien avec Bernard P. Lécuyer
Elisabeth Pradoura, le 11 septembre 1986 (source :
https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)
Je suis historien de formation, une spécificité parmi les
sociologues. Je suis entré à l'Ecole Normale Supérieure (ENS) rue
d'Ulm en 1955 en section d'histoire. J'aurais préféré celle
de philosophie, mais l'hégélianisme régnait en maitre et la philosophie
sous son aspect de logique formelle n'était pas très développée. Pour
ces raisons et par goût pour des études plus concrètes, j'ai préféré la
section d'histoire qui ouvrait davantage de possibilités. J'ai donc
fait un diplôme d'études supérieures d'histoire économique avec Ernest
Labrousse sur un sujet d'histoire sociale : 'La disparition de la
catégorie des salariés agricoles durant la période du Second Empire'.
Ce sujet n'était pas documenté, on savait juste qu'entre 1860 et 1880
cette catégorie disparaissait pratiquement des campagnes. On savait
aussi qu'il existait des enquêtes agricoles décennales, mais on ne
savait pas où les trouver. Les contraintes du travail étaient assez
fortes puisqu'il s'agissait de faire une recherche en six ou huit mois.
Labrousse m'avait dit : "je ne sais pas où sont les sources, cherchez
les" et j'ai eu la bonne fortune d'en découvrir en Haute Marne. C'est
ainsi que j'ai pu reconstituer un certain nombre de mécanismes de la
disparition du salariat agricole. Simultanément, je participais aux
séminaires d'Alain Touraine et de Georges Balandier rue d'Ulm grâce
auxquels, sous l'impulsion de son directeur, le philosophe Jean
Hyppolite, l'ENS commençait à s'ouvrir aux sciences sociales. A l'époque la sociologie ne débouchait pas sur l'agrégation. En tant
que normaliens, comme nous étions ligotés par une obligation de service
à l'Education nationale, on pouvait passer l'agreg, mais au titre des
Beaux-Arts par exemple.
J'étais alors vice-président de l'UNEF
(Union nationale des étudiants de France), chargé des questions
d'organisation de l'enseignement supérieur. J'avais poussé l'UNEF à
prendre une position un peu restrictive sur la licence de sociologie, d'ailleurs en
contradiction avec les souhaits de Raymond Aron.
Je souhaitais que ne
puissent se présenter que des étudiants ayant déjà une formation dans
une discipline fondamentale, philosophie, histoire, psycho ou
ethnologie, il me semblait que le corpus de connaissances sociologiques
n'était pas suffisant pour assurer une formation de base. Plusieurs de
mes collègues pensaient d'ailleurs qu'il fallait considérer la
sociologie davantage comme une méthode de travail plutot que comme une
science en soi. J'ai donc passé l'agrégation en 1961 où j'ai été reçu
premier,
mais l'histoire ne débouchait que sur l'enseignement
secondaire et comme il y avait crise du recrutement d'enseignants, une
fois que l'on était engagé là dedans il n'était pas sur que l'on puisse
en sortir. Des maitres reconnus de la Sorbonne ou du Collège de France
réclamaient bien à cors et à cris des jeunes chercheurs qu'ils
souhaitaient
comme assistants, mais l'Inspection générale ne voulait rien savoir.
Touraine trouvait idiot que je parte dans le Secondaire et
il m'a suggéré de me présenter au CNRS, ajoutant qu'il soutiendrait ma
candidature. C'était le mouvement ouvrier qui m'intéressait à l'époque.
Mais comme il vaut mieux étudier ce qu'on connait déjà et que j'avais
fait du militantisme syndical, il m'a proposé un projet de recherche
sur
les mouvements étudiants. Ca, c'est du Touraine ! D'où le titre du
projet envisagé : 'La portée sociale des mouvements
révolutionnaires
étudiants mondiaux depuis le début du XIXème siècle'. Au début des
années 1960, c'était une belle prescience de sa part. L'UNEF dont j'avais été membre était l'équivalent de ce qu'est la CGC
(Confédération générale des cadres) à un niveau beaucoup plus modeste.
C'est-à-dire une association revendicative, mais sans ambition
révolutionnaire. Sur une population étudiante de moins de 20 000
étudiants en 1957, l'UNEF fondée à la Libération avait une
représentation de près de 80%, un taux de syndicalisation pratiquement
équivalent à celui des professeurs du second degré. Certes, on faisait
de la politique, notamment à propos de l'Algérie et j'ai fait partie de
l'équipe qui avait pris le contrôle de l'UNEF sur le problème de
l'indépendance. Mais, nous étions tout de même loin de ce que sont
devenus les mouvements étudiants par la suite. Cela a duré un an et
demi et a un peu pénalisé ma carrière parce que ça impliquait une
activité à plein temps, du temps qu'il fallait ensuite récupérer pour
passer les examens. Mais nous avions tout de même une belle efficacité.
On a réussi à faire aboutir pas mal de revendications importantes, les
bourses, les restaurants universitaires, la cité universitaire
d'Anthony.
En fait, la sociologie était la meilleure manière d'entrer au
CNRS, une véritable fusée pour le recrutement dans l'ensemble du
secteur humanités
sciences sociales. Les intégrations commençaient début avril avec
l'écrit et duraient jusque mi-août. Les dossiers devaient être déposés
au CNRS avant le premier mai. Je vois Touraine vers le 5 ou 6 septembre
et aussitôt, en ma présence, il téléphone à Georges Gurvitch, le
président de section du Comité national. "Monsieur le
président, j'ai devant moi quelqu'un d'absolument exceptionnel, une
occasion qu'il ne faut absolument pas manquer (Il présentait tout le
monde comme ça, il n'y avait rien de très personnel là dedans). Premier
à l'agrégation d'histoire, etc., est-ce que vous m'autorisez à déposer
son dossier?" Gurvitch donne son accord et téléphone directement à Madame Niéva,
la secrétaire du Comité National. C'est
comme cela que ça se passait à l'époque. Puis Touraine m'a dit de
revenir le voir avec mon projet, la section se réunissant le 15 du mois
. J'ai donc
fait ce que je n'ai plus jamais fait de ma vie, la rédaction en une
nuit d'un projet de recherche
qui devait faire péniblement huit pages. Il y avait
quatre postes à pourvoir et j'ai été classé cinquième, finalement, ce
n'était
pas plus mal, il valait mieux remettre ça et me représenter l'année
suivante. Aron avait dit à
Touraine que mon papier n'était vraiment pas fameux. Celui-ci s'était
marré et lui avait répondu : "si on vous disait en combien de temps il
a été fait... En une nuit!" et celui-ci avait bien voulu reconnaitre
que
dans ces conditions, "c'était plutôt pas mal". En tout cas, j'avais
réussi à éviter le Secondaire, à la cérémonie qui
se tient après les résultats du classement à l'ENS, ce qu'on appelle
'la confession', j'y étais allé au flan en déclarant à
l'Inspecteur général (René Clozier) que monsieur Labrousse voulait que
je
fasse un troisième cycle avec lui. Par conséquent je préférais ne
pas prendre de poste, le premier disponible étant le lycée de
Blois (avec un changement de train à l'époque), alors que l'on
proposait Lille à ma femme. Là encore j'ai bénéficié d'un arrangement
non bureaucratique qui je crois n'existe plus. Il existait un accord
tacite entre le directeur des enseignements secondaires et la direction
de l'ENS selon lequel le premier de chaque agrégation obtenait un
sursis d'intégration d'un an. Je savais qu'Ernest Labrousse
était aux eaux à Evian et, connaissant le style de l'inspecteur
général, un géographe d'une soixantaine d'années qui
écrivait encore à la plume sergent major, j'étais sûr qu'il n'allait
pas lui télégraphier à Lausanne pour savoir si ce que je lui racontais
était vrai. C'est ainsi que j'ai
passé une année un peu chaotique à enseigner la littérature en classe
de troisième, y compris le français médiéval pour un tiers-temps au
collège Sévigné. J'ai aussi écrit plusieurs chapitres du 'Clémenceau'
de Gaston Monnerville (le pdt. du Sénat d'origine guyanaise), ce qui donnait lieu à une fine
plaisanterie, j'étais devenu le nègre du nègre! J'avais rédigé
deux ou trois
chapitres sur les rapports de Clémenceau avec les artistes de son
temps. Il n'était pas seulement le briseur de grèves que Jacques
Julliard
a décrit (à juste titre), il était aussi l'un des rares hommes
politiques de l'époque à avoir une très bonne connaissance du monde des
arts. Clémenceau avait un gout très sur, il connaissait très bien les
impressionnistes, il était l'ami de Claude Monet. Monnerville a sabré
tout ça, dommage. J'ai donc re-rédigé mon projet d'intégration, en
tenant compte des
diverses objections de la commission. En mai 1962, j'ai présenté la deuxième
mouture du projet, beaucoup plus argumentée. La reformulation très
'planétaire' supposait des qualités qui étaient précisément celles qui
m'avaient fait renoncer à la philosophie. Il fallait être capable de
schématiser, en tout cas interpréter la relation entre les révoltes
d'étudiants à Vienne en 1848 et le mouvement étudiant latino-américain
du vingtième siècle.
Je suis donc entré au CNRS comme attaché de
recherche (AR). C'était l'une des premières fois que l'on recrutait
quelqu'un au plus haut échelon de ce grade, un précédent qui a servi aux
collègues par la suite. Ainsi, l'année suivante, Jacques Lautman qui revenait
d'un tour du monde a conforté ce précédent. C'était la première fois
que des normaliens se présentaient au CNRS dans cette section et dans
les humanités en général. A l'époque, contrairement aux sciences
exactes, aucune carrière n'était prévue au CNRS dans ces disciplines.
Certes, il y avait eu une première vague, très courte, à la Libération
avec Alain Touraine et Jean-Daniel Reynaud au Centre d'études sociologiques (CES). Mais au début des années 1960, Touraine venait
juste de passer à l'Ecole des hautes études en sciences
sociales (EHESS). L'historien Fernand Braudel l'avait nommé directeur d'études
parce qu'il était l'un des poulains les plus brillants de Georges
Friedmann le fondateur du CES en 1945. Reste que j'ai toujours été
reconnaissant à Touraine de m'avoir fait connaitre les possibilités de
travailler au CNRS. Labrousse qui n'y connaissait rien, parlait encore
de bourses de recherche dans les années 1960, il en était resté à la
caisse des sciences !
En 1962, le sociologue Paul Lazarsfeld est nommé professeur associé à
la Sorbonne pour une année universitaire. Jean Stoetzel le directeur du
CES avait beaucoup fait pour qu'il vienne à Paris exposer ses projets
dans une série de séminaires auxquels assistait mon condisciple Raymond Boudon qui
revenait de l'université Columbia où il avait été son étudiant.
Lazarsfeld voulait faire un séminaire de méthodologie générale qui lui
permette de préparer une version française de son livre 'The language
of social research. A reader in the methodology of social research'
(Glencoe, The Free Press, 1955) alimentée par des contributions de
chercheurs après discussions publiques. Mais ce séminaire n'a pas aussi
bien marché qu'il l'aurait souhaité. Chez nous, les chercheurs et les
professeurs ont eu une très forte résistance à voir leurs textes
discutés en public. Finalement il a préparé avec Boudon une édition
française de ce qui est devenu le vocabulaire des sciences sociales,
l'analyse de la causalité et des processus sociaux (trois volumes
publiés chez Mouton). Quand une communauté est très petite, il est
difficile de s'exposer à des critiques réciproques s'il n'y a pas une
sorte d'éthique professionnelle forte comme c'est le cas dans les
prépas aux grandes Ecoles. L'autre séminaire de recherche était
consacré à l'histoire des sciences sociales en Europe et aux
Etats-Unis. Là, il s'agissait moins de discuter de sociologie théorique
que des pratiques sociologiques. Axé sur la méthodologie, il a attiré
le plus de monde parce qu'il était dans le vent et qu'on avait besoin
d'une culture absente dans l'enseignement de la sociologie. Ni
Gurvitch, ni Aron n'étaient attentifs à ces questions. Seuls les
psychologues faisaient un enseignement de méthodologie, mais celle-ci n'était pas
adaptée aux questions sociologiques. En effet, le contrôle de données,
d'expérimentation, ne sont pas toujours pertinentes en sociologie. Donc, le séminaire historique de Lazarsfeld n'a pas eu le
succès de foule escompté, mais j'ai trouvé qu'il convenait mieux à ma
formation et à ma façon de travailler que le projet sur les étudiants
que j'avais déposé pour ma candidature au CNRS. Je ne niais pas pas son intérêt, mais il me
paraissait trop vaste pour être maitrisable.
En 1962-63, comme chargé de conférences aux Hautes Etudes, j'ai donc
continué à animer un séminaire sur l'histoire des recherches empiriques
et en 1964, avec son accord, j'ai quitté son labo où je ne voyais pas
bien comment mettre en applications ses théories ésotériques.
Comme j'avais en poche une invitation pour aller à New York chez
Lazarsfeld, j'ai demandé mon rattachement au CES et je suis parti à Columbia. Là, j'ai eu deux activités différentes. Comme
j'avais raté une attribution de bourse et qu'il fallait que je vive,
j'ai accepté des charges d'enseignement, ce qui s'est avéré extrêmement
positif. Les boursiers sont un petit peu flottants dans une société
étrangère, même très ouverte comme la société américaine où il vaut
mieux avoir une fonction précise. J'ai fait deux années d'enseignement,
l'un d'introduction à la sociologie pour des étudiants d'âge avancé, la
'School of General Studies', qui avaient un travail salarié et qui ne
pouvaient étudier qu'à temps partiel. On leur enseignait évidemment la
sociologie américaine et cela m'a permis de la connaitre. Il n'y avait
pas de cours magistral, on leur assignait seulement un certain nombre
de lectures. Il fallait préparer avant chaque semestre la liste des
textes, les distribuer semaine par semaine, bien spécifier ce qu'ils
devaient lire. Pour les Américains, l'enseignement universitaire est un
contrat. Comme les étudiants ont payé des droits de scolarité élevés,
ils sont en droit d'attendre la meilleure qualité et la plus grande précision dans
l'enseignement qu'ils reçoivent. Il fallait donc lire aussi soi-même ce sur quoi on était
supposé les interroger. Il y avait donc facilement 150 à 200 pages à avaler par
semaine. J'avais à peu près une demi-journée d'avance sur eux
et cela m'a permis d'avaler une littérature considérable. En plus, ça
m'a donné une solide pratique de l'anglais car les étudiants américains posent des
questions tout le temps, ils interrompent leur prof sans arrêt, c'est
tout à fait comme les classes de prépas, mais pas du tout comme les
amphis universitaires que j'avais connus.
Au département graduate de l'université, j'étais aussi chargé
d'organiser un séminaire de recherche commun avec Robert K. Merton et
Paul Lazarsfeld. Il portait sur les problèmes d'histoire des sciences
sociales aux Etats-Unis et en Europe. Pour Lazarsfeld qui était
de formation germanique, Columbia était d'ailleurs la plus européenne
des universités américaines, la sociologie a des racines extérieurs,
autrement dit ses précurseurs. Merton lui était davantage préoccupé
par la défense et illustration de la sociologie stricto sensu et le
débat était constant entre eux pour savoir s'il valait la peine de
parler des origines de la sociologie ou pas. Moyennant quoi,
l'organisation des séminaires n'était pas toujours facile entre ces
deux personnalités très marquées, opposées sur les finalités.
Merton craignait que l'on ne dilue la sociologie dans la démographie ou
d'autres sujets qui lui paraissaient un peu suspects, alors que
Lazarsfeld voulait l'ancrer dans son passé culturel, les
deux approches n'étant d'ailleurs pas contradictoires. La division du
savoir a évolué selon les époques, ce que l'on désigne aujourd'hui sous
le terme de sociologie n'a rien à voir avec ce que l'on
qualifiait ainsi sous Auguste Comte. Ce séminaire a
eu des résultats intéressants si l'on considère la qualité des
contributions, mais il n'a pas attiré autant de monde car il ne débouchait pas sur des applications directes. Mais
les universités américaines de très haut niveau ne s'arrêtent pas
à cet aspect quantitatif. Si le sujet est valable en lui-même, il
y a un dicton qui dit : "tant que ça n'intéresse même qu'un seul
étudiant, il faut maintenir l'enseignement". Comme les universités
américaines organisent leur enseignement huit à dix mois à l'avance et
comme le CNRS mettait du temps à répondre pour renouveler mon
détachement, j'ai prolongé mon séjour une deuxième année. On m'a donc transféré de la 'School of
General Studies' (SGS) au Columbia College qui est l'équivalent d'une
classe de préparation, d'une khâgne de très haut niveau. On y
enseignait un sujet qui s'appelait 'civilisation contemporaine', une
sorte d'histoire sociale au sens large. Ca m'apprenait moins de choses
que lors de ma première année, mais c'était plus facile car cela
portait sur des auteurs classiques que je connaissais mieux, Condorcet,
Comte et évidemment Marx. Karl Marx avait d'ailleurs une grande place
dans l'enseignement du Columbia College, à la fois l'héritage de C.
Wright Mills, mort peu auparavant, et de Daniel Bell qui avait pris la
suite comme chairman du département de sociologie. Mais il y avait une
forte tension entre le département de sociologie où les études
doctorales étaient dominées par Merton et le fonctionnalisme
et le College davantage inscrit dans une tradition marxisante qui
mettait l'accent sur l'histoire des conflits sociaux. Au College, les
étudiants étaient plus agressifs, mais plus conventionnels que les
salariés que j'avais eu auparavant à l'université et j'avais préféré le premier
auditoire plus frais, plus spontané.
Je suis revenu à Paris au CES en septembre 1966 dans des circonstances
un peu difficiles. Un certain nombre de ténors étaient étaient
partis. Robert Pagès, un des pionniers fondateurs du CES l'avait quitté
pour le Laboratoire de de psychologie sociale, Henri Lefebvre qui
faisait parti du groupe de Gurvitch sur la sociologie de la
connaissance et de la vie morale était parti à Strasbourg. Touraine
venait de fonder le laboratoire de sociologie industrielle rue Monsieur
le Prince, J-D Reynaud était à l'Institut des sciences sociales
du travail et Michel Crozier venait de fonder le 'Centre de sociologie
des organisations' (CSO) au Conservatoire national des arts et métiers
(CNAM). Fernand Braudel
avait vu le vivier que représentait
le CES et il les avait réorienté vers la VIème section de l'Ecole des
hautes études en sciences sociales (EHESS) afin d'apporter à sa
dimension historique une ouverture vers la sociologie. Friedmann a
également joué un rôle dans cette affaire puisque Touraine et Crozier
gravitaient autour de son séminaire. Tous ont formé leurs équipes
autour d'une forte spécification, des équipes fortement intégrées dans
le domaine des organisations comme chez Crozier ou de la pensée
sociologique chez Touraine. Ils estimaient que le CES pâtissait d'un
niveau de réflexion théorique insuffisant et qu'en plus ce labo était
de trop grosse taille, victîme d'une politique de recrutement
incohérente. De fait, les équipes qui quitté le Centre ont également
connu des crises, le laboratoire de Touraine à l'EHESS et celui de
Crozier au CNAM n'ont pas connu d'évolution paisible. Ils ont beaucoup
misé sur l'intégration soit thématique, soit théorique, mais cela a
posé
autant de problèmes que la non intégration.
De fait, il n'y avait pas d'équipe constituée au CES, à
l'exception du groupe de sociologie des religions, de celui de
sociologie rurale
d'Henri Mendras (qui avait décidé de rester rue Cardinet, mais je
pense qu'il postulait implicitement pour la direction du CES) et celui de sociologie de l'éducation de François Isambert qui avait une
certaine consistance. En dehors de ça, il n'y avait que des individus
ou des petits paquets d'individus. Le groupe de sociologie des
religions n'était d'ailleurs qu'une collection d'individualités. Il n'y
avait guère que le groupe de sociologie rurale à avoir une certaine
consistance. Il y avait eu un groupe de sociologie du travail, mais
Friedmann était parti à l'EHESS. Quant à Pierre Naville, il avait théoriquement un groupe de sociologie de l'automation, mais qui ne fonctionnait pas
réellement comme groupe. Au CES, on prenait des gens qui
paraissaient intéressants, mais ça tirait un peu dans tous les sens.
Cela pouvait être utile dans certains cas, pour moi par exemple où ça a
été une plate-forme assez commode, mais c'était plus un conglomérat que
quelque chose de vraiment constitué. Peut-être aussi avait-on déjà
dépassé le seuil numérique raisonnable. Au delà de trente et même de
vingt personnes, ça commence à devenir trop gros (quand ma femme est
arrivée au CES dans les années 1950, Maximilien Sorre professeur à la
Sorbonne en était directeur. C'était une petite famille, tout le monde
se connaissait et ça fonctionnait assez bien). Pourtant, quand je
suis arrivé au CES, j'avais constaté qu'il y avait des séminaires
internes du plus grand intérêt dirigés par Edgar Morin ou François
Isambert par exemple qui portaient sur des problèmes de méthodologie.
Il y avait une activité intellectuelle incontestable, mais bizarrement
elle n'a pas fait souche. Cela tient peut être à la personnalité
énigmatique de Stoetzel et de ses trois chapeaux, titulaire de la
chaire de psychologie sociale à la Sorbonne, directeur du CES et enfin directeur de l'IFOP. Mais il n'a jamais établi de
lien entre son enseignement à la Sorbonne et le CES. Cela tient peut
être à une ambigüité entre son image de marque et les chercheurs du
CNRS qui le taxaient d'une épouvantable réputation d'homme d'affaires.
Il y a eu des frictions. Il avait le souci de faire connaitre son
laboratoire à des membres du gouvernement Debré, il avait invité
Pierre Guillaumat, le ministre de la Recherche, à visiter le CES. Comme
on était en pleine campagne de la gauche contre le programme atomique
du Général, les chercheurs s'étaient mis en grève sans le prévenir. Je
pense que ça a dû le marquer et qu'il en est venu à considérer que sa
direction était assez nominale. C'était un libéral, à la limite
peut-être trop, et il n'interférait pas exagérément dans le
fonctionnement de l'organisme.
Le point commun dans toute cette sociologie des années soixante, c'est
la mise en cause appuyée de la vulgate marxiste. Pas de la pensée
marxiste, mais de la vulgate telle que véhiculée par le PCF
et ses compagnons de route. Crozier par exemple avec l'importance du
phénomène des organisations qui n'a rien à voir avec la lutte des
classes, un thème sécant. Touraine avec sa réflexion sur la conscience
ouvrière et le mouvement ouvrier remettait vivement en cause le
schéma classique, puisque appréhender le mouvement paysan dans une
structure de classe sociale est un casse-tête considérable. Quant à
Aron avec son Centre de sociologie européenne, il mettait l'accent sur
la spécificité de la pensée politique, Tocqueville notamment,
vis-à-vis du concept de luttes de classes. Edgar Morin, lui était très
lié à Friedmann, un ancien stalinien qui avait rejeté ses précédentes
croyances et était de ce fait honni de l'intelligentsia communiste.
D'ailleurs, dans la mesure où la mouvance communiste présentait la
sociologie comme une invention américaine, il n'y avait pas
nécessairement contradiction. Je me souviens des problèmes soulevés par
le congrès mondial de sociologie organisé à Washington en 1962. Pour
entrer aux Etats-Unis, il fallait déclarer qu'on n'était pas membre
d'une organisation communiste. En France, certains sociologues qui
avaient fait des voyages ou des stages aux Etats-Unis se sont vus
exclus d'un syndicat de chercheurs ou d'une section de le FEN
(Fédération de l'Education nationale) ou du
SNES (Syndicat national de l'enseignement supérieur). D'ailleurs, on
peut noter que l'ouverture à la sociologie américaine dans les
années soixante s'est faite davantage sur le plan des méthodes que sur
celui des théories ou des modes de raisonnement. Crozier a peut-être
été le seul qui ait importé des modes de pensée américains ici pour
saisir le phénomène organisationnel. Pour les autres, on pouvait très
bien faire cohabiter avec un anti-américanisme de principe contre des
théories du style fonctionnalisme qu'on accusait de conservatisme, tout
en montrant un intérêt très vif pour les méthodes d'enquête. Il n'y
avait pas de contradiction. Il y a même un triple aspect dans le cas de
Touraine qui lui n'était pas du tout méthodologue, mais qui afin
d'expier ses péchés passés a développé les enseignements de
méthodologie.
Il sentait que lui-même en avait besoin et qu'il était nécessaire que
les autres ou ses successeurs en bénéficient, tout en restant par
ailleurs très réservé ou même opposé à certains aspects dominants de la
théorie sociale américaine. Notamment Talcott Parsons avec
lequel il avait l'ambition de rivaliser sur le plan théorique, en
fait il estimait que Parsons généralisait indument l'aspect
relationnel et fonctionnel de la société en ne mettant pas suffisamment
l'accent sur l'étage supérieur, c'est-à-dire sur l'action
volontaire, sur les valeurs de l'action collective.
Pour en revenir au CES, dans les années 1967-68 l'organisme portait son
âge, mais il n'était pas dépourvu d'intérêt et on y faisait des choses
valables. Mais il avait ce double handicap de la taille d'abord et d'une
localisation excentrée pas optimale. Le lieu avait été choisi
parce qu'il n'était pas très loin de l'IFOP et que c'était commode pour
sa direction. Mais il n'y avait pas beaucoup d'étudiants et il y avait
aussi un trop grand éclatement des thèmes et des sujets. Dans les
années cinquante où l'université officielle et surtout les sections de
philosophie qui demeuraient adeptes d'un idéalisme assez exsangue
refusaient le marxisme, beaucoup de collègues qui avaient la
cinquantaine au début des années soixante et étaient marxistes
n'avaient trouvé d'issue qu'au CNRS. Mais par un effet de ricochet, il
se produisait alors une certaine pesanteur de la vulgate marxiste
contre laquelle la nouvelle génération, les Touraine, Crozier, etc. se
révoltait, d'où une forme d'intolérance réciproque. Et puis, il y avait
un problème de locaux. A New York, bien que logé petitement, le
laboratoire de sociologie était un véritable lieu de vie où les gens
venaient, comme ici (à la Maison des Sciences de l'Homme) où la plupart
des gens passent un temps respectable ou appréciable de leurs journées.
Au CES rue Pouchet, pour des raisons d'espace, d'encombrement, ce
n'était pas possible. On était obligé de se partager les bureaux ce qui
est la meilleure manière de ne jamais se rencontrer. On vient quand les
autres ne sont pas là ! Il ne pouvait pas y avoir ces séminaires
hebdomadaires ou bihebdomadaires que j'avais vus à Columbia où chacun à
tour de rôle exposait ce qu'il était en train de faire et où tout le
monde en discutait qu'il soit de la partie ou non.
La fragilité de l'institution s'est révélée en 1968, mais j'y étais
présent et je dirais qu'il ne faut pas exagérer l'ampleur de la crise.
Comme le CES était 'Le' laboratoire de sociologie du CNRS, il était
dans le collimateur des autres directions scientifiques. La crise a été
brève, mais elle a révélé un malaise latent. En gros, il n'y a eu
cessation des travaux de recherche ou de rédaction de la mi-avril à la
mi-juin, deux mois seulement. A l'Université, ça a été plus long, aux
Hautes Etudes aussi. La rentrée s'est faite au CES en septembre tant
bien que mal, mais elle s'est faite. Dans les universités ça a
été bien pire. En fait, je n'avais aucune sympathie pour le mouvement
des étudiants de Nanterre, Cohn-Bendit ou pas, d'autant que j'aimais
bien les enseignants qui y étaient nommés, Touraine, Crozier, etc. Ses
étudiants avaient la chance d'avoir des enseignants de premier ordre et
ils allaient mettre en danger le progrès acquis en sciences sociales.
Pour moi, 68 est une régression; ce n'est pas une révolution culturelle,
c'est une régression culturelle... Revenant des Etats-Unis j'avais
internalisé, intériorisé devrais-je dire, cette éthique de la
professionnalisation des sciences sociales juste au moment précis où
elle commençait à être remise en cause à Berkeley. Mais c'était de
l'autre coté du continent (sur la côte Ouest). Jean-Pierre Worms qui y
était l'a vécu. Mais à Columbia, on en restait sur l'éthique des années
1950-60, c'est-à-dire des sciences sociales qui doivent prendre modèle
sur les sciences naturelles. Elles peuvent avoir une capacité
d'explication aussi puissante à condition de respecter certains
impératifs méthodologiques, théoriques et organisationnels, voire de
discipline personnelle. Pour moi le mouvement des étudiants, la
critique de la société de consommation, n'avait aucun sens. D'ailleurs
le niveau de consommation en France n'était pas si élevé que ça à
l'époque. Ces thèmes étaient complètement importés de la gauche
allemande et, à mon sens, n'avaient aucun rapport avec la situation
réelle de notre pays. C'est pour cela que le mouvement a capoté. Il
n'était pas en prise avec les forces sociales profondes, trop loin en
avant aurait dit Lénine, ou à coté de la réalité.
Ce qui a eu un rôle important dans la crise du CES en 68 (et ça
personne ne l'a dit), c'est un lien étroit avec Nanterre par le biais
d'un nombre important de vacataires et de contractuels embauchés par le
groupe de sociologie rurale de Mendras. C'est eux qui nous ont amené la
pensée situationniste diffusée sur le campus nanterrois, moins en tout
cas que les étudiants ou les assistants qui étaient groupés autour
de Lefebvre. Ce groupe a joué un rôle par le biais de ces jeunes
gens parmi lesquels Carnoux, mais Mendras lui-même s'intéressait
davantage aux discussions qui avaient lieu à la Fondation nationale des
sciences politiques (FNSP) où il était professeur et on ne l'a guère vu
au CES. Les interruptions de cours qui avaient lieu soit chez Touraine
ou chez Crozier étaient généralement le fait des assistants de
Lefebvre. Pour moi, ce type de pensée reste du chinois. L'autre point à
rappeler est le rôle de Pierre Naville
qui avait été nommé directeur
adjoint du CES par Stoetzel l'année précédente et cela sur des critères
de pure forme. Il était le chercheur le plus éminent et le plus ancien.
A dire vrai autant ses talents d'écrivain sont éclatants, autant ses
capacités d'organisateur étaient loin d'être évidentes. C'est une
personnalité tout à fait fascinante, il a une culture considérable,
simplement il est très impérieux de caractère et il est assez difficile
d'arriver à se faire écouter de lui. C'est un esprit indépendant, très
créatif, plus qu'un leader et il avait beaucoup de problèmes avec les
chercheurs. Il n'est pas impossible aussi qu'il ait essayé de devenir
directeur du CES. La semaine où Daniel Cohn-Bendit et ses camarades ont
été transféré de Nanterre à la Sorbonne pour le fameux jury d'honneur
qui devait les juger était un jeudi. C'est le jour où les premiers
incidents ont éclatés au Quartier Latin. On m'avait proposé de signer
une pétition de soutien au mouvement étudiant. J'avais refusé, pour moi
c'était un mouvement insurrectionnel. Le lundi suivant le CES était
fermé avec un avis affiché sur la porte, 'le CES est en grève, signé
Pierre Naville'. Ont suivi des assemblées générales auxquelles je ne
participais pas, du moins au début. Stoetzel a sollicité un congé de
maladie et a quitté ses fonctions. Naville participait à ces assemblées
générales. J'ai reçu un coup de fil de la bibliothécaire, Lucienne
Thomas, que je connaissais bien parce que j'étais rédacteur en chef
adjoint de la 'Revue Française de Sociologie' (RFS) publiée par le CES.
Il fallait absolument que je vienne, on votait en assemblée
des motions demandant l'autonomie à l'égard du CNRS...! Je suis donc
venu participer à ces assemblées générales qui étaient à peu près
quotidiennes. En fin de compte, on a perdu énormément de temps et au
bout de deux mois on n'avait guère ramené les choses dans ce que
j'appellerais des voies plus sensées. D'un autre côté, des questions
parfaitement légitimes étaient posées et c'est vrai que ces AG ont joué
un certain rôle de communication qui manquait auparavant. Mais on y
débitait aussi beaucoup d'absurdités.
Mon rôle consistait à rappeler un certain nombre d'évidences
ou d'exigences concernant l'insertion de la recherche dans une société
démocratique. Je me souviens d'avoir fait des topos sur les mécanismes
de planification de la recherche (quelles priorités? Qui décidait
quoi?) à destination de jeunes chercheurs qui n'en avaient pas la
moindre idée. On leur aurait fait quelques stages de formation
là-dessus, cela aurait évité bien des illusions. L'un des débats était
de savoir si le CES pouvait continuer tel qu'il était? J'ai essayé
de proposer un modèle de laboratoire plus cohérent en le dotant d'un conseil scientifique. Avant 1967, même
dans le cas des laboratoires propres du CNRS, il n'y avait pas
d'instances de consultation obligatoire. C'était une décision du
directeur général qui les a créées et on appelait ça le 'conseil de la
couronne'. Mais n'y venaient que les gens qui acceptaient d'être
nommés. J'avais donc fait le plan d'une sorte de laboratoire, cohérent
dans ses orientations, avec un comité de gestion quotidienne et un
conseil scientifique qui pourrait recenser les offres de programmes, de
contrats, guider les chefs d'équipe qui le souhaiteraient, les
coordonner, harmoniser les propositions, etc. Je me suis toujours
intéressé aux formes d'organisation de la recherche. D'ailleurs le directeur des SHS, Pierre Bauchet
m'avait demandé de faire un questionnaire pour un des groupes de la
section du VIème Plan qu'il dirigeait concernant la recherche. Un autre modèle avait été proposé par les gens
d'extrême gauche, curieusement très 'américain', aboutissant à diminuer le rôle du
laboratoire pour le transformer en lieu d'accueil, avec un directeur quand même parce qu'il
faut bien représenter le labo à l'extérieur, mais fonctionnant avec des équipes
autonomes dans leur financement.
Il y a eu aussi des choses délirantes à propos de la 'Revue
Française de Sociologie'. Le statut de la revue était un peu ambigu
puisqu'elle avait été créée en 1960 par Stoetzel pour stimuler les
chercheurs du CES et offrir un débouché à leurs écrits. C'était un peu
comme le rapport de 'Population' avec l'INED ou celui de 'La Revue
Française de Sciences Politiques' (RFSP) pour les différents groupes de
la rue Saint Guillaume. Ce rapport était moins étroit parce que
'Population' et la 'RFSP' ont réussi à obtenir de la part des
chercheurs hébergés ou concernés la fourniture d'un minimum de compte
rendus d'ouvrages et de notices signalétiques, ce que l'on n'a pas
réussi à obtenir des chercheurs du CES. Il y avait une tension
permanente qui consistait à renverser les termes du jeu autour de
l'argument "étant chercheur au CES, j'ai le droit d'être publié dans la
RFS", ce qui revenait à court-circuiter les fonctions du comité de
rédaction. Or, ce n'est pas l'auteur qui a le droit d'être publié,
c'est le lecteur abonné qui a le droit d'attendre la meilleure qualité
possible de sa revue. Si on peut publier les collègues, tant mieux,
sinon tant pis! Je me souviens d'une assemblée générale où un ordre du
jour impromptu avait posé la question des rapports de la Revue et du
CES, avec cette motion merveilleuse selon laquelle "l'on ne devrait
publier qu'au service du peuple". Le peuple ne se définissant pas
lui-même, mais par ceux qui prétendent parler en son nom. J'avais dit
qu'il était impossible de discuter de cette formule et on l'a modifiée, en mettant
revue publiée 'avec le concours' et non plus 'par' le CES afin de
couper court à toute ambigüité. Puis on a resserré le comité de
rédaction et diversifié l'origine des manuscrits. Il ne s'agissait pas
d'exclure les collègues du CES, mais d'avoir une plus grande quantité
de choix.
Au cours de cette période, il y a eu une sorte de lutte pied à
pied
pour rétablir ce que je considérais comme les
garanties minimales de la démocratie formelle. Par exemple, si une
seule personne dans l'assemblée demande un vote à bulletin secret, on
doit y faire droit. Du jour où on a obtenu ça, tout a changé dans la
physionomie des débats. Finalement, je pense que la crise du CES n'a
pas été aussi dramatique que cela. Bien des centres de l'EHESS ont
été en crise aussi longtemps et même davantage. J'ajouterais
que son appartenance au CNRS a peut-être ramené les chercheurs au sens
des réalités. Le SNCS et d'autres syndicats ont organisé une
consultation sur la prolongation de la grève vers la fin du mois de
juin au moment où ça s'essoufflait et la réponse s'est révélée être à
95%
contre sa prolongation. L'exemple est venu des laboratoires de sciences
exactes et surtout biologiques où il y a des contraintes que les
sciences sociales ignorent, les animaleries, les manips en cours,
etc... A l'époque, je mettais sur pied une recherche sur les
laboratoires de sciences exactes pour la Direction générale du CNRS,
donc je connaissais un peu ces problèmes. Je me rappelle la
stupéfaction de collègues, des gens qui faisaient de la sociologie
d'enquête sans
ordinateur (des machines que l'on ne peut laisser sans surveillance, ne
serait ce que pour leur réfrigération) en découvrant les contraintes
qui pesaient sur les sciences naturelles. Il est vrai que les jeunes
sociologues
avaient suivi une formation purement sociologique et je retrouvais donc
mes
impressions initiales contre la sociologie conçue comme discipline
formatrice.
A mon avis, ces jeunes vivaient dans l'empyrée, aveugles aux
contraintes de la réalité, du financement et même de leur propre
existence. Leur salaire dépend du produit intérieur brut, ils ne sont
pas directement producteurs de richesse. En revanche, ils avaient
remarquablement assimilé ce qu'on avait pu leur apprendre dans le
domaine de la conduite des organisations et
en matière de comportements collectifs. Ils avaient une science des
assemblées tout à fait remarquable. C'étaient des jeunes gens très
brillants, astucieux, mais déconnectés de la réalité. Le mouvement a d'ailleurs fini par se heurter à certaines résistances. En
février 1970, lorsque la 'Société française de sociologie' a tenu une
réunion au Musée des arts et traditions populaires sur le thème de
l'intervention sociologique, un certain nombre de jeunes sociologues,
assistants, maitres assistants ou étudiants de Nanterre sont venus
l'interrompre. C'est vrai, le terme choisi n'était pas très
bon, l'intervention des sociologues, ça fait manipulatoire. Il y avait
même des gens des Hautes Etudes venus avec leurs gosses, un orchestre pop
était venu dans la salle de réunion pour empêcher les gens de parler,
certains chercheurs prévus comme orateurs sont devenus
contestataires de leur propre prestation. Mais lorsqu'ils
ont commencé à s'en prendre au matériel de la cantine, immédiatement le
personnel d'entretien est intervenu. A partir de là, ça s'est réglé de
façon rapide. Quelques chercheurs ont provoqué une AG à laquelle s'est rendu le tout nouveau conservateur du musée, Jean
Cusenier. Il a déclaré que la manifestation n'était pas régulière et il
a appelé tous ceux qui désapprouvaient cette action à sortir avec lui.
Tout le corps des ouvriers d'Etat a suivi d'un bloc. Ces derniers
sont des gens très fiers de ce qu'ils sont, de leurs traditions.
Evidemment, le prolétariat, vu sous cet angle, c'est un peu
déconcertant. Là aussi, c'était un retour à la réalité pour
certains sociologues de fraiche date.
Après 1968 au CES, il y a eu la période de la direction de Raymond Boudon, jusqu'au début des années 1970. Voyant comment ça tournait, je
n'étais pas sûr qu'il resterait et j'avais pris des contacts avec
Crozier pour venir chez lui. Mais je connaissais Boudon de longue date
puisqu'on avait été à l'ENS presque en même temps et j'ai pensé que
s'il venait il valait mieux que je reste. Durant cette époque, je me
suis surtout occupé de la 'Revue Française de Sociologie' en
collaboration avec J-D Reynaud, F. Isambert et Jean-Claude Chamboredon. On a constitué une sorte de petite cellule
d'orientation. J'ai publié notamment un numéro spécial en 1970-71 sur
l'analyse des systèmes en sciences sociales assez souvent cité et
qui a été réédité. En même temps, je me suis occupé avec Gérard Lemaine
d'une action spécifique sur les modes d'organisation et de succès des
laboratoires de recherche fondamentale. Le directeur des SHS,
Bauchet, avait émis l'idée de s'intéresser à
l'organisation de la recherche. En fait l'idée avait été lancée en 1967
dans la perspective du lancement du VIème Plan, mais les crédits
avaient été gelés à la suite des évènements. Dans l'esprit de la
direction des SHS, je pense qu'il s'agissait d'une sorte de mise à
l'épreuve de l'organisme, voir si le CNRS était capable de répondre à
une demande de sa direction générale. Il s'était adressé à Madame
Isambert qu'il connaissait de longue date (il est bien possible qu'ils
aient fait de la Résistance ensemble), tous deux venant du mouvement
chrétien. Bauchet c'était un peu la partie du MRP devenue gaulliste,
Madame Isambert étant plus nettement PSU, mais ils continuaient de se
rencontrer. Finalement ce projet a été répercuté vers Lemaine qui
travaillait déjà sur ce thème chez Pagès. Bien sur, j'étais intéressé.
Cette action spécifique a donné lieu à l'installation du 'Groupe d'études et
de recherches sur la science' devenu une unité associée sous la
direction de Lemaine et a produit un rapport intitulé 'Les
voies du succès'.
En 1971, Boudon voulait constituer en groupe chargé d'étudier les
méthodes d'analyses sociologiques. Le projet était d'installer un
centre d'analyse secondaire des enquêtes, à la fois banque de données
et service d'analyse. Il s'agissait de procéder par trocs puisqu'on
n'avait pas de crédit pour acheter des enquêtes réalisées en Europe ou
aux Etats-Unis. Il s'agissait d'échanger des bases de données
informatisées d'enquêtes françaises contre des données américaines ou
étrangères que les chercheurs auraient pu exploiter plus à fond. Mais
l'affaire s'est heurtée à certaines difficultés. Notamment au fait que
les enquêtes françaises n'étaient pas faites de façon suffisamment
rigoureuse pour supporter leur stockage, du moins sans un gros travail
de mise en forme. En fait, il s'est produit le même phénomène que pour
le séminaire de Lazarsfeld, les gens résistaient à exhiber le produit
de leur recherche. C'est dommage, le CES disposait à l'époque de
mathématiciens très astucieux (A. Degenne, R. Bassoul) capables de
traiter ces données (Flavigny) et il était en contact avec le CIRCE, le
centre de calcul du CNRS qui venait d'être créé. Mais les
informaticiens capables de dialoguer avec les chercheurs lambda en SHS
manquaient cruellement. Les organismes de sondage avaient ces gens là,
mais pas la recherche publique. D'autre part, il existait des
objections à ce type d'opérations. On peut estimer que les données ne
sont pas vraiment neutres, puisqu'elles ont été collectées dans une
perspective théorique donnée et qu'une illusion méthodologique veut
croire qu'on puisse les reprendre pour les traiter dans une perspective
différente. C'est vrai qu'il y avait une philosophie un peu
néo-positiviste dans cette affaire. On y voyait un moyen d'obtenir plus
rapidement des données d'enquêtes qu'en fabriquant au coup par coup des
enquêtes qui ne circulent pas. Il s'agissait de donner au CES une
fonction de services, mais cela n'a pas marché. En définitive, Boudon a
quitté la direction du Centre pour installer le GEMASS à Paris IV comme
unité de recherche associée. Après le départ de Boudon le CES n'a plus
eu de directeur pendant quelque temps jusqu'à l'arrivée de Renaud
Sainsaulieu. Je le rencontrais régulièrement à un comité de recherches
sociales d'Elf-Aquitaine où son directeur de l'innovation (De La Palme)
avait le projet de développer les recherches sociales au sein de
l'entreprise. Il m'avait parlé de ses efforts pour trouver d'autres
locaux que ceux de la rue Cardinet. Il me semble qu'il a voulu faire
une direction très active du CES. Mais finalement lui non plus n'a pas
réussi à provoquer un sursaut suffisant et il a jeté l'éponge estimant
que l'expérience était trop couteuse.
Pour expliquer l'échec du CES, je pense qu'il tient essentiellement à
sa politique de recrutement. Dans les études que nous avons faites avec
Lemaine on s'était aperçu que ce qui était capital dans la constitution
d'un groupe de recherche était de recruter des chercheurs de façon
cohérente. C'est ce que Lautman souligne dans son article de
'Commentaire', lorsqu'il évoque les difficultés provoquées
l'intégration des hors-statuts dans les années 1970. Cette vague
d'intégration avait été décidée par les politiques afin de préserver la
paix sociale sur le dos des organismes de recherche. Mais personne
n'avait pensé que le CNRS serait le seul organisme à supporter tout le
poids de cette mesure. Pour former des équipes de recherche, la
question de taille est très importante. C'est vrai même dans les
sciences exactes. Dans les sciences biologiques par exemple, ils ont de
toutes petites équipes de trois quatre personnes qui ne durent que deux
ans deux ans et demi. Ensuite, ils changent de sujet et se redéployent
en fonction de nouveaux sujets. De même, il y a des équipes de physique
instrumentale très légère de cinq à six personnes, notamment à l'Ecole
supérieure de physique et de chimie industrielles. Ces petites équipes
passent autant de temps à chercher ce qu'ils vont faire qu'à faire
quelque chose. Il faut dépouiller beaucoup de littérature et ce qui est
payant dès que l'on a écrémé l'essentiel, est de ne pas trainer sur un
sujet et de passer à autre chose. Mais dans les sections ou les comités
du Conseil supérieur des universités, voire dans les instances
d'évaluation du CNRS, on apprécie que les gens et même les sujets
s'inscrivent dans une spécialité reconnue et que l'on sache où sont les
gens, voire qu'ils n'en changent pas trop.
© Illustrations : CNRS images - Conception graphique : Karine Gay