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Entretien avec Jacques Lautman

Jean-François Picard & Elisabeth Pradoura, le 7 février 1987 (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Jacques Lautman
Photo CNRS

Dans quelles circonstances êtes vous entré au CNRS ?
J'étais normalien, philosophe. Je suis agrégé de philosophie, mais je n'avais pas la 'trempe' philosophique et je me posais des questions à propos du marxisme notamment. C'est ainsi que j'ai commencé à m'intéresser aux sciences sociales, à une époque où, dans le milieu d'étudiants dans lequel je vivais, ce n'était pas du tout à la mode. Elles l'avaient été des années plus tôt, mais depuis ce n'était plus le cas, en particulier à l'École normale ; à l'exception peut-être de la linguistique, si tant est qu'elle soit une science sociale...  C'est Raymond Aron qui m'a proposé le choix, à peu près dans les termes suivant : "Vous pouvez être assistant à la Sorbonne ou attaché de recherche au CNRS ; assistant à la Sorbonne, c'est évidemment beaucoup plus noble, mais ça vous occupera davantage ». Et j'ai crû comprendre que son conseil était d'être quand même candidat au CNRS. C'est ainsi que je suis devenu attaché de recherche au CNRS en 1965. Auparavant, j'avais un peu enseigné la philosophie dans les lycées de la République. En même temps, j'ai fait une thèse de 3ème cycle en sociologie : 'Pouvoir et organisation des syndicats patronaux'. Je n'avais pas fait de calcul bien précis en terme de carrière, et j'ai été chercheur au CNRS durant dix ans, jusqu'en 1975. Il se trouve que, pour différentes raisons, j'ai connu tous les directeurs généraux du CNRS depuis Jean Coulomb. C'était un copain de mon père. Il m'avait dit : " Quand on est un littéraire, on ne fait pas carrière au CNRS, ça n'existe pas ! donc il faut que tu aies bien le projet de repartir ailleurs ». Je n'avais pas vraiment de projet. Il se trouve que j'ai eu différentes petites activités collectives et que les affaires d'organisation de la recherche m'ont intéressé parce que je travaillais alors avec Michel Crozier. Crozier m'a introduit au Commissariat du Plan, dans différents groupes. On m'a demandé, en 1969, d'être rapporteur d'un petit groupe informel du Plan qui devait s'occuper de la mobilité des chercheurs et faire des propositions. C'est là que j'ai connu Robert Chabbal qui représentait dans ce groupe le directeur général du CNRS qui était alors Pierre Jacquinot.  
Je me suis donc occupé de ce petit groupe qui a fait un rapport sur la mobilité des chercheurs; rapport enterré, obsolète... Si on l'exhumait, on s'apercevrait probablement qu'une partie des propositions sont toujours d'actualité et qu'elles n'ont pas été réalisées. Cela a été, si je puis dire, ma première intervention dans des affaires de planification ou d'organisation de la recherche.  C'est à la suite de cette participation que j'ai été amené à me présenter aux élections du Comité National en 1970 ou 1971. J'ai fait deux mandats d'élu à la section de sociologie du Comité national. La première fois, j'ai été élu B, la seconde fois, j'ai été élu A. À tort ou à raison, j'ai pris cette fonction au sérieux. Sans être formalisés, il y a différents niveaux ou formes d'implication dans un mandat du Comité National. J'ai ainsi été amené à participer aux rapports de conjoncture, à faire partie des comités d'ATP et, finalement, depuis 1972, à être de façon continue en relation forte avec le CNRS. Avec l'interruption de 1982-1985, parce que je n'ai rien demandé à Maurice Godelier. Je n'ai jamais eu de conflit de personne avec lui et d'ailleurs il n'y avait pas de raison pour qu'il y en ait. J'ai quand même noté qu'il avait pris soin de me rayer d'un certain nombre de comités de direction auxquels je participais avant... Cela ne m'a pas fait pleurer... Voilà comment j'en suis venu à avoir des relations assez fortes avec le CNRS. Pour ce qui intéresse l'histoire des milieux clos de la direction du CNRS, j'ai dû connaître Serge Feneuille en 1972 ou 1973 dans le comité d'une ATP qui s'appelait 'Recherche sur la recherche' et qui était l'ancêtre d'un groupe de sociologie de la science. Dans ce comité notamment, on a repris en charge le programme de Lemaine et Lécuyer qui a donné lieu à un livre que j'aime bien, qui s'appelle 'Les voies du succès'.

Vous vous êtes personnellement déjà intéressé à l'histoire du CNRS
J'ai écrit un petit chapitre qui s'appelle : " Chronique de la sociologie française après 1945 » dans un ouvrage collectif (les Mélanges en l'honneur de Jean Stoetzel). J'ai été amené à regarder et analyser comment le CNRS avait créé un laboratoire propre qui s'est appelé le Centre d'Études Sociologiques et qui a, si je puis dire, explosé pour donner naissance à l'Iresco, il y a deux ans, comme un phénix renaît de ses cendres. C'est un point du reste amusant, car le Centre d'Études Sociologiques est né de la conjonction de trois lignes qui n'ont pas beaucoup de liens logiques entre elles. L'une venait du département de sociologie de la New School for Social Research à New York, créé pendant la guerre ; les Américains ont donné à la France ou à Georges Gurvitch (je n'ai jamais su précisément si c'était à Georges Gurvitch personnellement ou pour qu'il la ramène en France) la bibliothèque du département de sociologie de la New School for Social Research. D'autre part, Madame Halbwachs, fille de Victor Basch, a donné la bibliothèque de son mari, qui était considérable, au CNRS. Le projet du Centre d'Études Sociologiques est né de la conjonction de ces dons de bibliothèques, en plus de la relation privée et singulière qu'entretenait Jamati, un poète et un compagnon de route qui était directeur adjoint du CNRS, avec Gurvitch. Pour ce qui est de la sociologie, il est clair qu'à une époque où la sociologie existait fort peu dans l'université française, le CNRS a été un havre de grâce, mais avec une composante à l'origine politiquement orientée. Les premiers chercheurs du CNRS en sociologie étaient peu nombreux : Pierre Naville, Maucorps, Jean Pierre Vernant, Jacques Maître un peu plus tard, Chombart de Lauwe. Tous ont été recrutés au CNRS dans les années 1947, 1948, 1949, c'est-à-dire avant le départ de Teissier. Il est clair qu'il y a eu également l'aspect "champ nouveau » qui n'a pas la noblesse universitaire et qui peut se faire une place au CNRS. Avant 1950, la sociologie n'existait pas à l'Université : il y avait quatre chaires de sociologie, une à Bordeaux, une à Paris, une à Strasbourg, une à Lyon.

Cela n'aurait-il pas pu constituer un noyau d'expansion ?
L'expansion des facultés des lettres et sciences humaines commence en 1958, avec la création du corps des maîtres assistants en 1957, puis ensuite avec l'explosion numérique qui date s'après 1969. Quand j'étais normalien, on faisait des projets de carrière en se demandant qui on remplacerait dans vingt ans ! Le raisonnement se faisait à effectifs strictement constants, ce qui était une erreur profonde.  Les premières disciplines en sciences humaines dans lesquelles il y a eu des chercheurs au CNRS sont certainement la sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie et la préhistoire, c'est-à-dire des disciplines dans lesquelles il n'y avait pas d'emplois universitaires. Le développement de la sociologie a été le mérite conjoint de Gurvitch, quelque mal que je pense de lui par ailleurs, de Georges Friedmann, du doyen Le Bras. Ce trio a créé une communauté de chercheurs à partir d'individus dont une bonne partie n'avaient pas vraiment un cursus universitaire classique. Vernant, lui, avait un cursus universitaire classique, mais il était déviant par rapport à ce cursus. Il voulait s'occuper d'antiquité mais les gens d'histoire et de philologie ancienne ne l'ont pas reconnu avant qu'il soit professeur au Collège de France.

La philologie est un secteur promu par le CNRS ; les deux premiers laboratoires antérieurs au CNRS ne sont-ils pas dans cette discipline ?
L'Institut de Recherches et d'Histoire des Textes est la création d'un homme, Félix Grat, grâce à ses relations personnelles avec un secrétaire d'État du Front Populaire. Le pauvre homme s'est fait tuer en 1940, mais l'institution lui a survécu et fort bien. C'était faire un coup, si je puis dire, comme Paul Rivet avec le Musée de l'Homme !  Si je prends la revue Gallia , c'est une création législative de Carcopino, en 1941, lui donnant la force d'une institution reposant sur une loi.

Et l'Inventaire de la langue française de Mario Roques ?
Je ne sais pas. Mais Mario Roques est certainement là-dessous, il a eu un rôle important.

On voit Mario Roques dans les conseils d'administration du début du CNRS défendre les sciences humaines contre, semble-t-il, un certain "mépris » d'un Joliot par exemple qui considère que ce n'est pas très sérieux.
Ça n'a pas cessé !

La remarque de Coulomb que vous rapportiez est très intéressante et symbolique !
Le CNRS a été et est encore à un certain degré une maison de physiciens, par les physiciens et pour les physiciens ! Moins aujourd'hui peut-être parce que la physique est en perte de prestige au profit de la biologie. Les physiciens ne peuvent plus avoir l'assurance tranquille qu'ils ont eu pendant vingt-cinq ans, après avoir fait péter Hiroshima ! Le développement du nucléaire a été une grande affaire. Mais depuis le début des années 1970, les physiciens commencent à avoir de plus en plus de problèmes parce que pour avancer, ils ont besoin d'équipements de plus en plus chers. En revanche, la montée de la biologie est fantastique. Les biologistes, en plus, traînent derrière eux l'Association pour la Lutte contre le Cancer, ils ont le SIDA avec eux... L'Association pour la lutte contre le Cancer, c'est 200 millions ! Il est sûr que les sciences humaines au CNRS ont toujours été défendues, pour autant que je l'ai vu, de façon un tout petit peu, voire nettement, condescendante ; mais, en même temps - est-ce lié à la fonction ? -, tous les directeurs généraux du CNRS ont considéré qu'il fallait maintenir l'unité du CNRS et, donc, y conserver les sciences humaines comme les autres. De tous ceux que j'ai connus, c'est Curien qui en était le moins convaincu. Mais il était très diplomate et n'avait pas envie de se créer un problème, les risques syndicaux étant évidents.

Y a-t-il dans les sciences humaines des partisans de la séparation ?
Non, il n'y en a pas ! Tout le monde est convaincu qu'on a plus à gagner d'un rattachement à l'ensemble. Il y a quelques grands esprits, quelques grandes gueules, très marginaux et très anti-CNRS, qui peuvent avoir un discours biface qui consiste à dire à l'extérieur : "Il faut casser le CNRS Sciences humaines" et ensuite à venir dans mon bureau me demander des subventions ! Dans les vagues qui ont agité le CNRS l'été dernier, la vague spécifiquement anti-sciences de l'homme n'a été qu'une petite vague, en plus ou à côté du remous qui mettait en question les structures globales de l'institution elle-même. Je n'ai jamais cru que le secteur des sciences de l'homme soit spécifiquement menacé. L'institution dans son ensemble a eu des turbulences, mais il m'a semblé que personne n'a envisagé que la première mesure à prendre serait de couper les sciences de l'homme et de voir ensuite, de commencer en somme par la vente par appartement. Il y a des gens qui ont voulu un incendie global, quelques uns disaient : " d'abord les sciences humaines", mais ceux-là n'ont pas vraiment été entendus. J'ai le sentiment que les sciences humaines et sociales au CNRS ont toujours eu une position considérée avec un peu de condescendance, et en même temps elles ont tenu le coup. Il n'y a pas eu de changement fondamental dans l'organisation de ces sciences depuis quarante ans.

Quel fut le directeur général le plus favorable aux sciences humaines ?
Il est un peu difficile de répondre, car je ne les ai pas tous connu sur le même plan. J'ai rencontré Coulomb chez ma mère, car il était de la promotion de mon père, ou à peu près. Jacquinot, je l'ai à peine connu, sinon ès fonction quand j'étais membre du Comité National. Curien et Grégory, je les ai connus davantage. Et j'ai très bien connu Pierre Chabbal, parce que j'avais été dans un comité de travail avec lui. Il se trouve que nous avons été voisins dans la même rue ; son dernier enfant et l'aîné des miens allant dans la même école primaire, nous alternions les jours pour conduire nos gosses. C'était avant qu'il soit directeur général, dans les années 1974-1977. J'ai eu beaucoup de conversations avec lui quand il était membre du Comité des Sages. Chabbal était certainement, je ne dirais pas le plus, mais un de ceux qui s'intéressait le plus aux sciences humaines et qui n'y comprenait pas grand chose ! Et peut-être Pierre Papon, sur ordre de son ministre Chevènement. Actuellement, ma chance est que la femme de Feneuille soit agrégée de philosophie et inspectrice générale de l'Éducation Nationale, de la vie scolaire.
Je voudrais vous dire deux ou trois choses sur les erreurs des grands mandarins de nos disciplines dans le passé, même si c'est facile de le dire rétrospectivement. Je vous ai donné l'exemple de la sociologie dont ledéveloppement s'est fait autour de quelques personnalités de gauche, Le Bras excepté, et avec la bénédiction ou la faveur du CNRS, à l'époque où il était de gauche, c'est-à-dire avant le départ de monsieur Teissier. Il me semble que dans les disciplines "classiques", les plus grands mandarins ont eu la politique suivante - et c'est en ça que mon maître Aron n'était pas vraiment classique - : "Le CNRS, c'est bon pour les jeunes femmes, pour les étrangers non naturalisables, pour les bègues, pour les curés et pour les disciples de deuxième ordre ! Mais nos bons élèves, on les oriente vers les carrières universitaires ». Cela n'a pas tout à fait cessé, même si ça a diminué. C'est caricatural en droit, où l'ensemble des chercheurs fait, me semble-t-il, assez pâle figure. Les juristes ont très peu cherché à augmenter le cheptel : ils ne suscitent pas de candidatures. En revanche, ils ont très bien su utiliser le CNRS du point de vue des publications pour se créer des collections. Je suis ainsi obligé de publier des volumes considérables, des annuaires qui doivent être publiés tous les ans, qu'ils soient bons ou mauvais. Et je m'interroge sur l'intérêt de certaines de ces publications.

Comment les juristes ont-ils réagi à la montée de la sociologie ?
Ils l'ignorent totalement. La guerre des castes est parfois très vive. Il y a des historiens du droit qui ont un système de formation et de recrutement en histoire du droit et qui ne se veulent pas historiens. De même qu'il y a des philosophes du droit et des chaires de philosophie du droit. Heureusement, il y a des gens intelligents, comme actuellement François Terré, qui a compris que la légitimité des philosophes est davantage donnée à la faculté des lettres qu'à la faculté de droit et qui fait des efforts de rapprochement avec les philosophes de la faculté des lettres et sciences humaines. Il organise des colloques où il se préoccupe d'avoir des philosophes de l'université des lettres et sciences humaines. En lettres et sciences humaines, les premiers directeurs scientifiques du CNRS n'ont absolument pas eu, ou cherché à avoir, une politique d'ensemble. Les petites communautés scientifiques, les milieux, n'y poussaient pas. Pour Michel Lejeune je ne sais pas très bien, mais pour Pierre Monbeig c'est d'une clarté aveuglante : il faisait les affaires de ses copains ! Car pourquoi la géographie a-t-elle quatre laboratoires propres dont deux dans des bâtiments magnifiques ? Le Centre de géographie tropicale de Bordeaux est splendide, le Centre de géomorphologie de Caen est trois fois trop gros. De plus, ce Centre de géomorphologie de Caen a été réalisé sur une idée scientifique fausse et insensée : "Les physiciens ont leurs gros instruments : nous, en géographie, on va faire un grand centre où tout le monde enverra faire ses analyses". Le résultat est que cette activité n'a jamais eu de contenu, parce que ce laboratoire n'a jamais été équipé en moyens techniques d'analyse puissants ; en revanche, quand les géographes de Bordeaux, de Strasbourg ou de Grenoble font de la géographie physique sérieuse, ils vont faire faire leurs analyses chez les géophysiciens ou les physiciens d'en face, de l'autre côté du campus ! Ce laboratoire a été maintenu contre vents et marées parce que le bâtiment existe et qu'on ne sait pas quoi en faire et parce que le corporatisme des géographes fait masse dès lors qu'est évoquée l'idée qu'on pourrait menacer ce laboratoire. Il y a trois chercheurs, mais vingt-quatre ITA et en budget hors personnel, dont une bonne partie est sûrement du fuel !, d'environ 500 000 francs. Ce laboratoire et celui de Bordeaux sont des créations de Monbeig pour ses copains : Lasserre à Bordeaux ou Journaux à Caen sont de la génération de Monbeig ou un peu plus jeunes. Monbeig a favorisé la géographie, fortement.
Pierre Bauchet a été sensiblement plus rationnel, en apparence ! Car j'ai fait le compte : j'ai entre quinze et vingt unités associées par section, j'en ai quarante-cinq en économie. Si on regarde les dates de création, c'est du temps de Monsieur Bauchet, qui était économiste. Je suis d'accord qu'il faut développer la recherche en économie, néanmoins il me paraît clair qu'à une certaine époque tout professeur d'économie un peu convenable qui demandait au CNRS de donner le label d'unité associée à sa petite équipe avait la faveur de Monsieur Bauchet... Et cela s'est fait.

Il y a peut-être des arguments scientifiques : les économistes sont dans les sciences humaines ceux qui ont particulièrement besoin de moyens matériels...
Vous me convaincrez difficilement qu'il y a quarante-cinq endroits où la recherche économique est de qualité au CNRS...

Mais n'est-ce pas dans les sections du Comité national que se fait l'évaluation ?
Il ne faut pas être grand clerc pour savoir que le directeur scientifique du secteur a une capacité d'influence qui n'est pas tout à fait négligeable. J'ai fait partie du Comité national : on a classé des propositions d'unités associées et cela ne se faisait pas. On nous disait à la session d'après : le comité de direction du CNRS, le directoire, le conseil scientifique ont arbitré : dans votre section, il n'y a qu'une unité associée de créée. Je n'ai jamais pu parler vraiment avec Monbeig, mais mes conversations avec Lejeune et avec Bauchet me donnent à penser qu'ils ne prenaient pas vraiment au sérieux le CNRS comme institution structurante. Ils considéraient le CNRS premièrement comme une organisation de bourses de thèses, du point de vue de Lejeune c'est très net ; deuxièmement comme un havre de grâce pour des gens à qui on veut du bien, mais qu'on ne pourra pas caser dans la noble université ; et troisièmement comme une manne financière limitée, mais parfaitement libre, et avec laquelle on peut agir pour le bien de gens de bien.

Une sorte de CNRS - Caisse des sciences
Absolument. Entre autres choses dans ma carrière, j'ai été conseiller scientifique à l'INSEE, pendant plusieurs années, pour créer la série de publications Données Sociales . A l'époque, en 1972, j'avais réalisé un premier projet d'accord entre le CNRS et l'INSEE pour permettre au CNRS d'avoir des fichiers. Bauchet m'avait dit: "Il est bien ton projet, je mettrais ça en route si j'étais sûr que les chercheurs seront sérieux, mais je ne veux pas me ridiculiser devant l'INSEE". En fait, il ne faisait pas confiance aux chercheurs. Il s'agissait de chercheurs sociologues, je dois dire ! Edmond Lisle a été très différent, et bien meilleur gestionnaire, mais il a un goût très prononcé pour les organigrammes et ce que j'appelle le quadrillage des nuages. Il croit au nombre des personnes. J'ai essayé de le convaincre, totalement en vain, que les opérations "hors statuts » allaient être une catastrophe. Il n'a rien voulu entendre. Il a dit à un chargé de mission que j'aime bien, Yves Grafmeyer, actuellement maître de conférences à Lyon : "Je ne peux pas être contre les hors statuts, puisque moi-même j'en suis un ! ». Edmond Lisle a fait des plans sur le papier puis il a été obéré par l'affaire des hors statuts. Il a beaucoup poussé aux accords internationaux. Les accords internationaux, c'est comme la ligne de téléphone : c'est bien que ça existe, mais ça ne sert à quelque chose que si l'on s'en sert ! Pour les accords internationaux, le problème est de savoir si on veut s'en servir. À mon avis, on ne s'en sert pas assez. Les relations internationales se font autrement et, finalement, j'incline à penser que quand des Français sont vraiment bons dans un domaine, ils sont démarchés. Celui qui a eu une véritable politique scientifique dans ces domaines, c'est Jean Pouilloux. Il a eu une politique pour l'archéologie !

On lui a reproché, comme à Monbeig, d'avoir servi ses copains !
La différence, c'est qu'il n'a pas créé de laboratoire idiot comme celui de Caen ! Pour le Centre de Recherche Archéologique, qui est une idée de Gardin, le malheur réside dans sa localisation. Valbonne, c'est une folie de  Pierre Creyssel, ou plutôt à la conjonction de Messieurs Creyssel et Gardin. Creyssel voulait que le CNRS soit présent à Sofia-Antipolis ; la dimension sciences humaines lui déplaisait, mais plaisait beaucoup à Gardin qui à l'époque avait un bateau en Méditerranée. Je crois que Gardin a une composante de génie, mais c'est quelqu'un qui n'a pas toujours beaucoup de suite dans les projets et qui peut brûler ce qu'il a adoré. Il a poussé pour que le CRA soit à Valbonne. L'idée d'un laboratoire fédératif central avait du sens, et c'était une idée de progrès, mais le fait que ce soit à Valbonne a été et continue d'être un handicap terrible. Parce que Valbonne n'est pas un site universitaire. Je suis convaincu que si le CRA avait été à Aix, là où est le Centre Camille Jullian, il aurait très bien marché.

N'y a-t-il pas d'autre exemple de laboratoire de sciences humaines implanté en dehors d'un campus ?
Si, il y a le Laboratoire d'Économie et de Sociologie du Travail d'Aix-en-Provence. Il n'est pas très loin, mais il n'est pas sur le campus et, pendant très longtemps, les contacts ont été nuls. Il a fallu dix ans pour qu'il soit admis. Maintenant, il participe à un DEA, mais cela a été très long. Il y a aussi l'Institut de la Langue Française à Nancy.

Et le Centre de Documentation Sciences Humaines ?
C'est un laboratoire de services, qui dépend maintenant de la DIST. J'ai écrit un article dans 'Commentaire' en 1983 où je disais nettement mon point de vue.

Vous ne mettiez pas seulement en cause le CDSH, mais l'absence d'une politique globale... Le CDSH est une création du cinquème Plan ?
Le Bulletin Signalétique existait déjà. La transmutation du Bulletin Signalétique en CDSH s'est faite autour de 1969. La première directrice que j'ai connue était Madame Cadoux, Conseiller d'État, aujourd'hui à la Commission Informatique et Liberté dont je crois qu'elle est vice-présidente. C'était une dame pleine de bonnes intentions. Mais je pense que le CDSH n'était pas dans la mission du CNRS. Il n'est pas organisé pour faire ça en sciences humaines et je ne sais pas si cela a vraiment du sens de vouloir traiter d'une manière à peu près similaire les problèmes de documentation de toutes les disciplines. Depuis, il y a eu des évolutions un peu différenciées qui se sont faites : l'idée de faire des réseaux sur certains thèmes n'est pas idiote. Mais l'opinion sur ces réseaux est fortement mitigée. Le CNRS a cependant réussi à vendre le réseau ECODOC à la Chambre de Commerce de Paris.

Le problème n'est-il pas général concernant la documentation : le CDST, créé il y a bientôt cinquante ans, à une époque où les chercheurs étaient plutôt coupés du monde scientifique extérieur, répond-il encore aussi bien à ce pour quoi il avait été créé ?
Les données du problème ont en effet quelque peu changé ! On vous dira, au CDST, qu'ils ne travaillent pas pour la communauté académique mais pour les utilisateurs extérieurs et que l'essentiel de leurs clients est fait de laboratoires d'application en chimie, en pharmaco-chimie, en traitement des métaux et que c'est là leur vraie clientèle. C'est loin d'être sans problème aussi. L'opinion de Monsieur Feneuille serait d'externaliser le CDST et le CDSH.

Une impulsion dans ce sens a été donnée par l'ancienne direction et le projet de Nancy a été repris par la nouvelle direction
On n'a pas eu le choix. Mais si quelqu'un d'autre que le CNRS en veut la tutelle, on ne demandera pas mieux.

N'est-ce pas, malgré tout, un problème spécifique du CNRS d'en arriver, devant leur force d'inertie, à devoir "se débarrasser » de ces gros laboratoires plutôt que de les transformer ?
Il y a du vrai dans ce que vous dites...

 Pouilloux n'avait-il pas essayé de transformer le CDSH notamment en créant les CID ?
Non, les CID étaient un moyen d'institutionnaliser des revues. L'idée de Pouilloux était cynique à ce sujet ! Il ne croit pas à la documentation, pas plus que moi et peut-être encore moins. Appeler CID l'Année Epigraphique ou l'Année philologique était un moyen de donner de la solidité à ces revues, de leur donner une structure type laboratoire propre, au lieu de les laisser au régime de la subvention annuelle, et donc d'être assez sûr qu'elles seraient pérennes ! Pour la documentation, j'ai des doutes... Je suis assassiné de demandes de gens qui disent : "Avec l'informatique, on va pouvoir développer un centre de documentation spécifique dans notre domaine ». Devant tous ces centres de documentation qui se concurrencent, j'ai des doutes...

Vous évoquiez tout à l'heure votre participation à une commission du Plan sur la mobilité scientifique. On a parfois l'impression que cette affaire de mobilité scientifique est un paravent destiné à masquer dans une certaine mesure l'incapacité de ces grosses structures administratives à gérer leur patrimoine humain.  Jean Jacques, chimiste du Collège de France, montre notamment que le problème se pose quand une institution se trouve confrontée à une légion de mauvais chercheurs...
Des mauvais, non ; mais de gens qui ont donné leur mesure et qui n'iront pas plus loin. Toute la question est de savoir si le métier de chercheur est un métier ordinaire. Or je pense qu'en sciences humaines, il peut, un peu plus qu'ailleurs, être un métier ordinaire : on peut être efficace et productif même en étant moins imaginatif et le capital érudition-culture peut être rentabilisé même après 55 ans. En revanche, le manque d'infrastructures et de communications, le solipsisme menaçant le chercheur font que les seules personnes qui sont des chercheurs heureux au bout d'un certain temps sont des passionnés, à la limite du caractère marginal. Il y a des gens merveilleusement passionnés, mais il y en a peu. En fait, une partie non négligeable des chercheurs d'un certain âge crève par manque de communication. Ou bien ils sont menacés d'un processus d'évolution solipsiste ou bien ils s'en sortent en faisant de la communication à tout prix et en devenant commis-voyageurs d'eux-mêmes ! C'est un peu sinistre à constater. Le problème est apparu au moment où le cheptel des chercheurs du CNRS a commencé à "vieillir". Les premières esquisses sur le développement numérique global des chercheurs du CNRS ont été faites quand Monsieur Curien était directeur général, vers 1972. Il avait prévu l'évolution du nombre des chercheurs jusqu'à un peu plus de 8 000 pour les années 1985-1986. Curien disait qu'à ce moment-là, le CNRS serait en volume de croisière en terme de chercheurs. On est au-delà et on s'approche du volume de croisière du CNRS. Il y a quinze ans, l'accord des grands officiels était que le CNRS pouvait encore grandir et il y avait une forte demande de la communauté scientifique pour dire qu'il fallait plus de chercheurs. Aujourd'hui, vous n'avez plus cette demande. Il y a bien sûr toujours des gens et des textes de motions syndicales qui disent : "Rareté, pénurie des postes, il faut les augmenter », mais il n'y a plus de consensus à ce sujet parmi les gens qui comptent dans la communauté scientifique. Ils constatent raisonnablement qu'il faut évidemment renouveler le CNRS, que le problème du CNRS est d'éviter le vieillissement et donc qu'il y a un problème de rajeunissement, mais qu'on ne peut plus traiter le problème par l'augmentation numérique. Jean-Claude Lehmann vous dira qu'il a déjà des chercheurs en chômage technique et que, s'il en avait plus, il ne sait pas comment il les ferait travailler ! Et cela parce que dans les disciplines où il faut de l'argent pour faire de la science, il n'y a pas d'argent pour tout le monde.

Comment expliquer cette dérive inflationniste des effectifs, alors qu'en 1970 la projection n'était pas celle là ?
La projection était bonne, elle n'était fausse que sur un point : l'entrée des hors statuts qui a été disruptive dans quelques disciplines. Pour les sciences exactes, ce fut le cas surtout en écologie : les contractuels du CNEXO qui s'occupaient de l'eau de mer ont été intégrés au CNRS. Dans les sciences humaines, le phénomène a été massif en sociologie et un peu moins en économie et en géographie. En sociologie, il a fait plus que doubler la section. Mon problème, ou plutôt celui de mon successeur, sera certainement de ventiler les postes autrement quand ces gens prendront leur retraite. Je vais commencer, car je suis pour la diminution nette, tout en étant favorable à quelques embauches chaque année. Mais pour l'instant, c'est insoluble, car j'ai encore peu de gens qui prennent leur retraite. A partir de 1994 il y aura, certaines années, entre quinze et vingt chercheurs qui prendront leur retraite ; pour l'instant, c'est trois. J'ai fait, dans 'Commentaire' , l'analyse du phénomène : il y a eu un lobby qui, par le fait de Giscard d'Estaing, irréfléchi, a eu un succès que jamais ses promoteurs syndicaux n'avaient espéré! Giscard d'Estaing a dit qu'il fallait résorber l'auxiliariat dans les PTT, chez les instituteurs, donc chez les chercheurs aussi. Les chercheurs ont été traités comme des facteurs auxiliaires qu'on titularise ! Et ceci avec la DGRST qui y a prêté les deux mains. Depuis, Monsieur Roland Morin est devenu absolument contre les hors statuts et il a fait prendre des mesures en béton pour éviter qu'on en refabrique.

Au CNRS, il est devenu pratiquement impossible d'embaucher un vacataire...
Qu'il faille des vacataires dans quelques opérations ponctuelles, des opérations de charriage ou de balayage intellectuel, je ne suis pas contre, mais je suis franchement hostile au système qui consiste à avoir un vague projet de contrat et ensuite à en confier la réalisation à des vacataires. Or les crédits incitatifs et les vacations poussent à ce système. On a ainsi des gens qui produisent des tas de rapports, même dans des ATP, qui n'ont aucun intérêt. Il y a un tas de gens qui produisent des choses dont on peut se demander pourquoi elles ont été travaillées, pourquoi elles ont été produites, pourquoi on les a imprimées et pourquoi on les stocke.

Les ATP ne font que répondre à une demande organisée par l'institution. Son état-major a donc une part de responsabilité ?
Colossale !

Vous posez donc le problème de la politique scientifique du CNRS...
Non, je pose le problème de ces crédits bizarres d'ATP qui viennent en plus des dotations de base des laboratoires et qu'on peut décrocher à la timbale avec un texte de trois pages ! Je pense qu'il est difficile de faire de bons thèmes d'appel d'offres d'ATP.

Pensez-vous qu'une direction des sciences humaines peut avoir une politique scientifique ? 
Je pense que la direction 'Espace' a mené une politique scientifique.

C'est tout de même le CNES qui définit la politique...
Mais la recherche se fait dans des laboratoires du CNRS. Et maintenant, en biologie, il y a une politique très nette depuis dix ans. Il y a eu trois directeurs scientifiques successifs avec des orientations tout à fait précises : on est là pour fabriquer des possibles candidats au Prix Nobel ; ces futurs candidats au Prix Nobel se font en biologie moléculaire ou en neurosciences, hors de là, point de salut ! Jacques Demaille a une politique scientifique extraordinaire.

Contrairement aux sciences dures, il ne semble pas qu'il existe dans le secteur des sciences humaines et sociales des instituts concurrents extérieurs au CNRS.
C'est exact. La direction du Patrimoine du ministère de la Culture peut, de temps en temps, dire qu'elle nous subventionne. Il est tout à fait vrai que le développement de l'archéologie métropolitaine est entièrement tributaire des crédits de fouilles du ministère de la Culture. Je paye des gens et un peu leurs infrastructures de laboratoire, mais je n'ai absolument pas d'argent à leur donner pour des crédits de fouilles. Il y a aussi l'EHESS, mais elle fonctionne avec deux tiers de personnel CNRS. Les relations EHESS-CNRS sont tout à fait comparables aux relations Institut Pasteur-CNRS. L'EHESS a nous perçoit comme un agent recruteur et une caisse ! Sur certains points, il y a frottements...

Vous ne nous avez pas parlé de la période où l'on avait adjoint au directeur général du CNRS un directeur administratif et financier...
Il est tout à fait clair que cette structure était marquée par un bicéphalisme nécessairement conflictuel. Les relations entre Creyssel et Chabbal, dix ans après, laissent des souvenirs ! D'où le texte de 1979 qui a supprimé le directeur administratif et financier et a créé un secrétaire général, tout pâle à côté de ce qu'était le directeur administratif et financier. La structure avec un directeur administratif et financier était invivable.

Il semble pourtant qu'elle n'avait pas été trop mal vécue du temps de Grégory, par exemple
Grégory n'est pas resté très longtemps au CNRS, d'une part. D'autre part, il s'est investi dans les relations extérieures du CNRS : il n'est pas sûr que Grégory ait vraiment essayé d'être le directeur général du CNRS...

En revanche, Creyssel se présentait comme tel
Il l'a été, finalement. J'ai l'impression qu'à l'époque, Creyssel était presque directeur général et que Grégory se conduisait presque comme le président actuel. Ce furent les heures de gloire de Creyssel. Après, il est tombé à la trappe. Creyssel est tout de même responsable du référendum raté du Général De Gaulle. Il était directeur de cabinet de Jeanneney. Ce sont eux qui ont fait ce texte infumable de 1969 sur le Sénat et la réforme régionale. Creyssel, qui était Maître des requêtes au Conseil d'État, s'est trouvé interdit de grand poste en cabinet ministériel. Le CNRS a été une aubaine pour lui à un moment où sa carrière ministérielle ne se portait pas bien. Quant à l'introduction d'un directeur administratif et financier au CNRS, je crois que l'idée, à l'époque, a été de créer un poste tel qu'il revienne à quelqu'un issu d'un grand corps de l'État et ainsi d'anoblir administrativement le CNRS. Le premier qui a joué ce rôle était un monsieur très bien, Claude Lasry, qui semble-t-il, n'a pas été conflictuel. Du reste, Lasry est allé à Pasteur ensuite.


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