Dans quelles circonstances êtes vous entré au CNRS ?
J'étais normalien, philosophe. Je suis agrégé de philosophie, mais je
n'avais pas la 'trempe' philosophique et je me posais des questions à
propos du marxisme notamment. C'est ainsi que j'ai commencé à
m'intéresser aux sciences sociales, à une époque où, dans le milieu
d'étudiants dans lequel je vivais, ce n'était pas du tout à la mode.
Elles l'avaient été des années plus tôt, mais depuis ce n'était plus le
cas, en particulier à l'École normale ; à l'exception peut-être de la
linguistique, si tant est qu'elle soit une science sociale...
C'est Raymond Aron qui m'a proposé le choix, à peu près dans les
termes suivant : "Vous pouvez être assistant à la Sorbonne ou attaché
de recherche au CNRS ; assistant à la Sorbonne, c'est évidemment
beaucoup plus noble, mais ça vous occupera davantage ». Et j'ai crû
comprendre que son conseil était d'être quand même candidat au CNRS.
C'est ainsi que je suis devenu attaché de recherche au CNRS en 1965.
Auparavant, j'avais un peu enseigné la philosophie dans les lycées de
la République. En même temps, j'ai fait une thèse de 3ème cycle en
sociologie : 'Pouvoir et organisation des syndicats patronaux'. Je
n'avais pas fait de calcul bien précis en terme de carrière, et j'ai
été chercheur au CNRS durant dix ans, jusqu'en 1975. Il se trouve que,
pour différentes raisons, j'ai connu tous les directeurs généraux du
CNRS depuis Jean Coulomb.
C'était un copain de mon père. Il m'avait dit : " Quand on est un
littéraire, on ne fait pas carrière au CNRS, ça n'existe pas ! donc il
faut que tu aies bien le projet de repartir ailleurs ». Je n'avais pas
vraiment de projet. Il se trouve que j'ai eu différentes petites
activités collectives et que les affaires d'organisation de la
recherche m'ont intéressé parce que je travaillais alors avec Michel
Crozier. Crozier m'a introduit au Commissariat du Plan, dans différents
groupes. On m'a demandé, en 1969, d'être rapporteur d'un petit groupe
informel du Plan qui devait s'occuper de la mobilité des chercheurs et
faire des propositions. C'est là que j'ai connu Robert Chabbal qui représentait dans ce groupe le directeur général du CNRS qui était alors Pierre Jacquinot.
Je me suis donc occupé de ce petit groupe qui a fait un rapport sur la
mobilité des chercheurs; rapport enterré, obsolète... Si on l'exhumait,
on s'apercevrait probablement qu'une partie des propositions sont
toujours d'actualité et qu'elles n'ont pas été réalisées. Cela a été,
si je puis dire, ma première intervention dans des affaires de
planification ou d'organisation de la recherche. C'est à la suite
de cette participation que j'ai été amené à me présenter aux élections
du Comité National en 1970 ou 1971. J'ai fait deux mandats d'élu à la
section de sociologie du Comité national. La première fois, j'ai été
élu B, la seconde fois, j'ai été élu A. À tort ou à raison, j'ai pris
cette fonction au sérieux. Sans être formalisés, il y a différents
niveaux ou formes d'implication dans un mandat du Comité National. J'ai
ainsi été amené à participer aux rapports de conjoncture, à faire
partie des comités d'ATP et, finalement, depuis 1972, à être de façon
continue en relation forte avec le CNRS. Avec l'interruption de
1982-1985, parce que je n'ai rien demandé à Maurice Godelier. Je n'ai
jamais eu de conflit de personne avec lui et d'ailleurs il n'y avait
pas de raison pour qu'il y en ait. J'ai quand même noté qu'il avait
pris soin de me rayer d'un certain nombre de comités de direction
auxquels je participais avant... Cela ne m'a pas fait pleurer... Voilà
comment j'en suis venu à avoir des relations assez fortes avec le CNRS.
Pour ce qui intéresse l'histoire des milieux clos de la direction du
CNRS, j'ai dû connaître Serge Feneuille en 1972 ou 1973 dans le comité
d'une ATP qui s'appelait 'Recherche sur la recherche' et qui était
l'ancêtre d'un groupe de sociologie de la science. Dans ce comité
notamment, on a repris en charge le programme de Lemaine et Lécuyer qui
a donné lieu à un livre que j'aime bien, qui s'appelle 'Les voies du
succès'.
Vous vous êtes personnellement déjà intéressé à l'histoire du CNRS
J'ai écrit un petit chapitre qui s'appelle : " Chronique de la
sociologie française après 1945 » dans un ouvrage collectif (les
Mélanges en l'honneur de Jean Stoetzel).
J'ai été amené à regarder et analyser comment le CNRS avait créé un
laboratoire propre qui s'est appelé le Centre d'Études Sociologiques et
qui a, si je puis dire, explosé pour donner naissance à l'Iresco, il y
a deux ans, comme un phénix renaît de ses cendres. C'est un point du
reste amusant, car le Centre d'Études Sociologiques est né de la
conjonction de trois lignes qui n'ont pas beaucoup de liens logiques
entre elles. L'une venait du département de sociologie de la New School
for Social Research à New York, créé pendant la guerre ; les Américains
ont donné à la France ou à Georges Gurvitch (je n'ai jamais su
précisément si c'était à Georges Gurvitch personnellement ou pour qu'il
la ramène en France) la bibliothèque du département de sociologie de la
New School for Social Research. D'autre part, Madame Halbwachs, fille
de Victor Basch, a donné la bibliothèque de son mari, qui était
considérable, au CNRS. Le projet du Centre d'Études Sociologiques est
né de la conjonction de ces dons de bibliothèques, en plus de la
relation privée et singulière qu'entretenait Jamati, un poète et un
compagnon de route qui était directeur adjoint du CNRS, avec Gurvitch.
Pour ce qui est de la sociologie, il est clair qu'à une époque où la
sociologie existait fort peu dans l'université française, le CNRS a été
un havre de grâce, mais avec une composante à l'origine politiquement
orientée. Les premiers chercheurs du CNRS en sociologie étaient peu
nombreux : Pierre Naville, Maucorps, Jean Pierre Vernant, Jacques Maître un peu plus tard, Chombart de Lauwe.
Tous ont été recrutés au CNRS dans les années 1947, 1948, 1949,
c'est-à-dire avant le départ de Teissier. Il est clair qu'il y a eu
également l'aspect "champ nouveau » qui n'a pas la noblesse
universitaire et qui peut se faire une place au CNRS. Avant 1950, la
sociologie n'existait pas à l'Université : il y avait quatre chaires de
sociologie, une à Bordeaux, une à Paris, une à Strasbourg, une à Lyon.
Cela n'aurait-il pas pu constituer un noyau d'expansion ?
L'expansion des facultés des lettres et sciences humaines commence en
1958, avec la création du corps des maîtres assistants en 1957, puis
ensuite avec l'explosion numérique qui date s'après 1969. Quand j'étais
normalien, on faisait des projets de carrière en se demandant qui on
remplacerait dans vingt ans ! Le raisonnement se faisait à effectifs
strictement constants, ce qui était une erreur profonde. Les
premières disciplines en sciences humaines dans lesquelles il y a eu
des chercheurs au CNRS sont certainement la sociologie, l'ethnologie,
l'anthropologie et la préhistoire, c'est-à-dire des disciplines dans
lesquelles il n'y avait pas d'emplois universitaires. Le développement
de la sociologie a été le mérite conjoint de Gurvitch, quelque mal que
je pense de lui par ailleurs, de Georges Friedmann, du doyen Le Bras.
Ce trio a créé une communauté de chercheurs à partir d'individus dont
une bonne partie n'avaient pas vraiment un cursus universitaire
classique. Vernant, lui, avait un cursus universitaire classique, mais
il était déviant par rapport à ce cursus. Il voulait s'occuper
d'antiquité mais les gens d'histoire et de philologie ancienne ne l'ont
pas reconnu avant qu'il soit professeur au Collège de France.
La
philologie est un secteur promu par le CNRS ; les deux premiers
laboratoires antérieurs au CNRS ne sont-ils pas dans cette discipline ?
L'Institut de Recherches et d'Histoire des Textes est la création d'un
homme, Félix Grat, grâce à ses relations personnelles avec un
secrétaire d'État du Front Populaire. Le pauvre homme s'est fait tuer
en 1940, mais l'institution lui a survécu et fort bien. C'était faire
un coup, si je puis dire, comme Paul Rivet avec le Musée de l'Homme !
Si je prends la revue Gallia , c'est une création législative de Carcopino, en 1941, lui donnant la force d'une institution reposant sur une loi.
Et l'Inventaire de la langue française de Mario Roques ?
Je ne sais pas. Mais Mario Roques est certainement là-dessous, il a eu un rôle important.
On
voit Mario Roques dans les conseils d'administration du début du CNRS
défendre les sciences humaines contre, semble-t-il, un certain "mépris
» d'un Joliot par exemple qui considère que ce n'est pas très sérieux.
Ça n'a pas cessé !
La remarque de Coulomb que vous rapportiez est très intéressante et symbolique !
Le CNRS a été et est encore à un certain degré une maison de
physiciens, par les physiciens et pour les physiciens ! Moins
aujourd'hui peut-être parce que la physique est en perte de prestige au
profit de la biologie. Les physiciens ne peuvent plus avoir l'assurance
tranquille qu'ils ont eu pendant vingt-cinq ans, après avoir fait péter
Hiroshima ! Le développement du nucléaire a été une grande affaire.
Mais depuis le début des années 1970, les physiciens commencent à avoir
de plus en plus de problèmes parce que pour avancer, ils ont besoin
d'équipements de plus en plus chers. En revanche, la montée de la
biologie est fantastique. Les biologistes, en plus, traînent derrière
eux l'Association pour la Lutte contre le Cancer, ils ont le SIDA avec
eux... L'Association pour la lutte contre le Cancer, c'est 200 millions
! Il est sûr que les sciences humaines au CNRS ont toujours été
défendues, pour autant que je l'ai vu, de façon un tout petit peu,
voire nettement, condescendante ; mais, en même temps - est-ce lié à la
fonction ? -, tous les directeurs généraux du CNRS ont considéré qu'il
fallait maintenir l'unité du CNRS et, donc, y conserver les sciences
humaines comme les autres. De tous ceux que j'ai connus, c'est Curien
qui en était le moins convaincu. Mais il était très diplomate et
n'avait pas envie de se créer un problème, les risques syndicaux étant
évidents.
Y a-t-il dans les sciences humaines des partisans de la séparation ?
Non, il n'y en a pas ! Tout le monde est convaincu qu'on a plus à
gagner d'un rattachement à l'ensemble. Il y a quelques grands esprits,
quelques grandes gueules, très marginaux et très anti-CNRS, qui peuvent
avoir un discours biface qui consiste à dire à l'extérieur : "Il faut
casser le CNRS Sciences humaines" et ensuite à venir dans mon bureau me
demander des subventions ! Dans les vagues qui ont agité le CNRS l'été
dernier, la vague spécifiquement anti-sciences de l'homme n'a été
qu'une petite vague, en plus ou à côté du remous qui mettait en
question les structures globales de l'institution elle-même. Je n'ai
jamais cru que le secteur des sciences de l'homme soit spécifiquement
menacé. L'institution dans son ensemble a eu des turbulences, mais il
m'a semblé que personne n'a envisagé que la première mesure à prendre
serait de couper les sciences de l'homme et de voir ensuite, de
commencer en somme par la vente par appartement. Il y a des gens qui
ont voulu un incendie global, quelques uns disaient : " d'abord les
sciences humaines", mais ceux-là n'ont pas vraiment été entendus. J'ai
le sentiment que les sciences humaines et sociales au CNRS ont toujours
eu une position considérée avec un peu de condescendance, et en même
temps elles ont tenu le coup. Il n'y a pas eu de changement fondamental
dans l'organisation de ces sciences depuis quarante ans.
Quel fut le directeur général le plus favorable aux sciences humaines ?
Il est un peu difficile de répondre, car je ne les ai pas tous connu
sur le même plan. J'ai rencontré Coulomb chez ma mère, car il était de
la promotion de mon père, ou à peu près. Jacquinot, je l'ai à peine
connu, sinon ès fonction quand j'étais membre du Comité National. Curien et Grégory, je les ai connus davantage. Et j'ai très bien connu Pierre Chabbal,
parce que j'avais été dans un comité de travail avec lui. Il se trouve
que nous avons été voisins dans la même rue ; son dernier enfant et
l'aîné des miens allant dans la même école primaire, nous alternions
les jours pour conduire nos gosses. C'était avant qu'il soit directeur
général, dans les années 1974-1977. J'ai eu beaucoup de conversations
avec lui quand il était membre du Comité des Sages. Chabbal était
certainement, je ne dirais pas le plus, mais un de ceux qui
s'intéressait le plus aux sciences humaines et qui n'y comprenait pas
grand chose ! Et peut-être Pierre Papon, sur
ordre de son ministre Chevènement. Actuellement, ma chance est que la
femme de Feneuille soit agrégée de philosophie et inspectrice générale
de l'Éducation Nationale, de la vie scolaire.
Je voudrais vous
dire deux ou trois choses sur les erreurs des grands mandarins de nos
disciplines dans le passé, même si c'est facile de le dire
rétrospectivement. Je vous ai donné l'exemple de la sociologie dont
ledéveloppement s'est fait autour de quelques personnalités de gauche,
Le Bras excepté, et avec la bénédiction ou la faveur du CNRS, à
l'époque où il était de gauche, c'est-à-dire avant le départ de
monsieur Teissier. Il me semble que dans les disciplines "classiques",
les plus grands mandarins ont eu la politique suivante - et c'est en ça
que mon maître Aron n'était pas vraiment classique - : "Le CNRS, c'est
bon pour les jeunes femmes, pour les étrangers non naturalisables, pour
les bègues, pour les curés et pour les disciples de deuxième ordre !
Mais nos bons élèves, on les oriente vers les carrières universitaires
». Cela n'a pas tout à fait cessé, même si ça a diminué. C'est
caricatural en droit, où l'ensemble des chercheurs fait, me
semble-t-il, assez pâle figure. Les juristes ont très peu cherché à
augmenter le cheptel : ils ne suscitent pas de candidatures. En
revanche, ils ont très bien su utiliser le CNRS du point de vue des
publications pour se créer des collections. Je suis ainsi obligé de
publier des volumes considérables, des annuaires qui doivent être
publiés tous les ans, qu'ils soient bons ou mauvais. Et je m'interroge
sur l'intérêt de certaines de ces publications.
Comment les juristes ont-ils réagi à la montée de la sociologie ?
Ils l'ignorent totalement. La guerre des castes est parfois très vive.
Il y a des historiens du droit qui ont un système de formation et de
recrutement en histoire du droit et qui ne se veulent pas historiens.
De même qu'il y a des philosophes du droit et des chaires de
philosophie du droit. Heureusement, il y a des gens intelligents, comme
actuellement François Terré, qui a compris que la légitimité des
philosophes est davantage donnée à la faculté des lettres qu'à la
faculté de droit et qui fait des efforts de rapprochement avec les
philosophes de la faculté des lettres et sciences humaines. Il organise
des colloques où il se préoccupe d'avoir des philosophes de
l'université des lettres et sciences humaines. En lettres et sciences
humaines, les premiers directeurs scientifiques du CNRS n'ont
absolument pas eu, ou cherché à avoir, une politique d'ensemble. Les
petites communautés scientifiques, les milieux, n'y poussaient pas.
Pour Michel Lejeune je ne sais pas très bien, mais pour Pierre Monbeig
c'est d'une clarté aveuglante : il faisait les affaires de ses copains
! Car pourquoi la géographie a-t-elle quatre laboratoires propres dont
deux dans des bâtiments magnifiques ? Le Centre de géographie tropicale
de Bordeaux est splendide, le Centre de géomorphologie de Caen est
trois fois trop gros. De plus, ce Centre de géomorphologie de Caen a
été réalisé sur une idée scientifique fausse et insensée : "Les
physiciens ont leurs gros instruments : nous, en géographie, on va
faire un grand centre où tout le monde enverra faire ses analyses". Le
résultat est que cette activité n'a jamais eu de contenu, parce que ce
laboratoire n'a jamais été équipé en moyens techniques d'analyse
puissants ; en revanche, quand les géographes de Bordeaux, de
Strasbourg ou de Grenoble font de la géographie physique sérieuse, ils
vont faire faire leurs analyses chez les géophysiciens ou les
physiciens d'en face, de l'autre côté du campus ! Ce laboratoire a été
maintenu contre vents et marées parce que le bâtiment existe et qu'on
ne sait pas quoi en faire et parce que le corporatisme des géographes
fait masse dès lors qu'est évoquée l'idée qu'on pourrait menacer ce
laboratoire. Il y a trois chercheurs, mais vingt-quatre ITA et en
budget hors personnel, dont une bonne partie est sûrement du fuel !,
d'environ 500 000 francs. Ce laboratoire et celui de Bordeaux sont des
créations de Monbeig pour ses copains : Lasserre à Bordeaux ou Journaux
à Caen sont de la génération de Monbeig ou un peu plus jeunes. Monbeig
a favorisé la géographie, fortement.
Pierre Bauchet a été
sensiblement plus rationnel, en apparence ! Car j'ai fait le compte :
j'ai entre quinze et vingt unités associées par section, j'en ai
quarante-cinq en économie. Si on regarde les dates de création, c'est
du temps de Monsieur Bauchet, qui était économiste. Je suis d'accord
qu'il faut développer la recherche en économie, néanmoins il me paraît
clair qu'à une certaine époque tout professeur d'économie un peu
convenable qui demandait au CNRS de donner le label d'unité associée à
sa petite équipe avait la faveur de Monsieur Bauchet... Et cela s'est
fait.
Il
y a peut-être des arguments scientifiques : les économistes sont dans
les sciences humaines ceux qui ont particulièrement besoin de moyens
matériels...
Vous me convaincrez difficilement qu'il y a quarante-cinq endroits où la recherche économique est de qualité au CNRS...
Mais n'est-ce pas dans les sections du Comité national que se fait l'évaluation ?
Il ne faut pas être grand clerc pour savoir que le directeur
scientifique du secteur a une capacité d'influence qui n'est pas tout à
fait négligeable. J'ai fait partie du Comité national : on a classé des
propositions d'unités associées et cela ne se faisait pas. On nous
disait à la session d'après : le comité de direction du CNRS, le
directoire, le conseil scientifique ont arbitré : dans votre section,
il n'y a qu'une unité associée de créée. Je n'ai jamais pu parler
vraiment avec Monbeig, mais mes conversations avec Lejeune et avec
Bauchet me donnent à penser qu'ils ne prenaient pas vraiment au sérieux
le CNRS comme institution structurante. Ils considéraient le CNRS
premièrement comme une organisation de bourses de thèses, du point de
vue de Lejeune c'est très net ; deuxièmement comme un havre de grâce
pour des gens à qui on veut du bien, mais qu'on ne pourra pas caser
dans la noble université ; et troisièmement comme une manne financière
limitée, mais parfaitement libre, et avec laquelle on peut agir pour le
bien de gens de bien.
Une sorte de CNRS - Caisse des sciences
Absolument. Entre autres choses dans ma carrière, j'ai été conseiller
scientifique à l'INSEE, pendant plusieurs années, pour créer la série
de publications Données Sociales
. A l'époque, en 1972, j'avais réalisé un premier projet d'accord entre
le CNRS et l'INSEE pour permettre au CNRS d'avoir des fichiers. Bauchet
m'avait dit: "Il est bien ton projet, je mettrais ça en route si
j'étais sûr que les chercheurs seront sérieux, mais je ne veux pas me
ridiculiser devant l'INSEE". En fait, il ne faisait pas confiance aux
chercheurs. Il s'agissait de chercheurs sociologues, je dois dire !
Edmond Lisle a été très différent, et bien meilleur gestionnaire, mais
il a un goût très prononcé pour les organigrammes et ce que j'appelle
le quadrillage des nuages. Il croit au nombre des personnes. J'ai
essayé de le convaincre, totalement en vain, que les opérations "hors
statuts » allaient être une catastrophe. Il n'a rien voulu entendre. Il
a dit à un chargé de mission que j'aime bien, Yves Grafmeyer,
actuellement maître de conférences à Lyon : "Je ne peux pas être contre
les hors statuts, puisque moi-même j'en suis un ! ». Edmond Lisle a
fait des plans sur le papier puis il a été obéré par l'affaire des hors
statuts. Il a beaucoup poussé aux accords internationaux. Les accords
internationaux, c'est comme la ligne de téléphone : c'est bien que ça
existe, mais ça ne sert à quelque chose que si l'on s'en sert ! Pour
les accords internationaux, le problème est de savoir si on veut s'en
servir. À mon avis, on ne s'en sert pas assez. Les relations
internationales se font autrement et, finalement, j'incline à penser
que quand des Français sont vraiment bons dans un domaine, ils sont
démarchés. Celui qui a eu une véritable politique scientifique dans ces
domaines, c'est Jean Pouilloux. Il a eu une politique pour l'archéologie !
On lui a reproché, comme à Monbeig, d'avoir servi ses copains !
La différence, c'est qu'il n'a pas créé de laboratoire idiot comme
celui de Caen ! Pour le Centre de Recherche Archéologique, qui est une
idée de Gardin, le malheur réside dans sa localisation. Valbonne, c'est
une folie de Pierre Creyssel,
ou plutôt à la conjonction de Messieurs Creyssel et Gardin. Creyssel
voulait que le CNRS soit présent à Sofia-Antipolis ; la dimension
sciences humaines lui déplaisait, mais plaisait beaucoup à Gardin qui à
l'époque avait un bateau en Méditerranée. Je crois que Gardin a une
composante de génie, mais c'est quelqu'un qui n'a pas toujours beaucoup
de suite dans les projets et qui peut brûler ce qu'il a adoré. Il a
poussé pour que le CRA soit à Valbonne. L'idée d'un laboratoire
fédératif central avait du sens, et c'était une idée de progrès, mais
le fait que ce soit à Valbonne a été et continue d'être un handicap
terrible. Parce que Valbonne n'est pas un site universitaire. Je suis
convaincu que si le CRA avait été à Aix, là où est le Centre Camille
Jullian, il aurait très bien marché.
N'y a-t-il pas d'autre exemple de laboratoire de sciences humaines implanté en dehors d'un campus ?
Si, il y a le Laboratoire d'Économie et de Sociologie du Travail
d'Aix-en-Provence. Il n'est pas très loin, mais il n'est pas sur le
campus et, pendant très longtemps, les contacts ont été nuls. Il a
fallu dix ans pour qu'il soit admis. Maintenant, il participe à un DEA,
mais cela a été très long. Il y a aussi l'Institut de la Langue
Française à Nancy.
Et le Centre de Documentation Sciences Humaines ?
C'est un laboratoire de services, qui dépend maintenant de la DIST.
J'ai écrit un article dans 'Commentaire' en 1983 où je disais nettement
mon point de vue.
Vous
ne mettiez pas seulement en cause le CDSH, mais l'absence d'une
politique globale... Le CDSH est une création du cinquème Plan ?
Le Bulletin Signalétique existait déjà. La transmutation du Bulletin
Signalétique en CDSH s'est faite autour de 1969. La première directrice
que j'ai connue était Madame Cadoux, Conseiller d'État, aujourd'hui à
la Commission Informatique et Liberté dont je crois qu'elle est
vice-présidente. C'était une dame pleine de bonnes intentions. Mais je
pense que le CDSH n'était pas dans la mission du CNRS. Il n'est pas
organisé pour faire ça en sciences humaines et je ne sais pas si cela a
vraiment du sens de vouloir traiter d'une manière à peu près similaire
les problèmes de documentation de toutes les disciplines. Depuis, il y
a eu des évolutions un peu différenciées qui se sont faites : l'idée de
faire des réseaux sur certains thèmes n'est pas idiote. Mais l'opinion
sur ces réseaux est fortement mitigée. Le CNRS a cependant réussi à
vendre le réseau ECODOC à la Chambre de Commerce de Paris.
Le
problème n'est-il pas général concernant la documentation : le CDST,
créé il y a bientôt cinquante ans, à une époque où les chercheurs
étaient plutôt coupés du monde scientifique extérieur, répond-il encore
aussi bien à ce pour quoi il avait été créé ?
Les données du problème ont en effet quelque peu changé ! On vous dira,
au CDST, qu'ils ne travaillent pas pour la communauté académique mais
pour les utilisateurs extérieurs et que l'essentiel de leurs clients
est fait de laboratoires d'application en chimie, en pharmaco-chimie,
en traitement des métaux et que c'est là leur vraie clientèle. C'est
loin d'être sans problème aussi. L'opinion de Monsieur Feneuille serait
d'externaliser le CDST et le CDSH.
Une impulsion dans ce sens a été donnée par l'ancienne direction et le projet de Nancy a été repris par la nouvelle direction
On n'a pas eu le choix. Mais si quelqu'un d'autre que le CNRS en veut la tutelle, on ne demandera pas mieux.
N'est-ce
pas, malgré tout, un problème spécifique du CNRS d'en arriver, devant
leur force d'inertie, à devoir "se débarrasser » de ces gros
laboratoires plutôt que de les transformer ?
Il y a du vrai dans ce que vous dites...
Pouilloux n'avait-il pas essayé de transformer le CDSH notamment en créant les CID ?
Non, les CID étaient un moyen d'institutionnaliser des revues. L'idée
de Pouilloux était cynique à ce sujet ! Il ne croit pas à la
documentation, pas plus que moi et peut-être encore moins. Appeler CID l'Année Epigraphique ou l'Année philologique
était un moyen de donner de la solidité à ces revues, de leur donner
une structure type laboratoire propre, au lieu de les laisser au régime
de la subvention annuelle, et donc d'être assez sûr qu'elles seraient
pérennes ! Pour la documentation, j'ai des doutes... Je suis assassiné
de demandes de gens qui disent : "Avec l'informatique, on va pouvoir
développer un centre de documentation spécifique dans notre domaine ».
Devant tous ces centres de documentation qui se concurrencent, j'ai des
doutes...
Vous évoquiez tout à l'heure votre
participation à une commission du Plan sur la mobilité scientifique. On
a parfois l'impression que cette affaire de mobilité scientifique est
un paravent destiné à masquer dans une certaine mesure l'incapacité de
ces grosses structures administratives à gérer leur patrimoine
humain. Jean Jacques, chimiste du Collège de France, montre
notamment que le problème se pose quand une institution se trouve
confrontée à une légion de mauvais chercheurs...
Des mauvais, non ; mais de gens qui ont donné leur mesure et qui
n'iront pas plus loin. Toute la question est de savoir si le métier de
chercheur est un métier ordinaire. Or je pense qu'en sciences humaines,
il peut, un peu plus qu'ailleurs, être un métier ordinaire : on peut
être efficace et productif même en étant moins imaginatif et le capital
érudition-culture peut être rentabilisé même après 55 ans. En revanche,
le manque d'infrastructures et de communications, le solipsisme
menaçant le chercheur font que les seules personnes qui sont des
chercheurs heureux au bout d'un certain temps sont des passionnés, à la
limite du caractère marginal. Il y a des gens merveilleusement
passionnés, mais il y en a peu. En fait, une partie non négligeable des
chercheurs d'un certain âge crève par manque de communication. Ou bien
ils sont menacés d'un processus d'évolution solipsiste ou bien ils s'en
sortent en faisant de la communication à tout prix et en devenant
commis-voyageurs d'eux-mêmes ! C'est un peu sinistre à constater. Le
problème est apparu au moment où le cheptel des chercheurs du CNRS a
commencé à "vieillir". Les premières esquisses sur le développement
numérique global des chercheurs du CNRS ont été faites quand Monsieur
Curien était directeur général, vers 1972. Il avait prévu l'évolution
du nombre des chercheurs jusqu'à un peu plus de 8 000 pour les années
1985-1986. Curien disait qu'à ce moment-là, le CNRS serait en volume de
croisière en terme de chercheurs. On est au-delà et on s'approche du
volume de croisière du CNRS. Il y a quinze ans, l'accord des grands
officiels était que le CNRS pouvait encore grandir et il y avait une
forte demande de la communauté scientifique pour dire qu'il fallait
plus de chercheurs. Aujourd'hui, vous n'avez plus cette demande. Il y a
bien sûr toujours des gens et des textes de motions syndicales qui
disent : "Rareté, pénurie des postes, il faut les augmenter », mais il
n'y a plus de consensus à ce sujet parmi les gens qui comptent dans la
communauté scientifique. Ils constatent raisonnablement qu'il faut
évidemment renouveler le CNRS, que le problème du CNRS est d'éviter le
vieillissement et donc qu'il y a un problème de rajeunissement, mais
qu'on ne peut plus traiter le problème par l'augmentation numérique.
Jean-Claude Lehmann vous dira qu'il a déjà des chercheurs en chômage
technique et que, s'il en avait plus, il ne sait pas comment il les
ferait travailler ! Et cela parce que dans les disciplines où il faut
de l'argent pour faire de la science, il n'y a pas d'argent pour tout
le monde.
Comment expliquer cette dérive inflationniste des effectifs, alors qu'en 1970 la projection n'était pas celle là ?
La projection était bonne, elle n'était fausse que sur un point :
l'entrée des hors statuts qui a été disruptive dans quelques
disciplines. Pour les sciences exactes, ce fut le cas surtout en
écologie : les contractuels du CNEXO qui s'occupaient de l'eau de mer
ont été intégrés au CNRS. Dans les sciences humaines, le phénomène a
été massif en sociologie et un peu moins en économie et en géographie.
En sociologie, il a fait plus que doubler la section. Mon problème, ou
plutôt celui de mon successeur, sera certainement de ventiler les
postes autrement quand ces gens prendront leur retraite. Je vais
commencer, car je suis pour la diminution nette, tout en étant
favorable à quelques embauches chaque année. Mais pour l'instant, c'est
insoluble, car j'ai encore peu de gens qui prennent leur retraite. A
partir de 1994 il y aura, certaines années, entre quinze et vingt
chercheurs qui prendront leur retraite ; pour l'instant, c'est trois.
J'ai fait, dans 'Commentaire' , l'analyse du phénomène : il y a eu un
lobby qui, par le fait de Giscard d'Estaing, irréfléchi, a eu un succès
que jamais ses promoteurs syndicaux n'avaient espéré! Giscard d'Estaing
a dit qu'il fallait résorber l'auxiliariat dans les PTT, chez les
instituteurs, donc chez les chercheurs aussi. Les chercheurs ont été
traités comme des facteurs auxiliaires qu'on titularise ! Et ceci avec
la DGRST qui y a prêté les deux mains. Depuis, Monsieur Roland Morin
est devenu absolument contre les hors statuts et il a fait prendre des
mesures en béton pour éviter qu'on en refabrique.
Au CNRS, il est devenu pratiquement impossible d'embaucher un vacataire...
Qu'il faille des vacataires dans quelques opérations ponctuelles, des
opérations de charriage ou de balayage intellectuel, je ne suis
pas contre, mais je suis franchement hostile au système qui consiste à
avoir un vague projet de contrat et ensuite à en confier la réalisation
à des vacataires. Or les crédits incitatifs et les vacations poussent à
ce système. On a ainsi des gens qui produisent des tas de rapports,
même dans des ATP, qui n'ont aucun intérêt. Il y a un tas de gens qui
produisent des choses dont on peut se demander pourquoi elles ont été
travaillées, pourquoi elles ont été produites, pourquoi on les a
imprimées et pourquoi on les stocke.
Les ATP ne font que répondre à une demande organisée par l'institution. Son état-major a donc une part de responsabilité ?
Colossale !
Vous posez donc le problème de la politique scientifique du CNRS...
Non, je pose le problème de ces crédits bizarres d'ATP qui viennent en
plus des dotations de base des laboratoires et qu'on peut décrocher à
la timbale avec un texte de trois pages ! Je pense qu'il est difficile
de faire de bons thèmes d'appel d'offres d'ATP.
Pensez-vous qu'une direction des sciences humaines peut avoir une politique scientifique ?
Je pense que la direction 'Espace' a mené une politique scientifique.
C'est tout de même le CNES qui définit la politique...
Mais la recherche se fait dans des laboratoires du CNRS. Et maintenant,
en biologie, il y a une politique très nette depuis dix ans. Il y a eu
trois directeurs scientifiques successifs avec des orientations tout à
fait précises : on est là pour fabriquer des possibles candidats au
Prix Nobel ; ces futurs candidats au Prix Nobel se font en biologie
moléculaire ou en neurosciences, hors de là, point de salut ! Jacques Demaille a une politique scientifique extraordinaire.
Contrairement
aux sciences dures, il ne semble pas qu'il existe dans le secteur des
sciences humaines et sociales des instituts concurrents extérieurs au
CNRS.
C'est exact. La direction du Patrimoine du ministère de la Culture
peut, de temps en temps, dire qu'elle nous subventionne. Il est tout à
fait vrai que le développement de l'archéologie métropolitaine est
entièrement tributaire des crédits de fouilles du ministère de la
Culture. Je paye des gens et un peu leurs infrastructures de
laboratoire, mais je n'ai absolument pas d'argent à leur donner pour
des crédits de fouilles. Il y a aussi l'EHESS, mais elle fonctionne
avec deux tiers de personnel CNRS. Les relations EHESS-CNRS sont tout à
fait comparables aux relations Institut Pasteur-CNRS. L'EHESS a nous
perçoit comme un agent recruteur et une caisse ! Sur certains points,
il y a frottements...
Vous
ne nous avez pas parlé de la période où l'on avait adjoint au directeur
général du CNRS un directeur administratif et financier...
Il est tout à fait clair que cette structure était marquée par un
bicéphalisme nécessairement conflictuel. Les relations entre Creyssel
et Chabbal, dix ans après, laissent des souvenirs ! D'où le texte de
1979 qui a supprimé le directeur administratif et financier et a créé
un secrétaire général, tout pâle à côté de ce qu'était le directeur
administratif et financier. La structure avec un directeur
administratif et financier était invivable.
Il semble pourtant qu'elle n'avait pas été trop mal vécue du temps de Grégory, par exemple
Grégory n'est pas resté très longtemps au CNRS, d'une part. D'autre
part, il s'est investi dans les relations extérieures du CNRS : il
n'est pas sûr que Grégory ait vraiment essayé d'être le directeur
général du CNRS...
En revanche, Creyssel se présentait comme tel
Il l'a été, finalement. J'ai l'impression qu'à l'époque, Creyssel était
presque directeur général et que Grégory se conduisait presque comme le
président actuel. Ce furent les heures de gloire de Creyssel. Après, il
est tombé à la trappe. Creyssel est tout de même responsable du
référendum raté du Général De Gaulle. Il était directeur de cabinet de
Jeanneney. Ce sont eux qui ont fait ce texte infumable de 1969 sur le
Sénat et la réforme régionale. Creyssel, qui était Maître des requêtes
au Conseil d'État, s'est trouvé interdit de grand poste en cabinet
ministériel. Le CNRS a été une aubaine pour lui à un moment où sa
carrière ministérielle ne se portait pas bien. Quant à l'introduction
d'un directeur administratif et financier au CNRS, je crois que l'idée,
à l'époque, a été de créer un poste tel qu'il revienne à quelqu'un issu
d'un grand corps de l'État et ainsi d'anoblir administrativement le
CNRS. Le premier qui a joué ce rôle était un monsieur très bien, Claude
Lasry, qui semble-t-il, n'a pas été conflictuel. Du reste, Lasry est
allé à Pasteur ensuite.