Voir aussi : 'L'atome et la bombe, Hélène Langevin parle de ses parents', J-F Augereau et M. Arvonny, Le Monde, 2 avril 1984
Dans quelles circonstances votre mère, Irène Joliot-Curie, a t-elle accepté le sous-Secrétariat d'Etat à la Recherche?
La principale était qu'il fallait trois femmes dans le gouvernement de Front populaire, ensuite il semble que le nom des Curie faisait bien dans le décor. Mais comme on sait, ma mère avait prévenu qu'elle ne resterait pas longtemps. Cette disposition était pratiquement convenue d'avance avec Jean Perrin. Ce dernier était d'ailleurs à l'époque beaucoup plus impliqué qu'elle dans la construction d'un système de recherche. (Ma mère) détestait les problèmes d'organisation, d'administration ...
Elle connaissait les difficultés rencontrées par sa
propre mère, Marie Curie...
Bien sur. Elle était très motivée pour exprimer
l'importance de développer la recherche, en particulier la culture
scientifique à l'école - un sujet dont elle parle dans une
causerie radio scolaire - et qui permet de bien voir quelles étaient
ses idées sur le rôle de la science. Elle considérait
que la France pâtissait lourdement d'être écrasée
par la culture littéraire. Elle y voyait une cause de retard pour
un pays moderne. Et pourtant, contrairement à mon père, c'était
quelqu'un qui lisait énormément, qui était sensible
à la littérature, à la poésie, à l'histoire,...
Son autre grande idée était l'importance des activités
sportives, de la culture physique. En revanche, elle n'était pas
particulièrement disposée - et elle le savait bien - à
être un grand gestionnaire d'organisme de recherche, comme pouvait
l'être Jean Perrin, ou mon père Frédéric Joliot.
Quelle a été l'attitude de Frédéric Joliot
quand elle a accepté le poste ?
Oh! (rire) ça a fait une toute une histoire. Je dirais qu'il
n'en était pas heureux du tout. Ce fut une sévère
pierre d'achoppement entre eux, tant mon père était convaincu
qu'il ferait beaucoup mieux qu'elle, ce qui était d'ailleurs parfaitement
vrai. Il aurait indiscutablement été beaucoup plus efficace
à ce poste. Lui, il aimait faire aboutir des réformes et
il savait faire ce qu'il fallait faire pour cela. Ma mère, elle était
absolument convaincue de l'intérêt des réformes, mais
elle détestait toutes les formes d'activités politico administratives
nécessaires pour y parvenir.
Vous voulez dire que votre père ressentit quelque amertume
de voir sa femme nommée ministre à sa place ?
Bah !....de toute façon, il était admis que ce n'était qu'une nomination transitoire. Ca n'a été qu'un épisode.
Mais cela n'a t-il pas poussé votre père vers d'autres
appuis politiques ?
Non. De ce point de vue, l'un et l'autre étaient exactement sur
la même longueur d'onde. Ma mère elle-même était,
par exemple, violemment opposée à la non-intervention en
Espagne. Non, ce sont d'autres facteurs qui ont fait évoluer mon
père vers le communisme. D'abord, dès 1933, il était
allé en URSS et avait été très intéressé
par un certain nombre d'efforts réalisés là-bas. Bon,
il est clair que l'on sait aujourd'hui beaucoup de choses qu'on ne voyait
pas alors de l'extérieur. En revanche il avait été
frappé par l'effort consenti pour l'organisation de la recherche,
ainsi que pour l'enseignement scientifique dans un pays qui ne roulait
pas sur l'or et qui devait faire cet effort au milieu de nombreuses difficultés.
Ensuite, le seconde raison de son engagement, c'est la résistance
universitaire où - il n'y a pas de miracles ! - il a rencontré
en majorité des militants communistes. Je crois que cela a été
l'élément dominant.
Votre mère semble être toujours restée plus en
retrait que votre père en matière d'engagement politique...
Oui, elle était restée dans la philosophie de son propre
père, Pierre Curie, qui disait: "(si) nous pouvons faire quelque
chose d'utile pour le genre humain grâce à la science, nous
ne sommes nullement qualifiés pour lui apporter quoique ce soit
dans les autres domaines". Voyez une lettre célèbre de Pierre
à Marie Curie, dans laquelle il explique à sa future femme
qui était très préoccupée par le sort de la
Pologne, ainsi que par des idées sociales diverses, "...de notre
rêve scientifique, de notre rêve social et de votre rêve
patriotique, le premier seul, je crois, est légitime ". Je
crois que ma mère était très proche de Pierre Curie
dans sa manière de penser et si elle s'est souvent manifestée
par des prises de positions quand elle estimait que cela pouvait être
utile, elle a toujours gardé une certaine réserve due à
la conviction que pour agir efficacement sur le plan social ou politique,
on ne peut s'engager à moitié. Cela veut dire qu'elle pensait
qu'il fallait y consacrer le temps nécessaire. Or, comme elle ne
souhaitait pas consacrer trop de son temps à ce type d'action - sauf
cas particulier - elle préférait rester en retrait.
Ainsi elle n'a jamais adhéré au Parti
Non. Encore que je l'ai entendu utiliser une formule du genre: "si je
n'avais pas les responsabilités que j'ai aujourd'hui - il devait
s'agir de la direction de son laboratoire -, il n'est pas sur que..." .
Elle envisageait donc le fait qu'elle aurait pu avoir une vie différente,
mais le problème ne s'était pas posé pour elle à
l'époque déterminante, c'est à dire lorsqu'elle avait
vingt ans. Je ne veux pas dire, qu'elle aurait pu adhérer à
un parti et qu'elle regrettait de ne pas l'avoir fait, mais simplement
qu'elle n'avait pas de blocage sur cette question. En revanche, je vous
le disais, il lui est arrivé d'être convaincue de la nécessité
d'intervenir. Vous en avez un exemple avec le procès à propos
du livre de Kravtchenko ('J'ai choisi la liberté'). Elle a témoigné
parce qu'elle était convaincue qu'il y avait, derrière cette
affaire, une opération anti-communiste. Il y avait du pour et du
contre dans le cas Kravtchenko, mais je veux dire que dans une situation
très critique comme celle-là, elle n'a malgré tout
pas hésité à s'engager.
Avez vous des souvenirs des problèmes soulevés, avant-guerre,
par les projets d'organisation de la recherche de Jean Perrin ?
Je n'ai guère gardé de cette époque que des souvenirs
que je qualifierais d'impressionnistes. Mais il est sur qu'à travers
l'université de l'époque, un courant novateur s'opposait
une conception plus traditionnelle. Celle du maître et de ses élèves,
ceux-ci pouvant éventuellement disposer d'une aide - comme les bourses
Arconati-Visconti, système indescriptible !- à celle de gens
plus jeunes - pas tous d'ailleurs, voyez Jean Perrin - qui étaient
partisans d'un système de recherche cohérent. La grande querelle,
c'était : faut-il une organisation spécifique pour la recherche
scientifique à côté de l'Enseignement supérieur ?
J'ai d'ailleurs vu ressurgir avec stupeur en 1986 tous ces vieux crocodiles
lors d'une émission de télévision de Michel Polac
sur le CNRS! (Droit de réponse). Cela avait été
la grande querelle de l'avant guerre et, bien entendu, cela avait repris
de plus belle en 1944-45.
Quels étaient ces vieux crocodiles ?
Je ne saurais vous citer des noms. Voyez les annuaires de l'ENS,
vous les trouverez. Vous savez que mon père participait aux commissions
du CNRS et à une section du Conseil supérieur de la recherche
de 1936 à 1940. Combien de fois ne l'ai-je pas entendu me raconter
comment dans ces instances, il avait appris que lorsque on était
jeune, il fallait amener ses interlocuteurs plus âgés à
croire qu'ils avaient décidé eux-mêmes ce qu'on voulait
obtenir ? Il disait qu'il était devenu une sorte de champion dans
ce genre de pratique. Bien sur, je pense qu'il en rajoutait un peu. Mais
je crois qu'on l'écoutait quand même, malgré sa jeunesse.
C'était un homme capable quand il discutait avec un vrai scientifique,
de le faire revenir sur certaines idées, même si son interlocuteur
ne partageait pas ses opinions. Il avait d'ailleurs pas mal d'adversaires.
Je crois que sa grande force était son pouvoir de conviction. Par
exemple, il réussissait à mobiliser les hésitants
pour les pousser dans le sens de ses projets.
Il critiquait la sclérose universitaire
Effectivement et son appréciation est devenue encore plus virulente
après la guerre. Mais sa critique de certaines grandes écoles
n'était pas moindre.
Polytechnique, bien sûr ?
Exactement. Ce qui l'a d'ailleurs conduit à faire une bêtise :
un article violemment anti-polytechnicien qu'il écrivit en 1941.
Il est probable qu'il n'était pas très opportun de faire
ce genre de choses dans un pays occupé et dont les cadres étaient
attaqués. Il reconnaissait d'ailleurs qu'il avait fait là
une erreur.
A propos de son attitude pendant la guerre, pourquoi n'est il pas parti en Angleterre en 1940 ?
Je pense que les raison familiales n'ont pas été négligeables
dans sa décision. Mais une des raisons qu'il donnait lui-même,
était la façon dont il avait été formé
dans sa famille. Vous savez qu'une bonne partie de celle-ci (plus de la
moitié en fait) est d'origine alsacienne. Toute son enfance a été
baignée du souvenir de l'Alsace devenue allemande et de ceux qui
étaient restés. Le nombre de fois où j'ai entendu
raconter le drapeau français caché sous le matelas! Bref,
la raison - qui soit dit en passant montre l'illusion où on pouvait
être en 1940 de voir cette guerre comme une suite de 1870 ou 1914,
sans voir la nature des nouveaux affrontements - était la crainte
de se voir couper du pays natal pour la durée d'une génération.
Joliot pensait qu'il fallait qu'un certain nombre de gens maintiennent
la France, malgré la défaite, comme un certain nombre d'alsaciens
avaient maintenu l'esprit français en Alsace de 1870 à 1918.
Je me rappelle certaines conversations avec Pierre Villon qui venait à
la maison au début de l'occupation. Vous connaissez le rôle
de ce dernier dans la résistance universitaire, c'est Villon qui
a amené mon père à la résistance, qui lui a
demandé de prendre la présidence du Front National et finalement
qui l'a conduit à devenir communiste. Or Villon était d'origine
alsacienne. Il venait à la maison le dimanche après-midi,
je m'en souviens très bien, car pour moi cela avait une grande importance,
j'écoutais tout ce qu'il disait. Ces discussions se passaient autour
de la table familiale. Il y avait la cousine de mon père qui tenait
un peu la maison, Madeleine Gangloff, elle était alsacienne et c'est
là que j'entendais toutes ces histoires de drapeau que j'évoquais
à l'instant.
Certes, mais il y avait tout de même le risque pour un spécialiste
des questions atomiques de se retrouver dans un pays occupé par l'ennemi...
Est ce que les applications militaires étaient si claires que
ça à l'époque ? Tous les travaux sur la fission, y
compris ceux de Fermi, étaient axés sur la pile. La bombe,
on ne l'envisageait guère. Partir en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis ?
C'est vrai que mon père ne parlait pas bien l'anglais, mais je ne
pense pas que cela ait été un facteur aussi important que
la famille et la tradition dont je vous parlais à l'instant. De
toute façon, il ne croyait vraisemblablement pas que la guerre serait
jouée en quatre ans. Il pensait que cette situation durerait plus
longtemps.
Ne craignait-il pas en restant, d'être obligé de collaborer
avec les Allemands qui connaissaient ses travaux ?
Il ne craignait pas particulièrement les Allemands. En fait,
il avait de l'estime pour beaucoup de scientifiques de ce pays. L'idée
qu'il puisse se passer des choses dramatiques entre quelqu'un comme Otto
Hahn et lui, ne l'a certainement jamais effleuré. Les scientifiques
allemands n'étaient d'ailleurs pas très chauds pour le nazisme.
Mon père (sans ma mère) a assisté à un congrès
à Rome en 1938, il y a rencontré Hahn dont le travail sur
la fission n'était pas encore publié et celui-ci lui a dit
que l'Allemagne était en train de se surarmer, qu'il fallait que
la France se prépare. Bref, il était clair que les spécialistes
de la fission en Allemagne n'étaient pas des ultra nationalistes.
Après la défaite, les Allemands lui ont quand même
collé Wolfgang Gentner dans le laboratoire du cyclotron au Collège
de France...
Certes, mais entre nous le cyclotron ne pouvait guère jouer un
rôle que dans la découverte du plutonium. Cela n'avait rien
à voir avec l'ampleur d'un 'Manhattan project'. Rien à voir
avec la pile, comme celle de Fermi, voire avec la séparation isotopique.
Le cyclotron, ce n'était qu'un objet que les Allemands ont mis sous
séquestre...
...et qui était , dit-on, saboté avant les expériences
M'oui, ...inutile d'en rajouter. En fait, il y a eu fort peu de tentatives
pour utiliser l'appareil à d'autres fins que celles qui avaient
été convenues, c'est à dire pour la recherche. Le
personnel technique était le plus soupçonneux de ce que pouvaient
faire les Allemands. C'est eux qui venaient trouver mon père, mais
en général, il s'agissait de fausses alertes. Un jour on
lui signale la présence de matériel militaire au troisième
étage du laboratoire. Il va voir, il était le seul Français
autorisé à y pénétrer, effectivement il y avait
des appareils de contrôle divers et il proteste. En fait, il s'agissait
de matériel récupéré sur
des épaves de bombardiers anglais pour réparer le générateur
haute fréquence du cyclotron. Non, tout cela n'était que
de l'activité de recherche. Vous savez, les Allemands ont continué
à publier leurs travaux sur l'uranium jusqu'au milieu de l'année
1941.
Pendant la guerre, Joliot se préoccupait-il de
l'organisation future de la recherche ?
Je crois que sa préoccupation principale était ses contacts
avec la résistance universitaire, avec Villon dont je vous parlais
tout à l'heure. Cela étant, quand il a été
nommé directeur du CNRS en 1944, il avait à l'évidence
quelques idées sur l'organisation de la recherche. Vous savez comment
cela s'est fait, Henri Wallon était le commissaire du gouvernement
chargé de l'Education nationale et pendant les quinze jours où
il a été en fonction, il en a profité pour faire un
certain nombre de nominations, dont celle de mon père.
Il s'est alors retrouvé en concurrence avec Henri Laugier
pour la direction du CNRS...
Oui, mais j'ignore les détails de l'affaire.
N'est-elle pas à rapprocher des tentatives communistes de
l'époque de placer un maximum des leurs aux commandes ?
Il faut replacer tout cela dans un contexte. Il y avait un Conseil
National de la Résistance (CNR) qui rassemblait toutes les forces de
lutte contre l'occupant. On pouvait donc trouver normal qu'un certain
nombre de postes de responsabilités soient répartis par le CNR. Or, si
il est clair qu'une bonne partie de la précipitation des gaullistes
pour occuper les postes de décision était parfaitement légitime, compte
tenu des prétentions américaines d'introduire leur propre
administration dans notre pays - ça, c'est un mérite historique de De
Gaulle - il n'en reste pas moins qu'il y aussi eu une réaction de type
peur du peuple. Elle a abouti à cette frénésie d'occuper le plus
rapidement le plus de postes possibles et de court-circuiter les
comités de libérations. Voyez par exemple les projets du CNR en matière
de réforme de l'enseignement, il aurait été normal qu'ils soient mis en
oeuvre par ceux qui les avaient conçus. Or sur la masse des ministres
(de toutes origines politiques) qui étaient à leurs postes avant
d'avoir été nommés et qui ont été remplacés, comme par hasard vous
trouvez une majorité de communistes. Il n'aurait pas été absurde que De
Gaulle garde Wallon, l'auteur avec Langevin du projet de réforme de
l'Education nationale. D'autant que ce dernier n'avait rien
d'un permanent du Parti.
Est ce que Georges Teissier a été nommé adjoint
de votre père pour des raisons politiques ?
Non, je ne le crois pas. Teissier a été nommé un
peu plus tard. Sans être des intimes de mon père, ils se connaissaient
bien tous les deux. Teissier était d'abord un des bons biologistes
de la nouvelle génération, et dieu sait s'il n'y en avait
pas beaucoup dans notre pays. Or mon père était totalement
convaincu qu'à côté de la physique - dont Paul Langevin
disait au début du siècle qu'elle était une science
conquérante - la biologie allait devenir une discipline clé.
Ensuite, Teissier était plus universitaire que mon père et
cela était très utile à ce dernier pour résoudre
le problème crucial à cette époque - celui qui le
mettait dans des états de fureur et de fatigue invraisemblables
- celui des relations entre l'Enseignement supérieur et la recherche.
...toujours le problème des relations CNRS-université
Cela s'est très mal passé! Beaucoup
d'universitaires étaient
violemment anti-CNRS, il faut dire les choses comme elles
étaient.
Cette période a certainement été, avec celle de sa
révocation du Commissariat à l'énergie atomique
(CEA),
la plus difficile dans la vie de mon père. Dans les relations
CNRS-université, le problème
était que cette dernière ne supportait pas qu'un
organisme prétende sortir du rôle de simple allocataire de
crédits
pour la recherche. Je pense
qu'on peut dire que les solidarités
issues de la résistance ont été
complètement
occultées par les antagonismes qu'on a vu surgir alors.
Il y avait des universitaires anti-CNRS au sein du `Front national universitaire' ?
Bien entendu puisque cette organisation était extrêmement
large. L'exemple le plus fameux et le plus embêtant - pour des raisons
politiques - est hélas celui de Marcel Prenant. Cet homme était
un excellent professeur, une grande figure de la Résistance, mais
quand il est rentré de déportation, on l'a vu mener la résistance
de l'université contre le CNRS. Il était le prototype de
l'universitaire de la vieille école, normalienne... Donc, si le
PCF était le supporter d'une politique de la recherche, ce n'est
certainement pas en son sein qu'on pouvait rechercher un arbitrage entre
le CNRS et l'Enseignement supérieur.
Comment Frédéric Joliot voyait-il la relation entre
la recherche fondamentale et la recherche appliquée ?
Il considérait qu'il fallait tenir compte des grandes découvertes
qui avaient eu des implications sociales ou économiques importantes
ou, à l'inverse, s'inspirer du rôle qu'avaient joué
les grandes découvertes dans le développement de la société
à la fin du XIXème et au début du XXème siècles.
Si on prend l'exemple de l'électricité, il pensait qu'on
n'aurait jamais pu déboucher en allant de la recherche appliquée
vers la recherche fondamentale. Mais il y avait peut être une certaine
mésestimation du processus inverse. Voyez la relation entre la machine
de Denis Papin et le développement de la thermodynamique. Il estimait
que la découverte en amont, même si elle n'avait aucune application
immédiate représentait le phénomène important.
Ce n'était pas un hasard si les pays qui avaient une recherche fondamentale
solide étaient les mieux placés.
La création du CEA ne s'était elle pas faite dans une optique de recherche finalisée ?
Si et c'est précisément la raison de la création d'un organisme distinct du CNRS. L'idée de mon père était, compte tenu de l'état des connaissances dans le domaine, de lier les deux : recherche fondamentale et applications. En fait il ne s'agissait que d'une phase transitoire, il lui apparaissait que la partie application de l'énergie atomique pourrait aller un jour dans un autre organisme.
Il n'a jamais dit ça. Pour moi, il n'y a pas le moindre doute
là dessus. Qu'il ait nourri quelques illusions sur le fait que la
rivalité américano-soviétique était légère
et pourrait se résoudre facilement - il a d'ailleurs oeuvré
en ce sens auprès de l'ONU - c'est probable. Je veux dire qu'il
n'envisageait vraisemblablement pas, en 1945, la tournure que prendrait
le conflit USA-URSS. Cela étant, il était convaincu que le
problème de la mauvaise utilisation de la science ne pouvait être
résolu en mettant sous le boisseau découvertes et résultats
de la recherche. Il pensait qu'il y avait là une responsabilité
politique qui devait être mise en jeu. C'est à dire qu'il
n'envisageait pas de refuser de travailler sur l'énergie atomique sous
prétexte que certaine des applications pouvaient être mauvaises.
C'est d'ailleurs déjà l'explication de sa non-réponse
à Leo Szilard en 1939 à propos des brevets atomiques. Mais bien
sur, cela ne l'a pas empêché de faire vigoureusement campagne,
après la guerre, pour les applications pacifiques de l'énergie
atomique.
La question des brevets pris par l'équipe Joliot en 1939-40
a ressurgi après la guerre
En fait, l'idée des brevets venait de Halban.
Un des thèmes qui revient fréquemment dans les écrits
de votre père juste après la guerre est celui de l'indépendance
nationale...
Absolument. C'est l'idée majeure, directement issue de la Résistance.
Cela explique d'ailleurs aussi le fait qu'il soit resté en France
pendant la guerre comme je vous le disais tout à l'heure.
Une idée qu'on qualifierait aujourd'hui de `gaullienne'
Vous savez, la première fois où mon père a pu remettre
les pieds à Saclay après sa révocation en 1950 pour
les raisons que l'on sait - et la dernière puisqu'il est mort un
mois plus tard - c'est en juin 1958.
En 1945, comment Joliot envisageait-il le partage des responsabilités
entre le CNRS et le CEA en matière de recherche ?
Au début, il pensait qu'il fallait soutenir la recherche fondamentale
au sein du CEA. Il fallait que le Commissariat dispose des compétences
scientifiques nécessaires pour répondre à des besoins
finalisés, la construction des réacteurs par exemple. Pour
que ces scientifiques restent compétents, il fallait qu'ils continuent
à faire de la recherche fondamentale. Vous n'ignorez pas que les
bases du CEA, ce sont des gens du Collège de France ou de l'Institut
du radium. Joliot a pratiquement vidé la moitié de leurs
laboratoires de physique. En contrepartie, le CEA qui bénéficiait
de ces facilités s'engageait à subventionner de la recherche
fondamentale dans des institutions extérieures. C'est ainsi que
pendant des années, il y a eu des subventions du CEA au Collège
de France, à l'Institut du radium, voire à des laboratoires
de biologie du CNRS ou de l'Institut national d'hygiène, etc...
Cela, c'était dans la mission du Commissariat telle que conçue
par Frédéric Joliot...
Mais le CNRS a perdu toute importance dans le domaine de la recherche en physique nucléaire
Si vous regardez les publications de 1947 à 1960, je ne suis
pas sur que vous ne trouverez pas autant à l'extérieur qu'à
l'intérieur du CEA. Mais que la recherche en physique nucléaire
ait eu sa traversée de désert, à l'extérieur
du CEA, c'est vrai. Le CNRS a d'ailleurs eu une période difficile
après le départ des ministres communistes du gouvernement
en 1947. Enfin Georges Teissier était certainement moins bien armé
que mon père pour tenir tête dans la rivalité CNRS-université
et la crise ouverte par son éviction en1950 a été
grave. Pendant tout un temps, aucun scientifique honorable n'a accepté
d'être nommé directeur du CNRS.
Que faut-il penser du physicien Gaston Dupouy, son successeur ?
Le moins qu'on puisse dire est que ce n'était pas une personnalité
scientifique de premier plan. En outre, la recherche a alors pâti
d'avoir perdu l'importance prioritaire qui lui avait été
accordée quelques années auparavant. Le CEA lui a pu tirer
son épingle du jeu dans cette période de marasme grâce
à son programme militaire. Quant à l'université, sa
situation n'était guère plus brillante, au moins jusqu'au
fameux colloque de Caen en 1956.
Dont l'un des promoteurs fut Pierre Mendès-France
Oui, il est certain que cet homme politique était vraiment convaincu de l'importance de la recherche scientifique. Son intervention n'a pas duré longtemps, mais elle a constitué un déclic qui a inversé le mouvement.