Le CNRS sous la IVème République
Je suis entré au CNRS en 1941 alors que je dépendais du ministère des Finances. J'ai été détaché à l'agence comptable du CNRS où régnait la pagaille la plus noire et où le ministère avait décidé de mettre un peu d'ordre et nous sommes arrivés à deux, Mérot et moi. A l'époque, Georges Jamati était sous-directeur du CNRS. Il pensait qu'il serait bon d'avoir quelqu'un pour l'épauler au service administratif et il a demandé à l'agent comptable de me libérer pour que je puisse m'occuper des collaborateurs techniques (futurs ITA, ingénieurs-techniciens-administratifs). C'est comme cela que je suis passé de l'autre coté de la barrière, alors qu'auparavant comme adjoint de l'agent comptable, je contrôlais les dépenses, désormais je passais pour ainsi dire à l'ennemi, mais j'ajoute avec gaité de cœur. Jamati fut l'initiateur de mon transfert, mais l'affaire a pu se faire parce que Joliot (directeur du CNRS en 1944-45) avait un peu forcé la main de l'agent comptable.
Vous avez connu Charles Jacob?
J'ai connu Charles Jacob, le directeur du CNRS sous l'occupation, mais j'étais très jeune à l'époque. Je ne pense pas que cet homme ait fait du mal et l'on peut dire que les ordres de Vichy étaient interprétés d'une "certaine" façon. Georges Jamati était sous-Directeur et il est passé ensuite directeur adjoint, chargé des sciences humaines. Jamati agissait en parfait accord avec Charles Jacob. Quand il y a eu le S.T.O., le Gouvernement nous envoyait des instructions nous disant de prévoir 10% de nos techniciens - y compris ceux que nous payions par subvention aux universités - pour la réquisition. Première mesure, ne prendre que 10 % des gens qui ne sont pas indispensables. 10% des gens qui n'étaient pas indispensables, ça ne faisait pas lourd. Finalement, on était bien obliger de donner une liste, mais quand les gars du S.T.O. se présentaient, les types avaient disparu car, comme par hasard, ils avaient étés prévenus entre temps. Cela pour dire que Jacob n'a pas fait de mal et puis le CNRS de l'époque ne faisait guère que vivoter. C'était un temps où le Directeur voyait et annotait tout le courrier reçu.
La relance du CNRS à la Libération
A la Libération, la première grosse opération du CNRS est l'aménagement de Gif s/ Yvette. Le domaine a été acheté par Georges Teissier sur une décision prise précédemment par Joliot qui avait dans son laboratoire du Collège de France, un certain Jacques Noetzlin, fils d'un banquier suisse qui avait hérité de ses parents la propriété de Gif. Un jour Noetzlin dit à Joliot: " je voudrais me débarrasser de Gif ". Joliot va voir le domaine et trouve le site intéressant. Il décide d'acheter, mais pour y faire quoi y faire? Y mettre l'administration centrale du CNRS ! Il faut se souvenir que Joliot habitait Sceaux. Puis Teissier est arrivé là-dessus et c'est lui qui a signé l'acte d'achat. On s'est interrogé. Fallait-il reprendre l'idée de Joliot, parti entre temps au CEA? Jamati habitait rue Las Cases dans le VIIème ardt. parisien et 'idée d'aller à Gif ne lui plaisait pas du tout. A l'époque, aller à Gif n'était d'ailleurs pas facile par la route. J'ai connu le problème puisque c'est moi qui me suis occupé de toutes les constructions de laboratoires, il y avait une toute petite route étroite avec un passage à niveau et il fallait attendre longtemps lorsqu'il était fermé. Donc Jamati qui n'était guère enthousiaste a persuadé Teissier qu'il ne serait peut être pas très judicieux de mettre l'administration centrale à cet endroit et l'idée a été abandonnée. On ne savait que faire du site. On a pensé un moment à en faire un centre de sciences humaines. Des chercheurs dans la nature, c'est bénéfique pour la réflexion. Il se trouvait d'ailleurs qu'à l'époque, un des types concernés n'habitait pas loin. Finalement, on s'est retrouvé face à la demande d'un chercheur des sciences de la vie, Lefèvre, qui demandait une petite pièce dans les communs pour installer son petit laboratoire. En fait l'idée d'un installer les sciences de la vie est venue de là. On s'est dit, tant qu'à faire installons y l'hydrobiologie. Puis comme il y avait de l'espace, on a décidé d'y mettre un centre de biologie dont la direction générale devait être confiée à Boris Ephrussi, mais il est parti en Amérique entre temps et ce sont ses collègues généticiens qui se sont installés.
Parmi eux, Georges Teissier qui prend la succession de Joliot à la direction du CNRS
J'avais
la plus grande estime pour monsieur Teissier, pour Joliot aussi
d'ailleurs. Je n'ai jamais vu Teissier demander sa carte du Parti à qui
que ce soit. Je ne sais pas si certains prétendent qu'il était
sectaire, pour moi ce n'était nullement le cas. Voici un exemple
symptomatique, il y avait chez nous une cellule CNRS avec un
responsable, et bien ce n'est pas la qualité de ce dernier qui a
empéché Teissier de le foutre à la porte un jour. Il a été remercié en
1950 pour des raisons politiques, mais il faut voir dans quelles
conditions. Il avait signé un manifeste contre l'action
gouvernementale. Yvon Delbos était Ministre de l'Education nationale et
Teissier avait signé ce texte eu qualité de professeur à la faculté des
sciences de Paris et il a été convoqué au ministère :"En tant que
Directeur du CNRS, vous êtes un fonctionnaire d'autorité nommé par le
Gouvernement. Vous ne pouvez pas engager votre fonction par votre
signature. Je vous demande donc de la retirer, sinon je me verrai dans
l'obligation de vous révoquer.
- Excusez moi, mais je ne dissocie
pas mes fonctions universitaires et la direction du CNRS. J'estime que
je dois signer ce papier ". Il ne voulait pas composer. C'était un type
très strict. Moyennant quo Teissier savait qu'il allait être révoqué,
mais il a appris la décision par les journaux ou par la radio.
Lui succède le physicien Gaston Dupouy
Il
faut que je raconte les circonstances de ma première rencontre avec
Gaston Dupouy. C'était lors d'une réunion du Comité national et
Teissier était directeur du CNRS. Ça se passait à la Sorbonne, parce
que à l'époque l'effectif du Comité était plus faible qu'aujourd'hui.
Donc, tous les ans, il y avait une réunion du Comité national, c'est à
dire de l'ensemble de tous les membres des sections présidée par
Teissier. Celui-ci fait son exposé et tout d'un coup - moi j'étais à la
tribune, à coté du directeur - je vois surgir dans la salle un petit
bonhomme qui se lève pour l'apostropher : "qu'est-ce que c'est que ce
CNRS qui ne fait rien. Ah! Si j'étais directeur, vous verriez ce que
vous verriez. Mais, vous végétez..." et j'en passe. Je me suis dit in
petto : qui est ce petit bonhomme? Si par hasard, on l'a un jour comme
directeur, ça ne va pas être marrant. Bien au contraire. Tous les gens
qui ont connu le CNRS de l'époque partagent l'avis qu'il a été le plus
grand directeur du CNRS que l’on n’ai jamais eu. C'est Dupouy qui a
véritablement impulsé le CNRS de l'après-guerre.
A l'époque, je
m'occupais du Service du personnel. A côté il y en avait un autre qui
s'occupait des constructions. Il était tenu par un sous-directeur qui
partait en retraite. Gaston Dupouy me convoque et me dit : "
Ecoutez mon vieux, vous allez prendre le service des constructions.
- Mais je n'y connais rien.
- Il n'y a pas besoin de s'y connaître et puis vous vous y mettrez très
bien. Par ailleurs, je ne veux pas que vous quittiez les techniciens.
Débrouillez vous, mais il faut que vous les gardiez". Et l'on a créé ce
qui l'on a appelé les 'Services administratifs des laboratoires et
organismes' du CNRS. Je m'occupais de tout : les constructions des
laboratoires, les dotations accordées directement aux LP sans passer
par le Comité national et du corps des ITA fixé par les décret de
1952. Ultérieurement, quand Jean Coulomb
a pris la succession de Dupouy, il y a eu une réorganisation et je suis
devenu 'Directeur des moyens', puis plus tard des 'Programmes et
moyens'.
L'âge d'or du CNRS
Quand on a
construit l'immeuble du quai Anatole France, on a réquisitionné un bout
de terrain qui appartenait à l'Ambassade d'Allemagne. Mais l'idée de
Gaston Dupouy était de prendre non seulement tout l'hôtel Beauharnais,
la résidence de l'Ambassadeur d'Allemagne, mais aussi l'hôtel de la
Seignelay qui donne sur la rue de Solférino et qui appartient aux
domaines. Il voulait tout cet ensemble. Il voyait grand!
Dupouy
a mis en route le premier plan de la recherche. Il avait écrit à tous
les directeurs de laboratoire pour leur demander leurs projets. En
fait, il a été déçu par les réponses de ses collègues du genre : "il
nous faut plus d'argent et plus de personnel. Voilà juste ce dont
ces gens sont capables, commentait-il, Ils n'ont pas la moindre idée
d'axe de recherche à développer. Ne parlons pas de leur demander un
programme à lancer dans tel ou tel secteur.... Non, ce qu'ils veulent,
c'est de la galette et des postes". Qu'avons nous fait? Il a consulté
ses adjoints puis quelques scientifiques éminents et ensuite on a bâtit
le Plan de la recherche dans des conditions assez marrantes. A
l'époque, nous traitions directement avec le ministère des Finances.
J'avais discuté le statut des techniciens, directement avec eux. Nous
ne passions donc pas par la tutelle, en l'occurrence l'Education
nationale. André Marie, titulaire du portefeuille, disait par exemple à
Dupouy: "mon cher Directeur, débrouillez vous. S'il y a besoin que je
donne un coup de pouce, dites le, mais sinon je vous laisse faire".
Ainsi, on a pu construire beaucoup de laboratoires en bénéficiant d'une
conjoncture politique exceptionnelle. A l'époque, on donnait les
crédits qu'il fallait à la recherche, une sorte d'âge d'or du
CNRS.
Aujourd'hui, le CNRS ne peut plus procéder de la sorte. Tout doit
passer par l'autorité de tutelle et on imagine la multiplication des
échelons et des discussions qui s'ensuivent. Dupouy est donc allé
directement au Ministère des finances. Il a vu Martial Simon, le
directeur adjoint du Budget et lui a dit qu'il fallait faire ce plan
pour la recherche. Simon a trouvé l'idée intéressante et nous avons
bâti l'affaire en deux jours. Dupouy disait : "on va lancer tel et tel
laboratoire. Ici, il faut tant d'ITA, là il faut du crédit.
Chiffrez-moi tout ça ". J'ai chiffré et je suis retourné au ministère
avec Dupouy. Et là, rue de Rivoli, sur un coin de table, en deux
heures, on a mis le point final au premier Plan quadriennal de la
Recherche. Les milieux scientifiques ont constaté qu'il s'était bâti
quelque chose de concret et des chercheurs ont commencé à se dire :"
moi aussi après tout, je pourrais proposer de faire un laboratoire dans
tel et tel domaine avec monsieur untel et untel". Moralité de
l'histoire, c'est en marchant qu'on montre le mouvement.
Curieusement, c'est le CNRS qui lance le plan de la recherche et non le Commissariat au Plan, du moins jusqu'à la création d'un Sous Secrétariat d'Etat par Mendès-France....
Avec Henri Longchambon. A l'époque Dupouy avait déjà l'idée de détacher le CNRS de l'Education Nationale. Il faut que l'on soit avec un ministère de la Recherche, pour lui ce n'était pas une question de personnes - il s'entendait bien avec le ministre de l'Éducation - mais plutôt une affaire de principe. Il avait dit à Longchambon : "Il faudrait que vous soyez le Ministre de la recherche dont nous dépendions". Dupouy était un tout petit bonhomme, mais doué d'une sacré autorité. Longchambon a acquiescé mais il n'a pas poussé l'affaire, alors que si il était allé trouver le Président du Conseil pour lui demander la recherche avec la tutelle des organismes concernés, tout le monde aurait suivi. J'ignore pour quelles raisons il ne l'a pas fait.
Mieux vaut dépendre de la Recherche que de l'Education nationale?
Absolument. Il est déplorable que les pouvoirs publics quand ils ont créés un ministère de la Recherche, n'aient pas levé l'ambiguïté dans cette affaire. La tutelle doit être un organisme qui comprend les problèmes de la recherche. A l'Education Nationale, ils avaient et ils auront toujours une masse de problèmes qui n'ont rien à voir avec la recherche. Dupouy a été un grand directeur qui a mené son affaire sans se laisser marcher sur les pieds. A un certain moment, le directeur de l'équipement du ministère de l'Education nationale, Donzelot, voulait mettre son nez dans notre programme de constructions. Mais il a rapidement du retourner à ses affaires. En fait, Dupouy a préparé le terrain pour ses successeurs. Quand Jean Coulomb a pris la suite, ça roulait tout seul.
N'aurait-on pu imaginer qu'une part soit directement affectée à la recherche universitaire dans le budget de l'Education nationale?
L'Université nous l'a souvent demandé. Elle prétendait effectivement ne pas comprendre le pourquoi de ce système, mais ça a toujours été refusé. Le problème est que malgré diverses tentatives - la dernière en date étant la Mission de la Recherche - l'Université n'a jamais été capable de mettre en place un dispositif efficace d'évaluation de la recherche. Elle est tout simplement incapable d'évaluer les recherches qui s'effectuent en son sein. Au CNRS en revanche, nous avions les instances adéquates qui sont ce qu'elles sont, on peut en discuter. Mais nous avions le Comité national que l'on appelait d'ailleurs le "Parlement de la Recherche" et dont l'une des fonctions principales était cette mission d'évaluation. Je signale que lors de la création de la mission de la recherche à l'Enseignement supérieur, il avait été envisagé que les instances du CNRS puissent servir à l'Université, mais cela n'a pas marché.
Administrer le CNRS
Les techniciens
A l'origine au CNRS, Il y avait ce service des techniciens que j'évoquais en liminaires. Il a pris de l'ampleur par la suite et des textes ont officialisé leurs fonctions. Il y avait deux catégories de personnel, celle des agents des laboratoires propres (LP) du CNRS. Je rappelle que les deux premiers LP existaient depuis 1936, à savoir l'Institut d'Astrophysique et l'Observatoire de Haute Provence auxquels s'étaient ajoutées par la suite les laboratoires de Bellevue. Ces agents qui dépendaient directement du CNRS disposaient de contrats passés sur des bases déterminées entre l'intéressé et l'administration. L'autre catégorie était celle des collaborateurs techniques payés sur les subventions accordées aux Universités. C'est de cette deuxième catégorie que j'ai eu à m'occuper. Nous vérifiions le paiement des subventions au moyen d'états que nous fournissaient les universités. Un autre service s'occupait des laboratoires propres du CNRS. Puis, on a unifié les deux systèmes et je me suis retrouvé à leur tête quand M. Lafitte est parti en retraite.
Les chercheurs
Joliot a élaboré le premier statut des chercheurs en août 1945. La personne qui s'occupait des chercheurs était Lucienne Plin, dont j'imagine que vous avez entendu parler. Lorsque elle a reçue une nouvelle affectation, on m'a alors demandé de prendre aussi les chercheur, mais j'ai refusé. On a donc nommé Damgé pour assurer l'intérim de la Direction du personnel (techniciens et chercheurs). Ultérieurement, j'ai accepté de prendre la Direction du personnel, puis je l'ai quittée pour être nommé conseiller auprès de la Direction générale... Leur rémunération était alignée sur celles de l'Enseignement Supérieur. Evidemment s'ils allaient dans l'industrie, ils pouvaient espérer des rémunérations plus importantes. En revanche à l'époque, nous n'avions pas de récriminations du côté des techniciens. Eux étaient payés suivant les normes industrielles et ils ne râlaient pas. L'affaire s'est nouée en 1945. C'est à ce moment là que nous avons mis en place le système qui consistait à payer directement les techniciens au lieu de verser des subventions aux laboratoires où ils étaient employés. Nous nous sommes intérrogés : sur quelle base les rémunérer? Nous avons discuté avec les syndicats et on est tombé d'accord pour adopter la norme industrielle, solution la meilleure à l'époque. Nous voulions simplement avoir la possibilité de traiter tout le monde collaborateurs techniques de l'université ou du CNRS de la même façon. Nous voulions aussi qu'un technicien payé par l'Université de Paris, ne le soit pas mieux que par celle de Bordeaux. Pour arriver à ce résultat, le système le plus simple était la rémunération directe.
Le statut des ingénieurs-techniciens-administratifs (ITA)
Quand Gaston Dupouy est arrivé à la direction du CNRS, il m'a demandé de me préoccuper du personnel ITA et leur premier statut est sorti en1952. Je l'ai donc élaboré pratiquement de bout en bout avec les Finances. Mais les discussions furent laborieuses, selon la tactique habituelle des Finances que nous connaissions bien. Quand ils ne veulent pas quelque chose, ils ne répondent pas ou ils organisent des réunions qui n'aboutissent pas : "on va y réfléchir et on se reverra une prochaine fois" . C'est ce qui s'est produit avec le statut des ITA dont la mise en place a pris deux ans. Un jour, j'arrive au ministère et je tombe sur un nouveau chef du Bureau des Indemnités, Magnol, qui me dit "bon, en voilà assez. Depuis le temps que l'on discute, on va se mettre à l'ouvrage" et c'est avec lui que nous avons fait le statut des ITA. Magnol s'est beaucoup occupé de nous, ça l'intéressait, ce qui l'a amené à nous servir toujours mieux que les autres. Je ne dirais pas qu'il transgressait les règles sacro saintes des Finances - serrer la vis - mais il essayait de le faire le moins possible. Quand il est devenu contrôleur financier du CNRS, il s'est beaucoup intéressé aux laboratoires, ce que n'avaient jamais fait ses prédécesseurs pas plus que ses successeurs d'ailleurs.
La réaction des syndicats
Lorsque
le statut a été sur le point d'être publié, j'en ai donné connaissance
aux syndicats pour recueillir leur avis. Ils étaient contres les
dispositions que nous avions arrêtées. Pour eux, c'était insuffisant.
Leur grande crainte était qu'avec la commission d'intégration, beaucoup
d'agents perçoivent un salaire inférieur à celui qu'ils touchaient
jusque là. Il existait auparavant une réglementation pondue aux
Finances prévoyant trois ou quatre classifications: technicien
principal, technicien adjoint, etc… avec un minimum et un maximum de
traitement. A l'intérieur de la fourchette, on pouvait rémunérer les
gens comme on l'entendait. Les textes disaient simplement que pour être
technicien, il fallait avoir tel et tel diplômes; pour être technicien
principal, tel ou tel autre. Tout reposait donc sur l'accord tacite du
patron et de son collaborateur. C'était un dispositif extrêmement
souple. En ce qui concerne le paiement des techniciens aux universités,
lorsque ils sont devenus des techniciens CNRS, nous les avons rémunérés
suivant le système de l'industrie. C'est à dire en suivant les
conventions collectives en vigueur. Quand je m'occupais de ce secteur,
j'avais pris les contacts avec toutes les organisations
professionnelles de façon à avoir les conventions de rémunérations. Et
nous rémunérions les gens par assimilation. En 1952, au moment de la
discussion du statut, nous sommes fait accrocher par les Finances: "il
faudrait savoir ce que vous voulez. Vous avez des gens d'un coté qui
sont rémunérés suivant un décret basé sur les indices de l'Etat. De
l'autre, des rémunérations basées sur le privé. Il faudrait choisir..."
Devant les réticences syndicales, Dupouy a alors décidé : "je m'en
fous. Je passe outre, on promulgue ". On a donc mis en place cette
commission d'intégration présidée par Mario Roques et je dois dire qu'à
l'issue de ses premiers travaux que les syndicats, beaux joueurs, ont
reconnu que le statut était bon et qu'ils s'étaient trompés.
Ma
théorie concernant les relations de la direction du CNRS avec les
syndicats est qu'il faut travailler ensemble, quitte à ce qu'en tant
que directeur du personnel, je leur tienne la dragée haute. Il ne
s'agit pas de céder sur toutes leurs revendications, mais je
considérais que les syndicats étaient des partenaires avec lesquels il
fallait travailler. Mais dans les services, tout le monde ne partageait
pas ce point de vue. Il est évident que si vous avez un syndicat
unique, vous n'avez pas cette surenchère que vous rencontrez quand vous
êtes confronté à plusieurs. Quand il y a plusieurs syndicats, chacun
est là pour gagner des adhérents en disant :" moi, je vous défendrai
mieux que l'autre..." Mais moi, Je suis contre le syndicat unique parce
que je ne me place pas du point de vue du patron, mais de celui de
l'adhérent.
En fait d'un point de vue purement CNRS, la physionomie des syndicats a
surtout évolué en fonction des gens à leur tête. Je dois dire que
certains ont eu des types remarquables, notamment chez les ouvriers
d'état qui travaillaient au CNRS. Ce corps de métier disposait d'un
système d'heures supplémentaires sans limitations de nombre. Mais la
Cour des Comptes a fini par s'élever contre ces dispositions et ce
corps d'ouvriers d'Etat qui avaient des salaires importants et des
pensions calculées sur ces bases, a fini par être intégré dans
celui des ITA.
L’article 46 du statut des ITA modifié en 1959 prévoit les modalités de réaffectation du personnel
Je
ne veux pas dire par là que je me lave les mains de cette affaire, mais
je n'étais pas Directeur du personnel à l'époque puisque c'est le
moment où Claude Lasry était Directeur administratif et financier.
Lasry est un type remarquable pour lequel j'ai beaucoup d'estime, mais
il s'est fait avoir par les syndicats. C'est la fameuse clause des
trois propositions que l'administration doit faire à tout ITA sans
affectation, dont une obligatoirement dans la même région, ce qui était
très difficile à mettre en application. Cette disposition n'existait
pas dans le statut de1952, à l'époque, nous procédions à ce que nous
appelions des mariages.
Dans l'ancien statut, il y avait deux
catégories d'ITA. Celui des postes qui étaient mis à la disposition des
laboratoires propres du CNRS, lesquels étaient décidés par le
directeur du CNRS sans passer par le Comité national et les postes de
techniciens pour lesquels le Comité nationale devait se prononcer sur
l'opportunité d'en accorder à tel ou tel chercheur. Tous les trois ans,
le Comité national examinait les postes d'ITA qui dépendaient de lui et
éventuellement, il pouvait en créer. On disait donc à la section
concernée : voilà tant de postes qui arrivent à expiration, plus ces
deux ou trois postes créés, à vous de voir leur affectation. La Section
mettait tout à plat et pouvait très bien supprimer des postes pour les
réattribuer à d'autres. Pour les ré attributions, nous avions mis au
point un système qui consistait à ce que pour un poste supprimé, trois
soient proposés. C'est l'origine du système des trois propositions.
Nous faisions une liste de tous les collaborateurs techniques qui se
trouvaient disponibles. Puis, nous mettions le tout au niveau, non plus
des sections, mais de l'ensemble du CNRS. Nous faisions une liste des
patrons qui avaient le poste en priorité. Nous adressions les listes
des patrons aux ITA et celle des ITA aux patrons en leur disant :
"essayez de faire affaire ensemble. Si vous, patron, vous trouvez
quelqu'un qui convienne au poste qui vous est affecté, vous aurez le
poste. Si vous ne le trouvez pas, vous ne l'aurez pas". Ce qui nous
essayions de faire, étaient des mariages de raison. Ca réussissait
d'ailleurs assez bien. C'est ça qu'on a voulu réglementer ensuite par
le système des trois postes et ça n'a plus fonctionné. Pourquoi? Parce
que dans notre système initial, si les techniciens ne trouvaient pas à
se marier, ils étaient virés. Avec le système des trois postes, ils ne
pouvaient plus l'être. Conclusion, quand un patron recevait un
collaborateur qui n'était pas très chaud pour prendre le poste, mais
qui ne pouvait pas refuser de faire la démarche, combien de fois ne me
rapportait-on pas des déclarations du style : " vous savez, ce que vous
me proposez, je n'y connais rien et puis le matin, je ne peux pas
arriver avant dix heures". Et bien sur, réaction du patron, "Je ne veux
pas de ce gars là ! "Le statut de 1952 avait été modifié en 1959 à
cause de la pression syndicale.
Le CNRS sous la Vème République
En 1959, la Vème République installe une Délégation à la recherche scientifique et technique (DGRST) qui semble priver le CNRS d'une partie de ses prérogatives
Absolument, le Centre a vu
cette mise en place d'un très mauvais œil. En fait, on n'a jamais très
bien su ce qui s'était passé derrière. On a prétendu que la Délégation
avait été créée parce que le CNRS n'avait pas rempli sa mission de
conjoncture scientifique. Le Comité national était en effet chargé de
faire des propositions de recherche au gouvernement. Or, on disait
que le CNRS se contentait de gérer la recherche que le Comité national
se foutait pas mal des questions de conjoncture, surtout occupé qu'il
était à répartir ses petits crédits, qu'il n'était bon qu'à faire de
l'épicerie". Ce n'était pas entièrement faux, il suffisait d'assister
aux bagarres qui y avaient lieu. D'ailleurs, il ne répartit plus
de crédits aujourd'hui, une décision qui a soulevé bien des tollés.
Bref, il y a eu là un prétexte pour la création de la DGRST.
Mais je vois une autre raison qui tient à ce que l'on estimait le CNRS
trop politisé. Sous la IVème République, les directeurs du CNRS
étaient des gens de poids. Quand Dupouy disait quelque chose, on y
faisait attention. Il avait accès Ministre. Je ne sais pas comment ça
se passe avec Hubert Curien, car je n'ai pas vécu ce CNRS-là, mais pour
les autres, il y avait un correspondant au ministère qui s'occupait de
recevoir le directeur du CNRS qui ne voyait même pas le directeur de
cabinet! On voit le niveau. Je ne pense pas que ce soit une affaire de
grands scientifiques, je dirais plutôt une question d'individus. Il
faut savoir s'imposer, pouvoir dire :"j'ai été nommé, mais ne suis pas
un valet et pour faire mon boulot, il faut que je puisse voir le
ministre. Sinon, prenez quelqu'un d'autre". Certes aujourd'hui les
directeurs du CNRS sont nommés en Conseil des ministres.
Mais prenez l'un des derniers, Jean Jacques Payan, mis en place par
J.P. Chevènement, ce qui n'a pas empéché ce dernier de le virer. Payan
était un mathématicien dont je n'avais jamais entendu parler au CNRS.
Quand il a été nomme, on s'est demandé : c'est qui ce gars là? C'est le
président de Grenoble et c'est tout. Il n'empêche, je pense qu'il
aurait été un grand directeur. Un type qui avait de la poigne et savait
mener les gens et on l'a viré parce qu'il tenait tête au ministre.
Chevènement était beaucoup trop autoritaire. La preuve? Il ne s'est pas
entendu avec les directeurs d'entreprises nationalisées qu'il avait
nommés lui-même.
La DGRST installe de nouveaux organismes
Quand les affaires spatiales se sont détachées du CNRS, la création du Centre nationale d'études spatiales (CNES) n'a pas fait de remous. Cela a été plus délicat avec l'Inserm. Là, il s'agissait d'un organisme dont la vocation était de porter atteinte aux finalités d'un établissement plus ancien. Où se trouvent les responsabilités respectives du CNRS et de l'INSERN? L'un vous dit que la mission est plus tournée vers le fondamental que l'autre. L'autre qu'il fait des recherches plus appliquées à la médecine. En fait, tout cela est bien difficile à harmoniser et se réglerait plus facilement si nous fonctionnions avec un système d'instituts, comme l'INAG ou l'IN2P3 qui sont des Institut du CNRS, ce qui n'était pas le cas de l'INSERM.
La création des Laboratoires Associés
Pierre Jacquinot et moi nous avons lancé les Laboratoires associés (LA) du CNRS. Cela a concerné d'abord des laboratoires, ensuite des équipes et des groupes de recherche (ERA). Quand on a créé les laboratoires associés, l'idée était d'avoir des structures composées de plusieurs équipes de recherche. A cette époque, le Comité national examinait tous les ans, les subventions à verser aux laboratoires, mais ce dispositif était trop rigide. L'idée de Jacquinot a donc été de mettre en place un programme de subvention quadriennal, compensé chaque année par un correctif lié à l'inflation. Mais ça a été dévié dès l'origine. Le Comité national a poussé des hauts cris : "comment! Ne pas contrôler des labos pendant quatre ans? C'est impossible". Comme il en avait l'habitude, Jacquinot a alors coupé la poire en deux et il a accepté l'idée d'un examen tous les deux ans. La seconde déviation - personnellement je la trouve beaucoup plus grave - est intervenue l'année suivante avec les Equipes de recherches associées. Une ERA disposait du même contrat avec le CNRS, sauf qu'il était pour trois ans. Résultat, au fil du temps on a assisté à un détournement d'intentions, en ce sens qu'est apparue une notion de hiérarchie entre LA et ERA. Il suffisait d'assister aux débats du Comité national pour s'en rendre compte : " je signale que le laboratoire associé de monsieur Untel ne marche pas très fort. Bien, on va en faire une ERA...", détournement complet des intentions initiales. Un LA qui n'a pas bien travaillé, il faut le supprimer, pas en faire une ERA. C'est un peu le même phénomène - contre lequel je me suis insurgé - qui consiste à faire passer un chercheur qu'on ne juge pas très bon, dans le cadre ITA. Ce n'est pas parce qu'on est un mauvais chercheur qu'on devient un bon ITA, une manière de procéder qui aboutit de fait à dévaluer la qualification des ITA. Quand un chercheur n'est pas bon, on doit pouvoir le virer et pas le défendre à tout prix comme le font certains syndicats.
Le licenciement, une procédure exceptionnelle au CNRS
On défend des chercheurs quand ce sont des gens défendables, de même pour les ITA. A ce propos, j'ai été le seul qui a réussi comme directeur du personnel, à faire licencier des ITA qui refusaient par différents moyens de ne faire aucun travail. Pierre Creyssel, le Directeur administratif et financier, avait essayé lui aussi, mais il s'était retrouvé séquestré dans une pièce. J'étais d'ailleurs avec lui et nous sommes restés prisonniers pendant je ne sais combien d'heures. Finalement, j'ai réussi l'opération après une négociation avec les syndicats. Je n'avais rien contre eux à titre personnel, mais il s'agissait de bons à rien, de gens parfaitement stériles dont le comportement portait finalement ombrage à l'ensemble de l'institution. Je ne suis pas contre le fait que les ITA bénéficient d'un statut de fonctionnaires - alors que je ne suis pas d'accord pour la fonctionnarisation des chercheurs -, mais je vous rappelle qu'un fonctionnaire peut être viré, passer en conseil de discipline et mis à la porte