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Entretien avec Michèle Ferrand

J-F Picard, texte revu et amendé par M. F., 20 juin 2019 (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)


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Pourrais-tu commencer par rappeler ton cursus universitaire?


J'étais en deuxième année d'économie à la fac de Nanterre en 1968 après avoir raté une fois une année à cause de la naissance de ma première fille. On peut dire que les événements de 1968 ont non seulement changé la fac de Nanterre, mais qu'ils ont tout simplement changé la vie, du moins ma vie ! Jusque-là je ne me voyais pas beaucoup d'avenir dans mes études et ces événements m'ont ouvert des perspectives extraordinaires. J'ai changé de filière. En dernière année d'économie, j'ai fait deux UV de sociologie, ce qui m’a permis de découvrir que cette discipline était autrement plus intéressante que l'économie. Je suivais aussi le cours d'anthropologie économique d'Eugène Enriquez et les deux cours de socio, dont l'un de sociologie rurale, passionnant, avec Marcel Jollivet. J'ai alors profité d'une équivalence pour m'inscrire en licence de sociologie, tout en préparant un D.E.S. en économie de la santé. On était en 1971, au début du mouvement féministe et j'ai proposé un sujet de mémoire sur l'avortement dans une démarche plus ou moins militante. Mais pour faire accepter ce sujet, j'ai proposé une approche RCB (rationalisation des choix budgétaires) sur le bilan coût-avantage de la contraception pour laquelle j'ai obtenu une bourse du ministère des Finances. J'ai pu montrer qu'il y avait tout bénéfice à libéraliser complètement la contraception et, pourquoi pas, autoriser l'avortement !  Cela en minorait les coûts pour la société, les avortements clandestins lui coutant très cher en termes de morbidité voire de mortalité.


C'étaient les débuts d'une discipline nouvelle, l'économie de la santé

A Nanterre, avec ma copine Martine Bungener, nous avons préparé notre mémoire de D.E.S dans cette spécialité. Elle bossait avec Emile Lévy,  notre  prof. d'économie de la santé qui recrutait des jeunes chercheurs pour son 'Centre de recherche en économie sociale', le futur LEGOS (Laboratoire d’Economie et de Gestion des organismes de Santé). Lévy était un type fantastique. Pour nous aider, il nous donnait des opportunités de petits boulots.  C'est ainsi qu'avec Martine et quelques autres (dont Dominique Strauss-Kahn !), nous avons été chargées des travaux dirigés d'économie à l'Ecole Centrale où il assurait le cours magistral, un boulot pas terrible, mais royalement payé. Le LEGOS s'est installé à Dauphine en 1973, l'année où Lévy a obtenu une ATP sur 'une comparaison entre l’hospitalisation publique et l’hospitalisation privée' sur laquelle il m’a embauchée pour deux ans comme chercheuse contractuelle, j’y ai rencontré Anne-Marie Devreux avec laquelle nous avons inauguré un binôme qui a duré de nombreuses années. On a fait plusieurs semaines d'enquêtes en province et à Paris et j'ai beaucoup appris sur le tas. La recherche était menée de façon très collective, on était huit ou neuf, des économistes, des sociologues, des médecins épidémiologistes. Ça a été ma première confrontation avec le traitement informatique. Quand ce contrat est arrivé à terme en 1975, on a décidé, avec Anne-Marie et Chantal Lafarge, une autre sociologue de l’équipe,  de répondre à un appel d'offre de la DGRST en proposant une recherche sur l'avortement, avec la bénédiction d’Emile Lévy qui nous laissait carte blanche. Il s'agissait d'évaluer les effets de la loi Veil qui venait d'être adoptée.  Nous ne doutions pas de l’intérêt de notre proposition et d’ailleurs, nous avons obtenu notre financement pour deux ans, renforçant notre position de chercheuses contractuelles.

Comment as-tu été recrutée au CNRS?

En 1977, j'ai proposé au CNRS le plan de mon projet de thèse sur la médicalisation de la procréation sous la direction d’Emile Lévy. L'optique était très foucaldienne, la médicalisation du corps des femmes, le contrôle social, etc. Mon dossier n'a même pas été pris en considération !  Le rapporteur qui était un économiste syndicaliste du SNCS (François Germe) m'a rencontrée et expliqué en quoi consistait un projet CNRS. Il fallait prévoir une enquête de terrain sur plusieurs années, une problématique, faire une bibliographie et surtout présenter ses publications. Or, le problème est que je n'en avais pas. Au LEGOS, les chercheurs ne faisaient pas d'articles, éventuellement ils participaient à la publication de livres, comme 'Le coût de la santé' et d'autres chez Dunod (puis Economica), mais Lévy ne nous poussait pas à faire des articles. Ni Gérard Duménil, ni Francis Fagnani qui étaient des chercheurs déjà confirmés ne publiaient d'articles à l'époque. On rédigeait un rapport de fin de contrat, on rendait sa copie et c'était tout. Ces rapports, donnaient lieu à ce que l'on appelle de la 'littérature grise', c'est-à-dire des publications relativement diffusées dans les administrations concernées. Nous étions alors invités à les présenter dans différents endroits, à l'Inserm chez Claude Rumeau-Rouquette par exemple, en province, dans différents colloques etc. J'ai donc remanié mon projet pour en faire une sorte d'article que j'ai envoyé à la 'Revue Française de Sociologie' où l'on m'a d'ailleurs répondu qu'il était impubliable, mais qu'il y avait matière à faire. Mon copain syndicaliste m'avait dit que mon dossier passerait beaucoup mieux si je me présentais dans deux commissions du CNRS, celles de sociologie et d'économie. En 1978 j’ai complètement remanié mon projet et j’ai été prise en considération par la commission de sociologie (mais toujours pas par la commission d’économie). Ce qui était déjà remarquable, mais ne voulait pas dire grand-chose, car il n’y avait que deux ou trois postes pour une trentaine de prises en considération et mon dossier n’avait pas été classé. Pourtant, je suis entrée au CNRS l’année suivante, en 1979, comme attachée de recherche (en même temps qu'Anne-Marie) ! Grâce à la recherche sur l’hospitalisation qui prouvait que nous étions payées en décembre 1975 sur ‘l’enveloppe recherche’, nous pouvions bénéficier du plan d'intégration des hors-statuts. Martine qui avait plus d'antériorité que nous était d’ailleurs entrée l'année précédente lors de la première vague de ce plan. J'ai alors été rattachée au 'Centre d'Anthropologie Economique et Sociale' (CAESAR) de Paris X - Nanterre où nos anciens professeurs, Eugène Enriquez et André Nicolaï, nous avait demandés à Anne-Marie et moi de venir compléter une petite équipe en vue de créer un D.E.A. d'anthropologie économique.

Tu t'es syndicalisée très tôt, est-ce en rapport avec cette entrée au CNRS?

Je me suis syndiquée à la CFDT avec Anne-Marie en 1976 et nous sommes devenues responsables du processus d'intégration des hors statuts au nom du SGEN-CFDT. Le bureau national du SGEN-CNRS comprenait beaucoup de sociologues (mais aussi beaucoup de physiciens !), en particulier, le secrétaire général Georges Benguigui et les membres élus de la section sociologie du comité national qui nous ont en quelque sorte pris sous leurs ailes : Sonia Dayan, Sabine Erbès-Seguin, par exemple. La pratique dans ce petit microcosme était de faire confiance et de donner des responsabilités, même à des néophytes. La responsabilité qu’on nous a confiée résidait dans la défense des dossiers des chercheurs contractuels pour vérifier leurs droits à un poste au CNRS. Ce qui signifiait pour nous deux, de passer des jours entiers,  quai Anatole France, face à l'administrateur des finances du CNRS, Charles Gabriel, avec lequel on négociait pied à pied, lui pour limiter le nombre de postes, nous pour obtenir le maximum. Cela nous a permis aussi de rencontrer nos futurs collègues du syndicat adverse, le SNCS (le syndicat national des chercheurs scientifiques), où comme par hasard, c’était essentiellement des sociologues qui défendaient les dossiers avec nous : Janine Pierret, Christian Topalov, les Pinçon-Charlot. Il faut dire que la majorité des chercheurs hors statut étaient des sociologues… on se partageait les dossiers et nous nous battions ensemble pour tous !

Le SGEN semble avoir été plus ouvert que le syndicat des chercheurs (SNCS )?

Le SGEN-CNRS, sans doute en raison de sa petite taille, était très dynamique, très ouvert aux nouveaux arrivés. A tel point que l'on m'a proposé de me présenter à l'élection du Comité national en 1981 alors que je n'étais qu'attachée de recherche (AR), ce qui est exceptionnel. Et j’ai été élue dans une vraie commission « à l'ancienne », la section 34 (Sociologie - démographie) du Comité national, avec des mandarins en face de moi, Henri Mendras, Jean Cusenier ou Jean Baechler.  La première session de recrutement à laquelle j'ai participé, il y avait cent dossiers de candidatures, pour deux postes à pourvoir. A cette occasion, je me suis rendue compte que mon dossier perso était loin d'être aussi bon en termes de publications que celui de bien d'autres candidats qui n'ont jamais été recrutés ! Les places étaient extrêmement rares, mais j’ai eu le plaisir de voir reconnue la valeur d’une chercheuse qui est depuis devenue une amie, Nadine Lefaucheur. Elle a été recrutée dans ce qui était quasiment à l’époque la seule équipe qui s’intéressait aux femmes, celle qui était dirigée par Andrée Michel (Equipe de recherche sur la famille, le rôle des sexes et le développement humain). Ma position, en tant que simple attachée de recherches, à l’intérieur de la commission, n’était pas très confortable : à l’époque, on était recruté comme 'attaché' pendant quatre ans, au bout desquels, si on avait fait ses preuves, on devenait 'chargé'. Si le travail était jugé insuffisant, on pouvait être licencié (simple fin du contrat de 4 ans). En fait, le plus souvent, on était rétrogradé dans le corps des ingénieurs-techniciens-administratifs (ITA). Je trouvais ça anormal et je le disais en commission : "arrêtez d'insulter les ITA !  D'ailleurs si vous faites passer des chercheurs dans le corps des ITA, la commission perdra tout contrôle sur eux".

Et tu t'es prise au jeu de cette syndicalisation...

 J'ai adoré cette responsabilité syndicale et la position qu’elle me donnait. Elle permettait de dire vraiment ce qu’on pensait, voire de tenir tête à la hiérarchie, le tout sans grand risque puisque c'était pour le bien commun ! En commission, j'ai appris ce que c'était qu'un bon chercheur en écoutant les rapports des uns et des autres. Et l’examen des dossiers de chercheurs ainsi que les rapports sur les laboratoires m’ont donné une vision fantastique de ce qu'était la sociologie. La commission était plus 'tourainienne' ou ‘boudonienne’ que 'bourdieusienne' à l’époque, ce qui m’agaçait un peu. Lorsque Alain Touraine a quitté son labo des mouvements sociaux (CEMS) avec quatre chercheurs, dont Michel Wieviorka, pour fonder le 'Centre d'analyse et d'intervention sociologiques' (CADIS), il réclamait la moitié des moyens du CEMS (en budget et en personnels ITA). Je me souviens de la discussion qui s'en est suivie. L'un des rapporteurs disant, "c'est fantastique, Touraine repart à zéro..." et moi intervenant : "il ne repart pas à zéro tout de même, il veut récupérer la moitié des moyens. Donc, je propose qu'on lui offre une subvention 'jeune équipe'". Ça avait beaucoup fait rire et évidemment, Touraine a obtenu satisfaction.
J'ai eu des frittages avec certains directeurs scientifiques. Je me souviens de Jacques Lautman, un insupportable dictateur ! J'ai eu l’occasion de le traiter de menteur en pleine commission : il nous avait promis une chose la veille, lors d'une rencontre avec les syndicats et le lendemain, il affirmait le contraire devant la commission. Ma réaction, ici encore, l’a fait beaucoup rire et il n’a pas modifié sa position, mais cela prouve malgré tout qu’on avait une réelle liberté de parole.
A l'époque, la commission s'occupait beaucoup des dotations budgétaires aux équipes, et les échanges pouvaient être féroces, ça a changé par la suite, cette fonction lui a échappée. En 1982, après l’élection de Mitterrand, le Comité national a été dissous et réformé. Comme je n’avais pas effectué un mandat entier, je me suis représentée pour faire la jonction et j’ai découvert une commission complètement différente dans son esprit et dans son fonctionnement. Il faut dire que l’opposition traditionnelle entre membres nommées et membres élus avait quasiment disparu : nommés et élus étaient tous de gauche ! Cette commission a été remarquablement présidée par Sabine Erbès-Seguin et j'ai regretté de la quitter au bout de deux ans, comme je m'y étais engagée car l’ambiance était vraiment fantastique et le travail passionnant.

Comment vois-tu le début des recherches féministes ?

Au CAESAR, j'avais rencontré deux chercheuses qui allaient également bénéficier du plan d’intégration des hors statuts, Danièle Chabaud et Dominique Fougeyrollas. Elles m’ont mise en contact avec quelqu'un qui allait jouer ensuite un grand rôle dans l’implantation de la recherche féministe, Danièle Kergoat, sociologue au 'Centre d'études sociologiques' (CES). Elle était en train de monter une équipe sur la division sociale et sexuelle du travail qui allait se transformer en laboratoire propre quelques années après, le GEDISST. Avec elle, avec une autre sociologue universitaire, Martine Chaudron, (que j’avais connue durant mes années de lycée,  sociologue doctorante de J-C Passeron),  et un certain nombre d’autres chercheuses, nous allions poser les premiers jalons des recherches sur le genre au CNRS. Ce fut l’aventure du ‘sexe du travail’, j’y reviendrais après avoir évoqué les débuts de l’institutionnalisation des recherches féministes.
En 1981, au moment des 'Assises de la recherche', des chercheuses sont allées manifester au ministère de la Recherche : il n'y avait rien de prévu pour les recherches sur les femmes !  A la suite de cette protestation, nous avons obtenu l'hiver 1981-82, une demi-journée à Polytechnique pour rendre compte des recherches féministes, d'où il est sorti le financement du premier colloque féministe français qui a eu lieu à Toulouse en décembre 1982. L'ethnologue Maurice Godelier venait de prendre la direction des SHS et il a présidé la séance d'ouverture. Godelier, qui travaillait lui-même sur la domination masculine, a d’emblée soutenu les études féministes.  Certaines de nous étaient en contact avec lui, notamment Anne-Marie Daune-Richard qui l’avait rencontré à Madagascar. A Toulouse, on a pu se compter : six cent femmes réunies pour un véritable point de départ des recherches et études féministes. Il y avait là une bonne vingtaine de sociologues CNRS, les historiennes venaient plutôt de l'Université, autour de Michelle Perrot à Jussieu ou d’Yvonne Kniebhieler à Aix. Il faut bien reconnaitre que la commission histoire du CNRS était très peu féministe ! Il y avait aussi des chercheuses de l'EHESS et du côté des sciences expérimentales, essentiellement des biologistes de l'Inserm et du CNRS comme Joëlle Wiels. Mais il y avait surtout des chercheuses féministes de toute la France : Lyon, Nantes, Grenoble ou Lille…

Quels étaient vos rapports avec les sciences sociales?

Le colloque de Toulouse a proposé une forte critique des sciences sociales qui, pour le moins, ignoraient complètement les femmes. Par exemple Pierre Naville dans son fameux bouquin écrit avec Georges Friedman (Traité de sociologie du travail, 1961 + nombreuses rééditions) qui faisait autorité dans le domaine,  parle des ouvriers du textile, alors qu'il s’agit à  95% d'ouvrières ! Autre exemple, dans 'Prime éducation et morale de classes' (EHESS 1969) Luc Boltanski qui voulait étudier comment se diffusait l'idéologie hygiéniste dans les milieux populaires est encore plus androcentré !  Je cite un extrait d’entretien : "je le mets au sein trois fois par jour, parce que plus ça me fatigue" avec entre parenthèse 'Limours, ouvrier plâtrier'. La femme interviewée par Boltanski était ramenée à la catégorie socio professionnelle de son mari. Ainsi, un ouvrier donnait le sein ! Ce type d’analyse amusait beaucoup Godelier! L’autre critique que l’ensemble des travaux faisaient aux sciences sociales portait sur l’approche qui consistait à considérer les femmes comme une sous partie des hommes, être femme étant une particularité par rapport aux hommes. D’où l’exigence de statistiques systématiquement sexuées.

Il vous a donc fallu développer une problématique spécifique

A Toulouse, on s'est rendu compte qu'au-delà de la volonté de faire sortir la catégorie femme de l’invisibilité, il fallait aussi développer des outils théoriques pour analyser la nature des rapports sociaux qui existaient entre les hommes et les femmes. Il s’agissait de dépasser l’analyse de la société qui se faisait, dans le meilleur des cas, en termes de ‘rôles de sexe’. Cette première approche, dont Andrée Michel était le fer de lance, faisait la critique de la conception de la famille de Talcott Parsons,  en dénonçant l’inanité de l’opposition entre le rôle instrumental de l'homme qui travaille pour nourrir les siens, du rôle affectif, de la femme qui se consacre au foyer et à l’élevage des enfants. Elle montrait que ce partage des rôles, cette division du travail ne correspondaient plus à notre société dans laquelle de plus en plus de femmes étaient actives professionnellement. En sociologie, notre critique spécifique portait aussi sur les découpages de la discipline : la sociologie de la famille ne parlait que des femmes, très peu des hommes (la loi du père à la rigueur et un peu à propos du divorce). La sociologie du travail, elle, comme je le soulignait plus haut, ne s’intéressait qu’aux hommes. Mais dans toutes les disciplines, nous voulions mettre en évidence ce qui rapprochait toutes les femmes, c’est à dire l’oppression des femmes, la domination masculine et nous voulions montrer son caractère historique, construit, afin de sortir de la vision biologique des inégalités entre les sexes.
Le colloque de Toulouse avait donc montré qu'il y avait une vraie dynamique des recherches féministes et dans tous les domaines. Le CNRS reconnaissant qu’il y avait une réelle potentialité, nous a suggéré d’envisager la création d’un 'groupe de recherche coordonnée' (GRECO). Mais ça n'a pas marché, le principe du dispositif étant d'être pluridisciplinaire, les forces étaient beaucoup trop inégales selon les disciplines et surtout manquait l’intermédiaire d’équipes de recherche déjà constituées. Maurice Godelier nous alors proposé de lancer une 'action thématique programmée' (ATP) 'Recherches sur les femmes et recherches féministes', cofinancé par le CNRS et le nouveau ministère des droits des femmes du gouvernement Mauroy.  J'ai fait partie de ce comité d'ATP qui ne comptait que des femmes, à l'exception d'un homme, Philippe Barret, le représentant du CNRS. La présidente de ce comité d'ATP était l'historienne Rolande Trempé.  On y rencontrait beaucoup de jeunes féministes : Christine Delphy, Michèle Kail, des non CNRS : Hélène Rouch,  des universitaires, Michelle Perrot, Michèle Bordeaux, avec une sur représentation de la sociologie et de l’histoire. Les thèmes proposés étaient très ouverts et avaient été exclus les champs du travail et de la famille dont le comité pensait qu’ils étaient largement traités ailleurs.

Ne peut-on parler de recherche militante?

Si bien sûr. D’ailleurs, dans ce comité d’ATP il y avait la volonté de financer des recherches militantes avec des groupes de femmes. Mais ça n’a pas vraiment marché. En fait, la recherche est une véritable activité professionnelle et il s'est avéré que la relation entre chercheuses et simples militantes ne s’improvise pas.  Et ce reproche de militantisme nous a vraiment collé aux basques.
Ainsi, on a rencontré nombre de réticences dans les autres commissions où les recherches féministes étaient considérées puisque militantes comme non scientifiques. Cependant, petit à petit, notamment grâce à l’appui des Nord-Américaines, on a réussi à démontrer que ces études n'étaient pas moins scientifiques que l'androcentrisme qui avait prévalu jusque-là. En montrant que tout chercheur parlait à partir d'un point de vue situé.
Autrement dit, nous justifions scientifiquement le fait de parler de notre position de femmes en sortant de la confusion homme/être humain. Pour évoquer l'androcentrisme des positions scientifiques antérieures, on s’appuyait par exemple sur le sexisme involontaire d’une réflexion de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss dans l'un de ses écrits: "... un matin nous nous réveillâmes, le village était vide". Il voulait dire que les hommes étant partis pêcher et qu'il ne restait au village que les femmes et les enfants…  L'ATP a donc réussi faire entrer les recherches féministes dans le milieu académique, au CNRS comme dans certaines universités. En témoignait par exemple la parution de revues scientifiques comme Questions féministes  qui a bénéficié d’une subvention CNRS. Devant la multiplication de nos travaux,  la commission de sociologie du Comité national a d’ailleurs été obligée de reconnaître que nous faisions d'aussi bon travail que les autres. La fin de l'ATP s’est concrétisée par un colloque, suivi d’une publication majeure :  'Sexe et Genre'  (Editions du CNRS) qui a permis une large diffusion de ses résultats.
Nous commençions à avoir une certaine visibilité mais la bataille pour une réelle reconnaissance de la validité de nos avancées fut longue, la France accusait un vrai retard par rapport aux autre pays européens.  La publication de l'article de Pierre Bourdieu sur la domination masculine (ARSS, 1990), puis de son ouvrage du même nom, a beaucoup aidé à la visibilité des analyses féministes, même certaines d’entre nous ont souligné qu’il nous avait beaucoup emprunté sans jamais nous citer. Cependant, le succès de cette publication a malgré tout renforcé la légitimité de notre approche. C’est dans cette période relativement faste qu’a été créé au CNRS, le GDR (Groupe de Recherche) MAGE (Marché du travail et genre), sous la responsabilité de Margaret Maruani, l’une des membres fondatrice de l’APRE.  Ce GDR a été créé dans le nouvel institut fédératif que le CNRS venait de fonder en 1986, rue Pouchet, l’IRESCO (Institut de recherches sur les sociétés contemporaines), institut auquel était rattaché le CSU (centre de sociologie urbaine) que j’avais rejoint avec mon alter ego Anne-Marie Devreux, justement dans la perspective de participer à l’initiative que représentait la création de l’IRESCO.

N'avais-tu pas déjà tentée d'aborder la question de la domination masculine?

Nous n’utilisions pas encore ce terme, mais lorsque nous étions au CAESAR, avec Anne-Marie nous avions voulu interroger la place des hommes dans la famille en proposant à la Caisse nationale de allocations familiales une recherche sur la paternité. Notre projet a été accepté et nous avons démarré notre enquête. Mais s’est produit un événement curieux. Nous voulions étudier des trajectoires de pères en les différenciant le plus possible, pour voir si la paternité de l'homme que l'on interrogeait variait selon le type de couple et selon le milieu social. Nous voulions notamment opposer les couples homogames où l'homme et la femme faisaient le même métier, aux couples où la femme ne travaillait pas, en passant par des couples où la femme était active mais à temps partiel par exemple. On avait déjà fait une vingtaine d'entretiens, lorsque l'on a assisté à ce que j'ai appelé 'l'irruption des nouveaux pères' : la diffusion d'un feuilleton télévisé (Papa poule) et la sortie d’un film américain, de Robert Benton (Kramer contre Kramer) qui a profondément modifié la donne. On a continué à faire notre enquête, mais les entretiens réalisés après ce déferlement n'étaient plus comparables avec ceux fait avant. Impossible de saisir la spécificité de chaque cas : la première chose que nous disaient les hommes interrogés, c'était 'je suis' ou 'je ne suis pas un nouveau père' ! Auparavant personne ne parlait de cette notion. On était donc confrontées à des réponses stéréotypées, caractéristiques d'un phénomène d'induction de la recherche par un déferlement médiatique. Cette recherche nous a pourtant permis de faire notre place dans le champ des études féministes en train de se construire.
 

Tu parlais tout à l’heure de l’aventure du sexe du travail ?

Si le colloque de Toulouse de 1982 a été une réussite, c’est parce qu’il avait permis la rencontre de nombres d’initiatives locales, spécifiques, qui avaient pu ensuite être mises en commun. C’est dans ce cadre-là qu’il faut inscrire le travail collectif du ‘Sexe du travail’ et de sa suite, le séminaire de l’APRE.  Martine Chaudron et Dominique Fougeyrollas avaient découvert lors du Congrès mondial de sociologie à Uppsala que l'on pouvait proposer la constitution d’un groupe ‘ ad’hoc’ qui se réunirait au prochain congrès prévu à Mexico en août 1982. Nous avons   donc tout simplement proposé un groupe croisant la sociologie de la  famille et la sociologie du travail, dans une approche féministe. Ce groupe ‘ad’hoc’ s’intitulait 'Articulation de l'institution familiale et des structures productives'. Danièle Kergoat a participé dès l’origine et nous avons fait appel à nos réseaux personnels d'Aix-Marseille, de Bordeaux, de Toulouse mais aussi de Paris et le groupe ad’hoc s’est tenu avec un certain succès grâce aussi à des collègues étrangères, notamment québécoises et brésiliennes. Puis, après un travail collectif très efficace de relecture et de critiques, nous avons réussi à publier la quasi-totalité des communications dans 'Le sexe du travail' (PUG, 1984). Nous avons décidé de poursuivre ce travail collectif en l’élargissant dans un séminaire bimensuel, l’APRE (Atelier production-reproduction). Il se proposait d’approfondir les résultats du ‘Sexe du travail’ avec toujours l’objectif d'analyser simultanément la place des hommes et des femmes dans la famille et dans le travail, en essayant de mettre en œuvre de nouveaux outils d’analyse. Il s’agissait de prendre la mesure des évolutions en cours, notamment le grand tournant début années 1970 où le nombre de couples à deux actifs a dépassé celui des couples où seul l’homme est actif. Les femmes entraient en nombre sur le marché du travail, et nouveauté, s’y maintenaient même quand elles devenaient mères.
C’est aussi à cette période, en 1984, qu'Anne-Marie et moi avons quitté le CAESAR pour le CSU, nos co-chercheuses, Danielle Chabaud et Dominique Fougeyrollas rejoignant de leur côté le laboratoire que Danielle Kergoat venait de créer à l’IRESCO. Nous hésitions entre le 'Groupe de sociologie du travail' à Jussieu (Sabine Erbes-Seguin) et le CSU (Paul Rendu), où nous voulions travailler avec Danièle Combes et Françoise Imbert que nous avions rencontrées justement lors du  ' sexe du travail'. Le CSU était un labo très ouvert qui était devenu un laboratoire propre du CNRS à la fin du plan d’intégration. Son fonctionnement était très collectif, ce qui me convenait très bien. La direction était assurée à tour de rôle par un chercheur, remplacé au bout de quatre ans un autre sous l'étroit contrôle de l’assemblée générale du labo.

Revenons à ce séminaire 'APRE' qui interroge la relation rapports sociaux - rapports de sexe

Ce séminaire a réuni une quarantaine de chercheuses pendant deux ans.  On invitait toutes les étrangères de passage, essentiellement des brésiliennes et des québécoises et quelques italiennes. Ont été invités quelques hommes, Rémi Lenoir qui travaillait sur la politique familiale, François De Singly qui avait fait une thèse avec une approche féministe. Le séminaire était financé par le PIRTTEM (programme interdisciplinaire de recherche technologie, travail, emploi et modes de vie) après qu'Alain d'Iribarne, directeur des SHS au CNRS nous ait donné son accord. Comme le séminaire était fermé, nous avions décidé de diffuser très vite et largement ses résultats sous forme de cahiers trimestriels. Nombres de concepts ont été élaborés dans ce cadre, par exemple Monique Haicault y a, pour la première fois, évoqué le concept de ‘charge mentale’ qui, après avoir été un peu oublié, a resurgi récemment dans une bande dessinée diffusée sur le Net !  Ces deux années se sont conclues par une table ronde internationale en 1987, réunissant une centaine de chercheuses (et quelques chercheurs !) qui faisait le point sur l’apport d’une approche en termes de 'rapports sociaux de sexe'.  Elle établissait clairement la base d’une analyse matérialiste féministe de la société. Nous nous inscrivions clairement dans l'héritage du marxisme, en montrant comment ces rapports étaient antagoniques, bicatégorisants (hommes/femmes) et dynamiques (historiquement construit).

Il s'agissait donc de marier rapports de sexe et lutte des classes

Tout individu nait dans un contexte caractérisé par des rapports de sexe qui lui préexistent mais en même temps il participe à leur reproduction en les confortant ou en les subvertissant. Ces rapports s’articulent avec les autres rapports sociaux et particulièrement les rapports de classe. Danièle Kergoat parlait, à propos de cette articulation, de consubstantialité, dans un article novateur intitulé 'ouvrier = ouvrière?'. Elle y montrait que naître femme ouvrière, ce n'était pas la même chose que de naître femme bourgeoise, et même chose pour les hommes. Autrement dit, on est socialisé en même temps dans sa position de classe et dans sa position de sexe. Selon la classe sociale où l’on nait, on est socialisé différemment quand on est un garçon ou quand on est une fille, même s’il y a des points communs. Le destin sexué est davantage marqué dans les classes populaires ou dans la grande bourgeoisie que dans les classes moyennes intellectuelles, par exemple, où les filles bénéficient de beaucoup plus d’ouvertures éducatives et scolaires. On aurait pu aussi penser l’articulation des rapports de sexe avec les rapports de ‘race’, oubli que nous reprochent aujourd’hui les jeunes féministes ‘intersectionnalistes’, mais c'était totalement invisible à ce moment-là où c’était moins la différence ethnique que l’appartenance de classe qui, par exemple, caractérisait les immigrés.

Comment expliquer ton évolution vers les histoires de vie, a priori éloignées du marxisme?

Eloignées, pas tant que ça ! Dans ce travail sur la paternité que j'ai évoqué, on avait opté pour la technique des histoires de vies. Mais en tant que néophytes, nous étions confrontées à certains problèmes méthodologiques. L’approche biographique était très utilisée par des collègues, c’est pourquoi nous avons décidé de lancer un séminaire mensuel dans une salle que nous prêtait la 'Maison des Sciences de l'Homme'. On a sollicité le sociologue Daniel Bertaux  qui était alors considéré comme un spécialiste et j'ai fait, à cette occasion,  la connaissance de sa femme Isabelle Bertaux-Wiame, qui travaillait sur les boulangères (ou plus exactement sur les femmes de boulangers). Participaient aussi Janine Pierret qui travaillait sur les histoires de malades, Annie Borzeix sur les femmes en grève et bien d’autres. Nous étions une vingtaine et nous nous sommes beaucoup apportés. C'est à cette époque également que j'ai rencontré Alain Courgeau de l'INED qui était responsable d’une enquête quantitative dite ‘enquêtes trois 'B', recensant les biographiques résidentielles, professionnelles et familiales  des individus.  Ce qui nous aidé pour répondre à un appel d'offres lancé par la MIRE (la mission recherche du ministère éponyme) Isabelle Bertaux-Wiame, Françoise Batagliolla, Françoise Imbert  et moi. Cet appel d’offre visait à éclairer, par des approches qualitatives les résultats d'une vaste enquête quantitative de l'INSEE sur les conditions de vie, le cumul des handicaps dans les familles, tout ce que l'on appelle les accidents de vie. Les statisticiens de l’INSEE avait mis au point un questionnaire biographique rétrospectif posé à des individus tirés au sort au sein des familles enquêtées. Nous avons mis en place une méthodologie qui a fait plus ou moins école, ensuite, dans les séminaires de sociologie. Nous étions quatre : l'une faisait l'entretien oral de l'individu sélectionné, une autre l'analysait pour en proposer un portrait récapitulatif, la troisième traitait les éléments collationnés par l'INSEE pour en tracer également un portrait à partir des données statistiques et la quatrième comparait les deux portraits. De cette manière nous étions capables de connaître finement tous nos enquété.e.s On avait fixé notre panel dans les endroits où l'on avait des points de chute, en Dordogne, dans le Rémois, le Tarn et Garonne et au pays basque. Là encore, nous nous sommes appuyées sur nos avancées collectives de l’'APRE' pour comparer trajectoires professionnelles et familiales. La partie la plus difficile de la recherche a été de retrouver les individus retenus par l’INSEE, puis de les convaincre de nous recevoir (ils avaient en principe donné leur accord lors du passage de l’INSEE) ; nous avons réussi à rencontrer environ 90 personnes. En est issu un ouvrage collectif « Dire sa vie » et plusieurs articles méthodologiques sur la comparaison des approches qualitatives et quantitatives dans les biographies. Mais je commençais à en avoir marre des études sur la famille et c'est à ce moment que j'ai décidé d'aller voir ce qui se passait du côté de l'école.

Avec les normaliennes, tu abordes la question de la féminisation de l'Enseignement supérieur

Oui mais pas seulement !  Aux yeux des chercheuses féministes, l'école n'était pas un domaine qui posait problème, nous avions toutes poursuivi des études supérieures. Nous n’avions pas vraiment conscience de discriminations genrées.  Ce n’est qu’à la suite de la réforme Haby et la généralisation de la mixité dans tous les établissements d’éducation (et notamment les Grandes Ecoles) qu’on a pu observer la meilleure réussite des filles dans le secondaire. Personne ne l’avait vue venir, par exemple, l'historien Antoine Prost avait fait une analyse de la corrélation classes sociales - réussite scolaire dans laquelle il montrait que les enfants des classes populaires continuent d'être peu présents en seconde C, filière d’excellence, mais il n’avait pas vu, y compris quand cela apparaissait dans ses propres tableaux, que les filles des milieux populaires réussissaient mieux que leurs homologues masculins. La première à avoir relevé cette réussite des filles est Marie Duru-Bellat dans son bouquin 'L'école des filles : quelle formation pour quels rôles sociaux ?' (L'Harmattan, 1990), suivie peu après par Christian Baudelot et Roger Establet dans 'Allez les filles !' (Seuil, 1992).
Afin de pouvoir investir ce nouveau champ de recherche, pendant trois mois, j'ai avalé toute la littérature sociologique que je souhaitais sur l'éducation, chose que permettait alors le statut de chercheur. Grâce à Dominique Le Quéau, normalien astrophysien et responsable dans ces années-là du concours de recrutement de l’ENS d’Ulm en physique, j’ai été amenée à m’interroger sur la place des filles dans ces écoles de l’élite. En 1986, l’ENS d’Ulm  a fusionné avec son homologue féminine de Sèvres, pour répondre aux exigences de la mixité, c’était la dernière grande école à le faire, (après Polytechnique où, rappelons-le, une fille, Anne Chopinet, fut reçue major la première année de mixité !) le recrutement se faisant à travers un concours unique. Et le résultat immédiat a été une diminution drastique du nombre de filles reçues aux concours Maths et Physique. Or avant la fusion des concours, 'Ulmiens' et 'Sévriennes', - après un concours séparé qui fonctionnait de fait comme des quotas - poursuivaient ensuite leurs études en commun et les filles se révélaient souvent meilleures que les garçons. D’où l’idée, avec l’aval de la direction de l’ENS, d’une enquête auprès des uns et des autres, élèves avant et après la fusion, pour comprendre ce qui était en jeu dans cette quasi-disparition des filles. Pour me lancer dans cette aventure, j’avais l’appui de Françoise Imbert, et surtout d’une nouvelle connaissance, Catherine Marry qui, de Marseille, avait rejoint le LASMAS, autre labo de l'IRESCO. La collaboration de chercheurs de différents labos était une des exigences du CNRS lors de la création de cet institut fédératif. Catherine qui travaillait sur les ingénieures, avait auparavant analysé les trajectoires de filles ’transfuges’, c’est-à-dire inscrites dans des filières très peu féminisées comme celles des 'BTS' masculins de mécanique. C’est elle qui nous a mises en contact avec Christian Baudelot, enseignant à l’ENS, qui nous a invité à participer à son séminaire de DEA. J’avais aussi l’appui d’anciennes sévriennes, Michèle Leduc ou Claudine Hermann, qui ont été d’un grand conseil dans l’élaboration de la problématique de l’enquête. Mais pour ouvrir ce champ de recherche, le CNRS n’était pas prêt à nous aider. Le directeur des SHS de l’époque, l'historien André Kaspi auprès duquel je siégeais au Conseil scientifique (où j’avais été élue syndicale) n’était absolument pas intéressé par les recherches féministes. Le PIRTTEM était terminé, ainsi d’ailleurs que les ATP. Il fallait trouver notre financement ailleurs.

Comment avez-vous investi ce champ de recherche?

Nous avons dû présenter notre projet plusieurs fois, et nous avons obtenu un premier financement, en détournant en quelque sorte un appel d’offre de la DEP, du ministère de l'Education nationale, qui s’intéressait surtout à l’échec scolaire.  Nous avons proposé d’étudier le rôle des familles dans la réussite exceptionnelle, en avançant l'argument : "si on veut comprendre l'échec scolaire, il faut d'abord comprendre la réussite". Ce qui signifiait d’ailleurs, dans un premier temps de minimiser l’approche comparative femmes/hommes. Et nous avons obtenu un premier financement qui nous a permis de lancer une enquête quantitative auprès des normaliens-normaliennes, puis dans un second temps un financement supplémentaire a permis une campagne d’entretiens auprès d’anciens élèves et de leurs parents, en nous focalisant sur les parents des normaliennes. Si nous avons pu montrer l’importance du rôle des familles (et notamment des mères) dans la réussite des enfants, mis à part le rôle de modèles d’identification à des femmes scientifiques dans l’entourage des normaliennes, le résultat de notre recherche était un peu décevant, filles et garçons étant finalement fort peu différents et rien n’expliquait vraiment ce petit nombre de filles.  (L’excellence scolaire : une affaire de famille. Le cas des normaliennes et normaliens scientifiques, L’Harmattan, 1999). Toutefois, nous pensions qu’une certaine évolution allait quand même se produire en faveur des filles. Or, ce qui est incroyable, c'est que trente ans plus tard, on constate qu'à l'ENS, il y a toujours moins de mathématiciennes que de mathématiciens, de physiciennes que de physiciens. Une équipe de l'ENS-Lyon travaille là-dessus en ce moment avec des hypothèses un peu différentes. Affaire à suivre, donc…

Avec l'étude sur les conditions d'avortement et de contraception dans les années 1990, tu renoues avec tes débuts...

Je pensais en avoir terminé avec ce sujet après avoir publié avec Maryse Jaspard notre 'Que sais-je ?' (L’interruption volontaire de grossesse, PUF, 1987). Cette publication m’avait permis de solder tout le travail engagé pour ma thèse, thèse que j’avais abandonnée selon les conseils de mon directeur pour ce type de travail académique. Il ne correspondait pas au profil d’un chercheur CNRS, car il se faisait au détriment de vraies recherches (ce qui m'a valu quelques difficultés ensuite quand les critères du Comité National ont changé !).
Donc, Nathalie Bajos une jeune chercheuse socio-démographe de l'Inserm, qui voulait relancer les recherches sur l'avortement est venue me voir sur les conseils d'Henri Léridon, un chercheur de l'Institut national d'études démographiques (INED). Nathalie avait précédemment travaillé comme coordinatrice dans l’équipe d’Alfred Spira en 1991 lors de la première enquête sur la sexualité des Français (ACSF). En fait, j'étais très contente de renouer avec mes premières recherches, dans une nouvelle approche, notamment en travaillant avec des chercheuses de l’Inserm. C'est ainsi qu'en 1998, nous avons réalisé une première enquête qualitative, dite GYNE, financée par la MGEN. Les premières analyses des entretiens nous ont permis d’élaborer le questionnaire de l'enquête COCON (cohorte contraception). Enquête quantitative effectuée par téléphone, et dès les premiers résultats, nous avons pu constater la convergence entre les deux approches. Ces deux enquêtes ont mis en évidence ce que nous avons appelé « la norme contraceptive, articulée à la norme procréative » :  avoir un enfant au moment choisi grâce à la pratique contraceptive, avec l’avortement comme recours en cas de grossesse due à un échec de contraception. (l’enquête qualitative a été publiée : Sociologie des grossesses non prévue, Editions de l’Inserm) et l’enquête quantitative fait l’objet de nombreux articles.  Ces recherches qui nous ont permis de mettre en évidence le paradoxe contraceptif : au moment du vote de la loi Veil, le gouvernement avait prôné la contraception comme bonne pratique (d’ailleurs elle était prise en charge par la sécurité sociale) qui devait, à terme, entrainer la disparition de la mauvaise pratique, juste tolérée, celle de l’avortement. Il y avait autour de 350 000 avortements par an au moment de la loi Veil. Or, dix ans plus tard, on en comptait entre 200 et 220 000 et ce chiffre semblait désespérément stable alors que le nombre de femmes utilisant la contraception ne cessait d’augmenter. Ce paradoxe s’expliquait par le fait que les femmes, adhérant de plus en plus à l’idée contraceptive (un enfant seulement quand je veux) n’admettaient pas l’échec et recourraient alors systématiquement à l’avortement lequel apparaissait comme la phase ultime de la contraception. Ces conclusions ont fait l’objet d’un Population et société de l’INED sur ce thème.

Les études féministes sont-elles exportables en Afrique?

En janvier 2000, Michel Bozon et Thérèse Locoh m'ont  demandé de participer à la création d'une nouvelle unité de l’INED,  'Démographie, genre et sociétés'. C'est ainsi que j'ai été associée six ans à cette équipe. J'avais pu constater que l'Inserm fournissait à ses chercheur.e.s des moyens supérieurs à ceux dispensés par le CNRS, mais avec l'INED, j'ai découvert l’existence des missions outre-mer et c'est ainsi que j'ai découvert l'Afrique où l’INED avait beaucoup de terrains de recherches. J'ai effectué plusieurs missions à Dakar, en liaison avec Pierrette Koné qui était enseignante à l’Ecole Normale, avec l’idée de mener une enquête sur la scolarisation des femmes et sur les femmes diplômées, mais ces enquêtes n’ont pas été très productives. Cela m’a permis cependant d’entrer en contact avec des chercheurs de l’IRD, démographes et sociologues, Philippe Antoine, Agnès Adgamagbo, avec lesquels j’ai engagé des rapports de travail qui se sont concrétisé ultérieurement.
D’où l’idée, avec Nathalie Bajos à la tête du projet, de lancer une recherche sur la contraception au Sénégal, en saisissant l’occasion de l’innovation qu’était la diffusion de la pilule du lendemain. Mais nous n’avons pas trouvé de financement. Alors nous avons décidé d’élargir la recherche dans une démarche comparative, en cherchant un financement au niveau européen : nous (chercheuses INSERM, INED, CNRS et IRD) nous sommes associées avec des chercheuses de la 'London School of Economics' et de l'Université de Louvain, pour réaliser une étude comparative dans quatre capitales africaines Dakar, Ouagadougou, Accra et Rabat. Cette recherche a été à la fois passionnante et très compliquée à mener à son terme. L’enquête s’appuyait sur des entretiens effectués par des étudiants de chaque capitale, étudiants de master qu’il fallait former et encadrer. Sur le sujet concerné, la sexualité et la procréation, dans ces pays, seules des femmes pouvaient interviewer des femmes et pareil pour les hommes. J’ai beaucoup aimé cette partie de la recherche, et j’ai passé un certain temps au Burkina et au Maroc notamment pour encadrer le recueil de l’information.
Ensuite, j’ai continué à travailler avec Nathalie. Quand elle s’est lancée avec Michel Bozon dans l’opération Inserm-INED qui consistait à refaire l’enquête sur la sexualité des Français, j’ai accepté avec enthousiasme d’y participer, avec la perspective d’y introduire un questionnement axé sur rapports sociaux de sexe. Cette approche se distinguait donc très nettement de la précédente très centrée sur le sida et les pratiques homosexuelles. Ce fut la dernière recherche à laquelle j’ai activement participée. Mais elle correspond encore tout à fait à ma conception du travail de recherche : le collectif est à mes yeux, la manière à la fois la plus efficace et la plus intéressante de travailler. L’ouvrage, là encore résultat d’un énorme travail commun de recherches, d’analyse puis d’écriture et de relecture a été publié aux Editions de la découverte (La sexualité en France).

Comment vois-tu la question des publications, si importante en SHS?

Si je regarde mon parcours de recherche, j’ai mené quelques recherches solitaires comme certains travaux sur l’articulation entre sociologie et biologie ou sur la littérature enfantine et son rôle dans la reproduction des rapports de sexe, mais j’ai toujours regretté de ne pas avoir en face de moi quelqu’un avec qui partager, par exemple, le plaisir d’une trouvaille inattendue dans l’œuvre de la comtesse de Ségur montrant, sinon son féminisme, du moins son modernisme… Travailler avec les autres semblait me donner davantage de force et d’audace.
Pour écrire également, je me sentais plus forte et plus précise quand j’avais un ou plutôt une co-rédactrice. En fait, je n'aime pas écrire ! J'ai toujours détesté la page blanche, l'écriture était le moment le plus pénible de la recherche. C'est ainsi que j'ai pris l'habitude de m'enregistrer quand je faisais des conférences car je n'avais aucun problème à l'oral. Je n'ai pas fait beaucoup de livres, mais un livre n'est pas un bon critère d'évaluation pour les commissions du CNRS. Les instances ne retenaient que les articles passés sous les fourches caudines des comités de rédaction de revues reconnues. En plus il y a le problème des publications collectives qui n’étaient jamais aussi estimées que des productions individuelles. Cela a ralenti ma carrière et pour passer directrice de recherche (DR) j’ai dû publier un ouvrage de synthèse seule. Il s’agit de ‘Féminin, Masculin’ à La Découverte. Les premières années ont été les plus difficiles, mais je partageais mes difficultés d’écriture avec d’autres jeunes chercheuses et nous compensions nos angoisses par un travail collectif sur les articles des unes et des autres, notamment en nous partageant les résultats de nos recherches collectives et en effectuant des relectures plurielles. Ensuite, j’ai fini par m’habituer et l’écriture est peu à peu devenue plus facile, en même temps d’ailleurs qu’évoluait le système d’évaluation.
Les publications sont un critère d'évaluation incontournables dans les sciences humaines et sociales (SHS) (comme ailleurs !). Mais cela prend aujourd’hui des proportions complètement aberrantes. J'ai été frappé par cette évolution quand Nathalie Bajos est allée passer un an à Cambridge et qui m’a expliqué que la technique la plus courante était de publier un article chaque fois que l'on avait un petit résultat, par exemple un article sur tel ou tel aspect de la question analysée et dans un seul pays, puis un autre article, quasiment identique mais dans un autre pays.  Alors que dans notre équipe, nous essayons plutôt de faire une synthèse, de faire des comparaisons entre pays. Nathalie est rentrée d'Angleterre assez désenchantée et a pu constater que l'Inserm était en train d’adopter cette manière de faire. Moyennant quoi, on voit désormais des chercheurs publier le même article plusieurs fois, simplement en changeant quelques bricoles. Tout cela est d'ailleurs en train de se transformer complètement encore avec le développement de l'informatique, l''open access'. A ce propos, je me souviens de mon désaccord avec Emmanuelle Picard, ma fille, maitresse de conférences à l'ENS-Lyon, concernant les subventions aux revues. Personnellement j'étais d'autant moins favorable à l'open access que j'étais devenue responsable de 'Sociétés Contemporaines', une revue éditée grâce au soutien du CNRS. Mais aujourd’hui, je reconnais que c'est probablement elle qui a raison.

Comment les recherches féministes ont elles évolué jusqu'à aujourd'hui?

Si j'ai été une chercheuse heureuse, ce qui m’a le plus réjouie c’est sans aucun doute la reconnaissance de la démarche féministe à travers la déferlante actuelle du genre et son institutionnalisation. Surtout avec sa spécificité française : à l’inverse des anglo-saxonnes qui prônaient des cursus comme les Women’s Studies ou les Gender’s studies, les françaises ont affiché leur préférence pour le maintien des cursus disciplinaires ( y compris en revendiquant une approche pluridisciplinaire des objets) où les démarches féministes devaient systématiquement avoir leur place. La reconnaissance a été longue à venir, mais, aujourd’hui le succès semble assuré, comme le montre par exemple, la création d'un 'Institut du genre' à la MSH Paris-Nord en 2012 ou  l’existence de postes colorés 'genre' ouverts au CNRS. La multiplication des enseignements d’études féministes, dans toutes les universités et dans toutes les disciplines (la science politique qui avait longtemps résisté n’est plus à la traîne, comme le montre la filière récemment créée à Sciences-Po) souligne la fécondité de nos apports. Reste que la situation est devenue en même temps très complexe. Ce qui marquait les recherches féministes en France était une approche matérialiste héritée du marxisme et d'une conception universaliste de la société. Or avec une nouvelle génération de féministes se sont développées les études post-coloniales, l'introduction de la dimension de la ‘race ‘ et d'inter-sexualité, ce qui est une bonne chose. Mais, en  même temps, il me semble que la catégorie  'femmes' risque de se dissoudre  dans les 'approches queer', ces nouvelles théories sociologico-philosophiques qui postulent que le genre d'un individu n'est déterminé que par son environnement socio-culturel et par des choix personnels. Ces nouvelles approches sont à la fois prometteuses et risquées comme l’ont montré les débats intenses qui ont animé le dernier CIRFF (Congrès International de recherches féministes dans la francophonie) à Nanterre en août 2018.  Voilà la preuve qu’il reste encore beaucoup à faire.

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