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Entretien avec Hubert Curien

J.-F. Picard le 26 septembre 1986 (source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)

Hubert Curien
De gauche à droite, H. Curien, F. Kourilsky, J.-F. Picard (colloque du cinquantenaire, oct. 1989)

Notice Wikipedia

En 1966, vous devenez le premier directeur du département de physique au CNRS

J'ai fait partie de la première équipe de directeurs scientifiques. Pierre Jacquinot souhaitait être entouré par un ensemble de collègues qui puissent représenter les grands secteurs de la science. C'est Pierre Aigrain, un de mes amis dont la carrière se trouve être parallèle à la mienne, qui m'a vivement engagé à m'intéresser à ce poste. Il était à l'époque directeur de l'Enseignement supérieur. D'emblée, Pierre Jacquinot a su organiser son comité de direction et les directeurs scientifiques ont pris un poids considérable dans la maison. C'est eux qui assuraient le contacts avec la population scientifique et avec les sections du Comité national. L'essentiel de notre travail se faisait au sein du Comité national. La présence active d'un directeur scientifique dans les sessions de cette instance, était à mon avis tout à fait fondamentale. Si cette disposition venait à ne plus fonctionner, ce serait grand dommage pour le CNRS.

Votre nomination s'explique-t-elle aussi par le poids de votre discipline, la physique des solides. Etait-elle particulièrement forte au CNRS au milieu des années 1960?

Non. Le secteur le plus fort pour des raisons historiques était plutôt celui de la physique nucléaire, atomique et moléculaire. Il faut d'ailleurs bien voir que la France a mis du temps à s'engager résolument dans la physique du solide et des milieux condensés, notamment par rapport aux Etats-Unis où celle-ci avait connu un formidable développement. Il faut ajouter que l'étude des solides était plus liée, dans notre pays, aux sciences naturelles qu'aux sciences physiques. Aux Etats-Unis, c'était le contraire, les physiciens et les métallurgistes s'occupaient des états condensés. En France, on étudiait les cristaux parce que c'étaient des minéraux plutôt que parce qu'ils pourraient servir à fabriquer des transistors. Les Anglais quant à eux, avaient une approche encore différente. Ils ne s'intéressaient pas aux cristaux en naturalistes ou en physiciens, mais en chimistes. C'est la raison pour laquelle ils ont fait un 'boom' formidable en biologie moléculaire. Ils avaient compris que par l'intermédiaire de l'état solide, on pourrait élucider des structures des macromolécules comme l'ADN.

Vous disiez donc que la France était plus performante en physique nucléaire

Avec un développement historique exemplaire, le CEA prospérant, puis le CERN, sans concurrence sauvage entre ces deux organismes, je dirais même au contraire. Mais on peut faire état d'un phénomène, peut être un peu dangereux pour la physique française des années 1950, qui consiste à rappeler que ces deux organismes ont eu tendance à attirer en grand nombre les meilleurs physiciens du pays. Les bons physiciens de l'ENS et de l'X allaient en masse vers le CERN ou le CEA. Bien sur, la France avait donc une grosse influence au CERN et l'encadrement du CEA s'est monté dans d'excellentes conditions, mais ces physiciens, à quelques exceptions notoires, étaient perdus pour la physique du solide, appliquée ou théorique. D'où un certain retard français dans ce domaine, malgré la conscience qu'avaient certains esprits remarquables comme Yves Rocard qui avait pressenti l'avenir de cette discipline.

Le cas de Louis Néel à Grenoble

Louis Néel à Grenoble était bien sûr un des grands promoteurs de ces disciplines. Mais je ne pense pas qu'il ait jamais été un amoureux inconditonnel et exclusif du CNRS et je me souviens d'une visite en tant que nouveau directeur scientifique à Grenoble ! Grâce à leur qualité, les Grenoblois avaient obtenu la création d'un certain nombre de laboratoires propres, mais ils gardaient leur quant à eux vis à vis de l'organisme. En particulier, Louis Weil, un champion des basses températures nous laissait entendre qu'il aimait bien le CNRS, mais que tout de même : "Grenoble, c'était Grenoble"... Le cas de cette ville était effectivement très particulier. Vous y aviez des laboratoires universitaires, des laboratoires d'écoles d'ingénieurs, des laboratoires du CEA et du CNRS et c'étaient les mêmes personnages qui dirigeaient toutes ces équipes. Néel pouvait vous dire qu'il était directeur d'un laboratoire du CNRS, du CEA, de l'Université et de l'école Polytechnique. Il n'y avait pas de coupure entre les différents organismes et les grenoblois pouvaient profiter au mieux de l'ensemble des moyens qui leur étaient alloués. Grenoble est incontestablement une belle réussite scientifique et celle-ci est due en grande part à trois hommes, Louis Néel que vous connaissez, Louis Weil, une force de caractère et Noël Félici, un esprit très inventif. Le résultat est que ce groupe de labos était d'ailleurs suffisamment attractif pour faire venir des parisiens.

Dans la pratique, comment s'exerçaient les fonctions d'un directeur scientifique au CNRS?

D'abord par le fait d'avoir directement l'oreille de la communauté scientifique, par le truchement des commissions. C'était un atout considérable, on apprenait ce qui se faisait dans le pays sur le plan scientifique. Ensuite, on pouvait faire passer directement toutes sortes d'informations, d'impulsions, d'orientations, de façon douce et directe. Je veux dire qu'il était possible d'intervenir autrement qu'en envoyant des notes ou des décisions prises sur le papier. Mais soyons francs, il est clair qu'une décision ne se prend pas dans une assemblée de quarante personnes. Il manquait donc indiscutablement une courroie de transmission entre le directeur général de l'organisme et la communauté scientifique. Auparavant, il y avait un directoire dont je garde d'ailleurs un excellent souvenir, une assemblée fort bien équilibrée dont les effectifs n'étaient pas pléthoriques et dont les membres se sentaient responsables.

La création des directeurs scientifiques ne prive t-elle pas de leur pouvoir les présidents des sections du Comité national ?

Si. Le grand mérite de la réforme de 1966 est d'avoir introduit dans le système quelqu'un qui soit responsable non seulement vers le bas, mais aussi vers le haut. En fait cette réforme était devenue indispensable du fait de l'accroissement du volume du CNRS. Il fallait que l'organisme se mette à imaginer une politique scientifique pour la France.

En 1969, vous succédez à Pierre Jacquinot à la tête d'un organisme dont la direction devient bi-céphale

Pierre Creyssel le Directeur administratif et financier est quelqu'un avec lequel j'ai non seulement travaillé avec plaisir, mais aussi avec lequel j'ai heureusement collaboré. Nous étions très complémentaires, je n'ai pas un goût exacerbé du pouvoir et je pouvais lui en laisser une part importante sans aucun sentiment de frustration. Il avait une bonne connaissance des méthodes administratives, ce qui n'était pas mon cas. Il avait le sentiment qu'il avait sa carrière à faire et que le CNRS lui permettrait de montrer qu'il était un administrateur de talent. Il s'est donc consacré à cette tâche avec toutes les qualités intellectuelles qu'on lui connaît et une ambition qui m'a paru de bon aloi. Même s'il est vrai qu'il y a peut être introduit une certaine 'rigidification' avec l'édification d'un dispositif administratif plus volumineux qu'auparavent.

Les relations CNRS - Université

Autre réforme très importante  sur laquelle il serait d'ailleurs peut-être bon que l'on se ré-interroge aujourd'hui, l'association des laboratoires extérieurs (laboratoires associés), une  invention de Pierre Jacquinot qui avait senti la nécessité de faire participer la recherche universitaire à l'effort scientifique national. Il n'empêche que la création des laboratoires associés a mécontenté un certain nombre d'universitaires. Je me souviens d'une séance de l'Assemblée des Professeurs présidée par notre doyen, Marc Zamansky. Nous étions au bord de l'insurrection : "c'était scandaleux, le CNRS se prenait pour dieu le père! On savait bien où était la science, etc..." . Mes collègues ont cependant très vite perçu que ce dispositif lour offrait les moyens d'obtenir des moyens supplémentaires pour leurs labos. bien sur, mais aussi et peut être surtout, sur la plus grande faculté qu'a le CNRS par rapport à l'université, de mener une politique scientifique. On les privait peut être ainsi d'un droit ancestral à une totale indépendance, qu'en fait ils n'exerçaient d'ailleurs pas. L'engluement de l'université dans ses problèmes de fonctionnement a d'ailleurs fait que l'influence du CNRS a tendu à croitre au sein des labos associés et cela jusqu'à un point que l'on peut considérer exagéré aujourd'hui.

Le CNRS et l'évaluation de la recherche

Si le système d'évaluation universitaire fonctionne bien en ce qui concerne les hommes, il est moins satisfaisant en ce qui concerne les sujets de recherches ou le contenu des programmes. Moyennant quoi les responsables du CNRS se sont sentis de plus en plus les patrons des laboratoires universitaires. Dans les conseils de laboratoire, quel était l'homme vers lequel on se tournait? Ce n'était pas le représentant du président d'université, mais le directeur scientifique du CNRS. Le système a été profitable à la recherche française, je n'en disconviens pas, mais il n'a certainement pas aidé chaque université à prendre conscience qu'elle pourrait avoir une politique scientifique. Certes, elles ont récemment adopté une politique plus agressive et plus extravertie qui consiste à passer des contrats avec des organismes non gouvernementaux, mais elles continuent de se plaindre de l'omnipotence du CNRS. Il faudrait qu'elles apprennent à tirer au moins autant de moyens de l'industrie que lui, ainsi que le font leurs homologues nord-américaines par exemple.

L'Université n'est-elle pas fondée à dire, plutôt que de payer un CNRS, donnez moi l'argent pour que je fasse de la recherche ?

C'est effectivement une question sensible. Assez souvent, nos collègues universitaires ont fait le raisonnement que vous évoquez, par exemple le groupe de Laurent Schwartz d'excellente qualité. Certes, je ne prêche pas pour une modération des ambitions du CNRS, mais j'ai l'impression qu'il tend à devenir une machine d'éxécution plus qu'une instance de réflexion et il risque d'y perdre beaucoup. Il faut reconnaître que depuis plusieurs années le volume des affaires qu'il a à traiter, le mène vers une certaine dérive bureaucratique. Il n'a pas réellement réussi sa déconcentration. De gros efforts ont été faits, mais sur le terrain les résultats sont loins d'être satisfaisants. Les administrateurs délégués ont certes des pouvoirs, mais il me semble que trop de choses restent encore traitées (ou retraitées) par les services centraux.

Un point critique, la gestion du personnel

Ce n'est pas la manière dont le CNRS assume sa mission de fournisseur de moyens qui lui valent aujourd'hui les critiques et vous trouverez très peu de gens pour contester les modes de distribution de crédits de recherche. En revanche, celles-ci sont plus vives en ce qui concerne la gestion de son personnel, de ses corps de chercheurs et de techniciens. C'est là que le CNRS est le plus fragile, du fait de la croissance très rapide de ces corps qui ont, en outre, pâti d'une comparaison avec le corps  enseignant. Cela dit, je ne me range pas parmi les gens qui contestent l'action du ministre de la Recherche, Jean-Pierre Chevènement. Il a fait des chercheurs des fonctionnaires, mais que ceux-ci soient fonctionnaires ou contractuels sans limitation de mandat, c'est au fond un peu la même chose. Ils ont d'ailleurs perdu une partie de leurs avantages avec la fonctionnarisation. Je crois qu'il y a là un faux débat, même si la décision n'était pas très heureuse sur le plan symbolique. Le véritable problème, non résolu à ce jour,  c'est l'insertion de ces chercheurs dans un contexte global d'activités de production et de formation. C'est l'interchangeabilité ou la mobilité entre les trois pôles que représentent les laboratoires publics, le milieu industriel et l'enseignement.

Depuis la naissance du CNRS, on a vu s'installer un certain nombre d'organismes nouveaux justifiés par la notion ambigue de partage des tâches entre recherche fondamentale et recherches appliquées

C'est exact et l'on aurait pu imaginer que chaque fois que s'ouvrait un nouveau champ, atome, espace, océans, le CNRS allait le prendre en mains. Mais cela ne s'est pas fait. La première raison est que le Centre est toujours apparu très lié à l'université et que ces activités nouvelles sont nées en dehors de ce secteur. Je dirais même plus, qu'elles ont parfois émergé malgré l'université qui les ignorait délibérément. Certes il a joué un rôle crucial dans l'éclosion de nouvelles disciplines comme l'astrophysique ou la génétique, mais les spécialistes disent que la biologie moléculaire n'aurait pas existé sans les actions concertées de la DGRST. Ce phénomène montre que dans les années 1960, au moment où se développait la biologie moléculaire, le CNRS n'était déjà plus considéré comme aussi novateur, comme aussi souple qu'il avait pu l'être vingt ans plus tôt. Ce que la DGRST a fait de mieux pour les scientifiques, ce sont les 'actions concertées'. C'est en voyant leur réussite que nous avons créé au CNRS les 'actions thématiques programmées'. Alors que les actions concertées de la DGRST étaient plutôt orientées vers les sciences appliquées, on s'était aperçu que dans certains cas, on rencontrait des problèmes liés au fait que le secteur concerné des sciences fondamentales était insuffisamment irrigué d'où la nécessité de cette impulsion.

La création de la DGRST ne s'expliquait-elle pas en partie par les carences du CNRS dans la définition d'une politique scientifique ?

C'est vrai, mais la structure même de son Comité national le rendait inapte à remplir cette mission. Comment voulez vous que
quelqu'un qui n'a qu'un rôle de proposition, I.e. sans responsabilités d'exécution, soit pris au sérieux? C'est un peu comme les syndicats. Ils ont le pouvoir de déclencher une grève, mais dans la discussion, tout le monde sait qu'ils demandent toujours beaucoup plus que ce qu'il espèrent obtenir. De même, le Comité national s'était mis dans ce genre de position. A partir des années 1960, le CNRS voyant l'importance politique qu'il avait prise, s'est mis à réfléchir à des actions qui ne soient plus ponctuelles, mais ciblées et il a créé le dispositif des 'recherches coopératives sur programmes' (RCP) et autres 'actions thématiques programmées' (ATP).

Avez vous des souvenirs des réactions engendrées par la création de la DGRST au sein du CNRS ? 

Non. Quand cela s'est produit, je m'intéressais plus aux mouvements des atomes dans les cristaux qu'à la politique scientifique.

Malgré une vocation affirmée pour la valorisation de la recherche, le CNRS ne semble pas avoir vraiment soutenu ce domaine d'activité

Il faut dire que ses fondateurs étaient essentiellement issus des milieux universitaires dont on sait qu'ils sont en France peu orientés vers la recherche appliquée ou industrielle. En vérité, on sentait bien que malgré sa bonne volonté, à cause de ses structures très administratives et de ses orientations, le CNRS n'était pas vraiment l'organe adéquat pour développer efficacement des programmes de recherche appliquée. D'où la création des organismes indépendants dont l'archétype est le CEA doté dès l'origine de structures de type industriel. J'ajouterais que les laboratoires de recherche appliquée au CNRS n'ont pas été, sauf exceptions, extraordinaires. En fait, l'effort était porté ailleurs. En 1966, la DGRST a certes suscité la création de l'ANVAR (l'agence de valorisation industrielle), mais dans des conditions qui ne lui permettaient pas de fonctionner. L'idée était de promouvoir la recherche de ses laboratoires et si une affaire débouchait, de s'en défaire pour la transmettre à l'ANVAR. Mais le régime financier de celle-ci ne lui permettait pratiquement pas de faire le moindre profit et l'Agence se voyait par ailleurs chargée d'une corvée, l'étude de tous les canards boiteux issus de la petite république des faux inventeurs. L'ANVAR s'est retrouvée submergée de dossiers médiocres, alors qu'elle pâtissait aux yeux du monde industriel d'être sous le boisseau du CNRS. A la suite de ce relatif échec initial, on a décidé de lui donner un statut plus indépendant. Cela a mieux fonctionné, mais on est tombé dans l'excès inverse, dotée de moyens financiers plus conséquents, elle s'est prise pour un banquier au détriment de sa mission de soutien à l'innovation.

Vous avez été ministre de la Recherche et de la Technologie chargé de la tutelle du CNRS qui était jusque là du ressort de l'Education nationale

Cette question se rattache à une interrogation plus générale qui consiste à s'intérroger sur ce que devrait être en France la tutelle de la recherche. Quand celle-ci dispose d'un Ministre de plein exercice chargé uniquement de cette fonction, comme j'ai eu le privilège de l'être, c'est parfait et on ne se pose plus de questions. Mais ce n'est pas toujours le cas. Pour des raisons historiques, le CEA a été l'un des rares organismes français, directement rattaché au Premier Ministre. Mais ensuite, chaque fois que l'on créait un nouvel organisme à vocation interdisciplinaire, le désir des promoteurs était ce rattachement au chef du gouvernement. Or celui-ci et ses services ne peuvent pas tout faire. Dans d'autres configurations gouvernementales où la recherche échoit à un ministre délégué, voire à un secrétaire d'Etat, on se demande s'il faut la rattacher à l'Industrie ou à l'Education nationale ? Les deux systèmes ont leurs vertus, mais aussi hélas, leurs défauts.

Le poids du CNRS aujourd'hui

Je dirais d'abord que le CNRS est un organisme utile qui a rendu et qui continue à rendre de très grands services, il ne faut pas cracher dans la soupe. On peut établir des comparaisons avec les organisations étrangères, notamment et bien sur, les Etats-Unis avec leur National Science Foundation. La NSF ne fonctionne pas comme le CNRS. Elle ne rémunère pas directement de chercheurs, mais finance des équipes ou des laboratoires sous forme contractuelle. Mais il ne faut pas pousser trop loin la différence. On dit parfois que la recherche n'est pas subventionnée aux Etats-Unis et il est vrai que les subventions classiques y sont très faibles. Il n'empêche que par le biais de très gros contrats de recherche notamment militaires, donc sur financement public, on trouve une forme de financement qui réserve une part conséquente des budgets de l'Etat aux études libres. Pour en revenir au CNRS, avec son budget de 10 MdF (1986), il représente le dixième du budget total de la Recherche-Développement en France, soit un gros tiers de l'ensemble des organismes civils de la recherche publique.

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