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Une chose frappe en
feuilletant les rapports d'activité. Dans le CNRS de 1941, il y a déjà
une section qui intéresse la géographie alors qu'il n'y a que onze en
tout. Dans l'immédiat après guerre on relève un Service de la Carte
Phytogéographique localisé je crois à Montpellier, et un autre
laboratoire propre, le Centre de Doc. Cartographique et Géographique
qui est, semble t-il, une sorte de prolongement de l'Institut de
Géographie...
D'abord éliminons la question de la phytogéographie. En dépit du titre
elle n'est pas dans la géographie. Ca a toujours été un labo des
sciences de la vie, un labo de botanique qui a été créé ici par un
personnage puissant, Emberger. Il y a une vieille tradition de
botanique à Montpellier. A la suite d'avatars successifs, ce labo. est
devenu le C.E.L. (?) . (En même temps, apparait) à Toulouse un Service
de la Carte de la Végétation -également labo propre du CNRS- qui a
connu lui-aussi divers avatars. Il existe toujours, mais a changé
d'activités, puisque la carte de la végétation est finie. (Tout ceci)
n'a rien à voir directement avec la géographie, c'est de la botanique
travaillant sur des cartes, c'est pourquoi les géographes s'y sont
intéressés. Moi-même dans mon jeune age, (j'ai fait) des stages de
photo-interprétation dans le labo de Toulouse. Legris avait la
direction de ce labo , (mais) je n'ai jamais su s'il était géographe ou
botaniste. Je crois qu'il est géographe. A l'époque il y avait une
bonne tradition d'échange entre les géographes et ce genre d'équipes.
A Toulouse, c'était Gaussen...
...qui l'avait créé. Son successeur, Rey, est maintenant à la retraite.
Gaussen était l'équivalent d'Emberger. Autant que je m'en souvienne,
ils étaient beaucoup plus ennemis qu'amis (car) ils étaient concurrents
(même si) ils employaient des méthodes différentes. Emberger
travaillait à des échelles beaucoup plus fines que la carte de la
végétation, il faisait un grand balayage mondial, ou en tout cas
national.
Pour revenir aux géographes, il est clair que cette discipline avant,
pendant et encore un peu après la guerre, était en position de force.
(Ceci) grâce à quelques personnes, notamment Emmanuel De Martonne, un
grand personnage dans le monde universitaire qui avait participé comme
conseiller au partage de l'Europe prévu par le Traité de Versailles.
Son rôle a cette occasion avait d'ailleurs largement contribué à
assurer la place de la géographie en France. De Martonne a ensuite
profité, si j'ose dire, de la période de guerre (puisque étant) lié au
Ministre Jérôme Carcopino, Il a obtenu que soit créée l'agrégation de
géographie. Les premières ont été passées à la Libération.
Avant elle était couplée avec l'agreg. d'histoire...
Oui, elle est devenue indépendante à ce moment là. Je n'ai pas vécu
cela - j'étais trop jeune à l'époque -, mais on me l'a assez raconté !
Le groupe de Lucien Febvre n'était pas suffisamment puissant pour
empêcher cette émancipation. Il a fallu vingt ans de plus pour que
l'histoire (re)devienne triomphante. Febvre s'est bagarré contre les
géographes pendant longtemps, alors que finalement, il était assez
géographe de tempérament. Si l'on remonte un peu plus loin, la première
grande bagarre autour des sciences sociales a été la rivalité entre
Vidal de La Blache et Durkheim, (suivie) du triomphe des géographes et
de la marginalisation de la sociologie dans l'Université. Les
géographes s'appuyaient (alors) sur l'histoire traditionnelle, (puis)
quand Febvre a voulu créer une autre forme d'histoire avec Marc Bloch,
les relations sont devenues (excellentes). Bloch, en particulier, est
un homme vénéré chez les géographes, (il) a toujours travaillé dans un
esprit très géographique. (Cependant) il fallait que (les historiens)
tuent le frère sinon le père ! J'en ai parlé avec Duby, qui , plus
vieux que moi, avait vécu cela et expliquait à quel point (les
historiens) supportaient mal la géographie, dominatrice dans les années
d'avant-guerre. Braudel a ensuite fait tout ce qu'il a pu pour avoir
une histoire renouvelée, indépendante. Ils ont tiré à boulets rouges
sur la géographie qui , pour suivre l'image scientifique, est entrée
dans une phase de pétrification. Cette géographie dynamique de l'entre
deux guerres avait réussi à créer un système de pensée, une
méthodologie, une préparation à l'agrégation, une façon de faire la
thèse tellement bien codée, que (la discipline) s'est complètement
figée ! Pendant que l'une se pétrifiait, l'autre avait toute la vigueur
de la jeunesse. Et naturellement l'histoire a fini par l'emporter, en
tout cas dans les media. A nous à revenir à une certaine géographie.
C'est commencé, (du moins, c'est ainsi que) je vois les choses ce qui
me donne un peu d'optimisme.
Dans la manière dont se faisait la géographie par rapport à
l'histoire, est-ce qu'il n'y avait pas déjà une pratique plus
développée de travail en groupe ?
Certainement, la géographie a d'abord bénéficié de la pratique du
terrain. Il y a d'une part le fait que le patit groupe "dominateur" en
géographie était petit, solidaire et méchant. Il y avait peu de postes
en géographie et il y avaient des exclusions extrèmement radicales. On
était dans le système ou on n'y était pas. Si on n'y était pas, on
n'était rien ! (Parmi) ces bagarres considérables, les plus célèbres
(opposaient) les parisiens et les gens des Alpes. Raoul Blanchard avait
du tempérament et de la personnalité (mais il) était hors système. Il y
en avait d'autres, Jean Brunhes par exemple. Deuxièmement, la pratique
faisait que les réunions de travail sur le terrain, ce qu'on appelle
les excursions, étaient une véritable institution. Chaque année, "les
Annales de Géographie", la seule revue importante, publiait le compte
rendu de l'excursion inter-universitaire de l'année d'avant. Cette
excursion était l'occasion pour les jeunes chercheurs de présenter
leurs travaux. (Tout ceci) était parfaitement codé, organisé. J'ai eu
la chance d'en suivre, encore étudiant et en début de carrière
(1949-1955). Ca s'est dégradé ensuite. (Aujourd'hui), la grande
excursion inter-universitaire est morte du foisonnement de la
géographie et de l'augmentation du nombre de géographes. Le système
était très simple, chaque Fac envoyait un ou deux profs et un étudiant.
Une excursion inter-universitaire rassemblait normalement un car de 45
personnes, puis on est passé à deux ; au delà ce n'était plus possible.
On amenait un car sur un terrain, dans une carrière, devant une coupe,
visiter une ferme. Les maîtres faisaient leur numéro et les débutants
passaient vraiment devant un jury. D'ailleurs souvent ça se faisait
sur une thèse considérée comme bonne et qui venait d'être soutenue.
Résultat ? La profession se connaissait très bien. Quand j'étais
débutant, je connaissais tous les géographes. Il y avait des journées
géographiques annuelles qui existent toujours, mais sont devenues une
sorte de foire sans intérêt (qui) ne rassemble plus que cent personnes
pour douze cent professionnels. Tout ceci pour dire que dès les débuts,
grâce à De Martonne, puis après la Libération gr’ce à des gens qui
avaient fait de la Résistance ou qui étaient actifs dans des domaines
parascientifiques - je pense à Cholley qui avait succédé à De Martonne
puis à Dresch qui vit encore - les géographes ont joué un certain rôle
au CNRS. Ils s'étaient vu attribuer par donation l'Institut de la rue
Saint Jacques (et ils) ont utilisé le CNRS comme support logistique .
Cette situation apparaissait tout à fait normale. Mais Áa a posé des
problèmes par la suite, pendant vingt ans tous ces géographes
universitaires n'ont jamais rien demandé à l'Université, par exemple
ils n'avaient pas le moindre poste d'A.T.O.S. <=ITA>, ils avaient
tout obtenu du CNRS. Le CNRS avait fait des services et mis des agents
rue Saint Jacques. A l'époque, La mode n'était d'ailleurs pas de faire
une carrière au CNRS comme (on le faisait) en histoire. On entrait au
CNRS pour achever une thèse et on en sortait dès qu'on avait un poste
en Fac. C'était, si j'ose dire, le CNRS vache à lait ! Moi, je ne suis
pas passé au CNRS quand j'ai fait ma thèse à Toulouse. Il a fallu que
j'atteigne un âge avancé, (qu'apparaisse) une demande particulière et
que j'en aie un peu marre de l'Université pour que ça change. Une
carrière normale ne se déroulait pas comme ça. Les premiers géographes
CNRS étaient des chercheurs un peu spéciaux, incapables d'être profs
par exemple. Le premier je crois était bègue, j'exagère à peine ! Ce
qui ne veut pas dire qu'ils étaient des mauvais chercheurs, loin de là.
Comment fonctionnait l'Institut de géographie ?
L'Institut de géographie n'est pas et n'a jamais été un organisme de
recherche. Il fournit de l'intendance. Les géographes ont bénéficié de
la donation d'une comtesse italienne, je crois, faite pour développer
la recherche. Mais en fait, les profs de Sorbonne qui en avaient la
gestion y ont mis leurs bureaux, leurs étudiants, la bibliothèque et
ont obtenu du CNRS ce fameux Centre de Documentation et de Cartographie
destiné à leur rendre service. Ce dernier était d'ailleurs trés utile
car il était unique à l'époque. C'est de lui que sont issus le labo
carto et intergéo.
Le problème cartographie et documentation qui impliquait un effort matériel trouvait sa solution naturelle via le CNRS
Bien entendu, mais c'est un tout petit peu plus compliqué que ça. C'est
vrai, l'université n'avait pas l'habitude de donner des moyens
techniques à l'époque. Je me souviens à Toulouse de la première fois on
on a essayé d'acheter un petit véhicule pour faire du terrain : ça a
été la révolution ! Les collègues de lettres considéraient les
géographes comme étrangement gourmands. Ce que j'ai vu arriver comme
premières installations techniques un peu sérieuses à l'Univertsité
date du début des années soixante. Dans les années cinquante, on
n'avait rien et naturellement on se tournait vers le CNRS.
Encore fallait-il que les géographes aient leurs entrées au CNRS...
Je ne sais pas exactement quelles étaient les relations entre Cholley,
Dresch et les Directeurs du CNRS , mais il y avait un certain nombre de
confraternités. Les géographes ont toujours eu une assez bonne
position. Ils ont eu rapidement le Directeur Scientifique des Sciences
Sociales, Monbeig, et Dresch avait ses entrées au CNRS -Monbeig était
un "petit" géographe, mais il a joué un rôle important pour notre
discipline (Centre de Morpho-géographie et CEGET)- (Cette situation)
tient à leur statut, outre les relations De Martonne-Carcopino évoquées
plus haut. (Mais aussi) au fait -et je crois que c'est une explication
objective- que la discipline était complètement dominée par la
géographie physique. (Or celle-ci) était pour le CNRS une activité
parfaitement acceptable. Le "parti" des sciences physiques et
naturelles était probablement méfiant à l'égard de la sociologie et je
pense qu'en toute bonne foi, Joliot ou Piganiol estimaient que la
littérature n'avait pas sa place au CNRS. La géographie, oui. Elle
faisait du terrain, elle demandait des labos, elle travaillait avec la
géologie et la botanique. tous les gens dont je vous parle étaient des
géographes physiciens. Pour eux la géographie était une science
naturelle comme une autre. La géographie humaine avait été mise de coté
pour plusieurs raisons dont les rivalités entre De Martonne et
Demangeon. Il semble que l'attitude de Demangeon pendant l'occupation
n'ait pas été très très fiable, en tout cas à la Libération on le lui a
reproché. La géographie humaine avait de ce fait un profil très bas.
Dans le système pétrifié dont je parlais tout à l'heure, si on voulait
faire carrière, on faisait une thèse de géographie physique. Bien
entendu on faisait après de la géographie humaine. Des gens qui sont
d'une génération proche de la mienne comme Jaqueline Beaujeu (?),
Dhériot, Pinchemel, etc, ont fait une thèse de géographie physique.
J'ai été un des premiers, avec quelques élèves de Pierre Georges, à
faire une thèse de géographie humaine. Georges a un peu rompu le
système,mais il est tout à fait significatif qu'il n'ait jamais pu
avoir le moindre soupçon d'autorité au CNRS. Il n'est jamais entré dans
les commisssions de Géographie. Il a été élu dans des commissions CNRS
en démographie.
A propos de la géographie au CNRS, la composante bibliographie
et documentation parait importante. Avant guerre, la chimie est à
l'origine d'une des premières grandes entreprises du CNRS : la création
d'un Centre de documentation. Peut-on dire que la géographie tient pour
les sciences sociales, le rôle de la chimie dans les sciences exactes ?
C'est vrai, il y a là une tendance indiscutable, encore que je ne vois
pas pourquoi elle n'existerait pas aussi pour les historiens. C'est
vrai que les géographes ont bénéficié assez tôt d'un système de doc.
(Mais) je ne suis pas vraiment sšr que ce soit la discipline qui y ait
poussé. Il n'y a jamais eu en fac, même quand les étudiants font de la
recherche, des enseignements à propos de la doc. Un géographe se
débrouille tout seul. (Souvent, il) ne sait même pas écrire la
bibliographie de son article. Les seuls qui font un petit effort dans
le domaine (de la doc.) sont les historiens. J'ai d'ailleurs appris un
peu de bibliographie lors de mes certificats d'histoire. Pour "l'Espace
Géographique", quand on reçoit un article américain , suisse ou belge,
il y a une bibliographie présentée selon les règles internationales.
Quand ce sont des géographes français, c'est effroyable ! J'avais
imposé à un moment donné, juste avant de quitter Reims pour m'occuper
du CDSH, un enseignement méthodologique au niveau du DEA comportant la
rédaction d'une bibliographie. Ce n'était pas seulement pour le DEA,
c'était aussi obligatoire pour les étudiants de maitrise. Mais j'étais
un des rares à faire ce genre de choses. En géographie, la
bibliographie internationale est dše à l'initiative d'un type qui
s'appelait Elissio Colin (?), qui était de la famille d'Armand Colin,
l'éditeur des "Annales de Géographie". Etait-il géographe lui-même? Ce
serait à vérifier, mais il était de ce genre de personne qui réussit
mieux dans la documentation que dans la recherche. Il avait un esprit
minutieux, attentif, genre bénédictin, et en accord avec De Martonne,
il a commencé à mettre dans les Annales de Géographie la liste des
ouvrages de l'année, puis il a créé à partir de là, la bibliographie
cartographique internationale.
La géographie est un peu comme l'histoire, une discipline accumulative...
C'est exact, se nourissant de beaucoup de monographies... Ce que je
veux dire c'est qu'il n'y a pas de raison que ça le soit plus que
(pour) la botanique par exemple, ou la chimie.
Mais certainement plus que pour la sociologie...
Incontestablement, mais de toute façon la sociologie est une science à
la fois ancienne et très jeune dans son développement. Elle procède en
effet par extrapolation à partir d'études ponctuelles. Mais c'est vrai
que parmi les disciplines des sciences sociales, la géographie est
(accumulative), mais encore une fois pas plus et plutôt moins que
l'histoire. Le géographe de l'époque ou la géographie avait une avance
technique - au moins apparente - en matière de documentation, disposait
normalement d'un terrain en exclusivité. Par conséquent, il n'avait
besoin d'une bibliographie qu'à titre comparatif. Il avait son terrain
qu'il était seul à connaitre. C'était le sens du territoire comme chez
un animal, il n'admettait absolument pas qu'un autre vienne interférer.
En 1956 quand j'ai voulu choisir un sujet de thèse, j'ai eu ce
problème. je voulais travailler sur les Cévennes, j'avais des idées. Ah
! mais non, il y a Durand qui a commencé un sujet. Je ma suis dit je
vais me rabattre sur les Pyrénées Orientales, j'étais à Toulouse à ce
moment là. Ah ! mais non il y a quelqu'un qui a un sujet depuis quinze
ans ! Ca pouvait être un point de vue, une approche totalement
différents, peu importait,c'était "LE" terrain. La bibliographie
n'était donc finalement pas très importante.
Vous corrigez l'idée d'une géographie forte de son côté
physique, science naturelle, beaucoup plus utilisatrice de données
quantifiées ou qualitatives, mais répertoriées, cataloguées...
Elle est d'abord utilisatrice de cette forme de modèle qui est la
représentation... Bon, il y avait une typologie des formes de terrain,
finalement assez précise. Et le gros travail d'apprentissage du
géographe, c'était d'identifier les formes de terrains. Il avait donc
en tête un répertoire de modèles, de formes. Plus tard, on a essayé de
commencer à faire quelques mesures, mais des mesures sans vraies
statistiques. Il y avait deux trois géographes qui étaient capables de
faire de la vraie statistique, mais ils étaient marginaux. C'était le
cas de Charles-Pierre Péguy -qui vit toujours- un des fils de Charles
Péguy. C'était le cas de Liebaut (?) qui est décédé . Les mesures dont
disposaient les géographes, c'étaient des mesures qu'on pouvait faire
sur la carte, pas plus. Moi, je me trouvais très audacieux quand au
moment de mon mémoire de maitrise, je faisais des mesures de
dissymétrie des versants de mes petites vallées du Raguet. J'y avais
découvert des discontinuités, notion jusque là inappliquée en
géographie. Et j'ai eu du mal à l'imposer. Ca fait partie de mes paris
de jeune chercheur ambitieux ! mais c'étaient des mesures faites sur la
carte. Après on a été plusieurs à faire des mesures sur photos
aériennes, mais c'était de la mesure très rudimentaire. Il y en deux ou
trois, notamment à la suite de Tricart (?) qui sont partis sur des
méthode quantitative , mais ça n'a pas pris du tout. C'était à la fin
des années 50, à la suite des Etats-Unis. Ca avait le côté caricatural
du type qui applique une méthode, passe les neuf dixième de l'article à
raconter (celle-ci) et qui dans le dernier dixième comme son
échantillon ne lui a pas permis de conclure, écrit : "on voit bien que
l'application des coefficients de Trask et de Trundheim (??) ne permet
pas de conclure que cette nappe est fluviatile". Tout le monde
rigolait, c'était un gros article avec des tas de formules pour
démontrer qu'il n'avait rien trouvé. Parmi les deux, trois
protagonistes (de cette pratique), il se trouve que deux sont morts et
elle est retombée. La mesure en géographie est repartie des sciences
humaines, autour de moi et de quelques autres, dans la fin des années
soixante, alors que les géographes physiciens n'y croyaient plus du
tout. En revanche, ils s'étaient mis à faire beaucoup de labos. Leur
gros truc, c'était de mettre des cailloux dans un frigo pour voir ce
qui se passait, c'était d'utiliser ce que d'autres savaient faire, des
analyses polyniques (?). (Par exemple) Birot bricolait. Au début, on
prétend qu'il faisait cuire des cailloux dans sa cuisinière pour voir
si ça éclataitou non, si ça rougissait, etc. La grande idée de cette
époque, c'était que l'on ne pouvait comprendre l'évolution du relief
qu'en analysant non pas ce qui restait du relief, c'est-à-dire les
ruines , mais les détritus, les dépots partis plus loin. La succession
de ces dépots, alluvions, etc. (devait) permettre de dater, de relier à
des processus d'érosion associées à certains climats. Ca a été de la
paléogéographie, de la paléoclimatologie, la géographie étant nourrie
là par un certains nombres d'études de botanistes et de géologues.
(Mais) ces études en labo. n'ont jamais été pleinement convaincante. Je
dis "ont été" parce que je crois que ça ne se passe plus comme ça
aujourd'hui, (ces études) o˜ on passait son temps sur le terrain avec
un tamis à calculer la granulométrie des alluvions pour voir si elles
étaient différentes des voisines...
Le problème de la géographie n'est-il de se positionner par
rapport aux disciplines des sciences exactes ou des sciences humaines
qui s'intéressent aux mêmes objets qu'elle ?
La grande erreur de la géographie des années 1950-1970 est de ne pas avoir
posé les problèmes épistémologiques. (C'est ainsi) qu'à partir du noyau
de la géographie physique, (elle a) essayé d'aller plus loin vers les
explications en fouillant dans les sciences connexes et en développant
de façon pointue un aspect analytique de la réalité. Que ce soit en
océanographie, en climatologie ou pour l'étude des sols, etc. beaucoup
de géographes se sont dit : "finalement je ne comprends pas bien ce qui
se passe, il faudrait que j'étudie les sols". Il s'y mettait et ça
pouvait durer des années. Et on partait dans tous les sens, dans une
sorte d'éclatement o˜ le géographe était de toute façon inférieur au
spécialiste du sujet (car) il restait toujours un amateur. C'était la
fin de tout le versant dix-neuvième siècle de la géographie,
considérant comme une science les relations de l'homme avec la nature,
partant de la nature, pour voir si les différences de comportement des
sociétés s'expliquaient par là. La nature pouvait être prise en
elle-même. Beaucoup de géographes travaillaient en se foutant des gens
qui pouvaient (habiter l'espace étudié). J'ai été de ceux qui se sont
battus contre ce genre d'attitude. (J'estimais) qu'une science ne se
fonde pas sur ce type de questions, d'hypothèses, qu'une science doit
avoir un champ, une fonction dans le concert des sciences. Cette
fonction est, et je crois que c'est la position la plus largement
admise maintenant, l'étude de l'organisation de l'espace. Il y a des
techniques spéciales pour ça, il y a une science pour ça, et cette
science si ce n'est pas nous qui la faisons, c'en sera d'autres. (Ce
type d'approche) a considérablement changé les rapports (des
géographes) avec les autres sciences.
Est-ce à dire que la géographie devait redevenir humaine ou disparaitre ?
De toute façon, il n'y a pas de géographie physique. Ou plus
exactement, on n'est jamais complètement convaincu par la possibilité
d'analyser des milieux physiques si ce n'est par rapport à un référent
qui est l'homme. Deuxièmement, le souci de synthèse de certains
géographes physiciens était en butte au fait qu'ils ne faisaient jamais
que des synthèses partielles.
On relève d'ailleurs qu'elle est classée parmi les sciences humaines, dès les débuts du CNRS...
Pour une raison extrêmement simple qui est que la géographie était dans
les facs de lettres. Nous étions tous docteurs es lettres. Et on en a
souffert. Plus d'une fois on a réclamé d'être ailleurs à cause des
ratios de mètres carrés et des crédits par étudiant différents pour les
lettres et pour les sciences.
Jusqu'à reclamer le rattachement au secteur des sciences dures au CNRS ?
Je ne pense pas que ça ait été fait. (Mais) il y a eu un grave problème
à l'époque de la reconstitution des secteurs scientifiques en 1966. A
ce moment là la quasi totalité des géographes physiciens ont quitté la
section de géographie pour s'inscrire dans le secteur TOAE. Ca prouvait
qu'il y avait vraiment un malaise. Certains s'y sont bien trouvé, comme
Rognon, tous les autres sont revenus après. Puis la question s'est à
nouveau posée avec la réforme de 1982, mais là ils ont préféré rester
entre géographes. Ils avaient espéré en allant en TOAE avoir beaucoup
plus de moyens, il ešt mieux valu que ce (fusse) pour des raisons de
conceptions scientifiques, d'épistémologie et de rapport à la science.
On aurait pu dire : "on n'a pas envie d'être avec ces sociologues
bavards et "a-scientifiques" ou pré-scientifiques", mais ça n'était
même pas ça. Les géographes physiciens ne sont pas plus scientifiques
(pour autant), en ce moment ils sont même plutot moins scientifiques
que les géographes humains. Nous, on appris à traiter les données, on a
appris à réfléchir. Prigogine est plus lu par des géographes humains
que par les géophysiciens (qui) s'en foutent complètement, sauf
exception.
Est-ce que le cas de la France est spécifique ?
Non,chaque pays a un peu son histoire. Le cas de la France est très
proche de celui de l'Europe Occidentale. Dans l'entre deux guerres, les
géographies allemandes et françaises étaient les premières du monde.
Après la seconde guerre, les français ont été dépassés par les
Etats-Unis, sans s'en rendre compte tout de suite. De plus, les
géographies américaines et russes ont des approches différentes des
notres en raison de la forme de l'espace. Pour les Russes , on est
délibérément parti du couvert végétal. La géographie c'était la
distinction des milieux végétaux et climatiques qui changent dans leur
plaine. Quant à l'américaine, les Américains eux, n'avaient pas de
géographie, tout simplement parce que pendant longtemps ils ont
développé massivement la géologie. Chez eux, les géologues se sont
chargés des formes du terrain. En France, c'était différent. Les
géographes se sont très vite intéressés à la géomorphologie (car)
quelques fortes personalités y ont poussé. Mais finalement, ce n'est
pas intéressant de relier complètement la géomorphologie à l'étude des
écosystèmes.
La création du Centre d'étude de géographie tropicale (CEGET) date de 1964...
Oui, les géographes étaient puissants au CNRS, ils avaient des armes et
il y a eu un triple projet. J'ai suivi cette affaire au moment où je
commençais à être dans les instances du CNRS. Je suis entré dans la
Commission vers 1962. C'était l'époque où il y avait des crédits, les
géographes se sont dits qu'il fallait faire de gros labos collectifs.
Il y donc eu trois projets. L'un sur la géomorphologie, le deuxième sur
la géo tropicale et le troisième pour la géographie régionale des pays
développés. Est arrivé ce qui devait arriver, c'est la règle
systématique au CNRS. La géomorphologie, personne n'a osé être contre
et elle a eu son labo (Journaux à Caen).
Pourquoi dites-vous que personne n'a osé aller contre ?
D'abord parce que les physiciens se défendent très bien. Deuxièmement
parce qu'au début, ceux qui faisaient de la géographie humaine étaient
presque un peu honteux. Ils n'osaient quasiment pas dire qu'il y avait
peut-être autre chose à faire (que de la géographie physique). Par
ailleurs tous ceux qui se méfient un petit peu des analyses
socio-économiques -parce que ça dérange, parce que on peut les
suspecter de références politiques ou idéologiques- votent toujours
pour les physiciens en se disant, au mois là c'est "neutre". Dans
toutes les élections en commission, y compris aujourd'hui où la
majorité est de gauche, une règle absolue du CNRS veut que les votes
aillent en tête à un physicien, en second à un tropical, ou l'inverse.
Les études sur les pays développés, c'est sulfureux, trop dangereux.
C'est un type très bien, oui, mais il a toujours une ou deux voix de
moins que les autres ! J'ai choqué certains collègues en le disant .
Nous vivons encore avec dans la tête les deux grandes mamelles de la
géographie du dix neuvième siècle : 1, les rapports avec la nature,
donc on étudie le milieu, et : 2 ,la géographie coloniale ! La
géographie, ça sert à faire la guerre, ça sert à administrer ses
colonies, ça sert à faire des affaires,... La géographie coloniale
était une grande tradition, il existait jusqu'à il y a peu, des
sociétés de géographie coloniale. La géographie tropicale en est
l'héritière. Je ne dis pas que les chercheurs sont des colonialistes,
je dis qu'ils ont bénéficié d'un intérêt massif pour les pays
tropicaux, pour nos colonies et le lobby tropicaliste est aussi
important que le lobby physicien. Les deux se rejoignent d'ailleurs :
l'idéal étant d'être physicien tropicaliste !
C'était l'idée au moment de la création du CEGET ?
C'est incontestable. (Alors qu'on aurait pu) soutenir tout aussi bien
qu'il était extrêmement stratégique et important à l'époque de
mobiliser un certain nombre de géographes sur la connaissance de la
future Communauté Européenne, (ou sur) la concurrence entre les
Etats-Unis et le Japon.
Pourquoi installer le CEGET à Bordeaux ?
A cause de la décentralisation, parce que la DATAR s'en occupait, il y
avait Journaux que ça intéressait et puis ce n'était pas trop loin de
Paris. Bordeaux pour la Tropicale ça allait de soi. Pour la Régionale
on avait fortement parlé de Montpellier. Mais Dugrand était un peu
jeune à l'époque. A quelques années près et avec un peu plus d'argent
c'aurait peut-être pu se faire. C'est devenu tout simplement un labo
d'analyse régionale, confié à Jacqueline Beaujeu à Paris, mais qui n'a
jamais fonctionné véritablement comme labo. Un labo à 100 000 francs
par an !
Dans la commission de géographie, les trois tendances étaient-elles physiquement représentées par des sous groupes ?
Bien entendu...
Et vous, vous faisiez partie du troisième ?
C'est là que les choses deviennent subtiles. Il y avait en fait quatre
groupes, mais à intersections. Il y avait un groupe de physiciens, un
groupe de tropicalistes et puis le reste, on était de gauche ou de
droite. Si on était de droite, on votait forcément pour les physiciens
ou pour les tropicalistes, mais pas du tout pour l'étude disons des
pays développés, (car celle-ci) était considérée comme de gauche. Je
schématise un peu, mais en gros c'était ça. Je prends un exemple, un
type comme Flatresse (?)-qui a été un moment à la Commission- ruraliste
français, travaillant comme spécialiste des pays celtiques, je ne
connais pas le secret des votes, mais je suis persudé qu'il a toujours
voté ou pour un physicien ou pour un tropicaliste et qu'il n'a jamais
voté pour les recherches sur les villes françaises ou sur les pays
développés.
A propos de cette séparation , la géographie n'est-elle pas une science
plutôt de gauche. Sans remonter à Elysée Reclus, on pense à Dresch, à
Monbeig...
C'est plus compliqué que ça. Il y a une raison sociologique pour
laquelle en gros les géographes étaient plutôt de gauche dans les
années soixante. Cette raison est liée à leur recrutement, à leurs
origines sociales. Statistiquement, par rapport à d'autres disciplines,
le géographe est quelqu'un qui vient de milieux plus modestes. Il était
dans de moins grands lycées, il a fait des études secondaires variées,
mais plutôt quelconques. Il y a peu de normaliens, peu d'"héritier" en
quelque sorte. Dans certaines disciplines, on était de Maths ou on
était de Philo, tandis que les géographes se recrutaient en Sciences
Ex. La proportion de fils de petits employés, de petits fonctionnaires,
d'agriculteurs est plus forte que dans les autres disciplines. Ce n'est
pas une discipline de sérail. Le nombre de normaliens y est rarissimes.
Il y a Dresch, il y a Lelanoux, dans les plus jeunes, il y a Raison,...
(mais) ils sont très peu nombreux, on les cite. Ce qui explique aussi
-entre autres- le manque de relations dans les media. Et cela explique
un certain basculement après 1968. Prenez des types partis d'assez bas
et arrivant à un statut social après lequel ils courraient. "Quoi ! moi
fils d'instit ou de paysan, je deviens prof de Fac et les étudiants
viennent m' expliquer que je ne suis qu'une merde, qu'un prof, ce n'est
rien !". Entre 1968 et 1975, il y a, je pense, une proportion plus
forte de géographes que dans d'autres discipline qui ont très mal vécu
ça. Et ils ont viré leur cuti massivement. Tout ce noyau de gens qui
ont plus de cinquante ans (et qui est) symbolisé par Bastier
(?)-l'énergumène du Syndicat Autonome- est devenu très hargneux.
Bastier qui avait été au PC est devenu extrèmement virulent à droite.
La discipline est donc assez divisée en ce moment ,(il y a) une légère
majorité de gauche dans ce qu'on appele le cadre B et une majorité de
droite, pas énorme, mais quand même 1955, 60 % dans le cadre A. Cette
proportion s'est maintenue et même agravée. La géographie (me) parait
aujourd'hui beaucoup moins une discipline de gauche que la sociologie,
par exemple.
Mais il y a vingt ans un type comme Dresch s'etait pas mal engagé contre la guerre d'Algérie...
Tout à fait. Il fut un temps - quand je passais l'agreg - où tout bon
géographe agrégatif était communistes. Les élèves de George et de
Dresch étaient communistes, Cholley était au moins crypto, Trocard
(?)... On l'était tous. Je dis "on", j'en étais. Il y avait même une
certaine émulation, il fallait absolument avoir la place de cacique. On
voulait tout révolutionner, faire de la géographie nouvelle, etc., à
l'image de George, puis 1956 est passé par là. On a fait comme les
autres, en se posant quelques questions fondamentales. Mais c'est vrai
qu'il y avait une masse considérable de gens qui sont restés comme
Rochefort, Dunerand, Kayser, (???),... (Mais) le fait que Dresch soit
un homme de gauche n'est pas plus surprenant que le fait que tel autre
mandarin issu de bonne famille - que ce soit Droz ou un autre - le soit
aussi. Dresch est d'une grande famille, son père était Recteur. (Mais)
Il y a toujours eu des gens comme ça. La discipline elle-même?-je ne
suis pas sšr qu'elle porte réellement des responsabilités dans
l'affaire.. Beaucoup de contestataires pensent que la géographie est au
contraire une discipline qui devrait porter à droite, parce qu'elle
s'intéresse à des structures, parce que l'espace est une catégorie qui
n'est pas dans Marx, etc., parce qu'elle justifie des situations...
Beaucoup ont voulu bazarder la géographie en pensant qu'il n'y avait
que la sociologie qui puisse être de gauche.
Si la géographie s'éloigne aujourd'hui de la physique pour se
rapprocher des SHS, ne risque t'elle pas de recouper le domaine de la
socio ?
A mon avis, pas du tout. Des recoupements,il y en a
avec tout. Il y a des géographes - c'est ce que je viens de dire - qui
s'y sont mis à corps perdu. Mais paradoxalement ce sont ceux qui
justement récusent, tout concept de territorialité. Et cela, au moment
où les sociologues le découvrent. C'est amusant. Il y a des gens,
Kayser le premier, qui ont toujours dit : "non, il y a une science
sociale, mais la géographie en tant que telle n'existe pas, l'espace on
s'en fout, etc." J'ai une position complètement inverse qui consiste à
dire : si nous avons une raison d'exister, c'est justement parce que
l'espace est un produit social comme un autre, il faut l'étudier comme
tel et il faut une science pour étudier l'espace comme il faut une
science pour étudier d'autres produits du travail social. Une société
sans espace, ça n'existe pas. Que ce soit nous qui l'étudions ou qu'on
l'appelle du nom d'une autre science, ça m'est égal. Ce que j'essaye
d'étudier c'est la production de l'espace, c'est la société à travers
l'espace et c'est l'espace par la société qui la produit. Naturellement
on est quand même nombreux à avoir cette position qui fait le coeur, je
crois, de la géographie actuelle. On rencontre des gens qui commencent
à s'intéresser à l'espace, (mais ils) sont encore peu nombreux hors de
notre discipline, quelques sociologues, quelques économistes aussi,
mais c'est récent et ils ne sont pas les mieux considérés dans leur
secteur, quelques historiens, mais c'est rarissime. L'inculture des
historiens en matière d'espace est effarante!
Vous avez quand même l'école des Annales...
Je suis frappé par leurs faiblesses, il leur manque des tas de choses
qui leur rendraient les plus grands services. Le seul qui ait vraiment
fait un effort dans ce domaine est Braudel,
effectivement.Personnellement je n'ai pas l'impression de faire de la
sociologie quand je travaille. J'ai enquêté auprès de milliers de
paysans quand je faisais ma thèse, mais je n'ai pas appliqué de
méthodes sociologiques, même si à certains moments il y avait des
passages que n'aurait pas récusés un sociologue. Qu'on se rencontre,
c'est tout à fait naturel. Sur le territoire on a eu beaucoup de
discussions avec des gens comme Barrel (?), Marié (?) et quelques
autres. On fait un bouquin (ensemble) d'ailleurs qui est fini et qui
doit paraitre à la rentrée dans la collection de l'Encyclopédie. On l'a
fait avec Auriac qui est mon voisin ici, sur les espaces, jeux et
enjeux (et à cette occasion) on a fait travailler un certain nombre de
sociologues, d'économistes et de géographes. Vous verrez qu'on ne
raconte pas les mêmes choses. On a besoin de l'économie, on a besoin de
la socio et la géographie a une place complètement à part. (Prenez) par
exemple l'étude sur l'emploi industriel en France. Ce sujet est à tout
le monde, sociologues, politologues, économistes ou géographes. Moi
,j'ai fait une approche de géographe . Elle a intéressé le Ministère de
l'Industrie en tant que telle, parce que je leur disais justement des
choses que les économistes et les sociologues ne leur disaient pas.../
(Mais la géographie n'a pas toujours eu la place qu'elle détient
aujourd'hui), dans les années antérieures à 1975 et surtout à 1980,
c'était quand même - en dehors de l'histoire- l'économie et la
sociologie qui tenaient le haut du pavé, qui avaient le quasi monopole
des contrats, des media.
Pourquoi mettez vous l'histoire à part ?
Parce qu'elle suit son chemin. je la trouve encore plus insensible que
la géographie,à la conjoncture, en tout cas sur les 25 dernières
années. Les contrats, les media? Elle n'en a jamais eu des masses. Non
l'histoire se débrouille avec les éditeurs, c'est autre affaire. Je
crois qu'il est apparu clairement à partir de la crise, de la
liquidation de 68 et de ses séquelles, que l'économie et la sociologie
avaient fait faillitte. De 1981 à 1983, j'étais en position d'essayer
de les mobiliser, c'etait même ma t’che. Je n'ai jamais réussi . Les
sociologues et les économistes étaient malheureux. Ils n'assistaient
plus à rien ou ne venaient en réunion que pour se battre les flancs.
Ils se disaient qu'ils ne pouvaient pas collaborer avec le pouvoir,
même s'il était de gauche, mais ce n'était qu'un alibi. Ils n'avaient
plus envie de rien foutre!
La faillite, c'était leur incapacité à réagir contre la crise,
c'était le fait qu'ils s'étaient plantés dans leurs modélisations...?
Oui, outre qu' ils étaient allés trop loin dans des déclarations
irresponsables. Modélisations, interprétations, querelles idéologiques
(toutes choses qui) n'étaient plus d'actualité au moment où, primo tout
le monde proclamait la mort des idéologies, secundo (on assistait à)
une crise telle que personne ne retrouvait ses petits. Parallèlement,
je dirais même corrélativement, il y a deux sciences auxquelles on
s'adresse de plus en plus, même si ce n'est pas conscient dans la
demande, ce sont la politologie et la géographie. L'anthropologie me
parait en retrait pour le moment, peut-être aussi parce qu'elle a eu
une période quasi hégémonique. Ca fait partie de la vie normale des
sciences. A nous de ne pas rater le moment, de nous débrouiller, de
travailler, c'est en tout cas la t’che que je m'étais fixée. On a comme
ça un certain nombre de (retombées). Quand on va voir les éditeurs, on
est surpris de l'accueil. On a de bons projets peut-être, mais quand
même. Le PDG de Fayard m'a dit carrément : "on est fort en histoire, on
va continuer, mais maintenant on signe avec vous pour faire de la
géographie".
A ce propos, comment voyez-vous le problème de la recherche appliquée?
Il semble d'après vos dires qu'il y a une mission sociale de la
géographie...
De la science en général...
Il y a des points de vues opposés, par exemple A. Liechnerowitz
selon qui toute idée de finalisation la de recherche est une hérésie...
Ouais, je préfère ne pas parler de Liechnerowitz qui me parait devenu
complètement mégalomane... dont la prestation à l'émission de Pollak a
été odieuse! Dans le problème de l'application des sciences, les vraies
discussions étaient plutôt avec les sociologues, de gauche disons, qui
ne voulaient pas "travailler pour le pouvoir".
Quelle a été l'évolution des géographes sur ce sujet ?
La géographie ne s'est jamais posé de problèmes métaphysiques à ce
sujet. Je ne connais pas de géographe qui n'ait pas eu, à de très rares
exceptions près, le désir de travailler pour la collectivité. Les
géographes se plaignaient plutôt de ne pas être assez sollicités. En
fait je crois qu'on peut dire que notamment dans la période de
croissance, (ils) ont passé plus de temps à travailler sur contrat ou
pour des recherches appliquées, qu'à travailler sur des sujets qu'ils
choisissaient eux-mêmes au nom de l'indépendance scientifique. Le
nombre d'heures que nous avons tous passé sur l'aménagement du
territoire dans les schémas d'urbanisme, etc. en région dans les années
60 et 70, est faramineux. Ca a fini par laisser des traces parce que
d'abord, on a placé pas mal d'étudiants, mais ensuite ça a eu un défaut
considérable, c'est qu'à force de faire du travail quotidien, de
discuter avec des architectes, des ingénieurs, des sociologues ou des
économistes, ça ne nous a pas laissé le temps de faire avancer la
théorie. Je ne dis pas la recherche fondamentale, ce n'est pas un mot
qui m'intéresse vraiment, mais les aspects méthodologiques et
reflexifs. Beaucoup de géographes se sont englués là dedans. C'est une
des raisons pour lesquelles j'avais lancé "l'espace géographique". (Il
s'agissait) de mettre l'accent sur la théorie, sur la réflexion, sur
les concepts, de façon à se façonner des armes pour la suite. (En fait,
il s'agissait d'un) saut dialectique. Certes, on était très bien reçus
dans tous les milieux , parce qu'on trouvait (que les géographes)
avaient plus le sens du concret par que les sociologues. Un géographe
était utilisable, tandis qu'un sociologue posait des questions,
emmerdait le monde. Nous on était gentils et puis on avait une
conception un peu terre à terre des choses. Mais je voyais bien les
dangers (de cette situation). Maintenant qu'on a acquis les techniques,
des méthodes et qu'on commence à savoir bien réflechir, on peut tenir
certaines discussions méthodologiques avec des économistes de haut vol.
Je crois que c'est gagné. Ceci dit, il y a eu des discussions sur le
mot "appliquée". George disait : "mais non. Faites de la géographie
applicable... " L'idée étant que plus on est fort en fondamentale plus
c'est applicable.
L'un des problèmes du CNRS, n'est-il pas le dosage : recherche appliquée - recherche fondamentale ?
D'abord disons que s'il y a un endroit où il y a très peu de géographie
appliquée c'est bien au CNRS. La géographie n'est même pas une
discipline forte actuellement au CNRS. Elle a été en bonne position
comme on a dit tout à l'heure, mais ce n'est pas une grosse section,
elle n'a jamais qu'une centaine de chercheurs (qui) n'ont d'ailleurs
pas le poids scientifique proportionnel à leur nombre. Sur ces cent
chercheurs, on serait bien incapable d'en citer plus de 20 dont on
puisse dire ce sont des géographes qui écrivent, qui pensent, qui
travaillent... L'essentiel de la production intellectuelle aujourd'hui
se fait dans l'université. Naturellement ce sont des labos associés.
Mais ça veut dire quoi, qu'est-ce qu'un labo associé chez nous? C'est
15 enseignants de fac, et dans le meilleur des cas, un demi ITA du
CNRS. Il n'y a aucun chercheur du CNRS, les chercheurs du CNRS
travaillent chez eux, c'est bien connu. Les chercheures du CNRS en tant
que tels participent très peu à des contrats en géographie. Les
contrats, ce sont les universités. La cause? Principalement la
domination des physiciens et de tropicalistes au CNRS, (car) ce n'est
pas dans ces secteurs que se trouvent les contrats. (Sur le fond), dire
qu' on n'a jamais eu de problème de conscience (à propos)
d'applications... c'est une question de tempérament. Moi, j'essaye
d'être logique en tant que citoyen et en tant que chercheur. On est
payé par le contribuable. Il est normal qu'on s'attache aux problèmes
qui intéressent le contribuable à condition que le fruit du travail ne
soit pas confisqué par les mandants du contribuable. Je veux dire par
là (et) c'est ce que je répète à propos de RECLUS, qu'on est à la
disposition et qu'on travaille pour l'Etat, pour les entreprises et
pour les citoyens. Je marque un arrêt chaque fois qu'on me dit :
"Est-ce qu'on pourrait faire cette étude, mais naturellement c'est
confidentiel". Les programmes RECLUS, c'est l'Atlas de France, c'est la
G.U., ils seront publics. Les Atlas on les publie. C'est une question
de conception générale. A partir de là je n'ai jamais eu le moindre
scrupule à travailler pour l'aménagement de Troyes ou de Reims, ou à
faire un contrat pour le Ministère de l'Industrie. (Ainsi) Il va
m'arriver dans quinze jours -curieuse invitation- de faire un topo d'un
quart d'heure sur l'avenir de l'Aquitaine et Midi Pyrénées à Chaban
Delmas, Baudis et François Poncet ! (L'invitation vient de) la Chambre
de Commerce d'Agen qui réunit les deux Régions. Moi, ça m'amuse de
conseiller les princes sur différents sujets, (en tout cas) ça ne me
gène pas. L'Atlas sur les zones franches sort ces jours ci, mais si les
choses que j'ai à dire ne font pas plaisir à Madelin, tant pis ! C'est
intéressant de se colleter avec des sujets d'actualité. On devrait
sortir un atlas du chômage dans les six mois, je ne récuse pas la
notion de scoop dans le recherche. Qu'on me dise que ce n'est pas de la
recherche fondamentale me fait rogoler. Qu'on me démontre à ce moment
là ce que c'est que la recherche fondamentale dans nos disciplines.
Celui qui est sur un versant des Andes pour savoir s'il est figé ou
s'il n'est pas figé dans un pays désertique, c'est peut-être de la
recherche fondamentale, c'est son problème. C'est d'ailleurs souvent un
alibi pour faire des recherches qui n'intéressent personne et que
personne ne lit. L'important c'est de faire connaÓtre les résultats de
nos travaux à des gens qui n'ont pas le pouvoir et de ne pas travailler
pour le pouvoir quel qu'il soit. Il y a eu beaucoup de discussions là
dessus dans les années 1970.
Quelle utilisation la géographie a-t'elle fait du calcul scientifique ?
Elle est partie un peu plus tard que la plupart des autres. Elle est
partie après l'économie et n'est pas arrivée aussi loin . Mais elle est
aussi partie après les psychologues, certains historiens. (Cf. la thèse
de Bérel (?) sur la France du Sud Est , pleine de régressions de trucs
comme ça, qui m'avait stupéfié quand je faisais ma propre thèse) . Il y
a eu le rôle de "l'Espace Géographique", des stages qu'on a fait avec
Barbu (?), avec l'équipe de la MSH et les fonds du CNRS. Il y a eu les
enseignements obligatoires de statistiques. Il y a eu le groupe Dupont,
groupe de jeunes assistants des facs du Sud Est. J'ai beaucoup poussé
au début, j'avais lancé l'Espace Géographique en partie pour ça. Il y a
eu là un effort considérable, mais qui ne s'est pas limité au maniement
des techniques, qui est allé de pair avec une réflexion de fonds sur
les modèles, la modélisation, les systèmes et la systémique, etc.
On a dit dans la période récente qu'une des fonctions principales des géographes au CNRS était la direction des SHS...
Je crois que c'est une erreur de perception. Je considère qu'au CNRS il
y a toujours un pouvoir latent des économistes. Pendant deux ans, ils
ont beaucoup gueulé contre les géographes (car) pour une fois ils
n'étaient pas (au pouvoir) ! Naturellement, ils sont aussitôt rentrés
par la fenêtre. Fardeau est là même, (même) si elle ne fait rien.Je me
souviens quand j'étais avec Chevènement, on se posait la question de la
direction des sciences sociales, l'idée de certains, du Ministre
lui-même je crois, était qu'on ne pouvait confier la direction (des
SHS) qu'à un économiste. Un peu comme on ne peut confier le CNRS qu'à
un physicien ou à la rigueur, à un chimiste. Tout cela est totalement
infondé, mais c'est comme ça. Il se trouve que par un concours de
circonstance je me suis retrouvé au ministère (et) si Frémont est au
CNRS, j'y suis pour quelque chose. (Mais) je ne suis pour rien dans le
fait qu'il y a un (géographe) qui s'est retrouvé directeur des
relations extérieures à l'Education Nationale, Gaignard (?) et un autre
à la Coopération. Il m'est arrivé de tenir des réunions
interministérielles en 1983 où sur huit ou dix personnes on se
retrouvait sept copains, géographes. C'est arrivé, je le reconnais.
Un lobby de géographes, ce n'est pas forcément péjoratif.
Pierre Jacquinot explique qu'il est normal qu'il y ait lobby physicien
à la tête du CNRS, parce que, dans les sciences exactes, ce sont eux
qui savent le mieux organiser...
Je crois que dans l'ensemble des sciences sociales on est peut-être,
avec les qualités et les défauts que je disais tout à l'heure, un peu
plus réalistes que d'autres. (Nous avons probablement) un peu plus de
capacité d'organisation. Il est fréquent que le géographe ait un peu de
pouvoir dans les Facs, parce que c'est le gars qui n'est pas trop à
côté de ses pompes. Alors que dans certaines disciplines que je ne
nommerais pas, on est parfois plus éthéré ! Il y a aussi le fait que
depuis plusieurs années, le succés des historiens tracasse énormément
les géographes. Ils sont jaloux !...Et il y a plusieurs groupes, une
association pour la promotion de la géographie depuis quatre ou cinq
ans qui se réunit régulièrement. Il y a (donc) sinon un lobby, du moins
une organisation. Le groupe Dupont d'un côté, l'association de l'autre,
c'est d'ailleurs en grande partie les mêmes. RECLUS enfin qui commence
à être perçu comme une organisation abondante sinon puissante. Tout
ceci finit par faire une discipline plus structurée, plus active
qu'avant.
A la fin des années 1970, vous abandonnez provisoirement la géographie pour prendre en main les destinées du CDSH...
Sans abandonner la géo (cf. INTERGEO)...Certains problèmes me
paraissaient cruciaux en matière de doc dans les sciences humaines. On
pouvait d'abord s'intérroger sur la justification des deux centres de
doc., l'un pour les sciences humaines, l'autre pour les sciences
exactes. Mon opinion est qu'il est justifié de traiter les SHS à part.
D'abord parce qu'on évite ainsi qu'elles ne soient écrasées sous le
poids des sciences exactes. D'autre part le produit, la fabrication de
ce qu'on appelle les analyses, n'a rien de commun entre ces deux
secteurs.
Quant au bilan du CDSH? Je ne dirais pas qu'il est satisfaisant.
Premièrement, je n'ai pas l'impression que la pratique des chercheurs
en matière de doc. se soit guère améliorée depuis quinze ans - je pense
d'ailleurs que la production de doc doit rester le fait des
professionnels - et, globalement, j'ai le sentiment d'un terrible
gaspillage. Toutes les responsabilités ne sont d'ailleurs pas à la
base. Ainsi le projet de Catalogue Collectif des Bibliothèques a certes
été torpillé par les sciences exactes, mais il y a aussi une
responsabilité de la DBMIST et au CNRS, de M. Caveing.
N'y a t-il pas aussi le problème non résolu d'une concurrence internationale dans ce domaine ?
Je considère qu'un partage international des responsabilités en matière
de doc serait une mauvaise opération dans le secteur des SHS. Nous
sommes ici dans un domaine où il existe des cultures spécifiquement
nationales.
Ce point de vue national nous amène tout naturellement à
évoquer votre action comme collaborateur de J.-P. Chevènement au
ministère de la Recherche...
...Chevènement que je ne connaissais pas auparavent! J'ai accepté cette
fonction poussé par le sentiment d'une sorte de responsabilité (le
demande d'experts par la nouvelle majorité pour peupler les cabinets).
Quant à mon rôle ? Je dirai que j'ai cherché à améliorer les
relations CNRS-Université qui, vous ne l'ignorez sans doute pas,
avaient été sérieusement mises à mal à l'époque d'A. Saunier-Séïté.
J'ai traversé là quelques crises sévères de 1982 à 84 où mes tentatives
d'apaisement me valaient d'ètre taxé par les tenants du CNRS, "d'homme
de Savary au MRT" !
Justement, cette tutelle du ministère sur le CNRS ?
La problème du CNRS aujourd'hui, c'est de ne plus avoir de Direction
indépendante comme c'était le cas à l'époque de Grégory ou de
Curien. Leurs successeurs n'étaient plus à la hauteur. Chabbal était
obtus, de plus ce n'était pas un bon gestionnaire. Ducuing, l'homme de
Casanova et de Barre, encore pire. En 1982 est arrivé J.-J. Payan. Il
ne s'est malheureusement pas entendu avec son Ministre (Chevènement).
C'est-à-dire?
J. J. Payan s'opposait à la nomination de M. Godelier. Personnellement,
j'estime qu'il est dommage qu'il ne soit pas resté. Il s'apprétait à
rentrer dans le lard du pouvoir syndical. Son remplacement a été une
affaire malheureuse...
Une affaire ayant succédé elle-même à l'éviction Morisson-Lautmann...
Chevènement s'est effectivement heurté à l'impossibilité de mettre en
oeuvre sa politique quand il a pris le Ministère en 1982. Morisson et
Lautmann étaient, si j'ose dire, des proto-barristes. Je me souviens
encores des discours de Morisson, Directeur des SHS au CNRS : "prenez
le modèle américain !". Une fois nommé rue Descarte, je les convoque au
MRT. Désormais leur dis-je c'en est fini de la sélection des équipes de
chercheurs sur critères idéologiques. "Fini le racisme !". Peu après,
j'apprend par des collègues du CNRS qu'ils continuent leurs pratiques
et je décide d'informer le ministre. Mon idée était de les remercier en
douceur. Mais Chevènement est parfois difficile à contenir. "Pas du
tout, dit-il, il faut les virer tout de suite". L'affaire a
certainement fait beaucoup trop de bruit. En revanche, elle nous avait
permis de nous débarasser de Ducuing.
Cet interventionisme ministériel n'était-il pas un peu contradictoire avec l'indépendance souhaitée pour le CNRS ?
Il est clair que c'est son dirigisme qui a valu à Chevènement de perdre
le MRT. Notament à la suite de démarches des grandes entreprises
nationalisées (dont il avait la tutelle). Cela dit, Mitterrand a
regretté d'avoir du prendre la décision. Après coup il n'en parlait
qu'en évoquant "la malheureuse affaire Chevènement"...