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Entretien avec Etienne Bauer

J-F Picard, E. Pradoura, le 2 mars 1987, source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html

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Dans quelles circonstances avez vous été amené à travailler avec Frédéric Joliot ?
Je le connaissais depuis que j'étais tout petit parce que mon père, le physicien Edmond Bauer, faisait partie du fameux groupe des chercheurs progressistes qui ont aidé à organiser la recherche dans l'entre-deux-guerres. En 1945, lorsque Joliot a pris la direction du CEA, il m'a pris comme chef de cabinet.  Je dois dire qu'au début, il m'intimidait beaucoup.

Sa femme, Irène Curie, avait été le premier ministre de la recherche
Quand Irène Joliot a été nommée ministre en 1936, puis que Jean Perrin lui a succédé, brusquement la recherche a pris une dimension nouvelle. La recherche scientifique est apparue comme une sorte de triomphe de la gauche, du rationalisme, de la science contre ce qui passait, à tort ou à raison, pour de l'obscurantisme. Ce changement vient aussi de l'extraordinaire développement de la physique contemporaine. Il faut se souvenir de ce qu'a été l'évolution de la physique après Einstein, la rencontre des Langevin, des Perrin, les congrès Solvay, bref, l'extraordinaire émulation de toute une communauté scientifique. Les initiateurs du CNRS étaient tous de gauche, il y avait Frédéric Joliot-Curie qui était socialiste à l'époque, Paul Langevin, Jean et Francis Perrin, les Curie, etc. Le militantisme des anciens remontait à l'affaire Dreyfus, à la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, toutes ces grandes affaires qui avaient mobilisé les intellectuels de l'école Normale supérieure au début du vingtième siècle. Ils formaient une grande famille, ils passaient les vacances ensemble à l'Arcouest en Bretagne.

Ce groupe s'est dispersé pendant la guerre. Tous ont dû s'exiler, sauf Joliot...
C'est une histoire compliquée qui s'est jouée sur des têtes d'épingles. Au moment de l'exode, tout le laboratoire Joliot, l'eau lourde, etc. se sont retrouvées dans une banlieue de Clermont-Ferrand. J'ai l'impression que si Irène avait été avec lui, il serait peut être parti et l'histoire aurait été autre, mais elle était en Bretagne. Enfin, il faut se souvenir qu'en juin 1940, rares étaient ceux qui pensaient que les Anglais tiendraient le coup encore longtemps. Bon, une partie des gens du laboratoire est partie, Lew Kowarski en particulier avec l'eau lourde. Mais Joliot est resté et ça été une catastrophe. Il est devenu communiste, mais je me suis toujours posé des questions sur son entrée au Parti. Il me semble qu'au début de l'occupation, il n'était pas au plus mal avec cet cet Allemand dont j'ai oublié le nom (W. Gentner) et dont parle Spencer Weart dans son bouquin...

Que voulez vous dire par catastrophe ?
Je pense que Joliot en Angleterre ou en Amérique ne serait pas devenu communiste, donc qu'il aurait mieux défendu la recherche française pendant la guerre. Ses collaborateurs, Bertrand Goldschmidt et Lew Kowarski, étaient tout jeunes et parfaitement inconnus, ils ne pouvaient faire le poids vis-à-vis des anglo-saxons, alors que lui, il avait reçu le Nobel en 1935. A la Libération, Joliot a été nommé directeur du CNRS, mais il y est resté très peu de temps puisqu'il est parti créer le Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Pour les affaires atomique, à l'époque, il était en rivalité avec un type de Lyon (le pr. Thibaut ) qui n'avait pas sa pointure, mais qui essayait de faire jouer ses relations. Or, en matière de réseaux, Joliot bénéficiait à l'évidence du soutien de Langevin et des savants progressistes qui tenaient le devant de la scène avant-guerre.

Il avait eu des problèmes avec ses collègues partis en Angleterre...
Il y a eu des histoires compliquées entre le riter v. Halban et les autres membres de l'équipe, je dirais des rivalités de pouvoir. J'ai l'impression qu'il y a eu une conjuration des autres contre Hans Halban, mais je n'ai jamais tout à fait su pourquoi. Peut être une question de brevets... Ce qui est clair en tout cas c'est que le CNRS d'après-guerre aurait pu avoir un autre rôle que celui qu'il a joué et que le CEA aurait pu être attaché au CNRS.

Pourquoi cela ne s'est-il pas fait, à votre avis ?
Parce ce que le CEA a été conçu comme exorbitant du droit public. Le Commissariat bénéficiait de l'aura du nucléaire, ce dont on n'a plus l'idée aujourd'hui. Lorsque j'y suis entré comme directeur du cabinet de Joliot en 1946, je me souviens d'avoir du passer des contrôles tatillons, c'est tout juste si on ne se mettait pas au garde-à-vous en passant devant les surveillants. On avait à notre tête Raoul Dautry qui avait demandé au conseiller d'état Pierre Toutée de lui tailler  des statuts extraordinaires. Je veux dire pas de contrôleur des dépenses engagées, une liberté totale d'embauche, toutes facilités pour acquérir des immeubles, etc... Je crois que le CNRS aurait pu bénéficier d'une organisation semblable, mais il était passé entre les mains d'un biologiste, Georges Teissier, qui n'avait pas l'entregent de Joliot.

On a du mal à imaginer que Joliot pouvait penser que le CEA n'aurait aucune vocation militaire...
En 1945, il y a eu la déclaration Parodi aux Nations-Unies disant que la France ne ferait jamais la bombe. Alors Joliot ? Je crois qu'il était déchiré. Le Parti le tenait par les cheveux. Pour des raisons obscures, il n'avait aucune liberté. En fait, il ne m'a jamais donné l'impression d'un homme entièrement libre. D'ailleurs, ce n'est pas le gouvernement qui a démissionné Joliot en 1950. Lorsqu'il a fait son fameux discours pour le mouvement de la paix, il savait à quoi s'atendre.  Peu après, il a déclaré à Bertrand Goldschmidt : "si après ça, ils ne me foutent pas dehors!" Il savait parfaitement ce qu'il faisait.

Mais alors, la bombe atomique ?
C'est Jules Guéron qui le premier a parlé de la bombe au Général de Gaulle, en 1944 au Canada, donc avant le CEA. Par ailleurs, dans l'ordonnance créant le Commissariat l'année suivante, il est facile de vérifier qu'il y a les applications militaires, donc la bombe. Joliot le savait évidemment. Dès le début, il y avait des types qui y réfléchissaient beaucoup, Yves Rocard par exemple.

Comment Joliot a-t'il vécu son déboulonnage en 1950 ?
Mal. Il l'avait provoqué, mais il n'a pas aimé... Il était devenu une sorte de martyr. Vous étiez roi et vous vous retrouvez sous-préfet. Cela n'a pas du être drôle...

On le disait très charmeur...
Très, il avait même un coté un peu pute. Ma mère disait :"Irène (sa femme), c'est un bon garçon. Mais Fred ? Je ne laisserai jamais traîner mon portefeuille moral ouvert devant lui". Et puis il ne travaillait pas assez. Après la guerre, il faisait trop de trucs à coté, notamment de la politique... Il était devenu une sorte de 'Perrin des steppes', un 'Aragon de la science'.

Au CEA, quelles étaient ses relations avec Dautry ?
Il y avait un bureau au rez-de-chaussée du petit hôtel occupé par le CEA rue de Varenne. Je le vois encore avec un plancher en marqueterie, superbe. Et puis un autre bureau, un peu moins beau à l'étage et ça avait été une terrible discussion entre le l'Administrateur (Dautry) et le Haut Commissaire (Joliot) pour choisir l'un ou l'autre. Je me souviens que Kowarski avait accroché sur la glace de son bureau une coupure de presse où il était question d'une tortue anormale à deux têtes. L'animal était mort parce que les deux têtes s'étaient entre dévorées. En réalité, au CEA le pouvoir moral, c'était Joliot, mais le pouvoir réel, c'était Dautry, l'homme qui a créé l'institution avec le conseiller Toutée.

Vous estimez que le rôle de Dautry a été minoré dans la genèse du CEA ?
Indiscutablement. Mais Dautry, lui, ne faisait pas de cinéma. C'était un petit bonhomme avec un chapeau à bords ourlés. Il clignotait de l'oeil, il n'était plus tout jeune, il en avait vu d'autre, il avait été Ministre... Mais il avait gardé une jeunesse d'esprit fantastique. C'était un type très humain, ouvert. On n'a pas assez dit de bien de Dautry, c'est lui qui a fait du Commissariat cette machine exaltante, extraordinaire.

Un organisme qui a mieux géré ses relations avec l'industrie que n'a jamais su le faire le CNRS...
Effectivement, cela s'est joué grâce à un réacteur installé à Saclay qui s'appelait E.L.2 (Eau Lourde numéro deux). Là, le CEA à donné leur chance aux industriels. Nous avons organisé les premiers cours de génie atomique. Des types jeunes parlaient à des gens à cheveux gris et rosette de la légion d'Honneur. Ils enseignaient le nucléaire à des pontes de l'industrie qui n'en avaient aucune idée. La pile ZOE à Chatillon avait été un réacteur de savants, mais E.L.2 était déjà un réacteur pour lequel l'industrie a joué un rôle important. Si le Commissariat n'a pas mal réussi ses relations avec l'industrie, il n'a pas mal réussi non plus ses relations avec l'université. Il avait de l'argent ses contrats arrosaient certains labos tout en courtisant systématiquement l'université pour qu'elle ne se fâche pas.

Fort de Chatillon 20 déc.1948, en présence de Joliot (à dr.), L. Kowarski explique au pdt. Auriol le fonctionnement de ZOE (arch. CEA)

Cette forme de recherche appliquée était bien dans l'esprit de Joliot
Joliot a toujours dit qu'il était d'abord ingénieur. Il avait fait du chauffage central au début de sa carrière, il sortait de l'école de Physique Chimie de la Ville de Paris...

On peut donc parler de réussite du CEA dans le domaine de la recherche appliquée...
Certainement. Savez vous que Dautry y avait introduit une règle ? Un pourcentage fixe d'administratifs par rapport aux scientifiques, techniciens et polytechniciens. Par la suite, Guillaumat a foutu tout ça en l'air. Guillaumat, c'était  l'X dans toute sa splendeur et le Corps des Mines par dessus le marché. Ceci dit, il a développé le Commissariat de façon fabuleuse. Mais c'est une histoire que je connais mal car je ne me suis jamais beaucoup occupé des affaires militaires. Guillaumat est arrivé à fabriquer la bombe en évitant les corps techniques militaires et sans ordres du gouvernement, bien que Mendès, à mon avis, n'ai pas pu ne pas être conscient qu'en choisissant en 1954 de faire des réacteurs type G1, G2 (des machines plutonigènes), on laissait la voie ouverte aux applications militaires.

Par la suite, les relations du CEA avec EDF se sont détériorées
Jules Horowitz, le responsable du développement des réacteurs, a mené la bataille pour que le CEA impose la technologie du graphite-gaz à l'EDF. C'était une connerie pour diverses raisons. De toute façon, d'après l'ordonnance de 1945 le rôle du CEA n'était pas de construire les centrales électronucléaires.

A terme, cela ne pose-t-il pas le problème des finalités d'un organisme comme le CEA ?
Si j'avais été le gouvernement en 1981, j'aurais fait quelque chose... Le problème du CEA est de savoir à quoi il sert désormais. C'est une merveilleuse machine, mais pour faire quoi ? Lorsque on a développé les réacteurs nucléaires, il y avait des objectifs évidents. La bombe, idem. Mais maintenant ? Moi, j'aurais transformé le CEA en commissariat à l'énergie solaire, et autres, ou j'aurais essayé d'en faire une sorte d'agence française pour la maîtrise de l'énergie.

Et le CNRS ?
C'est notre grand organisme scientifique, il est irremplaçable. Son principal intérêt est d'être pluridisciplinaire, ce que n'est pas le cas à l'université, hélas ! En revanche, son côté diabolique c'est qu'il a du mal à se renouveler. Pourquoi ? Parce que les gens y deviennent statutaires trop tôt. A l'époque où j'étais au cabinet d'André Boulloche (Education nationale en 1959) je me souviens d'avoir reçu les syndicats qui voulaient la titularisation des chargés de recherche CNRS. J'en avais discuté avec Jean Coulomb, un ami, l'excellent directeur du CNRS, qui était enquiquiné par cette affaire. J'avais donc reçu les syndicats rue de Grenelle. Ils m'avaient menacé : "Si vous refusez, on se met en grève". me menacent-ils.
- Fantastique ! leur ai-je répondu. De toute façon, la France s'en fout. Vous n'êtes pas la SNCF et ça fera faire des économies au CNRS".  Ils ont tout de même fini par être 'statufiés', mais plus tard. Je crois que le CNRS se porterait mieux si les gens avaient un statut moins rigide et si un certain nombre de gens étaient obligés de quitter la recherche pour aller dans l'industrie.

Vous vous êtes aussi occupé de la direction du CNRS
Effectivement, c'est moi qui ait fait nommer le successeur de Jean Coulomb, Pierre Jacquinot. C'était un type fantastiquement calme et très clairvoyant. Il n'avait pas la poésie de Coulomb, mais c'était un gars sérieux. Je l'avais recommandé à Pierre Sudreau un vieux copain (entre Sudreau et moi il y a une dette de sang qui remonte à la guerre), éphémère ministre de l'éducation Nationale du général de Gaulle.

Vous avez aussi participé à la création de la DGRST
Oui. Curieusement la DGRST a été créé en partie par André Malraux qui était Ministre de la Recherche de de Gaulle. C'est avec lui qu'on a fait le premier Comité des Sages. J'ai participé à cette affaire pour des raisons personnelles. Celle qui conseillait Malraux était une femme pour laquelle j'ai une grande admiration, une camarade de déportation de ma soeur, la nièce du Général, Geneviève Anthonioz-de Gaulle. On a donc trafiqué cette affaire un peu clandestinement. On a nommé un type curieux, Pierre Piganiol qui était complètement en perte de vitesse chez Saint-Gobain et que j'avais essayé de faire entre au CEA pour s'occuper de chimie. Or, une fois à la DGRST, Piganiol s'est révélé extraordinaire. C'est lui qui a inventé les fameuses `Actions concertées'. Il avait la volonté d'abattre les cloisons, de faire travailler les gens ensemble et il il y est parvenu ! Notre préoccupation était que la recherche et l'industrie se parlent. Rappelez-vous qu'avant-guerre, un physicien qui travaillait pour l'industrie se prostituait ! C'était le 'black label' dans toute son horreur. Il travaillait pour l'industrie, c'était un vendu. Avant la DGRST, on avait organisé les colloques sur le thème de la relation recherche - industrie, Caen, Grenoble... J'avais la conviction qu'il était impossible de laisser l'industrie et la recherche dans cette situation où elles ne se parlaient pas. C'est un problème qui m'a toujours donné des hauts le coeur, le conservatisme de cette université, on n'en a pas idée!

Pourriez vous en donner des exemples ?
Lorsqu'on a décidé de créer un enseignement de génétique à l'université, j'ai eu les réactions d'un ex-membre du comité central du PCF, le pr. Marcel Prenant pour ne pas le nommer, un bon gros type que j'ai vu se rouler par terre de rage devant moi en disant : "ce qu'il nous faut comme professeurs, c'est quelqu'un qui, lorsqu'un enfant arrive avec une fleur à l'école,  puisse lui donner un nom, la classifier". Ce qu'il fallait enseigner c'était les sciences naturelles, surtout pas la biologie moléculaire. 
Seconde histoire. A l'époque, j'étais chez André Boulloche, le ministre de l'Education nationale. Un beau jour on m'amène un type merveilleux, je le vois encore (je veux lui serrer la main, je ne peux pas, il avait eu une polio et son bras pendait), il faisait de l'économie mathématique (G. Darmois). Je vais voir le doyen Zamanski et je lui dit : "il faudrait que mon bonhomme puisse enseigner.
-Mais, je suis fac de sciences, qu'est-ce que tu veux que je fasse d'un économiste ?"
Je vais donc voir le doyen de la fac de droit : "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'un mathématicien ?".
Moralité, on a fini par faire cette chose incroyable : on lui a créé une chaire. Lorsque on crée un chaire, le ministre peut nommer son titulaire. Sans commentaire...


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