Dans quelles circonstances avez vous été amené à travailler avec Frédéric Joliot ?
Je le connaissais depuis que j'étais tout petit parce que mon
père, le physicien Edmond Bauer, faisait partie du fameux groupe des
chercheurs progressistes qui ont aidé à organiser la recherche dans
l'entre-deux-guerres. En 1945, lorsque Joliot a pris la direction du
CEA, il m'a pris comme chef de cabinet. Je dois dire qu'au début,
il m'intimidait beaucoup.
Sa femme, Irène Curie, avait été le premier ministre de la recherche
Quand Irène Joliot a été nommée ministre en 1936, puis que
Jean Perrin lui a succédé, brusquement la recherche a pris une
dimension nouvelle. La recherche scientifique est apparue comme une
sorte de triomphe de la gauche, du rationalisme, de la science contre
ce qui passait, à tort ou à raison, pour de l'obscurantisme. Ce
changement vient aussi de l'extraordinaire développement de la physique
contemporaine. Il faut se souvenir de ce qu'a été l'évolution de la
physique après Einstein, la rencontre des Langevin, des Perrin, les
congrès Solvay, bref, l'extraordinaire émulation de toute une
communauté scientifique. Les initiateurs du CNRS étaient tous de
gauche, il y avait Frédéric Joliot-Curie qui était socialiste à
l'époque, Paul Langevin, Jean et Francis Perrin, les Curie, etc. Le
militantisme des anciens remontait à l'affaire Dreyfus, à la loi de
séparation de l'Eglise et de l'Etat, toutes ces grandes affaires qui
avaient mobilisé les intellectuels de l'école Normale supérieure au
début du vingtième siècle. Ils formaient une grande famille, ils
passaient les vacances ensemble à l'Arcouest en Bretagne.
Ce groupe s'est dispersé pendant la guerre. Tous ont dû s'exiler, sauf Joliot...
C'est une histoire compliquée qui s'est jouée sur des têtes
d'épingles. Au moment de l'exode, tout le laboratoire Joliot, l'eau
lourde, etc. se sont retrouvées dans une banlieue de Clermont-Ferrand.
J'ai l'impression que si Irène avait été avec lui, il serait peut être
parti et l'histoire aurait été autre, mais elle était en Bretagne.
Enfin, il faut se souvenir qu'en juin 1940, rares étaient ceux qui
pensaient que les Anglais tiendraient le coup encore longtemps. Bon,
une partie des gens du laboratoire est partie, Lew Kowarski en
particulier avec l'eau lourde. Mais Joliot est resté et ça été une
catastrophe. Il est devenu communiste, mais je me suis toujours posé
des questions sur son entrée au Parti. Il me semble qu'au début de
l'occupation, il n'était pas au plus mal avec cet cet Allemand dont
j'ai oublié le nom (W. Gentner) et dont parle Spencer Weart dans son
bouquin...
Que voulez vous dire par catastrophe ?
Je pense que Joliot en Angleterre ou en Amérique ne serait pas
devenu communiste, donc qu'il aurait mieux défendu la recherche
française pendant la guerre. Ses collaborateurs, Bertrand Goldschmidt
et Lew Kowarski, étaient tout jeunes et parfaitement inconnus, ils ne
pouvaient faire le poids vis-à-vis des anglo-saxons, alors que lui, il
avait reçu le Nobel en 1935. A la Libération, Joliot a été nommé
directeur du CNRS, mais il y est resté très peu de temps puisqu'il est
parti créer le Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Pour les
affaires atomique, à l'époque, il était en rivalité avec un type de
Lyon (le pr. Thibaut ) qui n'avait pas sa pointure, mais qui
essayait de faire jouer ses relations. Or, en matière de réseaux,
Joliot bénéficiait à l'évidence du soutien de Langevin et des savants
progressistes qui tenaient le devant de la scène avant-guerre.
Il avait eu des problèmes avec ses collègues partis en Angleterre...
Il y a eu des histoires compliquées entre le riter v. Halban et les autres membres de l'équipe, je dirais des rivalités
de pouvoir. J'ai l'impression qu'il y a eu une conjuration des autres
contre Hans Halban, mais je n'ai jamais tout à fait su pourquoi. Peut
être une question de brevets... Ce qui est clair en tout cas c'est que
le CNRS d'après-guerre aurait pu avoir un autre rôle que celui qu'il a
joué et que le CEA aurait pu être attaché au CNRS.
Pourquoi cela ne s'est-il pas fait, à votre avis ?
Parce ce que le CEA a été conçu comme exorbitant du droit
public. Le Commissariat bénéficiait de l'aura du nucléaire, ce dont on
n'a plus l'idée aujourd'hui. Lorsque j'y suis entré comme directeur du
cabinet de Joliot en 1946, je me souviens d'avoir du passer des
contrôles tatillons, c'est tout juste si on ne se mettait pas au
garde-à-vous en passant devant les surveillants. On avait à notre tête
Raoul Dautry qui avait demandé au conseiller d'état Pierre Toutée de
lui tailler des statuts extraordinaires. Je veux dire pas de
contrôleur des dépenses engagées, une liberté totale d'embauche, toutes
facilités pour acquérir des immeubles, etc... Je crois que le CNRS
aurait pu bénéficier d'une organisation semblable, mais il était passé
entre les mains d'un biologiste, Georges Teissier, qui n'avait pas
l'entregent de Joliot.
On a du mal à imaginer que Joliot pouvait penser que le CEA n'aurait aucune vocation militaire...
En 1945, il y a eu la déclaration Parodi aux Nations-Unies
disant que la France ne ferait jamais la bombe. Alors Joliot ? Je crois
qu'il était déchiré. Le Parti le tenait par les cheveux. Pour des
raisons obscures, il n'avait aucune liberté. En fait, il ne m'a jamais
donné l'impression d'un homme entièrement libre. D'ailleurs, ce n'est
pas le gouvernement qui a démissionné Joliot en 1950. Lorsqu'il a fait
son fameux discours pour le mouvement de la paix, il savait à quoi
s'atendre. Peu après, il a déclaré à Bertrand Goldschmidt : "si
après ça, ils ne me foutent pas dehors!" Il savait parfaitement ce
qu'il faisait.
Mais alors, la bombe atomique ?
C'est Jules Guéron qui le premier a parlé de la bombe au
Général de Gaulle, en 1944 au Canada, donc avant le CEA. Par ailleurs,
dans l'ordonnance créant le Commissariat l'année suivante, il est
facile de vérifier qu'il y a les applications militaires, donc la
bombe. Joliot le savait évidemment. Dès le début, il y avait des types
qui y réfléchissaient beaucoup, Yves Rocard par exemple.
Comment Joliot a-t'il vécu son déboulonnage en 1950 ?
Mal. Il l'avait provoqué, mais il n'a pas aimé... Il était
devenu une sorte de martyr. Vous étiez roi et vous vous retrouvez
sous-préfet. Cela n'a pas du être drôle...
On le disait très charmeur...
Très, il avait même un coté un peu pute. Ma mère disait :"Irène
(sa femme), c'est un bon garçon. Mais Fred ? Je ne laisserai jamais
traîner mon portefeuille moral ouvert devant lui". Et puis
il ne travaillait pas assez. Après la guerre, il faisait trop de trucs
à coté, notamment de la politique... Il était devenu une sorte de
'Perrin des steppes', un 'Aragon de la science'.
Au CEA, quelles étaient ses relations avec Dautry ?
Il y avait un bureau au rez-de-chaussée du petit hôtel occupé
par le CEA rue de Varenne. Je le vois encore avec un plancher en
marqueterie, superbe. Et puis un autre bureau, un peu moins beau à
l'étage et ça avait été une terrible discussion entre le
l'Administrateur (Dautry) et le Haut Commissaire (Joliot) pour choisir
l'un ou l'autre. Je me souviens que Kowarski avait accroché sur la
glace de son bureau une coupure de presse où il était question d'une
tortue anormale à deux têtes. L'animal était mort parce que les deux
têtes s'étaient entre dévorées. En réalité, au CEA le pouvoir moral,
c'était Joliot, mais le pouvoir réel, c'était Dautry, l'homme qui a
créé l'institution avec le conseiller Toutée.
Vous estimez que le rôle de Dautry a été minoré dans la genèse du CEA ?
Indiscutablement. Mais Dautry, lui, ne faisait pas de cinéma.
C'était un petit bonhomme avec un chapeau à bords ourlés. Il clignotait
de l'oeil, il n'était plus tout jeune, il en avait vu d'autre, il avait
été Ministre... Mais il avait gardé une jeunesse d'esprit fantastique.
C'était un type très humain, ouvert. On n'a pas assez dit de bien de
Dautry, c'est lui qui a fait du Commissariat cette machine exaltante,
extraordinaire.
Un organisme qui a mieux géré ses relations avec l'industrie que n'a jamais su le faire le CNRS...
Effectivement, cela s'est joué grâce à un réacteur installé à
Saclay qui s'appelait E.L.2 (Eau Lourde numéro deux). Là, le CEA à
donné leur chance aux industriels. Nous avons organisé les premiers
cours de génie atomique. Des types jeunes parlaient à des gens à
cheveux gris et rosette de la légion d'Honneur. Ils enseignaient le
nucléaire à des pontes de l'industrie qui n'en avaient aucune idée. La
pile ZOE à Chatillon avait été un réacteur de savants, mais E.L.2 était
déjà un réacteur pour lequel l'industrie a joué un rôle important. Si
le Commissariat n'a pas mal réussi ses relations avec l'industrie, il
n'a pas mal réussi non plus ses relations avec l'université. Il avait
de l'argent ses contrats arrosaient certains labos tout en courtisant
systématiquement l'université pour qu'elle ne se fâche pas.
Fort de Chatillon 20 déc.1948, en
présence de Joliot (à dr.), L. Kowarski explique au pdt. Auriol le
fonctionnement de ZOE (arch. CEA)
Cette forme de recherche appliquée était bien dans l'esprit de Joliot
Joliot a toujours dit qu'il était d'abord ingénieur. Il avait
fait du chauffage central au début de sa carrière, il sortait de
l'école de Physique Chimie de la Ville de Paris...
On peut donc parler de réussite du CEA dans le domaine de la recherche appliquée...
Certainement. Savez vous que Dautry y avait introduit une
règle ? Un pourcentage fixe d'administratifs par rapport aux
scientifiques, techniciens et polytechniciens. Par la suite, Guillaumat
a foutu tout ça en l'air. Guillaumat, c'était l'X dans toute sa
splendeur et le Corps des Mines par dessus le marché. Ceci dit, il a
développé le Commissariat de façon fabuleuse. Mais c'est une histoire
que je connais mal car je ne me suis jamais beaucoup occupé des
affaires militaires. Guillaumat est arrivé à fabriquer la bombe en
évitant les corps techniques militaires et sans ordres du gouvernement,
bien que Mendès, à mon avis, n'ai pas pu ne pas être conscient qu'en
choisissant en 1954 de faire des réacteurs type G1, G2 (des machines
plutonigènes), on laissait la voie ouverte aux applications militaires.
Par la suite, les relations du CEA avec EDF se sont détériorées
Jules Horowitz, le responsable du développement des réacteurs,
a mené la bataille pour que le CEA impose la technologie du
graphite-gaz à l'EDF. C'était une connerie pour diverses raisons. De
toute façon, d'après l'ordonnance de 1945 le rôle du CEA n'était pas de
construire les centrales électronucléaires.
A terme, cela ne pose-t-il pas le problème des finalités d'un organisme comme le CEA ?
Si j'avais été le gouvernement en 1981, j'aurais fait quelque
chose... Le problème du CEA est de savoir à quoi il sert désormais.
C'est une merveilleuse machine, mais pour faire quoi ? Lorsque on a
développé les réacteurs nucléaires, il y avait des objectifs évidents.
La bombe, idem. Mais maintenant ? Moi, j'aurais transformé le CEA en
commissariat à l'énergie solaire, et autres, ou j'aurais essayé d'en
faire une sorte d'agence française pour la maîtrise de l'énergie.
Et le CNRS ?
C'est notre grand organisme
scientifique, il est irremplaçable. Son principal intérêt est d'être
pluridisciplinaire, ce que n'est pas le cas à l'université, hélas ! En
revanche, son côté diabolique c'est qu'il a du mal à se renouveler.
Pourquoi ? Parce que les gens y deviennent statutaires trop tôt. A
l'époque où j'étais au cabinet d'André Boulloche (Education nationale
en 1959) je me souviens d'avoir reçu les syndicats qui voulaient la
titularisation des chargés de recherche CNRS. J'en avais discuté avec Jean Coulomb,
un ami, l'excellent directeur du CNRS, qui était enquiquiné par cette
affaire. J'avais donc reçu les syndicats rue de Grenelle. Ils m'avaient
menacé : "Si vous refusez, on se met en grève". me menacent-ils.
- Fantastique
! leur ai-je répondu. De toute façon, la France s'en fout. Vous n'êtes
pas la SNCF et ça fera faire des économies au CNRS". Ils
ont tout de même fini par être 'statufiés', mais plus tard. Je crois
que le CNRS se porterait mieux si les gens avaient un statut moins
rigide et si un certain nombre de gens étaient obligés de quitter la
recherche pour aller dans l'industrie.
Vous vous êtes aussi occupé de la direction du CNRS
Effectivement, c'est moi qui ait fait nommer le successeur de Jean Coulomb, Pierre Jacquinot.
C'était un type fantastiquement calme et très clairvoyant. Il n'avait
pas la poésie de Coulomb, mais c'était un gars sérieux. Je l'avais
recommandé à Pierre Sudreau un vieux copain (entre Sudreau et moi il y
a une dette de sang qui remonte à la guerre), éphémère ministre de
l'éducation Nationale du général de Gaulle.
Vous avez aussi participé à la création de la DGRST
Oui. Curieusement la DGRST a été créé en partie par André
Malraux qui était Ministre de la Recherche de de Gaulle. C'est avec lui
qu'on a fait le premier Comité des Sages. J'ai participé à cette
affaire pour des raisons personnelles. Celle qui conseillait Malraux
était une femme pour laquelle j'ai une grande admiration, une camarade
de déportation de ma soeur, la nièce du Général, Geneviève Anthonioz-de
Gaulle. On a donc trafiqué cette affaire un peu clandestinement. On a
nommé un type curieux, Pierre Piganiol qui était complètement en perte
de vitesse chez Saint-Gobain et que j'avais essayé de faire entre au
CEA pour s'occuper de chimie. Or, une fois à la DGRST, Piganiol s'est
révélé extraordinaire. C'est lui qui a inventé les fameuses `Actions
concertées'. Il avait la volonté d'abattre les cloisons, de faire
travailler les gens ensemble et il il y est parvenu ! Notre
préoccupation était que la recherche et l'industrie se parlent.
Rappelez-vous qu'avant-guerre, un physicien qui travaillait pour
l'industrie se prostituait ! C'était le 'black label' dans toute son
horreur. Il travaillait pour l'industrie, c'était un vendu. Avant la
DGRST, on avait organisé les colloques sur le thème de la relation
recherche - industrie, Caen, Grenoble... J'avais la conviction qu'il
était impossible de laisser l'industrie et la recherche dans cette
situation où elles ne se parlaient pas. C'est un problème qui m'a
toujours donné des hauts le coeur, le conservatisme de cette
université, on n'en a pas idée!
Pourriez vous en donner des exemples ?
Lorsqu'on
a décidé de créer un enseignement de génétique à l'université, j'ai eu
les réactions d'un ex-membre du comité central du PCF, le pr. Marcel
Prenant pour ne pas le nommer, un bon gros type que j'ai vu se rouler
par terre de rage devant moi en disant : "ce
qu'il nous faut comme professeurs, c'est quelqu'un qui, lorsqu'un
enfant arrive avec une fleur à l'école, puisse lui donner un nom,
la classifier". Ce qu'il fallait enseigner c'était les sciences naturelles, surtout pas la biologie moléculaire.
Seconde histoire. A l'époque, j'étais chez André Boulloche, le ministre de l'Education nationale. Un beau jour on
m'amène un type merveilleux, je le vois encore (je veux lui serrer la
main, je ne peux pas, il avait eu une polio et son bras pendait), il
faisait de l'économie mathématique (G. Darmois). Je vais voir le doyen
Zamanski et je lui dit : "il faudrait que mon bonhomme puisse enseigner.
-Mais, je suis fac de sciences, qu'est-ce que tu veux que je fasse d'un économiste ?"
Je vais donc voir le doyen de la fac de droit : "Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'un mathématicien ?".
Moralité, on a fini par faire cette chose incroyable : on lui a créé
une chaire. Lorsque on crée un chaire, le ministre peut nommer son
titulaire. Sans commentaire...