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Intervention de Pierre Aigrain

à l'Université Paris 1, le 27 avril 1987

(source : https://www.histcnrs.fr/temoignages.html)


De G. à Dr. Pierre Aigrain, J-F Picard, Jacques Lautmann (1989, photo CNRS)

Je suis physicien et non historien et par conséquent, n'ayant pas les qualités d'ordre des historiens, je n'ai pas conservé d'archives de mon expérience du CNRS. Cette expérience, vous savez que je l'ai eue dans différentes fonctions. La plus intéressante c'est au fond en tant qu'utilisateur du Centre. Je ne connaissais pas le CNRS à ses débuts. Et pour cause, je suis né en 1924. Mes premiers contacts avec la recherche française ne datent que de 1948. Avant, j'ai fait une thèse aux Etats-Unis. Par conséquent sur les années d'avant-guerre et de la guerre je ne peux rien vous apporter comme expérience personnelle. Mes contacts avec le CNRS datent donc de 1948 et même d'un peu plus tard que ça. En 1948, j'étais un jeune chercheur dans la labo de physique de l'ENS, celui d'Yves Rocard. Il faut dire qu'à l'époque s’il n'avait fallu compter que sur le CNRS pour pouvoir travailler, on ne serait pas allé très loin. Ceci n'est pas un reproche, mais une simple constatation. De même, si on n'avait dû compter que sur la Direction de l'Enseignement Supérieur c'eut été pareil! Les crédits dont disposait Rocard pour l'ensemble du labo en 1949 étaient de l'ordre de 500 000 F (anciens, bien sûr). Ça n'allait pas très loin pour un laboratoire de cette taille. Quant au CNRS ses contributions de l'époque, quoique microscopiques, étaient quand même très appréciées, car elles étaient disponibles avec une grande souplesse. Si je ne vais pas jusqu'à dire: une très grande souplesse, c'est parce que je dois avouer que certaines des autres ressources l'étaient encore plus. Pour ce labo des semi-conducteurs où nous étions deux, je peux le dire maintenant qu'il y a prescription, Rocard avait obtenu un financement totalement irrégulier sur le plan administratif, car de provenance étrangère. Mais tout cela était bien modeste et heureusement que cette physique des semi-conducteurs était un domaine de science légère au tournant des années cinquante. En 1952-53, les choses se sont un peu officialisées. Je ne sais comment nous aurions fait si cette physique avait demandé de grosses installations.
A l'époque, même ces moyens modestes étaient extrêmement difficiles à obtenir. La France sortait d'une guerre, nous étions en pleine reconstruction... Ne jetons la pierre à personne, constatons simplement ce qu'était la situation. Les ressources étaient de trois sortes: les micro-crédits de l'enseignement supérieur qui servaient tout juste à chauffer le laboratoire, et encore. Je me souviens à l'époque de nos discussions sur la résistivité du germanium pur à la température ordinaire. Les Bell Labs travaillaient sur cette question et nous étions en désaccord avec lui qui trouvait: 47 ohm/cm., alors que nous nous trouvions: 70. Il faut savoir que la résistivité d'un semi-conducteur totalement pur dépend exponentiellement de la température. La différence essentielle c'est que pour eux la température ordinaire, c'était 27° tandis que pour nous elle était de 17°, température que nous n'atteignions que rarement en hiver!  Nos autres ressources financières étaient les vols que je commettais régulièrement avec la complicité et même sous les ordres de mon maître, Yves Rocard, conseiller scientifique de la Marine. A l'époque, j'étais officier de marine. La Marine Nationale avait réquisitionné dans les laboratoires allemands de la défense, quantités de matériel dont personne ne faisait rien. Muni d'un faux ordre de mission, d'un uniforme et d'un camion emprunté à la Marine sous de faux prétexte, j'allais prendre livraison de ce matériel que nous utilisions ou que nous revendions pour pouvoir acheter autre chose, notamment le matériel des surplus américains. Autre source qui nous a aidé très tôt, les contrats de recherche d'un certain nombre d'organismes américains et tout particulièrement de l'Office of Naval Research. Tous ceux qui se sont penchés sur l'histoire de la recherche scientifique savent que dans les années de l'immédiat après-guerre, l'Office of Naval Research suivant la suggestion d'un homme tout à fait remarquable, Vannevar Bush, a joué un rôle fondamentale pour la recherche américaine et même en dehors des Etats-Unis. Bush avant même la fin de la guerre, avait dit: "nous disposons de quantités de laboratoires qui ont travaillé sur des problèmes de défense, si la guerre finie, tout ceci s'arrête ce sera une déperdition de capacité et de moyens catastrophique pour le pays ". Il a réussi à convaincre le gouvernement américain de mettre des moyens à la disposition de l'organisme le plus efficace et qui était pour des raisons que je n'ai pas eu les moyens d'élucider, l'Office of Naval Research. Étant entendu que cet organisme soutiendrait désormais la recherche fondamentale universitaire. Certes, il y avait quelquefois des idées de défense sous-jacentes, mais à très long terme. Par exemple la physique des semi-conducteurs a été largement soutenue et nous savons maintenant que les transistors peuvent aussi servir dans des applications militaires. Mais en 1948, cette possibilité n'apparaissait qu'à très long terme.
Je crois me souvenir que le contrat dont je disposais à l'époque était de 50 000$. En 1948 ce n'était pas négligeable. La souplesse de gestion était totale. C'était une commande de "rapports", autrement dit la liberté d'utiliser ce crédit à notre guise était complète. Si j'avais utilisé l'argent pour entretenir une danseuse, cela serait passé inaperçu. En outre ce contrat comportait un avenant intéressant. J'avais fait remarquer que pour faire des travaux intéressants, il fallait travailler à basse température. Or dans ces années-là, l'hélium n'était pas disponible en Europe. L'hélium provient de deux sources: l'atmosphère, mais à dose infinitésimale, et le gaz naturel de certains gisements Les puits de gaz naturel qui contenaient le plus d'hélium étaient situés soit au Texas, soit à Bakou, en URSS. Actuellement Groningue est une des sources de gaz naturel les plus riches d'Europe en hélium, mais à l'époque ce gisement n'avait pas été découvert. En 1917 les Allemands avaient bombardé les forces alliées avec des zeppelins et pour se protéger contre ce risque à l'avenir, les américains avaient mis un embargo à l'exportation de ce gaz. Mais une fois un embargo mis en place, il faut parfois du temps pour le supprimer. Et je crois savoir que l'embargo américain sur l'hélium n'a été supprimé qu'après la découverte de Groningue dans les années 1965. Donc cet hélium on ne pouvait l'obtenir qu'au compte-gouttes. L'avenant prévoyait que l'Office of Naval Research m'enverrait par les avions militaires des bouteilles d'hélium comprimé. Ce qui fait que nous étions un des rares labos à en avoir. Et on a pu en prêter à d'autres labos, comme celui du CNRS à Meudon, qui était un des rares labos de basses températures. La troisième source de financement, c'était le CNRS. A l'époque les crédits du CNRS étaient également très souples, un peu moins quand même que ceux de l'Office of Naval Research. On n'allait pas tout à fait jusqu'é vous dire "tant que vous livrez un rapport en 25 exemplaires, (le contrat est rempli) ". Il y avait une autre clause qui n'était pas sans intérêt pour nous. A l'époque, nous étions deux, Claude Dugas qui en 52 est entré dans l'industrie et moi. Nous devions aller faire un rapport oral, chaque année aux Etats-Unis où nous étions transportés aux frais de la Navy dans les avions du Military Air Transport Service. C'était pittoresque, il s'agissait d'avions à pistons qui ne pouvaient se poser que sur des bases américaines. On allait donc de Paris aux Açores et des Açores à Andrews Field. Ça prenait 21 heures. Mais on avait comme ça un voyage par an aux États Unis pour aller visiter des labos et discuter avec des gens qui étaient quand même de très loin à la tête des progrès dans le domaine, c'était aussi un soutien formidable pour le labo.

Vous aviez gardé des relations scientifiques aux Etats-Unis ?

Oui. J'avais fait ma thèse aux Etats-Unis à Carnegie-Mellon University. Le MIT n'avait pas voulu de moi, je n'ai pu y venir ensuite que comme professeur, mais comme élève, juste après la guerre, il ne me trouvait pas au niveau. Ma thèse portait sur des travaux d'électronique, alors que mes travaux ultérieurs relèvent pour la plupart de la physique des semi-conducteurs.

Avec qui travailliez-vous à Carnegie ?

J'ai fait ma thèse sous la direction d'un homme aujourd'hui disparu: Everett M. Williams, mort relativement jeune d'un cancer. J'avais également établi un certain nombre de contacts avec le Bell Telephone Laboratory, qui fut pendant toute cette période la Mecque de la physique des semi-conducteurs. C'était l'endroit où le transistor avait été découvert. Les moyens et la qualité des hommes étaient considérables. Au passage et à titre anecdotique, je rappelle que Claude Dugas qui était un normalien et m'avait un peu converti à la physique des semi-conducteurs quand nous nous étions retrouvés ensemble à la Carnegie, était un garçon extrêmement fin et brillant. Son père était un petit producteur de cognac, à Aulnay de Saintonge. L'instituteur ayant repéré ses qualités voulait que son père lui fasse faire des études secondaires, mais celui-ci avait refusé parce qu'il avait besoin de lui à la ferme. Et il n'aurait jamais fait de la physique s'il ne s'était pas fracturé la hanche en tombant d'un cerisier! Cela l'a légèrement handicapé, mais suffisamment pour qu'il ne soit plus utilisable à la ferme paternelle... Du coup on lui a permis de faire des études et il est entré à l'École Normale Supérieure. Il a pris sa retraite il y a deux ans comme directeur scientifique de Thomson. Dugas disposait toujours dans le labo, d'une bouteille de cognac bien cachée qui avait vieillie en fût depuis 1848! Lorsque les grands chercheurs du Bell Lab passaient en Europe, ils s'arrêtaient toujours au labo et on apprenait des tas de choses... ils nous aidaient beaucoup, ils nous donnaient des tuyaux qu'un directeur de thèse donne normalement à son thésard. Seulement nous n'avions pas de directeur de thèse et pour cause, car il n'y avait pas en France un seul chercheur dans ce domaine. On était les deux seuls. A propos de l'aide du CNRS, ce qui me frappe encore, c'était sa souplesse. En 1952, j'ai quitté la Marine et je me suis trouvé Maître de Conférences, d'abord à Lille, puis à Paris. C'est à cette date que Claude Dugas est entré dans l'industrie et que j'ai commencé à recevoir cette aide. A l'époque on avait un compte CNRS et on vous versait des sommes dessus. Je crois que si j'avais entretenu une danseuse, là on l'aurait probablement vu, il y avait un contrôle a posteriori, mais le système était quand même très souple.

Ça a duré jusqu'en 1966. A ce moment-là, la Cour des comptes a trouvé malsain qu'on verse l'argent sur des comptes postaux à l'ordre de professeurs

La première remarque que je ferais, est que je ne suis pas sûr que l'efficacité y ait gagné. Il est hautement probable que parmi les gens qui recevaient des crédits du CNRS et compte tenu des fluctuations statistiques, si vous prenez une population suffisamment nombreuse, vous trouverez toujours quelques escrocs. Mais je crois que leur nombre était extraordinairement limités et que le surcoût lié à la rigidité est beaucoup plus important que le coulage éventuel. On rentre là en plein dans l'histoire du CNRS. Cet organisme me semble avoir eu à sa création, et dans les années qui ont suivi, un degré de souplesse inégalé et une efficacité -par rapport aux crédits dont il disposait et qui étaient malgré tout assez faibles jusqu'en 1959- remarquable. Le CNRS a pu faire ou faire faire énormément de choses avec des moyens très réduits, grâce à l'extraordinaire souplesse d'utilisation des moyens dont il disposait. Par la suite je dirai que l'histoire du CNRS est comme celle des autres organismes français, le CNRS n'a rien de particulier en la matière: la DGRST à ses débuts disposait de beaucoup plus de souplesse que par la suite et on pourrait citer de nombreux autres exemples. Sous diverses pressions les organismes ont eu tendance à se rigidifier et la rigidité et la recherche ne vont jamais bien ensemble. Aujourd'hui, je ne suis pas sûr qu'on puisse trouver pire que la rigidité de gestion des crédits de recherche de l'Enseignement Supérieur français.

Quels étaient vos rapports avec le CNET ?

Ils n'étaient pas mauvais parce que pratiquement inexistants! Le cas des semi-conducteurs était peut-être un peu à part. Il y avait au CNET deux personnes, en l'occurrence deux allemands qui figuraient dans ces groupes de savants, qui avaient travaillé dans les laboratoires militaires du Reich et qui avaient été "coxés" par nous en 1945. Il s'agissait de chercheurs de bonne qualité, l'un des deux était même tout à fait remarquable. Ils s'appelaient H. Welker, l'autre Matare. Ils ont fait de l'excellent travail au CNET sur les transistors avant de retourner en Allemagne où Telker est devenu Directeur du laboratoire de recherche physicochimique de Siemens à Erlangen. Il s'est fait connaitre en 1952 pour la découverte de la semi conductivité des composés "3-5". Nous avions donc des rapports avec Welker et Matare -ils étaient plus âgés que Dugas et moi- mais il s'agissait de rapports personnels et non d'institution à institution.

Quel genre de patron était Yves Rocard ?

Yves Rocard avait de bonnes relations avec la Marine. Pendant la guerre il avait fait une résistance tout à fait remarquable. En particulier, il avait réussi à déterminer la nature et les emplacements de V1 grâce aux contacts qu'il avait avec l'industrie. Je rappelle que Yves Rocard après sa thèse était entré dans l'industrie puis revenu à l'Université. Il avait donc décidé de rejoindre Londres. Il est vannetais d'origine et comme tout breton qui se respecte, grand navigateur à voiles. Il est parti avec un dériveur en Méditerranée, rejoindre un destroyer britannique qui l'attendait. A Londres, il est devenu conseiller scientifique de la Marine Française jusqu'à la fin de la guerre. Il a accompagné les forces françaises dans le sud de l'Allemagne et, à Constance, il a trouvé un laboratoire allemand qui travaillait sur la détection infra-rouge. Ce labo travaillait sur des cellules de sel de plomb et il y avait envoyé Claude Dugas étudier ces matériaux qu'on appelait semi-conducteurs, un mot qu'il ignorait jusqu'alors. Voilà une des caractéristiques extraordinaires d'Yves Rocard: il faudra un jour que les sections historiques du CNRS se penchent un peu sur son influence sur la physique française d'après-guerre.

Quelle opinion avait-il du CNRS de Jean Perrin ?

Il m'est difficile de le savoir. Je dirais que les deux hommes s'appréciaient. Mais Rocard est un humoriste parfois un peu acerbe. Il y a eu une histoire célèbre. Lorsque le CNRS fut créé, il avait fait paraître dans les journaux une petite annonce ainsi rédigée: "Pour toute recherche même désintéressée, même en province, une seule adresse: quai Anatole France ". Jean Perrin lui avait violemment reproché cette facétie, disant qu'il n'arrivait plus à travailler à cause des femmes trompées qui l'appelaient pour demander (à la recherche) de surveiller leur mari! C'est vrai que Rocard aimait les canulars. Il était aussi en matière scientifique quelque peu anarchiste au sens étymologique du terme. C'est un homme extrêmement astucieux. Il savait se débrouiller pour peu qu'il y ait suffisamment de pagaille! il arrivait à faire marcher les choses d'une manière remarquable, toujours dans l'intérêt public. Dans ces conditions un organisme (comme le CNRS) n'était pas ce qui lui plaisait le plus. Il aurait préféré une absence d'organisme, à condition que l'argent soit distribué. Mais je n'ai pas connu Jean Perrin, donc ses relations avec Yves Rocard.

Rocard n'a jamais eu de place au CNRS...

Il y a une autre raison à cela, c'est qu'il a toujours refusé d'être élu dans n'importe quelle commission. On plaisantait beaucoup sur sa surdité. Certains parlaient d'une surdité "à éclipses". Il entendait toujours très bien ce qu'il n'aurait pas dû entendre. Mais il est vrai qu'il entendait très mal les sons graves. Il n'entendait bien que les gens qui lui parlaient en face, les sons aigus ayant une meilleure directivité et c'est très gênant quand on est autour d'une table en commission.

Par exemple n'était-il pas un peu agacé par les prises de position de gens comme Joliot-Curie ?

C'est possible, encore que je l’aie vu très souvent soutenir des gens dont les opinions politiques étaient proches de celles de Joliot lorsqu’il estimait qu'ils étaient scientifiquement valables. Rocard est un personnage compliqué. Cela dit, il n'avait certainement pas les mêmes opinions politiques que Joliot-Curie, mais il l'admirait , il l'a dit plusieurs fois.

Ils furent cependant en rivalité à propos du CEA

Probablement, encore que je pense qu'il y eut plus de rivalité entre Guillaumat et Rocard. La rivalité a commencé surgir quand Joliot a quitté le Commissariat. Je ne me souviens pas qu'à la création du Commissariat en 1945, Rocard ait été particulièrement candidat.

Il avait eu son mot à dire parce que le premier service du CEA fut celui des semi-conducteurs et de l'électronique

Rocard a été le premier en France à reconnaître l'importance de la physique des semi-conducteurs, comme il a été l'un des premiers à reconnaitre l'importance de la radioastronomie, de la physique des particules, etc., alors qu'il n'a jamais prétendu comprendre quoi que ce soit à ces disciplines. C'était un physicien de physique traditionnelle, un mécanicien des vibrations. Je crois qu'une de ses qualités c'est d'avoir su reconnaitre l'importance de domaines dont il n'était pas spécialiste et de s'être débrouillé pour leur fournir des moyens, en profitant d'un environnement qui avait des avantages au point de vue du recrutement, celui de l'École Normale Supérieure. Mais il élargissait. Ainsi, moi, je n'étais pas normalien et mon origine ne me prédisposait pas à faire des recherches dans le cadre universitaire. Maurice Lévy non plus n'était pas normalien.

Dans l'histoire, il est frappant de voir l'intérêt de la Marine pour la recherche

C'est une tradition ancienne. Elle remonte à Bernard Vodar, un directeur de recherches au CNRS de Meudon-Bellevue, à Maurice De Broglie et d'autres qui étaient officiers de Marine. Je ne considère pas Rocard comme un grand marin, mais l'histoire raconte que lorsqu'il est arrivé sur son destroyer britannique, la Marine française avait fait mettre à bord un uniforme à sa taille. Lorsqu'on l'a transféré sur un bâtiment français, en haut de l'échelle de coupée, il y avait le marin qui sifflait règlementairement avec son sifflet à deux tons et le commandant qui attendait au garde à vous. Rocard tout ému l'a salué en retirant sa casquette! Lorsque j'ai été nommé à Lille, premier exemplaire des "turbo profs", mon décret de nomination était dû à Yves Rocard et à Donzelot, Directeur de l'Enseignement Supérieur. Rocard avait réussi à convaincre Donzelot que la physique des semi-conducteurs était suffisamment importante pour que j'entre à l'Université. Donzelot s'est dit: "je n'ai pas donné de poste l'an dernier à Lille, si je leur en donne un cette année, ils ne protesteront pas!" Mais bien sûr il fallait que je reste à Paris dans le labo de Rocard, le décret de nomination prévoyait donc mon affectation à Lille pour l'enseignement et mon affectation à Paris au laboratoire de physique de l'ENS. C'était donc tout à fait officiel. Maurice Lévy a été nommé à la même période à Bordeaux et dans les mêmes conditions affecté pour ses recherches à l'École Normale Supérieure. On avait d'ailleurs un enseignement analogue à faire en mécanique quantique (en option), car dans les licences de physique en 1952, celle-ci n'était pas toujours pas enseignée! Nous l'avons fait pendant deux ans. Les Universités avaient demandé que cet enseignement fût reconnu et il le fut, heureusement pour les étudiants. Le rapport d'un personnage fort important disait que la mécanique quantique ou ondulatoire pouvait être importante pour la culture générale, mais qu'on pouvait douter qu'elle ait le moindre intérêt pour les ingénieurs.

Qui était ce personnage important ?

Louis de Broglie. Ça ne retire rien au mérite d'une découverte fondamentale qui lui a valu un prix Nobel justifié, mais cela décrit un certain état d'esprit en France dans les années cinquante. En 1954, j'ai été nommé à Paris, à la Maîtrise de conférences de PCB. Enseignement que j'ai donné pendant 10 ans. C'est là que j'ai commencé à recevoir des moyens du CNRS. Les labo associés ont été créés une dizaine d'années plus tard et mon labo a été l'un des tous premiers. Il y avait aussi des chercheurs CNRS dans mon labo. Là aussi le CNRS apportait un élément de souplesse formidable. Il y avait une règle dans mon labo, un tiers de normaliens, un autres tiers d'élèves des grandes écoles, un tiers de "sorbonnards" -comme on disait à l'époque. Au bout d'un ou deux ans, on ne pouvait plus distinguer les gens d'après leur origine. Or si le système de l'Éducation Nationale en général, permettaient assez facilement de recruter des normaliens, il n'y avait que le CNRS qui permette ce mélange qui, je crois, a été pour beaucoup dans le succès de notre laboratoire. Pour les chercheuses il était difficile d'avoir le même système et la majorité des filles provenait de Sèvres. Il y avait très peu de filles dans les écoles d'ingénieurs ou en fac à l'époque.

Au milieu des années cinquante, un ensemble de réflexions et de réformes de structures apparaissent qui concernent la recherche...

En 1954, il y a un fait nouveau. En fait, ce n'est pas la première fois puisqu'il y avait déjà eu un Secrétaire d'État à la Recherche dans le gouvernement Blum, mais ça avait disparu. En 1954, Mendès France a reconstitué un Secrétariat d'État à la Recherche qu'il a confié à Henri Longchambon. Celui-ci a demandé à André Lichnérowicz d'entrer dans son Cabinet. Il se trouve que je connaissais très bien Lichnérowicz qui avait créé ce cours de méthodes mathématiques de la physique à Paris. J'avais été son chef de travaux. Mon premier poste universitaire a été celui-là. Lichnérowicz m'a donc demandé d'entrer à ce cabinet. Je ne l'ai pas fait officiellement parce que j'estimais ne pas en avoir le temps. Mais j'ai été en rapports très étroits avec Longchambon. On commençait à préparer le 3ème Plan qui devait couvrir les années 1955-60. Il avait été décidé qu'il fallait quelque chose dans la Plan sur les problèmes de politique scientifique. Ça a été décidé par Longchambon ou par Mendès. Ce dernier suivait les questions scientifiques et techniques de très près, il était un de ces hommes politiques qui croyaient à la science. Comme l'affaire n'avait pas été prévu par le Commissariat au Plan, elle a été improvisée par disciplines. Il y a eu une commission pour la physique qui comprenait trois membres: Jacquinot, Maréchal et moi-même. On l'appelait entre nous la Commission "JAM", ce qui veut dire en anglais soit confiture, soit embouteillage! Cette commission a rédigé les trois pages qui concernent la physique dans le 3ème Plan. Il y en a eu aussi pour la chimie avec Ourisson. Le gouvernement Mendès n'a duré que quelques mois, mais Longchambon est resté comme Président du Conseil Supérieur de la Recherche Scientifique et Technique.

Il existe un rapport Longchambon rédigé pour le Plan en 1957. Ce document fait état de disputes avec le Doyen Perez à propos du développement de la recherche car il y est dit qu'il faut admettre des ingénieurs directement en 3ème cycle. La faculté des sciences prend ça en mauvaise part

Dans cette période au point de vue recherche, une innovation importante a été la création du 3ème cycle et la création du cadre des professeurs associés qui permettait d'attirer vers les Universités, à titre pas forcément permanent, des gens sans conditions de titre. Je ne dirai pas que ça a été utilisé par les Universités françaises avec toute la souplesse et l'ouverture d'esprit nécessaire, mais il y a eu au moins une possibilité de créée. Les personnes impliquées étaient Longchambon, Mendès et il faut ajouter, Gaston Berger. Le 3ème cycle lui a démarré et il a eu une certaine importance, car c'était très bien de donner des moyens aux chercheurs, mais encore fallait-il les former.

Quel est votre jugement sur ce qui s'est fait autour de Longchambon de 1954 à 1959 ?

A mon avis ça a eu une influence considérable. Quantitativement ça n'a pas été énorme parce qu'on partait de très bas, mais qualitativement ça a eu un effet extraordinairement positif. Je pense que les croissances très rapides observées à partir de 1959 n'auraient pas été possibles sans cette préparation pendant la période Longchambon. Je le dis d'autant plus volontiers qu'au moment de la mort de De Gaulle on m'avait demandé un article pour Le Figaro sur "De Gaulle et la recherche". A cette occasion je l'avais non seulement dit, mais écrit, ce qui avait quelque peu surpris -agréablement- Longchambon qui vivait encore.

Puis vous prenez des fonctions à la DGRST

Je les ai prises par étapes. En 1958 une des dernières décisions de la IVème République a été la création du Comité Consultatif de la Recherche et du Délégué Général à la Recherche. La Délégation elle, fut créée un an après. En Novembre 58, j'ai été l'un des premiers membres du CCRST. J'en ai été élu vice-Président, je dirais au bénéfice de l'âge à l'envers parce que j'étais le plus jeune. Le premier Président fut Maurice Letort des Charbonnages de France. Le Comité avait été nommé en novembre 58, les nominations étaient en principe de deux ans et devaient durer jusqu'en novembre 1960, il avait été dit il va y avoir moitié des membres qui seront renouvelés, moitié qui ne le seront pas. J'ai fait partie de celle qui a duré quatre ans, on nous tirait au sort. Ensuite il avait été dit: le premier président sera nommé pour un an et il était prévu de nommer le second pour deux ans, de manière à ce que le bureau du Comité assure la continuité. Ce fut donc Letort dont j'étais le vice-Président puis Maurice Ponte avec Paul Germain comme vice-président. Mais pas de pot dans le système: discontinuité. Germain a été tiré au sort comme sortant, à ce moment-là je suis redevenu vice-Président pendant un an, enfin on est rentré dans le régime permanent et je suis resté au Comité consultatif jusqu'en 1962.

Le premier comité consultatif joue un rôle dans la réforme du CNRS de 1959 ?

C'est sur le rapport du Comité Consultatif que se fait la réforme de 1959. En fait "compte tenu" du rapport, car il n'a été suivi que partiellement. Vous devriez pouvoir retrouver ces rapports. L'idée était d'en faire un Office Universitaire de la Recherche Scientifique, notre "OURS" comme on disait. "Office" voulant dire que son fonctionnement aurait eu la souplesse, la caractéristique de gestion d'un établissement public à caractère industriel et commercial. C'est cela qui n'a pas été suivi d'effet, à cause des résistances des organisations administratives et financières, rue de Rivoli, Cour des comptes, etc.… et cela malgré le fait que les propositions budgétaires du Comité étaient suivies d'effet dans cette période presque à 100%. A l'époque le Comité ne contenait que douze membres, une formule qui est restée unique en France et a été abandonnée ensuite ce qui est peut-être dommage. Les réunions du Comité Interministériel de la Recherche regroupaient les ministres responsables des différents organismes de recherche. Elles se réunissaient sous la présidence du Premier Ministre pour discuter et décider une fois par an, du budget des éventuelles réformes de structures. Ces réunions se tenaient en présence des membres du Comité Consultatif. Je me souviens encore de la première réunion dans laquelle le Comité avait recommandé qu'on accorde, je crois me souvenir que c'était un chiffre de l'ordre de 12 MF d'augmentation de crédit. Aujourd'hui ça parait faible, mais il s'est écoulé trente ans depuis avec une inflation moyenne de 6 ou 7%. 12 millions en plus, c'était important en pourcentage par rapport au budget de l'époque. Le jeune Secrétaire d'État au budget avait dit que compte tenu de l'importance de la recherche il était prêt à faire un effort et qu'il pourrait aller jusqu'à 2 MF. Il s'agissait bien sûr de Valéry Giscard d'Estaing. Le Premier Ministre, Michel Debré qui avait des instructions, avait déclaré: "dans ces conditions, j'arbitre le compromis, ce sera10 MF"". J'ai rarement vu ensuite des arbitrages se conclure comme cela!

Le Secrétaire d'État en question était aussi un des adversaires de la souplesse budgétaire pour laquelle plaidait Pierre Lelong

Pierre Lelong qui était le conseiller du Général de Gaulle. Ce Comité a je crois réussi sur le plan budgétaire. Ça a été le début d'une période de croissance dont a posteriori on peut d'ailleurs se demander si elle n'a pas été d'un rythme excessif. Par exemple du point de vue des recrutements, elle a engendré des bourrelets dans la pyramide des âges. Cela pose maintenant des problèmes aux organismes. Les taux de croissance étaient de l'ordre de 15% par an à cette époque et on ne tient pas indéfiniment un taux de doublement tous les cinq ans!

En ce qui concerne le rôle du CNRS, il semble que le Comité tournait autour des responsabilités du Centre en matière de recherche fondamentale dans l'Enseignement supérieur

Bizarrement oui et non. Cette histoire d'Office Universitaire, de 'CNRSU', cela n'a pas été retenu. Ce n'était pas cela l'idée de l'époque, mais plutôt celle d'une recherche centrée sur le milieu universitaire, mais pas forcément de la recherche fondamentale. Il y avait l'idée que même dans les milieux universitaires, une recherche plus ou moins orientée était possible. En 1958 il ne se faisait guère de recherche appliquée dans l'industrie, en France, à part quelques entreprises pharmaceutiques, la CSF et bizarrement quelques filiales d'entreprises étrangères dont Kodak avec Roussel et Landucci, un peu Saint Gobain avec Ivan Paychès dans le domaine du verre et Rhône-Poulenc pour des procédés chimiques et la pharmacie. En Juin 1961 il y a eu la création de la DRME (Direction de la recherche et des moyens d'essais) dont j'ai été nommé directeur scientifique auprès de Malavar, un professeur, mécanicien des fluides, que vous auriez intérêt à entendre aussi. La DRME a été créée comme organisme de recherche amont. Par "moyens d'essais", il fallait entendre les bases servant aux essais de missiles terre-mer qui avaient été rattachées à la DRME parce qu'elle était le seul organisme interarmes. L'activité de la DRME est donc une activité de recherche de base et de recherche technique avec comme objectif de stimuler les travaux susceptibles d'orienter à long terme la politique d'armement de la nation. J'aime bien cette formulation parce que je crois qu'elle définit bien ce que peut être dans un domaine appliqué par définition, la Défense, la mission d'une agence d'objectifs. La DRME a joué un rôle important dans ces années-là, grâce à une grande liberté d'action permise par une croissance soutenue des moyens d'intervention financiers. Elle bénéficiait également d'une très grande souplesse d'action. La DRME pouvait faire dans ce que le CNRS commençait, déjà, à ne plus pouvoir faire lui-même. Le Centre avait été pris dans les filets de la rue de Rivoli et de la Cour des Comptes. Or, le Ministère de la Défense a toujours réussi à se protéger de ce côté-là. Je suis resté à la DRME jusqu'en 1965, mais durant toute cette période, j'ai continué à m'occuper de mon labo.

Et vous avez quitté cette direction scientifique pour prendre celle de l'Enseignement supérieur

Où j'ai trouvé une bagarre entre le CNRS et l'Enseignement Supérieur. Je succédais à quelqu'un qui est devenu Recteur de Nice et qui avait assuré un intérim. Son nom commence par un D... (?), c'est un germaniste... Il succédait à Capdecome lequel avait succédé à Berger. C'est Olmer qui m'a succédé, le pauvre. Je dis le pauvre car j'ai quitté la Direction de l'Enseignement Supérieur le 1er février 1968. Je ne suis pas prophète, je n'avais rien prévu, pas plus que les autres d'ailleurs. J'ai trouvé en arrivant à la Direction de l'Enseignement supérieur, une commission dite "des dix-huit" qui avait fait un certain nombre de propositions. Celles-ci comprenaient une réforme des premiers et deuxièmes cycles des Facultés des sciences et des lettres. Il y avait eu une réforme des Facultés de droit et sciences économiques précédemment. Deuxièmement elle avait proposé la création de ce qu'on appelle maintenant les IUT, proposition faite en termes assez vagues d'ailleurs. Mais on a pu mettre en place ces IUT, ce qui a peu à avoir avec la recherche, encore que les instituts soient une source de techniciens de recherche non négligeable. Ça a bien marché, la création des IUT a été faite dans la plus parfaite et volontaire illégalité, c'est à dire par un décret qui modifie sur certains points, des lois, décret lui-même mis en œuvre par des circulaires qui auraient dû être des décrets ou des arrêtés d'application. Si nous n'avions pas procédé ainsi, cette réforme aurait pris dix ans. C'est Michel Yves Bernard qui a fait le travail.

Pourquoi la situation était-elle tendue entre le CNRS et l'université ?

Parce que chacun voulait faire le métier de l'autre. Heureusement je me suis trouvé avec un directeur du CNRS qui était Hubert Curien avec lequel on n'a pas eu de mal à définir un modus vivendi. On a eu ensuite un peu plus de mal à diffuser celui-ci dans l'Université. Ce modus vivendi essayait de définir ce qu'il fallait que chaque partenaire fasse et deuxièmement, il mettait en place une procédure officieuse d'arbitrage.

Il venait d'y avoir en 1966, une réforme assez profonde du CNRS

La réforme de 66 s'est faite juste avant mon arrivée, je ne suis pas en mesure de vous dire ce qu'il y avait en détail derrière. Je crois qu'il s'agissait essentiellement de tenir compte du fait que dans l'intervalle 1946-1966, le Centre avait dû croître d'un bon facteur 7 ou 8! Qu'on le veuille ou non quand il y a une telle croissance, certaines réformes de structure deviennent nécessaires. Les instances administratives qui croient à la rigidité sont, je dois le dire, de bonne foi. Le drame c'est qu'elles croient aux vertus de la rigidité. Ce n'est pas qu'elles veulent emmerder le monde, mais elles sont persuadées qu'elles œuvrent pour le bien général. Mes interlocuteurs à la direction du CNRS étaient Jacquinot d'abord puis Curien, les rapports ont été très faciles avec les deux. Le drame de la réforme de 1966, à mon avis, ça a été l'introduction d'une dyarchie au sommet. Le deuxième drame, c'est que celle-ci ait quand même marché grâce à la personnalité de Lasry. A la limite, n'importe quelle structure pouvait marcher avec d'un côté un Lasry et de l'autre soit un Jacquinot, soit un Curien. Il n'y a pas besoin de définir les tâches, ils se débrouillent très bien entre eux. Mais après Lasry, cela n'a plus fonctionné.

Donc en tant que Directeur de l'Enseignement Supérieur, un de vos problèmes est une tension CNRS - université ?

Ce que je constatais du côté de l'Enseignement Supérieur, était qu'il m'était impossible de faire le moindre travail. En prenant mes fonctions, c'est une anecdote, je venais de me péter un tendon à cause d'un accident de ski. J'avais le bras droit dans une atèle et pour pouvoir signer, ce n'était pas facile. Le premier document que je trouve, était une lettre pour le Directeur de l'École Française de Rome disant: "j'ai l'honneur de vous renvoyer la facture jointe dans laquelle vous avez oublié de mentionner 'certifié sincère et véritable et arrêté la présente facture à la somme de ...'"Je regarde la facture, elle concernait l'achat de 20 stylos billes! Authentique! J'ai laissé de côté. Quand mes collaborateurs sont arrivés je leur ai demandé:
- "Comment se fait-il que je signe des trucs pareils?
- L'École française de Rome n'a pas l'autonomie financière et le Directeur n'en est pas ordonnateur secondaire.
- Il me semble qu'il y en a d'autre d'École française à l'étranger, celle d'Athènes, du Caire."
J'ai demandé qu'on me sorte immédiatement les décrets nécessaires. On m'a dit que certains ont été signés depuis... Et je suis quand même resté trois ans! Il me semblait que des établissements de ce genre ne peuvent pas vivre sans une très grande souplesse de gestion. Je ne suis pas resté longtemps dans la Marine, mais je savais qu'un commandant à la mer est seul maître à bord après Dieu. Le métier de Directeur de l'Enseignement Supérieur était quelque chose de dingue. Il faut être fou pour accepter un poste pareil! ou inconscient. J'espère que je n'étais qu'inconscient.

Il s'agissait d'une réglementation conçue à une époque où il y avait trois cents professeurs d'université en France

Je dirai que la principale contribution de la Direction de l'Enseignement Supérieur à la recherche à l'époque, était purement et simplement liée à la construction des locaux universitaires. C'était le temps où on construisait plus de 100 000 m2 de locaux par an. Il se trouve que la réglementation prévoyait des normes de prix au m2, d'ailleurs idiotes par la définition des montants. Pour prendre un exemple, un architecte avait conçu un bâtiment de forme circulaire en démontrant qu'ainsi il disposait de plus de surface utile en mettant les circulations au centre, et bien il a fallu que je monte jusqu'à la rue de Rivoli pour obtenir l'autorisation! Dans toute cette période on a équipé les laboratoires en matériel dans des proportions considérables. Je crois qu'on peut dire qu'au moment où se termine la période de croissance, c'est à dire vers 1969, les laboratoires français, que ce soit ceux du CNRS, mais surtout ceux de l'Université ou associés au CNRS, étaient enfin plutôt suréquipés que sous-équipés en matériel. Cela a eu bien sûr dans la période suivante une conséquence défavorable quand on a commencé à serrer la vis. Car ce matériel a fini par se périmer. Le problème de la jouvence a été très mal résolu dans la période suivante.

En tant que Directeur de l'Enseignement supérieur, vous participez au colloque de Caen de 1966 qui fait des propositions en matière de réforme de l'université

Il y a des propositions derrière lesquelles j'étais très présent... Comme directeur j'essaye de les mettre en application. Le colloque de Caen se tient en octobre ou novembre 1966. A l'époque le ministre est Christian Fouchet. Son image n'était pas des meilleures, mais moi je trouve que c'était un excellent ministre. Je tiens à le dire. Christian Fouchet était un homme qui donnait l'impression d'être assez lent à comprendre, et peut-être l'était-il un peu, il prenait son temps, mais on pouvait lui expliquer les choses jusqu'à ce qu'il ait compris.

N'est-ce pas quelque chose qui a changé dans l'administration française? Aujourd'hui, il y a des cabinets qui font écran

Nous vivons maintenant et depuis une dizaine d'années dans ce que j'appelle la ''gogocratie', la direction par les cabinets! Pour en revenir à Fouchet, une fois qu'il avait compris, c'était un homme sur lequel on pouvait s'appuyer. Les décisions suivaient, elles étaient logiques et elles étaient appliquées. Je n'avais pas eu grande difficulté à convaincre Fouchet que l'autonomie des universités étaient une chose nécessaire. Je proposais finalement sinon la disparition, du moins un changement profond du caractère de la Direction de l'Enseignement supérieur. Il fallait qu'elle devienne une direction d'animation et non plus de gestion. Mais en même temps je proposais d'y aller avec progressivité, car les établissements n'étaient pas tous capables - aujourd'hui ce serait peut-être encore pire - de faire une transition brusque d'un niveau à l'autre. Je m'étais d'ailleurs aperçu au moment de la mise en place de cette réforme qu'il était idiot de créer les mêmes enseignements partout en même temps. Je crois que les sciences humaines en particulier ont énormément souffert de cette tendance. Toutes les universités ont voulu avoir tous les enseignements de sciences humaines, alors qu'il y en avait dans certaines disciplines un tiers qui pouvaient mettre en place un bon enseignement dans une discipline et les deux autres qui ne pouvaient faire que des bêtises. Et elles ont fait des bêtises. C'est une des raisons pour lesquelles il faut des universités autonomes, mais avec une certaine progression. C'est l'un des thèmes de discussion débattus à Caen. Fouchet a quitté le ministère en mars 1967 à la suite d'élections qui comme toujours ont amené un remaniement ministériel. Je peux dire que je suis tombé sur l'antithèse de Fouchet avec Alain Peyrefitte. Ce dernier est l'homme que je connais qui pige les choses le plus vite. Il a un brio intellectuel invraisemblable, mais après, pour obtenir une décision... Je n'ai jamais vu Peyrefitte en prendre une. Il avait été surnommé dans son poste précédent - il avait été Ministre de la Recherche - le "Ministre qui ne signe guère"! Tout a donc été bloqué. J'ai donné ma démission de la Direction de l'Enseignement Supérieur le 1er juillet 1967. Au bout de deux mois, j'avais dit à mon Ministre que si les décisions que je proposais n'étaient pas prises d'ici le 1er juillet, je démissionnerai. Il a été tout étonné que je tienne parole et il a obtenu que je reste jusqu'à après la rentrée. J'ai fait la première rentrée de la réforme de 1966. C'est pourquoi je suis parti le 1er février 1968. Je précise que je ne suis pas sûr que si l'on avait continué la réforme progressive que j'avais proposée, les événements de mai ne se seraient pas produits. Les événements de mai 68 sont quelque chose d'extrêmement complexe, dont le point de départ n'avait rien à voir avec la structure des études. Prenez par exemple les revendications pour la liberté sexuelle dans les résidences universitaires, dont j'étais d'ailleurs personnellement partisan compte tenu du fait que l'âge moyen des étudiants en résidence était alors supérieur à 21 ans!  Mais la raison de mon départ a été que je n'arrivais plus à mettre en place l'évolution prévue par le Colloque de Caen. C'est d'ailleurs un élément de réflexion intéressant: si cette évolution vers un système d'universités autonomes, concurrentielles, comme l'avait proposé le Colloque de Caen, avait débouché, je pense que ça aurait eu un effet sur le CNRS. Le Centre aurait évolué vers une fonction qui l'aurait rapproché de la NSF. La NSF qui traite, vous le savez, avec des universités américaines qui sont -elles- autonomes, concurrentielles, etc. Ce qui était idiot dans les propositions faites l'année dernière (en 1986), c'est qu'elles prétendaient appliquer ce type de fonction à un système universitaire qui n'a pas ces caractéristiques. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs.

Ne peut-on pas retourner votre proposition et dire que justement l'université française est incapable d'acquérir son autonomie du fait qu'il existe au sein de l'Éducation Nationale, cette dualité Enseignement supérieur - CNRS ?

Non, nous étions tout à fait d'accord avec Curien à l'époque, pour introduire cela de manière progressive, université par université. Lorsque cette évolution des universités aurait été faite, le CNRS aurait changé son mode d'action. Rien en principe ne pouvait empêcher une telle évolution.

Sauf que le CNRS étant le lieu où se faisait la recherche, l'habitude pouvait laisser paraitre vain d'implanter des laboratoires sur le terrain universitaire ?

Il ne faut pas oublier que la moitié des crédits du CNRS allaient à des labos associés, donc à des labo d'universités. En outre, dans certains cas, la distinction labo associé-labo propre était très marginale. Mais il est vrai que dès qu'une réforme en implique une autre, il y a des réactions. Mais on dit souvent: le système crée des inerties, et cela, ce n'est pas vrai. Dès qu'on ne pousse plus un système, il s'arrête. Peut-être va-t-il mieux parler de viscosité!

Il y a tout de même le fait important que le CNRS était - et reste - grâce au Comité National, la seule instance d'évaluation des recherches par discipline

Tous comme la NSF aux Etats-Unis qui dispose de structures d'évaluation par disciplines. Il est d'ailleurs réconfortant de voir que des systèmes semblables existent hors de chez nous. Je crois que le problème est que ces instances sont plus de financement et d'animation que de gestion.

Il est frappant de constater que dans ses travaux, aujourd'hui la commission Schwartz n'évalue pas la qualité des diplômes et des formations fournies par l'Université, mais ses capacités de recherche

Je vais vous dire l'une des raisons: La commission Schwartz, à laquelle je participe quand j'ai le temps, n'a pas de mal à faire l'évaluation recherche ne serait-ce que parce qu'elle a déjà comme base, les évaluations faites par le CNRS. On envoie des gens sur place qui peuvent faire les corrections à la marge s’ils l'estiment utile et c'est tout. Mais quand vous voulez faire de l'évaluation pédagogique, c'est beaucoup plus difficile. Pour donner un exemple : quand nous avons discuté de la méthodologie, j'ai été celui qui a suggéré - ce qui a été accepté - qu'une des questions posées systématiquement soit : "que sont devenus vos étudiants?" Jusqu'à présent il n'y a que, je crois, que l'Université de Pau et des Pays de la Loire qui aient pu donner une réponse partielle à cette question. Au niveau des 3èmes cycles, les trois quarts ont une réponse, mais pas avant.

Parce que les questionnaires fournis par le ministère de la Recherche pour les bourses DGRST obligent à répondre à cette question. Si vous ne répondez pas, vous risquez de ne pas avoir de bourses. Cela demande un travail considérable

Je sais, mais croyez-vous qu'il soit inutile?

En gros oui. L'essentiel de nos 3èmes cycles, ce sont des gens qui sont profs de lycée. Devenir professionnel ça consiste pour eux à rester profs

Mais ça c'est déjà une réponse intéressante! En tout cas la question de l'évaluation pédagogique est tout de même de savoir ce que les étudiants sortis du 2ème cycle de telle université deviennent. Or lorsqu'un étudiant de l'université de Lyon quitte celle-ci pour une autre, il n'y a aucun moyen de savoir ce qu'il fait.

Si on revient à votre expérience du pilotage de la recherche au niveau national, vous quittez en février 1968 la Direction de l'Enseignement supérieur

Et je prends la DGRST à la suite de Maréchal. A la DGRST il n'y a pas de mandat précis, c'est un de ces postes dont la nomination se fait en Conseil des Ministres, dans lequel on est nommé ou révocable ad nutum. Maréchal était là depuis le début des années soixante, cela faisait quelque temps qu'il souhaitait quitter la DGRST pour retourner à son institut d'optique. En fait il aurait voulu partir dès l'été 1967. Mais lui-même ainsi que Maurice Schumann, le Ministre de la recherche, voulaient que ce soit moi qui prenne le poste. Ils ont donc attendu jusqu'au 1er février. Je dois dire que j'ai trouvé à la DGRST, un organisme qui avait lui-aussi une certaine tendance à se rigidifier bien qu'il ne fasse pas de gestion directe (de labos). Il y avait eu des évolutions que j'ai un peu regrettées. Je crois que le système des actions concertées s'est révélé bon, mais elles s'étaient multipliées en nombre. Le résultat de cette évolution, est que le montant de chaque contrat était devenu ridicule. En francs constants, les contrats étaient trois fois plus faibles qu'ils l'étaient dix ans auparavant. Comme le travail de gestion par les bénéficiaires du contrat est indépendant de son volume, on arrivait à ce résultat que les gens faisaient plus que de la recherche "de" contrats que de la recherche "sur" contrat!  Le système était bon dans son principe, mais il devait être corrigé progressivement. J'ai réduit d'un facteur deux le nombre d'actions concertées et j'ai augmenté le volume des contrats d'à peu près le même facteur. Certaines actions concertées ont été arrêtées, comme il est normal quand on constate que ça ne marche pas. Par définition le rôle des actions concertées était d'essayer de démarrer des choses dans des secteurs où les autres organisations avaient des difficultés. Un des grands succès a été par exemple l'action concertée de biologie moléculaire. Lorsque la biologie moléculaire est apparue comme une discipline à la suite des travaux de Watson et Crick en Angleterre et des travaux de Lwoff, Monod, Jacob en France, elle n'a pas pu trouver place au CNRS. C'est un point important. Elle n'a pas pu trouver place parce que les Commissions du CNRS étaient composées de biologistes animaux, de biologistes végétaux, qui faisaient d'ailleurs un travail intéressant et de qualité, mais très éloignés des préoccupations de la biologie moléculaire. Cette dernière s'était constituée beaucoup plus autour des biochimistes qu'autour des biologistes classiques. Donc les gens qui travaillaient dans cette nouvelle discipline ne trouvaient pas de réponse auprès des commissions du CNRS. On a donc créé cette action concertée en s'appuyant sur les quelques équipes existantes, par exemple celle de l'Institut Pasteur ou celle d'Ephrussi...

Ce dernier était CNRS

Il y a toujours des déviants dans les grands organismes... ils sont d'ailleurs peu nombreux. Bref, cela a permis de donner des moyens supplémentaires, au-delà de ce que le Comité National du CNRS était prêt à donner. Deuxièmement, l'action DGRST a permis d'envoyer des gens se former dans des laboratoires étrangers en particulier britanniques et américains. Au bout de dix ans, s'est ainsi constituée une communauté scientifique de biologie moléculaire très puissante. Voilà un domaine où si on prend le taux de citations dans les publications scientifiques, la France est en tête. Par la suite, l'action a été transférée au CNRS. Le succès a d'ailleurs été si grand que les biologistes moléculaires se sont vengés et aujourd'hui, les pauvres biologistes classiques sont réduits à la portion congrue ce qui est peut-être excessif. En tout cas on ne peut pas dire que le but poursuivi par l'action de biologie moléculaire n'ait pas été atteint! Donc il est normal qu'une action concertée s'arrête. Elle peut s'arrêter parce qu'elle a rempli son rôle. D'autres se sont arrêtées parce que leur sujet n'avait jamais décollé.  J'ai donc un peu reconcentré les choses. Malheureusement la période de 68 est arrivée. Le premier budget que j'ai eu à préparer fut celui de 1969, c'est-à-dire le premier budget mauvais. Il a été suivi d'autres aussi mauvais, si vous regardez la courbe des budgets de la recherche, vous constaterez que la période la pire fut de 1969 à 1974. Pourquoi? Parce que, alors que De Gaulle croyait à la recherche avec la foi du charbonnier, Pompidou lui, n'y croyait pas. L'un était un homme du XXIème siècle, l'autre du XIXème.

C'est tout de même le pdt. Pompidou qui avait introduit Pierre Lelong auprès de De Gaulle et qui avait présidé comme Premier Ministre, les budgets fastes de la période précédente

Dans le système français, recherche et enseignement supérieur ont le même financeur: l'État. L'Université n'est-elle pas fondée à dire: plutôt que de payer un CNRS, donnez-moi l'argent pour que je fasse de la recherche ?Oui, mais le CNRS répond: je dispose des moyens d'évaluation, pourquoi faudrait-il en créer de nouveaux ? Mais il y a effectivement ici une question sensible. Assez souvent, nos collègues universitaires ont fait le raisonnement que vous évoquez. Il y le groupe de Laurent Schwartz qui est d'excellente qualité. Les universitaires sont peut-être en train de créer une sorte de contrepoids au CNRS. En disant cela, j'ai l'air de prêcher pour une modération des ambitions du CNRS, ce n'est pas tant cela que j'ai en tête que l'impression, que si le Centre tend à devenir plus une machine d'exécution qu'une instance de réflexion, il y perdra beaucoup. Il faut reconnaître que depuis quelques années le volume des affaires qu'il a à traiter, le mène vers une certaine dérive bureaucratique. Il faut bien convenir que le CNRS n'a pas vraiment réussi sa déconcentration. De gros efforts ont été faits, mais quand on est sur le terrain, on voit bien que les résultats ne sont pas encore satisfaisants. Les Administrateurs Délégués ont certes des pouvoirs, malgré tout il me semble que trop de choses sont encore traitées ou retraitées par les services centraux. Cela étant, ce n'est pas la manière dont le CNRS assume sa mission de fournisseur de moyens à la recherche qui lui valent aujourd'hui les critiques. Vous trouverez très peu de gens pour contester les modes de distribution de crédits par le Centre. En revanche, celles-ci sont plus vives en ce qui concerne la gestion de son personnel, de ses corps de chercheurs et de techniciens. C'est là que le CNRS est le plus fragile. La raison en est la croissance très rapide de ces corps qui ont en outre pâti d'une critique par comparaison avec les corps d'enseignants. Cela dit, je ne me range pas parmi les gens qui contestent l'action de Jean-Pierre. Chevènement. Il a fait des chercheurs du CNRS des fonctionnaires. Bien, mais que ces derniers soient fonctionnaires ou contractuels sans limitation de mandat, c'est au fond à peu près la même chose. Ils ont même perdu une partie de leurs avantages avec la fonctionnarisation. Je crois qu'il y a là un faux débat, même si la décision n'était pas très heureuse sur le plan symbolique, je pense que le véritable problème, c'est l'insertion de ces chercheurs dans un contexte global d'activités de recherche, de production et de formation. C'est l'interchangeabilité ou la mobilité des chercheurs entre ces trois pôles: laboratoires publics, milieu industriel et enseignement qui n'est toujours pas au point. N’est-ce pas la conséquence inéluctable du système français qui a privilégié jusqu'à maintenant l'existence d'un organisme public chargé exclusivement de recherche, le CNRS ?Je dirais d'abord que le CNRS est un organisme utile qui a rendu et qui continue à rendre de très grands services. Il ne faut pas cracher dans la soupe. On peut établir des comparaisons avec les organisations étrangères, notamment et bien sûr, les Etats-Unis avec leur National Science Foundation. La NSF ne fonctionne pas du tout comme le CNRS. Par exemple elle ne rémunère pas directement de chercheurs, elle finance des équipes ou des laboratoires sous forme de contrats. Mais il ne faut pas pousser trop loin la différence. On dit parfois que la recherche n'est pas subventionnée aux Etats-Unis. C'est vrai que les subventions classiques y sont très faibles. Il n'empêche que par le biais de très gros contrats de recherche notamment militaires (donc sur financement public), on retrouve une forme de financement qui réserve une part conséquente des budgets de l'État aux études libres. Pour en revenir au CNRS, avec son budget de 10 milliards de francs aujourd'hui, il représente le 1/10ème du budget total de la R.-D. en France, un gros tiers de l'ensemble des organismes civils de recherche de l'État. Il n'est pas en situation de monopole. A ce propos, depuis la naissance du CNRS, on a vu se constituer un certain nombres de d'organismes de recherches (concurrents ?), souvent à partir d'une notion ambigüe du partage des tâches entre recherche fondamentale et recherche appliquée...C'est exact. On aurait pu imaginer que chaque fois que s'ouvrait un nouveau champ (atome, espace, océans) le CNRS allait le prendre en mains. Ça ne s'est pas fait. Pourquoi ? La première raison est que le CNRS est toujours apparu très lié à l'Université et que ces activités nouvelles sont nées en dehors de ce secteur. Je dirais même plus, elles ont parfois dû émerger plus ou moins malgré contre l'université. C'est vrai dans les trois exemples que je viens de citer. Tant que de Gaulle était là, le Premier ministre sur les problèmes qui intéressaient le Président de la République, il était à la botte!

La DGRST a-t ‘elle aidé au développement des relations industrie-laboratoires ?

Il y a eu deux types d'actions concertées, celles qui étaient destinées à assurer le développement d'une discipline et celles dans lesquelles on essayait de provoquer des changements progressifs de comportement. Par exemple, ça a été le cas des collaborations université industrie, pour une série d'actions dans le cadre de la physique et de la chimie légères. Dans le premier cas j'ai cité la biologie moléculaire, il faudrait ajouter l'espace et l'océanographie. Les premiers satellites n'ont pas été lancés par le CNES qui n'existait pas, il a été créé à la suite de l'action concertée "espace" de la DGSRST. En revanche, les actions du type "composant électroniques" avaient pour but de faire se développer des liens entre les organismes de recherche: CNRS-Université, l'industrie et les laboratoires publics comme le CNET. On savait qu'il s'agissait d'une action à très long terme car les comportements ne changent pas du jour au lendemain. Par la suite, la politique de Chevènement, en particulier les Assises de la recherche, a continué dans le même sens. Il y en a eu d'autres depuis et on constate c'est que ce type de liaisons s'est de plus en plus développé.

En lisant Le Progrès Scientifique on constate l'importance attachée à la recherche dans les entreprises. Les articles sont beaucoup plus nombreux que ceux consacrés au CNRS

N'oubliez pas que la DGRST avait dans ses fonctions de tenir la statistique de dépense de recherche. Les dépenses de recherches publiques sont bien connues, mais celles des entreprises, Le Progrès Scientifique était la seule source. Il était normal que cette publication couvre les domaines délaissés par le "Courrier du CNRS" ou "l'Écho des Télécommunications". Chacune de ces publications a un rôle particulier, par exemple, celles de l'INRA ont un rôle de transmission des résultats vers le milieu agricole. Ce n'était pas au Progrès Scientifique à couvrir des choses déjà traitées par ailleurs.

A propos des relations recherche publique-industrie, on assiste depuis quelques années à une osmose intéressante. Les responsables passent d'un secteur à l'autre

Je crois qu'historiquement j'ai dû être l'un des premiers. Ensuite il y en a eu Farge chez Péchiney Ugine Kuhlman, Feneuille chez Lafarge, Cantacuzène chez Total, etc. Ce phénomène est récent en France, il est extrêmement répandu dans les autres pays, notamment aux Pays Bas.

Suivant le fil de votre carrière, nous en arrivons maintenant à votre nomination au Secrétariat d'État à la Recherche

Je rappelle d'abord qu'en 1973 j'ai été au CNRS. C'est d'ailleurs la seule période où j'y ai été au titre des procédures d'échange entre l'Enseignement Supérieur et le Centre. J'ai été attaché pour un an au CNRS afin de pouvoir partir aux Etats-Unis, ce que les règles de l'Enseignement Supérieur ne permettaient pas. J'ai passé un an au MIT, je voulais disposer d'une année sabbatique à l'étranger. Pendant que j'étais au MIT je revenais fréquemment en France, parce que ma femme ne m'avait pas accompagné. C'est pendant un de ces séjours que j'ai été contacté par le Directeur de Thomson pour prendre le poste de Directeur technique général de cette société. Ce que j'ai fait de 1974 à avril 1978. J'avais prévu que très probablement ma carrière s'arrêterait là.  Quand j'ai été contacté en avril 1978 par Raymond Barre qui me proposait de devenir Secrétaire d'État à la Recherche, la première condition que j'ai posée a été: "il est entendu que je suis Secrétaire d'État auprès du Premier Ministre". Je me fous du titre, mais il faut que la fonction soit rattachée au Premier Ministre. Raymond Barre m'a répondu: "bien sûr, d'ailleurs c'était le cas de votre prédécesseur ". Mon expérience - je n'aime pas ce mot, La Rochefoucauld dit qu'il fut inventé par les vieillards pour se consoler - donc mon expérience me l'avait montré: la négociation d'un budget global de la recherche avec le Ministère des Finances, la définition d'une politique nationale de recherche, conduisent nécessairement à des arbitrages. Or on ne peut faire rendre ceux-ci que par le Premier Ministre. J'avais connu dans le passé des situations très variables en la matière, y compris des situations où il n'y avait pas de ministre de la recherche. Lorsqu'il y avait un Délégué Général à la Recherche, finalement c'est lui qui jouait ce rôle. C'est la fonction que j'avais eue de février 68 à juillet 69, moment où la DGRST a été rattachée au Ministère de l'Industrie. Ça marchait. Ça a encore un peu marché malgré le resserrement des contraintes budgétaires sous Ortoli. Celui-ci comprenait qu'en tant que Ministre de l'Industrie, il fallait qu'il garde deux casquettes distinctes. Ce qu'il a fait. Il a obtenu d'être délégué du Premier Ministre en matière de recherche scientifique, formule batarde mais qui grâce à la compréhension d'Ortoli a pu donner à peu près satisfaction. Mon expérience m'a enseigné que quel que soit le titre, ministre, secrétaire d'État, délégué, etc.... l'important est le rattachement au Premier Ministre si on veut que les choses avancent. Quand je suis arrivé au Sous-secrétariat d'État, le budget 1979 était déjà parti. Pour le budget 1980, on a pu commencer à redresser la barre. Le budget 81 qui a donc été voté en 80, a été, je crois, un très bon budget. Il était même meilleur qu'il n'apparaissait parce qu'on avait réussi, en liaison et avec la complicité d'André Giraud (Industrie), un assez joli coup. Le ministère des Finances avait levé les bras au ciel quand il avait été question d'un taux de croissance réel supérieur à l'inflation, 9.5 %. Encore ce chiffre n'incluait-il pas des choses comme les crédits d'équilibre à Bull ou la Cité des Sciences. Nous nous étions donc entendus avec Giraud pour proposer à Barre une combine dans laquelle on ne ferait que 8.5 % en n'augmentant pas les crédits de l'ANVAR. Mais on ferait au titre du budget 80, une augmentation des AP de l'ANVAR au titre d'une loi des finances rectificative votée le 20 décembre. Par conséquent on peut dire que grâce aux crédits ainsi ajoutés à l'ANVAR, on a récupéré 1% de plus.

Pour vous le Sous-secrétariat d'État n'a pas représenté quelque chose de fondamentalement différent de votre expérience de Délégué Général ?

Non.

Vous n'aviez pas le CNRS sous votre tutelle ?

Non et ça, ça a toujours été un problème.

Vos rapports avec Madame Saunier-Seité ?

Difficiles! La presse trouvait amusant de parler de mes conflits avec Giraud, alors que si on était en désaccord parfois sur un point, dans l'ensemble, nous nous entendions bien. Mais Alice? Il fallait se la farcir!

Cela a-t-il eu des incidences sur le CNRS ?

Les problèmes principaux ont été des problèmes de personne. Quant aux problèmes de structures, je n'ai pas toujours gagné. La structure actuelle du CNRS n'est pas celle que j'avais proposée. C'est un compromis entre ce que je proposais et ce que proposait Alice. La proposition de celle-ci reposait uniquement sur des questions de personne. Elle espérait pouvoir mettre quelqu'un de particulier dans un poste qu'elle envisageait et qui très probablement d'ailleurs, se serait trouvé en conflit avec elle six mois après. Mais peu importe!

Qu'est-ce que vous proposiez ?

Un Président Directeur Général de l'organisme qui présiderait à la fois le Conseil d'Administration et le dirigerait avec à ses côtés un Secrétaire Général de haut niveau. Mais clairement un numéro deux. Il serait son adjoint sur le plan de l'administration car il en faut un dans un organisme de cette taille.
 
Cela a pratiquement été obtenu avec la réforme de 1979

La structure actuelle a tout de même quelque défaut et c'est un miracle qu'elle fonctionne. Cela tient uniquement aux hommes! Le Président et le Directeur général de l'organisme sont tous les deux des scientifiques. Ils pourraient parfaitement entrer en conflit. Il se trouve que ça ne s'est pas trop produit entre Thibault et Ducuing parce que l'un d'entre eux était zootechnicien et l'autre physicochimiste. Cela ne semble pas s'être produit non plus entre Fréjacques et Papon, ni entre Fréjacques et Feneuille. Il est vrai qu'arriver à être en conflit avec Fréjaques ce n'est pas facile, il a la "touche", c'est un ange! Mais je crois que la structure n'est pas bonne dans son principe.

 Il est frappant de constater que la politique de la recherche en France depuis 25 ans tourne autour d'un petit groupe d'hommes, toujours les mêmes

C'est tout de même en train de changer et c'est inévitable, mais la raison est très simple. Sur le plan scientifique, la France est pratiquement partie de zéro en 1945. Il y avait eu la période 1925-40 avec quelques astres brillants comme Joliot, Perrin. Mais cela faisait illusion., le niveau global de la recherche en cette période était extraordinairement bas. D'ailleurs, la génération de nos parents se fichait complètement de l'avenir. Ils vivaient au jour le jour. C'est une période que les historiens, je crois, considèreront comme triste ! Ensuite il y a eu la guerre et l'occupation. On n'a jamais vu une puissance occupante s'occuper de développer la recherche dans le pays occupé, surtout si cet occupant est nazi. Cela n'a fait que rendre le redémarrage encore plus difficiles. En 1945 donc, on repart de zéro avec des hommes dont un grand nombre ont d'ailleurs été formés à l'étranger. Et puis il y a le hasard, certains se trouvent sans le savoir dans un secteur appelé à un grand développement. Il est tout à fait accidentel que je me sois retrouvé dans les semi-conducteurs, l'année même de la découverte du transistor. On était très peu nombreux et quand on est peu nombreux on retombe toujours sur les mêmes bonhommes. Cette considération n'est d'ailleurs pas tout à fait étrangère au fait qu'en 1950, j'ai choisi d'aller voir ailleurs, dans l'industrie.

La solidarité de ce groupe est d'une nature assez différente de celle du noyau qui a animé la recherche française pendant la première moitié du siècle: les Perrin, Borel, etc. C'était l'Arcouest, c'était "familial"

Et en plus bizarrement, ils étaient tous dans le même domaine. Mais vous savez, dans le groupe d'après-guerre, il y a des amis proches. Curien est quelqu'un que je voyais souvent avant, pendant et après. Il se trouve que nous étions de disciplines relativement proches, Fréjacques également. Je l'ai rencontré la première fois quand j'étais à la DRME et que je suis venu lui suggérer -juste après la découverte du laser- qu'on pourrait peut-être faire de la séparation isotopique en utilisant cette technologie. Depuis on est devenu des amis proches. Nos femmes se voient, nos petits enfants passent quelquefois des vacances ensemble....

Les solidarités politiques jouent-elles chez ces managers de la science ?

Je pense qu'il est difficile d'avoir été impliqué dans les affaires publiques sans avoir développé des affinités politiques. Ces affinités sont différentes pour les personnes dont nous venons de parler, mais elles n'ont pas empêché que, sur les problèmes de recherche, on s'est généralement trouvé d'accord. Il faut distinguer deux niveaux: celui des membres d'un gouvernement et celui des hauts fonctionnaires. A celui du gouvernement, je crois qu'il est inévitable que des sensibilités politiques soient quelque peu prises en compte. Encore que ni Curien ni moi, qui avons été ministre sous des majorités différentes, n'avons jamais été membre d'aucun parti. Je connaissais Barre pour d'autres raisons: je l'avais connu quand j'étais Directeur de l'Enseignement Supérieur et que je l'avais détaché pour devenir Commissaire à Bruxelles. Je pense qu'il se disait: "si je le prends, ce n'est pas le gars qui va me faire un éclat sur un problème politique ne concernant pas la recherche ". Je pense qu'il en est allé de même lorsque Fabius a appelé Curien. La politique, ça a joué un peu plus dans la période -un peu triste- où il y a eu toute une succession de Secrétaires d'état à la recherche qui ne se sont absolument pas occupé de recherche. Je pense à la période qui a suivi le Gouvernement Mendès-France en 1955. Le poste de secrétaire d'état à la recherche avait été gardé, mais c'était pour assurer la présence de tel ou tel groupe au Gouvernement! Ne prenez pas ça pour un propos raciste, mais il se trouve qu'à l'époque le groupe qu’on n’arrivait jamais à caser quelque part, c'était celui des députés africains. De telle sorte que si vous y regarder de près la totalité des Secrétaires d'état qui se succédaient, étaient tous sénégalais, ivoiriens, etc. Leurs pays n'étaient -surtout à cette époque- guère développés scientifiquement...

On a dit que ces fonctions s'étaient politisées sous Giscard

Je pense que ça a été beaucoup plus vrai dans d'autres domaines que dans la recherche. Finalement c'est moi qui avais choisi Thibault et Ducuing. Ce n'était pas le choix d'Alice, je ne vous dirai pas qui c'étaient! Quand je les ai proposés à Raymond Barre. Il a arbitré et il ne m'a pas demandé qu'elles étaient leur appartenance politique. Il m'aurait d'ailleurs fort embarrassé car je l'ignorais!

Alors sur quels critères nomme-t-on un Directeur Général du CNRS ?

Les critères sont forcément un peu complexes. Je dirai d'abord qu'il faut que le candidat pressenti accepte et ce n'est pas évident. J'ai toujours pensé que le Directeur Général devait être un scientifique de niveau incontestable. Non parce qu'il va faire de la science, mais parce qu'il a besoin d'être crédible. Je pense que des gens comme Jacquinot, Curien, Ducuing étaient scientifiquement incontestables. Feneuille est, je crois, scientifiquement incontestable. Deuxièmement il faut que malgré tout l'homme - ou la femme - qui doit prendre la fonction, ait une expérience de gestion. Il n'a pas besoin d'être un spécialiste de la gestion surtout s'il a à côté de lui un secrétaire général, mais il faut qu'il soit capable de comprendre les problèmes de gestion et éventuellement d'arbitrer. Si vous mettez ensemble ces deux conditions, vous pouvez prendre ensuite en compte les qualités psychologiques.

Certaines disciplines fabriquent-elles plus que d'autres de bons DG ?

Je ne pense qu'il y ait d'obligation d'être dans telle ou telle discipline, je pense qu'il faut qu'il soit un bon scientifique dans sa discipline. Il est vrai que l'expérience de gestion de laboratoires un peu lourds est beaucoup plus répandue parmi les spécialistes des sciences exactes que parmi ceux des sciences humaines.

Et dans les sciences exactes, les physiciens

Je dirais que c'est surtout parce que la physique s'est développée en France plus tôt que les autres disciplines. Mais aujourd'hui quand vous regardez un laboratoire de biologie de pointe, c'est de la science au moins aussi lourde que la physique des semi-conducteurs.

Pourtant le CNRS n'a eu qu'un seul biologiste comme directeur dans toute son histoire, alors que tous les autres étaient physiciens, dont quatre sortaient du même labo, "Aimé Cotton"

C'est exact. Mais cela s'explique. Un directeur du CNRS, à moins qu'il n'ait été fichu à la porte, est consulté pour proposer son successeur. Et il propose celui-ci parmi les gens qu'il connait. J'ai remarqué que dans des filiales ou divisions d'un groupe comme la Thomson, il y a des groupes dont presque tous les ingénieurs sortent de la même école. Quand on fait la remarque aux responsables que ça marcherait mieux s'il y avait des gens d'autres origines et qu'on les pousse dans leurs derniers retranchements, ils vous avouent que la raison fondamentale de leur choix, c'est que lorsqu'ils ont à recruter quelqu'un, ils savent à qui s'adresser dans leur école!

Aujourd'hui, vous vous occupez du synchrotron de Grenoble

Je suis président du conseil provisoire de ce synchrotron qui a heureusement un directeur et une structure provisoire puisqu'il n'existe pas encore. On est encore dans la phase de préparation où il s'agit de définir ce que sera l'appareil, son prix, ses délais de construction. Il faut également définir ce que seront les structures administratives et la répartition des charges financières entre les pays. Il s'agit d'une opération qui va coûter 300 MF par an pendant 20 ans. La phase de fonctionnement est aussi chère que la phase de construction. Mon rôle est d'arriver à ce que tout ceci soit défini afin que ce conseil provisoire, dont je suis Président, puisse être dissous.

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